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Introduction

Le modèle de concurrence électorale de référence est dû à Hotelling (1929) et Downs (1957). Il fait l’hypothèse que deux partis (ou candidats) proposent simultanément un programme politique unidimensionnel aux électeurs et s’engagent à mettre en oeuvre leur programme s’ils sont élus. Par ailleurs, les partis politiques se soucient exclusivement de gagner les élections tandis que les électeurs s’intéressent exclusivement aux programmes politiques. Enfin, les partis politiques anticipent parfaitement le résultat des élections lorsqu’ils choisissent leurs programmes.

Comme le souligne Roemer (2006), cette approche et les résultats qu’elle permet d’obtenir sont problématiques à bien des égards. En effet, supposer que les partis ne se soucient pas des programmes politiques mais seulement de gagner les élections est en contradiction avec la réalité historique de leur développement. Dans ce type de modèle, les électeurs n’accordent aucune importance à l’identité du parti qui remporte l’élection (à l’inverse, toute leur attention se porte sur le programme politique qu’il propose). L’absence d’incertitude quant au résultat des élections lors du choix des programmes politiques est également une hypothèse très forte. S’agissant des résultats produits par ce modèle, la prédiction d’une convergence des partis vers des programmes politiques identiques ne se vérifie pas dans la réalité, et de surcroît, ces modèles ne présentent généralement pas d’équilibre en stratégies pures lorsqu’on travaille dans des espaces multidimensionnels.

La littérature récente sur le positionnement des partis politiques s’est emparée de ces problèmes et l’objet de cette étude est de rendre compte de ses principales contributions. Afin de respecter les contraintes de taille du document, nous faisons l’hypothèse tout au long de cet article que la concurrence électorale a lieu entre deux partis qui s’engagent à tenir leurs promesses de campagne. Nous rappelons l’importance de trois hypothèses de modélisation : (i) l’influence du type d’incertitude sur l’issue électorale, (ii) l’objectif des partis politiques (objectif électoraliste – qui consiste à maximiser l’espérance du nombre de voix reçues ou la probabilité de gagner les élections – objectif idéologique, ou les deux), et (iii) les préférences des électeurs (dans quelle mesure ceux-ci se soucient de l’identité des partis au-delà de la politique mise en place par le vainqueur).

Nous décrivons le cadre et les notations utilisées dans cet article dans la section 1. La section 2 traite du cas où les partis sont mus par un objectif « simple » (électoraliste ou idéologique) tandis que la section 3 analyse la situation dans laquelle les partis ont des objectifs mixtes, soit parce que leur intérêt est à la fois électoraliste et idéologique, soit parce qu’ils sont composés de différentes factions. Dans la section 4, nous étudions l’environnement dans lequel tous les électeurs accordent au même parti un avantage indépendant de son programme politique et nous analysons comment cet avantage, aussi appelé valence, influence l’équilibre électoral. Enfin, la dernière section conclut notre propos par quelques enseignements issus de ce survol.

1. Cadre général et notations

Cette section décrit le cadre de base et les notations utilisées dans l’ensemble de l’article. L’espace politique X de dimension d est un sous-ensemble non vide, convexe et compact de l’espace euclidien[1]. Nous supposons un nombre fini et impair d’électeurs, N = {1, 2...., n}.

Il existe deux partis politiques ou candidats (les deux termes sont utilisés de manière interchangeable tout au long de l’article) dénommés A et B . Avant l’élection, chaque parti choisit un programme politique, respectivement xA et xB, dans l’ensemble X, et s’engage à mettre en oeuvre ce programme s’il est élu. Le choix des deux programmes politiques s’effectue de manière simultanée. Après avoir observé les programmes politiques annoncés par les partis, les électeurs choisissent le parti pour lequel ils souhaitent voter et le parti qui remporte le plus de voix gagne l’élection.

Du point de vue des électeurs, deux situations sont possibles quant au résultat de l’élection : soit le parti A est élu et l’utilité de l’électeur i est donnée par forme: 2042674n.jpg, soit le parti B l’emporte et l’utilité de i est alors forme: 2042675n.jpg[2]. L’utilité des électeurs peut donc être influencée à la fois par le programme politique du parti élu et par l’identité de celui-ci. Le premier terme de la fonction d’utilité de l’électeur i, θi, représente le type de l’électeur [3].

Confronté à seulement deux alternatives, le comportement des électeurs est simple : l’électeur  N vote pour A si forme: 2042676n.jpg et vote pour B si forme: 2042677n.jpg. Lorsque forme: 2042678n.jpg, nous supposons que i joue à pile ou face pour prendre sa décision[4]. Avec deux partis, l’étape du vote est simple puisqu’il n’y a pas de place pour une décision stratégique de participation ou de vote (voir Blais et Degan, 2017 et Laslier et Nunez, 2017 sur ce point).

Soit Vi le vote de l’électeur i avec par convention Vi = 1 si i vote pour A et Vi = 0 si i vote pour B. Pour un profil de votes donné V = (V1,…,Vn), nous définissons Maj(V) comme la variable qui capture le résultat d’un vote favorable au parti A

L’utilité des partis A et B associée au résultat (xAxBV) est représentée respectivement par et forme: 2042680n.jpg. Cette formulation est flexible car elle permet aux partis de prendre en compte à la fois le résultat électoral et/ou les programmes politiques proposés et/ou mis en oeuvre après l’élection. À la suite de Duggan (2014), nous prenons en compte trois types de motivations « simples » pour les partis, dont deux sont électoralistes[5].

Ainsi, les partis ont un objectif de Victoire s’ils s’intéressent uniquement à remporter l’élection, auquel cas leur utilité s’écrit

Si les partis ont un objectif de Vote, c’est-à-dire s’ils s’intéressent à la taille de leur électorat, leur utilité devient :

À l’inverse, les partis peuvent être préoccupés par le programme politique qui sera mis en place après le vote. Dans ce cas, nous supposons que leurs préférences vis-à-vis des programmes politiques peuvent être représentées par les fonctions uA et uB, dérivables et strictement concaves sur X et auxquelles correspondent les programmes politiques préférés A et B. Les préférences des partis qui s’intéressent aux programmes politiques, dont nous qualifions l’objectif d’Idéologique, peuvent être représentées par[6]

Dans la suite de ce survol, nous étudions les équilibres de Nash en stratégies pures du jeu de positionnement politique auquel les partis prennent part. En l’absence d’un tel équilibre, nous commentons brièvement les équilibres de Nash en stratégies mixtes.

Nous présentons maintenant les résultats obtenus lorsque les partis ont des objectifs « simples » (c’est-à-dire lorsqu’ils sont animés par des objectifs de Victoire, de Vote, ou bien Idéologiques).

2. Objectifs simples

La section 2.1 traite du cas déterministe, où les partis anticipent parfaitement le vote Vi des électeurs  N au moment du choix de leur programme politique. Par la suite, nous étudions des situations où les partis font face à une certaine incertitude quant aux conséquences de leurs choix politiques sur le résultat électoral. La section 2.2 envisage le cas où les partis ne connaissent pas parfaitement les préférences (hors programme) des électeurs quant aux partis politiques, tandis que la section 2.3 suppose que les partis ne sont pas parfaitement renseignés sur les préférences des électeurs quant aux programmes politiques. Dans ces deux sous-parties, nous faisons l’hypothèse que les partis maximisent leur utilité espérée sur la base des croyances qu’ils ont sur les préférences des électeurs[7].

2.1 Le cas déterministe

Dans cette section, nous faisons l’hypothèse qu’il n’existe aucune incertitude, de sorte que les partis connaissent parfaitement les préférences des électeurs et peuvent en déduire avec certitude ce que sera leur vote lorsqu’ils choisissent leur programme politique. De plus, nous supposons que les électeurs ne se soucient que des politiques mises en oeuvre, ce qui implique que l’utilité de l’électeur i puisse s’écrire sous la forme

La proposition suivante est bien connue depuis Hotelling (1929) et Downs (1957) :

Proposition 1 Supposons qu’il n’existe aucune incertitude, que d = 1 et que les deux partis ont un objectif électoraliste (c’est-à-dire, un objectif de Victoire ou de Vote), il existe alors un unique équilibre de Nash en stratégies pures où les deux partis proposent le programme politique préféré par l’électeur médian : med(1,…, n).

Ce résultat est connu sous le nom de « théorème de l’électeur médian ». On sait également depuis Plott (1967) et Hinich et al. (1973), parmi d’autres[9], que

Proposition 2 Supposons qu’il n’existe aucune incertitude, que d > 1 et que les deux partis ont un objectif électoraliste (c'est-à-dire, un objectif de Victoire ou de Vote), il n’existe alors génériquement aucun équilibre de Nash en stratégies pures.

La généralisation de la Proposition 1 à un cadre multidimensionnel nécessite l’existence d’un « électeur médian dans toutes les dimensions » de l’espace politique. Ceci implique que la distribution des programmes préférés des électeurs soit radialement symétrique, une hypothèse extrêmement restrictive. Par ailleurs, n’importe quelle perturbation de cette distribution, si petite soit-elle, implique génériquement la non-existence d’un équilibre en stratégies pures.

En ce qui concerne les équilibres en stratégies mixtes, il n’y a pas de théorème général d’existence car la fonction de gain des partis politiques n’est en général pas continue lorsque d > 1. Duggan et Jackson (2005) montrent que lorsque les électeurs qui sont indifférents entre les partis peuvent décider de leur vote sur la base de n’importe quelle probabilité entre zéro et un (et non une probabilité fixe égale à 1/2 comme ici), alors des équilibres en stratégies mixtes existent. De plus, en partant d’une distribution d’électeurs telle qu’un équilibre de Nash en stratégies pures existe et en perturbant cette distribution, ils démontrent que l’équilibre en stratégies mixtes revient pour les partis à proposer avec une probabilité proche de un des programmes politiques voisins de ceux qui caractérisent l’équilibre de Nash original en stratégies pures. En d’autres termes, l’issue de l’équilibre en stratégies mixtes varie de manière continue lorsqu’on perturbe les préférences des électeurs[10]. De plus, les équilibres mixtes divergent selon que les partis ont comme objectif de remporter l’élection ou de maximiser la taille de leur électorat[11].

Que se passe-t-il lorsqu’on abandonne les objectifs électoralistes au profit d’objectifs idéologiques? Malheureusement, le résultat ne change pas lorsque d = 1, comme le résume la proposition suivante, que l’on doit à Wittman (1977), Calvert (1985) et Roemer (1994) :

Proposition 3 Supposons qu’il n’y a pas d’incertitude, que d = 1 et que les deux partis ont un objectif idéologique où A < med(1,…, n) < B, il existe alors un unique équilibre de Nash en stratégies pures où les deux partis proposent le programme préféré par l’électeur médian : med(1,…, n).

Puisque les partis s’intéressent au programme politique qui sera mis en oeuvre, ils doivent dans un premier temps gagner l’élection pour pouvoir influencer ce programme. Lorsque le programme préféré des partis se situe de part et d’autre de celui de l’électeur médian, les partis convergent vers le programme préféré par ce dernier[12]. Lorsque les partis sont animés par des objectifs idéologiques, on obtient la même prédiction que dans le modèle downsien où les partis ont un objectif électoraliste et s’affrontent sur un programme unidimensionnel.

S’agissant des espaces multidimensionnels, il semble a priori qu’il y ait davantage de chances pour qu’un équilibre en stratégies pures existe que lorsque les objectifs sont électoralistes. En voici la raison : avec un objectif électoraliste, un parti a intérêt à dévier vers n’importe quel programme préféré à celui de son adversaire par une majorité d’électeurs. Avec un objectif idéologique, une telle déviation doit de surcroît augmenter l’utilité du parti et il existe donc potentiellement moins de déviations profitables.

Malheureusement, Duggan et Fey (2005) prouvent qu’un équilibre en stratégies pures n’existe pratiquement jamais lorsque d > 2. En particulier, ils établissent des conditions semblables à celles de Plott où les électeurs dont les préférences s’opposent parfaitement sont associés par paire dans l’espace politique de dimension d. Il est intéressant de remarquer que dans le cas rarissime où un tel équilibre existe pour  2, Duggan et Fey (2005) et Roemer (2001) montrent qu’une caractéristique quasi universelle de cet équilibre est que les partis proposent le même programme, qui est le programme préféré d’au moins un électeur. Enfin, les résultats de Duggan et Jackson (2005) s’appliquent aussi à ce cas de figure, de sorte qu’un équilibre en stratégies mixtes existe si les électeurs indifférents entre les deux partis randomisent leur vote de manière flexible (comme décrit précédemment).

La conclusion de cette section n’est pas très encourageante : si d = 1, on obtient la convergence vers le programme préféré par l’électeur médian quel que soit l’objectif (électoraliste ou idéologique) des partis, tandis qu’il n’existe pratiquement jamais d’équilibre en stratégies pures lorsque d > 2.

Nous introduisons maintenant de l’incertitude, de sorte que le comportement des électeurs revêt désormais pour les partis un caractère aléatoire. Nous étudions dans un premier temps le cas où les électeurs adoptent de manière stochastique un parti pris en faveur d’un des deux candidats, puis celui où les préférences des électeurs deviennent stochastiques.

2.2 Modèle stochastique partisan

Dans cette section, les électeurs s’intéressent à la fois aux programmes politiques mis en place et à l’identité du candidat qui est élu. Les partis ont quant à eux une connaissance imparfaite des préférences des électeurs et donc de leur vote au moment de la période préélectorale où ils décident de leur programme respectif. Dans le modèle stochastique partisan, du point de vue des partis, les préférences des électeurs sont influencées par un choc aléatoire qui détermine le parti pris, ou biais, individuel de l’électeur i en faveur d’un des deux candidats. En particulier, les préférences des électeurs vis-à-vis des programmes politiques et de ce biais sont additivement séparables, de sorte que

ui(.) est dérivable et strictement concave sur X et où le vecteur représentant la partialité des électeurs en faveur d’un parti (θ1,…,θn) est perçu comme la réalisation d’une variable aléatoire par les deux candidats[13]. En particulier, les deux partis partagent la même opinion au sujet des électeurs et supposent que chaque θi est distribué selon une fonction de distribution dérivable notée Fi qui admet pour densité 𝑓i > 0. Il n’est pas nécessaire que ces distributions de biais soient indépendantes. La probabilité que l’électeur i vote pour A, notée Pi(xAxB), est alors représentée par la probabilité que son parti pris θi en faveur de B (qui peut être négatif) soit inférieur à la différence entre les utilités ui(x) associées aux programmes politiques de A et de B, de sorte que

Dans cette section, nous ne traiterons que du cas où les partis ont un objectif de Vote et laissons le lecteur se reporter à Duggan (2014) pour les objectifs dits de Victoire et Idéologique (qui ont été moins étudiés par la littérature). Le parti A choisit donc xA afin de maximiser forme: 2042687n.jpg tandis que le parti B choisit xB pour maximiser forme: 2042688n.jpg.

La proposition suivante a été prouvée par Hinich (1977, 1978), Lindbeck et Weibull (1987, 1993), puis généralisée par Banks et Duggan (2005) :

Proposition 4 Dans le modèle stochastique partisan où les partis ont un objectif de Vote et où  1, si (x*Ax*B) est un équilibre intérieur en stratégies pures, alors

En d’autres termes, les deux partis convergent vers un programme politique identique et unique , qui maximise la somme pondérée des utilités des électeurs, où le poids de chacune de ces utilités correspond à la valeur prise par la densité du parti pris en zéro, 𝑓i(0). L’intuition pour ce résultat est que les électeurs « neutres » (ceux pour lesquels θi = 0) sont ceux dont le vote est le plus facile à faire basculer en faveur d’un parti. Puisque les deux partis s’affrontent en essayant de capter ces électeurs, ils finissent par proposer le même programme politique[14]. La Proposition 4 est valable quelle que soit la dimension de l’espace politique.

Cependant, la Proposition 4 ne répond pas à la question de l’existence d’un équilibre. On observe à partir de (3) que la probabilité qu’un individu donné i vote pour A est une fonction continue du programme politique de A. Cela implique la continuité de la fonction de vote espéré par rapport au programme politique du parti. En d’autres termes, introduire une dose d’incertitude permet de lisser la fonction qui représente l’objectif des partis politiques. L’autre condition requise (en plus de la continuité) pour obtenir un équilibre en stratégies pures est que la fonction qui représente l’objectif des partis politiques soit quasi concave. La proposition suivante (que l’on doit à Hinich, Ledyard et Ordeshook, 1972, 1973; Enelow et Hinich, 1989; Lindbeck et Weibull, 1993) établit les conditions suffisantes sur la distribution des partis pris des électeurs – c’est-à-dire, sur la fonction de distribution Fi – pour l’existence d’un équilibre :

Proposition 5 Dans le modèle stochastique partisan où les partis ont un objectif de Vote et  1, les conditions suffisantes pour qu’un équilibre en stratégies pures existe sont (i) forme: 2042690n.jpg est concave sur x et (ii) forme: 2042691n.jpg est convexe sur x, pour tout électeur i et tout programme politique  X.

Nous renvoyons le lecteur à Duggan (2014 : 21-22) pour une intuition géomé-trique de cette proposition.

Les Propositions 1 et 4 peuvent donner de prime abord l’impression d’être en contradiction, pour la raison suivante : sans incertitude et lorsque d = 1, le seul équilibre en stratégies pures correspond à la situation où les deux partis proposent le programme préféré par l’électeur médian. En introduisant une faible dose d’incertitude (dans laquelle les fonctions de distribution Fi des partis pris convergent vers un point de masse en zéro), le programme politique d’équilibre devient alors (l’optimum utilitariste non pondéré). Cette contradiction apparente peut être résolue grâce aux travaux de Laussel et Le Breton (2002) et Banks et Duggan (2005), qui ont prouvé qu’il n’existe pas d’équilibre en stratégies pures dans un modèle stochastique partisan lorsque le comportement des électeurs est quasi déterministe. En d’autres termes, il faut que l’incertitude soit assez forte pour que les conditions suffisantes de la Proposition 5 soient remplies. Ce point est important, car il montre que la théorie du vote probabiliste dans le cadre stochastique partisan peut générer des problèmes d’existence alors même qu’un équilibre déterministe downsien existe en stratégies pures.

Grâce à la continuité des fonctions de gain des partis, un équilibre en stratégies mixtes existe dans les modèles stochastiques partisans. De plus, Banks et Duggan (2005) montrent que le support de cet équilibre converge vers le programme préféré par l’électeur médian lorsque les bruits statistiques tendent vers zéro. Enfin, on observe que le problème d’existence est encore plus important lorsque les partis ont pour objectif de remporter l’élection, dans la mesure où les conditions énoncées dans la Proposition 5 ne sont plus suffisantes pour garantir l’existence d’un équilibre de Nash en stratégies pures (voir Patty, 2005; Duggan, 2014 : section 4.2). En d’autres termes, il est encore plus difficile de générer des fonctions de gain quasi concaves pour les partis politiques lorsque ceux-ci sont uniquement intéressés par la victoire à l’élection que lorsqu’ils ne se soucient que du nombre de voix récoltées[15].

2.3 Modèle à préférences stochastiques

Une autre manière d’introduire une forme d’incertitude est de considérer que les partis politiques ne connaissent pas les préférences des électeurs vis-à-vis des programmes politiques (et non de leur biais en faveur d’un parti). Nous supposons que les préférences de l’électeur i pour le parti j, pour tout  N, sont représentées par

où θi ∈ Θ est un paramètre de préférences de l’ensemble Θ. La fonction d’utilité de l’électeur i, uiix), est dérivable et concave par rapport à son second argument et admet comme maximum ii). L’incertitude des partis A et B vis-à-vis de la distribution des préférences des électeurs est représentée par la fonction de distribution Gi,  N[16]. Ainsi, les deux partis se représentent la probabilité que i vote pour A lorsque chaque parti j propose xj de la manière suivante :

Il n’est pas nécessaire ici de supposer que les types θi sont indépendants, mais seulement qu’ils sont suffisamment dispersés, auquel cas le second terme de (5) disparaît (voir Duggan, 2014 : section 5, pour un énoncé mathématique complet).

On nomme Hi la distribution du programme politique préféré de l’électeur i induite par Gi. Dans le cas unidimensionnel (d = 1), Hi(x) représente la probabilité que le programme préféré par i soit inférieur ou égal à x. Lorsque les préférences sont quadratiques, la probabilité que i vote pour A lorsque xA < xB devient

et la probabilité que A gagne s’écrit

Nous commençons par le cas où les partis A et B ont pour objectif de remporter le plus de voix possibles et maximisent respectivement forme: 2042696n.jpg et forme: 2042697n.jpg. Soit Hα(x) la distribution moyenne des programmes préférés par les électeurs et xα sa médiane, avec

Duggan (2006) démontre la proposition suivante :

Proposition 6 Dans le modèle à préférences stochastiques où les partis ont un objectif de Vote et d = 1, il existe un unique équilibre en stratégies pures (x*Ax*B) où les deux partis proposent le programme médian de la distribution moyenne : x*A = x*B = xα.

Lorsque l’objectif est de remporter l’élection, A et B maximisent P(xAxB) et 1 – P(xAxB), respectivement. Soit xμ la médiane de la distribution Hμ. Calvert (1985) montre que

Proposition 7 Dans le modèle à préférences stochastiques où les partis ont un objectif de Victoire et d = 1, il existe un unique équilibre en stratégies pures (x*Ax*B) où les deux partis proposent le programme qui correspond à la médiane de la distribution des programmes médians : x*A = x*B = xμ.

À l’inverse du cas déterministe, le type d’objectif électoraliste que se fixent les partis a une importance, puisque ceux-ci convergent vers le programme médian moyen lorsqu’ils veulent remporter le plus de voix de possibles (Proposition 6) et vers la médiane des programmes médians lorsqu’ils veulent gagner l’élection (Proposition 7). Dans les deux cas, leurs motivations électorales (gagner ou maximiser le nombre de voix) incitent les deux partis à converger vers la médiane d’un type particulier de distribution des programmes préférés. Lorsque l’objectif est d’emporter le plus de voix possibles, les partis maximisent la somme des probabilités individuelles que chaque électeur vote en leur faveur et prennent donc en compte la distribution moyenne des programmes préférés des électeurs. Lorsque les partis ne s’intéressent qu’à la victoire à l’élection, ils prennent en compte la distribution des programmes préférés médians.

Nous étudions maintenant le cas – qui a fait l’objet de plus d’attention dans la littérature – où les partis ont un objectif idéologique, et dans lequel le parti A choisit xA afin de maximiser

alors que B choisit xB afin de maximiser

et où nous supposons que les fonctions d’utilité uj(x),  {AB}, sont concaves sur X. Un équilibre de Nash en stratégies pures de ce jeu est communément appelé équilibre de Wittman. La proposition suivante a été démontrée de plusieurs manières différentes par Wittman (1983, 1990), Hansson et Stuart (1984), Calvert (1985) et Roemer (1994) :

Proposition 8 Dans le modèle à préférences stochastiques où les partis ont un objectif idéologique et ≥ 1, si (x*Ax*B) est un équilibre en stratégies pures (ou équilibre de Wittman), alors les candidats ne proposent pas le même programme : x*A ≠ x*B.

Lorsqu’ils choisissent leur programme, les partis arbitrent entre une probabilité plus forte de gagner l’élection et un programme plus proche de leurs préférences idéologiques. Puisque les partis ont des préférences idéologiques différentes, ils finissent par proposer des programmes différents. Par exemple, avec = 1, des utilités quadratiques et des préférences idéologiques telles que A < B, l’équilibre (x*Ax*B), s’il existe, est de la forme A < x*A < x*B < B.

Calvert (1985) et Roemer (1994) montrent également que si l’espace politique est unidimensionnel (= 1), le modèle à préférences stochastiques où les partis ont un objectif idéologique se rapproche du modèle downsien, dans la mesure où les programmes d’équilibre (en supposant qu’un équilibre existe) des deux candidats convergent vers le programme préféré de l’électeur médian à mesure que le bruit statistique ajouté au modèle downsien tend vers zéro. À l’inverse du modèle stochastique partisan, les fonctions représentant la probabilité de gagner et le nombre de voix ne sont pas continues sur la diagonale – c’est-à-dire lorsqu’un parti propose le même programme politique que l’autre. Au sujet de l’existence d’un équilibre lorsque l’objectif des partis est idéologique, on observe néanmoins que la discontinuité de la fonction représentant la probabilité de gagner l’élection lorsque les deux partis proposent le même programme n’implique pas que la fonction de gain associée soit elle aussi discontinue. L’intuition de ce résultat est que la discontinuitié de la fonction P(xAxB) apparaît lorsque les deux partis proposent le même programme, c’est-à-dire lorsque l’utilité obtenue par un parti est de toute façon la même pour les programmes proposés par les deux partis. En revanche, la quasi-concavité de la fonction de gain n’est pas garantie et des hypothèses supplémentaires sont donc requises pour s’assurer de l’existence d’un équilibre. Ces hypothèses ne sont pas très restrictives dans un espace unidimensionnel. Par exemple, lorsqu’il existe un continuum d’électeurs, Roemer (1997) prouve qu’une condition suffisante pour qu’un équilibre existe lorsque = 1 est que la distribution des programmes préférés médians des électeurs soit log-concave. Roemer (2001 : 68) en conclut « qu’il n’existe pas de théorème d’existence général satisfaisant bien que des équilibres de Wittman existent dans la plupart des cas intéressants ». (notre traduction)

Les conditions suffisantes pour prouver l’existence d’un équilibre sont plus difficiles à trouver lorsque > 1 et il n’existe à notre connaissance aucune preuve générique permettant de prouver l’existence d’un équilibre dans des espaces politiques multidimensionnels.

Des équilibres en stratégies mixtes existent et sont continus dans le modèle de Downs (puisque le support de n’importe quel équilibre en stratégies mixtes converge vers l’équilibre downsien lorsque le bruit statistique disparaît. Se reporter à Duggan, 2014).

Nous passons maintenant aux modèles où les partis ont un objectif mixte, à la fois électoraliste et idéologique.

3. Objectifs mixtes et partis politiques comme coalitions

Jusqu’à présent, nous nous sommes focalisés sur des situations où l’objectif des partis politiques était simple, c’est-à-dire électoraliste (remporter l’élection ou maximiser les suffrages) ou idéologique. En réalité, les objectifs des partis sont probablement plus complexes que cela et comportent à la fois une dimension idéologique et électoraliste. Nous présentons ici deux approches possibles pour traiter cette question. Dans la première partie, nous faisons l’hypothèse que les partis sont des entités indivisibles et maximisent un objectif commun à tous leurs membres qui prend en compte à la fois des intérêts électoralistes et idéologiques. Par la suite, nous nous intéressons à la manière dont les partis définissent leurs programmes lorsqu’ils sont composés de différentes factions avec des objectifs distincts.

3.1 Objectif electoraliste et politique mixte

La manière la plus simple de modéliser le fait que les partis s’intéressent à la fois au programme politique mis en oeuvre et à la victoire à l’élection en soi est de modifier leurs préférences idéologiques (telles qu’elles ont été décrites plus haut) en introduisant une rente supplémentaire dont jouit le parti lorsqu’il gagne l’élection. Nous détaillons maintenant l’analyse de Drouvelis et al. (2014), et renvoyons le lecteur à Saporiti (2008) et Duggan (2014) pour d’autres résultats portant sur les environnements déterministes et stochastiques.

Drouvelis et al. (2014) examinent le cas particulier des préférences stochastiques telles que nous les avons définies plus haut. Dans leur modèle politique unidimensionnel où X = [0,1], les partis sont imparfaitement renseignés sur les préférences des électeurs. De plus, les électeurs ne s’intéressent qu’au programme politique mis en oeuvre et l’utilité de l’électeur i décroît à mesure que le programme xj du parti j s’éloigne de son programme préféré  ii), c’est-à-dire :

À l’inverse de la section 2.3, ils ne fournissent aucune explication microéconomique pour justifier l’incertitude des partis au sujet de la distribution de ii). Les partis croient que le programme préféré de l’électeur médian est distribué uniformément sur le support [1/2 – β, 1/2 + β], où β > 0 mesure le degré d’incertitude des partis par rapport aux préférences des électeurs.

Comme dans la section 2.3, nous appelons P(xAxB) la probabilité que le parti A gagne l’élection lorsque les programmes politiques sont donnés par (xAxB), où xA < xB et où la distribution du programme médian préféré est représentée par Hμ(⋅). Alors,

Les partis s’intéressent à la fois à la politique mise en oeuvre et à la victoire à l’élection en soi. Les fonctions d’utilité idéologique des partis sont identiques à celles des électeurs,

où leurs programmes politiques préférés  A et B  se situent de chaque côté du spectre politique, de sorte que A < 1/2 < B, et où le parti élu j profite également d’une rente de gouvernement, ξj. L’utilité (espérée) des partis pour les programmes donnés (xAxB) est représentée par

et

Drouvelis et al. (2014) prouvent les deux propositions suivantes :

Proposition 9 Le jeu représentant une élection à objectif mixte admet un équilibre en stratégies pures (x*Ax*B) où x*A = x*B = x* si et seulement si x* = 1/2 et ξj ≥ 2β pour tout j = AB.

Proposition 10 Le jeu représentant une élection à objectif mixte admet un équilibre en stratégies pures (x*Ax*B) où x*A < 1/2 < x*B si et seulement si ξj < 2β pour tout j = AB.

La Proposition 9 montre que les deux partis convergent vers le programme préféré médian (estimé) si l’incertitude vis-à-vis du résultat électoral est faible pour les deux partis au regard des bénéfices qu’ils peuvent tirer d’une victoire à l’élection. Par ailleurs, la Proposition 10 décrit l’émergence d’une divergence programmatique bilatérale, dans laquelle chaque parti choisit son programme du côté du spectre idéologique où il se situe (par rapport au programme médian préféré), lorsque l’incertitude est suffisamment forte pour les deux partis.

La Proposition 9 fait écho à l’observation de Calvert (1985) qui stipule, qu’en l’absence d’incertitude lorsque l’objectif est pratiquement totalement électoral, le choix des programmes politiques est proche d’une convergence vers le programme médian. L’intuition de l’importance du rapport entre ξj et 2β peut être décrite facilement. Pour le parti j, s’éloigner de son programme politique favori vers le centre de l’espace politique implique à la fois un coût marginal (égal à un d’après la définition de la fonction d’utilité) et un bénéfice marginal qui est égal au produit de la rente de gouvernement ξj et de l’accroissement marginal de la probabilité de gagner l’élection. Ce accroissement vaut 1/2β, puisque 2β correspond à la mesure du support de θm. Les deux partis convergent logiquement si le bénéfice marginal est plus grand que le coût marginal – c’est-à-dire, si 1 < ξj/2β pour j = AB.

Drouvelis et al. (2014) démontrent également que les programmes des partis sont de plus en plus éloignés l’un de l’autre à mesure que β augmente. Ce résultat est intuitif puisqu’une plus grande incertitude au sujet de la localisation du programme préféré par l’électeur médian réduit le coût électoral associé au choix d’une politique proche du programme favori des partis.

Enfin, Drouvelis et al. (2014) étudient le cas où les partis ont des objectifs asymétriques (c’est-à-dire où ξA ≠ ξB ). Dans cette configuration, ils obtiennent comme équilibre, lorsque le niveau d’incertitude β est suffisamment faible, une convergence vers le programme que les partis estiment être préféré par l’électeur médian. Lorsque l’incertitude dépasse un seuil donné, il n’existe plus d’équilibre en stratégies pures, mais ils obtiennent un équilibre en stratégies mixtes avec différenciation probabiliste, où les deux partis choisissent leur programme de façon aléatoire du même côté du spectre politique par rapport au programme de l’électeur médian. Lorsque β augmente davantage, un équilibre en stratégies pures existe de nouveau où les partis proposent des programmes différents. Ces programmes se trouvent dans un premier temps du même côté du spectre politique (différenciation programmatique unilatérale), puis du côté du spectre politique de chaque parti lorsque β continue d’augmenter (différenciation bilatérale).

3.2 Partis et factions politiques

On peut raisonnablement avancer l’argument que les partis sont divisés en leur sein par différents courants politiques, formés d’individus qui trouvent un intérêt spécifique à appartenir au parti. Les membres d’un parti peuvent ainsi se regrouper en différentes factions, qui s’affrontent en interne pour décider de la ligne officielle du parti. Par ailleurs, les règles qui définissent le processus de décision à l’intérieur des partis peuvent être complexes. Roemer (2001 : 153-154) présente de multiples exemples historiques de luttes entre différentes factions à l’intérieur d’un parti, allant du Parti social démocrate allemand au début du 20e siècle jusqu’au Parti républicain américain lors de l’élection présidentielle de 1964.

Roemer (2001) fait l’hypothèse que deux factions coexistent à l’intérieur de chacun des deux partis. Au sein de chaque parti, les opportunistes se soucient exclusivement de gagner les élections (et maximisent P(xAxB) au sein du parti A et 1 – P(xAxB) au sein du parti B), tandis que les militants s’intéressent au programme politique proposé par le parti x, et maximisent uj(x), j = AB[17]. Il existe une différence substantielle entre l’objectif idéologique (tel qu’il est décrit dans les sections précédentes, où un parti s’intéresse à la politique mise en place) et le comportement des militants, qui s’intéressent eux à la politique proposée par leur parti, plutôt qu’à la politique mise en oeuvre.

À l’intérieur des partis, les deux factions négocient la définition du programme politique. Chaque faction dispose d’un ordre de préférences complet sur l’ensemble qui contient tous les programmes politiques possibles, et Roemer suppose que les préférences du parti sont alors déterminées par l’intersection de ces deux ordres. En d’autres termes, une modification du programme politique d’un parti exige l’accord unanime des deux factions. Cette règle d’unanimité gouverne les préférences (ou gains) des deux partis qui définissent simultanément leur programme politique. Un équilibre de Nash à l’unanimité des partis (PUNE) est un équilibre de ce jeu[18].

Definition 11 La paire de programmes politiques (x*Ax*B) est un PUNE si et seulement si ∀(jk) ∈ (AB) forme: 2042706n.jpg tel que (i) uj(x) ≥ uj(xj) et (ii) soit P(xxB)  P(xAxB) soit 1 – P(xAx)  1 – P(xAxB), avec au moins une des deux inégalités stricte.

Roemer ne propose pas de théorème d’existence général pour les PUNE, mais précise qu’ils existent dans toutes les applications qu’il a étudiées[19]. L’intuition de l’existence des PUNE (y compris dans des espaces multidimensionnels) est que l’exigence d’unanimité (entre les factions) restreint l’ensemble des déviations souhaitables pour les partis. En d’autres termes, cette exigence d’unanimité implique que chaque parti ait des préférences incomplètes, puisqu’un parti ne peut ordonner les programmes politiques qu’à la condition que ses deux factions aient le même ordre de préférences. L’existence de PUNE dans de nombreuses configurations devient alors intuitive dans la mesure où modifier le programme d’un parti n’est possible qu’à la condition (restrictive) d’être profitable aux deux factions qui le constituent.

Cette définition établit clairement que les PUNE représentent une extension des équilibres obtenus avec motivation pure de Victoire. Supposons qu’un tel équilibre existe. Par définition, chaque parti maximise sa probabilité de gagner l’élection étant donné le programme politique de l’autre parti. Il est alors impossible de dévier de cette paire de programmes politiques sans nuire aux opportunistes, de sorte qu’un équilibre où l’objectif est de gagner l’élection est aussi un PUNE. Nous verrons par la suite que les PUNE sont aussi une extension des équilibres obtenus lorsque l’objectif des partis est idéologique (c’est-à-dire, équilibres de Wittman).

Roemer (2001 : section 8.3) montre que la négociation qui a lieu au sein des partis peut être représentée par un problème de négociation généralisé à la Nash lorsque certaines propriétés de convexité sont satisfaites. En particulier, on considère ici que le point de menace est le résultat obtenu quand le parti adverse remporte l’élection avec certitude. Les négociations à la Nash entre militants et opportunistes au sein du parti A et B sont alors représentées par

et

où α et β mesurent respectivement le pouvoir relatif de négociation des opportunistes au sein des partis A et B.

Roemer (2001) démontre que les PUNE (lorsqu’ils existent) représentent une variété de dimension 2 quelle que soit la dimension de l’espace politique  1. En particulier, il montre qu’un PUNE peut s’écrire comme une paire de programmes politiques (xAxB) qui est simultanément solution des équations (6) et (7) pour certaines valeurs de α, β ∈ [0, 1]. La variété de dimension 2 des PUNE peut être indexée par le couple représentant le pouvoir relatif des opportunistes dans les négociations (α, β). On note que l’existence d’un équilibre n’est pas nécessairement garanti pour toute valeur donnée de α et β. Roemer (2001) montre que le cas particulier où les factions disposent d’un poids identique dans la négociation dans les deux partis (α = β = 1/2) correspond à un équilibre de Wittman. Par ailleurs, l’équilibre downsien classique (où les partis ont un objectif purement électoraliste) correspond au cas où α = β = 1. Ce résultat donne également à voir pour quelle raison le concept de PUNE n’est en général pas utile lorsque d = 1 : celui-ci n’est pas assez discriminant dans un espace unidimensionnel.

L’analyse qui précède fait l’hypothèse que les partis sont des structures exogènes où l’ensemble des militants disposent de préférences bien définies. Il est possible d’aller plus loin en endogénéisant les préférences politiques des militants au sein d’un parti, et en supposant que ceux-ci maximisent une variable agrégée (telle que la moyenne) des utilités des individus qui votent pour ce parti à l’équilibre. On obtient alors un équilibre de Nash à l’unanimité des partis avec des partis endogènes (ou PUNEEP). Le chapitre 13 de Roemer (2001) donnera au lecteur l’occasion de découvrir les différentes applications de cette approche.

Dans la section 2.2 portant sur les modèles stochastiques partisans, nous avons examiné le cas où les électeurs avaient des biais différents en faveur d’un parti, sur base des caractéristiques exogènes de ce parti et indépendamment de son programme politique. Nous étudions dans la section qui suit le cas où tous les électeurs ont le même biais en faveur d’un candidat.

4. Modèles de valence

Notre analyse prend ici en considération des situations où les électeurs s’intéressent à d’autres caractéristiques des candidats que les programmes politiques qu’ils choisissent. Il peut s’agir de positions politiques vis-à-vis desquelles les candidats n’ont aucune marge de manoeuvre (Grossman et Helpman, 2001 font une distinction entre positions politiques flexibles et permanentes) mais aussi refléter l’appréciation par les électeurs d’autres éléments qu’ils jugent importants. Dans la section 2.2, l’opinion des électeurs sur ces caractéristiques était hétérogène et les partis n’étaient pas certains des partis pris individuels des électeurs. Dans cette partie-ci, les électeurs partagent la même évaluation de ces caractéristiques (compétence, corruption, loyauté, charisme,...) que nous appellerons valence, conformément aux travaux précurseurs de Stokes (1963, 1992).

Stokes prétend que bien que ces caractéristiques de valence soient déterminées de manière exogène au moment de l’élection, elles peuvent varier entre les candidats. Par exemple, les électeurs peuvent percevoir une différence entre la capacité à gouverner des candidats. Si la valence était la seule source d’hétérogénéité au côté des différences idéologiques représentées par la première variable de la fonction d’utilité Uiijxj),  {AB}, on obtiendrait, en l’absence d’incertitude, UiiAx) > UiiBx) pour tout  X et tout ∈ N lorsque le parti A jouit d’un avantage de valence sur le parti B. La plupart des modèles présentés dans cette section peuvent être considérés comme des cas particuliers du modèle stochastique partisan de la section 2.2.

Nous représentons la valence du parti j par ϑj et l’utilité de l’électeur i par

Supposons que ϑ = ϑA – ϑB > 0, de sorte que le candidat A ait un avantage de valence sur B. À l’inverse de la section 2.2, les paramètres ϑA et ϑB sont communs à tous les électeurs. L’électeur i vote pour A si forme: 2042710n.jpg.

Nous étudions dans un premier temps les modèles avec espace politique unidimensionnel et ensuite ceux avec espace multidimensionnel.

4.1 Modèles de valence dans des espaces unidimensionnels

Cette section montre que les modèles où les partis ont un objectif idéologique et où les électeurs s’intéressent à la fois aux programmes politiques et à la valence des candidats produisent une divergence des programmes politiques proposés même en l’absence d’incertitude (ce qui n’est pas le cas dans les modèles sans valence, comme vu à la section 2.1). Par exemple, supposons que les préférences des deux partis et des électeurs vis-à-vis du programme mis en place soient concaves, que le programme préféré du parti j soit représenté par j (j = AB) et celui de l’électeur i par i. Supposons également que A < m < Bm est le programme préféré par l’électeur médian, et que le parti A remporte l’élection à moins que forme: 2042711n.jpg, où y > 0. Cela implique que A gagne l’élection s’il propose un programme qui se situe à moins de y unités du programme médian. Lorsque A < m – y, il existe un équilibre caractérisé par xB = m et xA = m  – y, où A remporte à coup sûr l’élection et B empêche A de proposer un programme plus à gauche.

L’incertitude des candidats vis-à-vis des préférences politiques des électeurs est traitée par Groseclose (2001) dans un modèle unidimensionnel (d = 1) à objectif mixte. L’utilité du candidat  {AB} est donnée par

xj est le programme préféré par j, uj est une fonction décroissante et concave, être élu rapporte au parti une rente normalisée égale à 1 et où le poids d’une victoire à l’élection, λ, est exogène. Lorsque λ = 1, les candidats ont comme objectif de remporter l’élection; lorsque λ = 0, ils ont un objectif idéologique pur; et lorsque 0 < λ < 1, ils ont un objectif mixte. L’incertitude est représentée directement par une fonction de distribution F (avec une densité notée 𝑓) symétrique par rapport au programme préféré par l’électeur médian. On suppose que la valence ne fait l’objet d’aucune incertitude (la fonction F joue alors le rôle de la fonction Hμ(⋅) dans la section 2.3). Les candidats maximisent leur utilité espérée étant donné cette incertitude.

Groseclose montre d’abord que lorsque les partis ont comme unique objectif de remporter l’élection (λ = 1), ils convergent vers un équilibre de Nash en stratégies pures représenté par le programme préféré par l’électeur médian lorsque ϑ = 0 (un cas particulier de la Proposition 7). Lorsque ϑ > 0, il n’existe pas d’équilibre en stratégies pures. L’intuition de l’absence d’équilibre lorsque ϑ > 0 est simple. Alors que le candidat A préfère proposer le même programme que B afin de tirer parti de son avantage de valence et remporter à coup sûr l’élection, B doit se démarquer de A afin d’avoir ne serait-ce qu’une petite chance de gagner l’élection. Ainsi, quelle que soit la position adoptée par les candidats, l’un d’entre eux souhaite toujours modifier son programme. Ce raisonnement est aussi valable dans des espaces multidimensionnels (d > 1) et lorsque les candidats ont un objectif de Vote. Il illustre le caractère extrêmement précaire du résultat de Downs et Wittman lorsqu’on ajoute une dimension de valence au modèle[20].

Groseclose (2001) se penche ensuite sur le cas où les candidats n’ont plus seulement un objectif électoraliste (de sorte que λ < 1) et où leurs programmes préférés sont distribués de façon symétrique par rapport à celui de l’électeur médian. Il ne démontre pas l’existence ni l’unicité de l’équilibre mais décrit ses propriétés lorsqu’il existe. Nous présentons ici les principales caractéristiques de cet équilibre.

Tout d’abord, lorsque l’avantage de valence de A augmente faiblement, le programme proposé par A se rapproche du programme médian (l’effet « modérateur du parti en tête » ) tandis que B s’en éloigne (l’effet « parti défavorisé extrémiste »). À l’équilibre, les partis arbitrent entre des forces centripètes (qui les incitent à modérer leur programme en se rapprochant du centre pour augmenter leurs chances de victoire) et des forces centrifuges (qui les incitent à ne pas s’éloigner de leur programme préféré pour augmenter leur utilité en cas de victoire). En augmentant l’avantage de valence de A, on déplace l’électeur pivot (celui qui est indifférent entre les deux partis) plus loin du programme de A et plus proche de celui de B Lorsque les fonctions d’utilité des électeurs sont suffisamment concaves, la valeur absolue de l’utilité marginale de l’électeur pivot augmente pour le programme politique de A et diminue pour celui de B. Cela renforce les incitations modératrices pour A et les diminue pour B, et implique que les programmes proposés par les deux partis se rapprochent du programme préféré par B.

Cependant, lorsque l’avantage du parti A dépasse un certain seuil, le parti A adopte une position plus radicale, plus proche de son programme préféré. En fait, lorsque l’avantage de valence de A est infiniment grand, A propose son programme préféré A et gagne l’élection à coup sûr. Pour toutes les valeurs prises par la valence de A, le programme proposé par A est plus modéré que celui de B. De plus, à mesure que cet avantage croît, la divergence entre les programmes des partis croît.

Groseclose prouve également un résultat contre-intuitif : si A dispose d’un avantage de valence important, alors le programme proposé par le parti B peut être plus radical encore que son programme préféré B! Intuitivement, lorsque ϑ est grand, l’électeur pivot a un programme préféré plus radical que celui du parti B (et ce même lorsque A propose son programme préféré A). Dans ce cas, le parti B a intérêt à proposer un programme plus radical, afin d’augmenter sa probabilité de gagner l’élection au détriment de l’utilité politique du programme qu’il devra mettre en oeuvre une fois élu.

4.2 Modèles de valence dans des espaces multidimensionnels

Nous présentons maintenant des modèles de concurrence spatiale multidimensionnels (d > 1) avec valence. Ces modèles établissent les conditions auxquelles un équilibre de Nash en stratégies pures existe, y compris lorsque les conditions nécessaires à l’existence d’un vainqueur de Condorcet ne sont pas satisfaites. Ces conclusions tranchent avec les résultats génériques de non-existence obtenus pour les modèles multidimensionnels sans valence décrits dans la Proposition 2.

4.2.1 Modèle déterministe avec objectif de Victoire

Dans le modèle d’Ansolabehere et Snyder (2000), les électeurs ont des préférences euclidiennes

où γ > 0 représente l’importance accordée à la valence par les électeurs, et où i et x sont des points de l’espace de dimension d. Les candidats maximisent la probabilité qu’ils ont d’être élus et connaissent les préférences des électeurs en termes de valence et de programme politique. Supposons que le candidat A ait un avantage de valence : ϑ = ϑA – ϑB > 0. Ansolabehere et Snyder prouvent que (xAxB) est un équilibre si et seulement si (i) la distance maximale entre le programme préféré de n’importe quel électeur et n’importe quel hyperplan médian est au plus égale à forme: 2042714n.jpg et (ii) forme: 2042715n.jpgr est le rayon du yolk[21]. De plus, si la paire (xAxB) est un équilibre alors forme: 2042716n.jpgc est le centre du yolk.

En d’autres termes, Ansolabehere et Snyder (2000) montrent que des équilibres en stratégies pures existent lorsque A possède un avantage de valence suffisamment grand sur B[22]. Le candidat A remporte l’élection dans tous les équilibres en stratégies pures. Alors que ces équilibres n’imposent aucune restriction sur les stratégies du candidat désavantagé (B), le programme proposé par A doit se situer près du yolk. Aussi, pour qu’un équilibre existe, il est nécessaire que les programmes préférés par les électeurs soient suffisamment proches de tous les hyperplans médians. Ils en concluent que des équilibres de Nash en stratégies pures existent dans des modèles de valence en espace multidimensionnel, et que les modèles de valence et les modèles de concurrence spatiale sont indissociables dans la mesure où la valence représente simplement une dimension particulière de l’élection qui influence le positionnement politique des candidats. Alors que les candidats avantagés optent pour des positions modérées, les candidats désavantagés arbitrent entre positions modérées et extrêmes.

4.2.2 Modèle stochastique avec objectif de Vote

Schofield (2007) s’inspire des travaux d’Ansolabehere et Snyder (2000) en ajoutant une dimension stochastique partisane à leur modèle de valence. En particulier, il suppose que les préférences des électeurs sont représentées par [23]

où β > 0 représente le poids accordé par les électeurs à la dimension idéologique et où i et x sont des points de l’espace de dimension d. Le parti pris des électeurs en faveur du candidat j, ϑj + ςij, est la somme d’un paramètre de valence commun et connu des partis, ϑj, et d’un paramètre spécifique à l’électeur i, ςij, dont la distribution suit une loi de valeur extrême de type I avec une moyenne égale à zéro. Lorsqu’ils choisissent leur programme politique, les candidats observent l’avantage de valence mais pas les biais spécifiques de chaque électeur. Comme précédemment, on suppose que ϑ = ϑA – ϑB > 0 de sorte que le candidat A a un avantage de valence. Les partis tentent de maximiser leur nombre de voix (à la différence du modèle d’Ansolabehere et Snyder (2000) décrit dans la section 4.2.1 où ils souhaitent remporter l’élection).

Schofield s’intéresse aux conditions auxquelles les deux partis convergent vers la moyenne électorale (la moyenne des préférences des électeurs sur chaque dimension politique, qu’on suppose sans perte de généralité égale à 0)[24] dans un équilibre de Nash local (ENL)[25]. La moyenne électorale est un ENL lorsque le poids accordé par les électeurs à la dimension politique, β, est suffisamment faible, c'est-à-dire lorsque

où (i) forme: 2042719n.jpg mesure la dispersion « aggrégée » des programmes préférés des électeurs dans l’espace politique (avec var(s) la variance des programmes préférés par rapport à la dimension s), et (ii) la probabilité 1 – P(xAxB) que le candidat qui souffre d’un déficit de valence (B) gagne, mesurée à la moyenne électorale, vaut

et dépend donc uniquement de la différence de valence entre les deux candidats.

Les résultats de Schofield montrent que l’existence d’un équilibre situé au niveau de la moyenne électorale dépend de la valence des candidats, du poids accordé par les électeurs à la dimension politique (à l’inverse de celui pris par leur biais partisan individuel) et de la dispersion des préférences politiques des électeurs. Plus précisément, la condition (8) est plus facilement satisfaite lorsque (i) le poids relatif β accordé par les électeurs à la dimension politique diminue, (ii) le nombre de dimensions de l’espace politique d augmente, (iii) les programmes préférés des électeurs sont moins éloignés les uns des autres dans l’espace politique (c’est-à-dire lorsque σ2 diminue), et (iv) la probabilité de voter pour le candidat qui souffre d’un déficit de valence, 1 – P(0, 0), augmente – ce qui d’après (9) ne se produit que lorsque la différence de valence entre les candidats ϑ diminue[26].

Bien qu’issu d’une publication plus ancienne, Schofield (2006) propose une extension du modèle multidimensionnel avec plusieurs candidats de Schofield (2007) en attribuant aux candidats des caractéristiques de valence à la fois exogènes et endogènes. La valence endogène est générée par la contribution (en temps et en argent) des militants du parti auprès du candidat en vue d’influencer son programme politique. Les candidats utilisent ces ressources afin de paraître plus compétents auprès des électeurs et augmentent ainsi leur valence endogène. Dans cette extension, l’utilité des électeurs est donnée par

Étant donné que les militants ont des positions politiques plus radicales que la moyenne des électeurs, les candidats doivent arbitrer entre adopter eux-mêmes une position plus radicale au profit des militants et abandonner une partie de leur électorat en s’éloignant du programme moyen préféré par les électeurs. Schofield (2006) prouve qu’un ENL existe (où les candidats se positionnent au point d’équilibre entre les deux forces de cet arbitrage), mais seulement lorsque la fonction qui représente la valence endogène générée par les militants, μj(xj), est suffisamment concave.

Conclusion

Cet article présente une vue d’ensemble de la littérature récente qui se démarque de l’approche downsienne en concurrence électorale en explorant d’autres objectifs pour les partis et les électeurs, en s’intéressant aux espaces politiques multidimensionnels et en introduisant de l’incertitude dans les résultats électoraux au moment de choisir les plateformes électorales des partis. Les résultats présentés ici s’accompagnent de nombreuses prédictions qui sont évidemment dépendantes des hypothèses de chaque modèle. Nous concluons en récapitulant ce que nous considérons comme les enseignements les plus importants à retenir de l’ensemble des modèles présentés dans cette étude.

Premièrement, les objectifs des partis politiques ont une influence sur la concurrence électorale, mais seulement lorsque ceux-ci ne connaissent pas parfaitement les préférences des électeurs lorsqu’ils choisissent leur programme politique.

Deuxièmement, la nature de l’incertitude présente dans le cadre théorique influence beaucoup les résultats, tant du point de vue de l’existence d’un équilibre électoral que des caractéristiques de cet équilibre lorsqu’il existe (comme l’illustre par exemple le contraste entre les résultats obtenus lorsque les partis ne connaissent pas les préférences politiques des électeurs et lorsqu’ils ignorent l’intensité de leurs biais partisans).

Troisièmement, la littérature offre de nombreuses solutions pour s’affranchir, au moins en partie, du problème de non-existence d’un équilibre de Nash en stratégies pures dans des espaces politiques multidimensionnels. Certains modèles (comme le modèle stochastique partisan où l’objectif des partis est de maximiser les suffrages) établissent clairement les conditions d’existence d’un équilibre (voir la Proposition 5). Dans d’autres modèles tels que celui des PUNE, décrit dans la section 3.2, un équilibre existe pour plusieurs applications bien qu’il n’existe pas de preuve générale d’existence. Comme nous l’avons vu à la section 4, des équilibres (locaux) en stratégies pures existent également en espace multidimensionnel avec valence.

Quatrièmement, plusieurs modèles produisent un équilibre caractérisé par la non-convergence des programmes proposés par les deux partis, ce qui correspond à ce qu’on observe du point de vue empirique. Un tel résultat exige cependant que les partis soient différents l’un de l’autre. Cette asymétrie entre les partis apparaît lorsque leur objectif est idéologique (avec des divergences de vue) comme dans la Proposition 8, lorsque l’objectif des partis est mixte (comme dans la section 3.1 où ceux-ci n’accordent pas la même importance relative à la victoire à l’élection et au programme politique mis en oeuvre), lorsque le poids dans la négociation entre les factions au sein d’un parti n’est pas le même entre les deux partis (section 3.2), ou enfin lorsqu’un parti dispose d’un avantage de valence sur l’autre (section 4).

Cinquièmement, la section 4 montre que la valence est importante mais que la manière dont elle est est introduite dans le modèle peut produire des résultats très différents, dont certains sont relativement contre-intuitifs. Par exemple, certains résultats de la section 4.1 sont, d’après Groseclose (2001), « relativement contre-intuitifs, dans la mesure où (...) on s’attend à ce que le candidat avec un avantage de valence utilise celui-ci afin de proposer un programme proche de ce qu’il préfère tandis que le candidat défavorisé fasse l’inverse » (notre traduction), au lieu de quoi c’est l’opposé qui se produit à l’équilibre. Toutefois, il est intéressant d’observer que ces résultats contre-intuitifs ont été largement validés par les travaux empiriques[27].

Enfin, la littérature théorique offre désormais de nombreux modèles alternatifs aux chercheurs qui veulent comprendre les ressorts des équilibres électoraux dans des cas particuliers. Il n’existe évidemment pas de modèle « universel » adapté à toutes les situations et il revient au chercheur de trouver celui qui est le mieux adapté à l’objet de son étude.