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Les rituels funéraires contemporains chez les Anicinabek ont été peu décrits (Bousquet, 2016, 2001; Bégin, 2009). Pourtant, comme l’ont fait remarquer Hampton et al. (2010), il est important que des travaux de recherche soient effectués et publiés sur les croyances et pratiques des Autochtones au sujet de la mort et de ce qui l’entoure afin que les professionnels de la santé puissent dispenser des soins culturellement appropriés. C’est déjà le cas dans un certain nombre d’hôpitaux dans les régions du Québec. Mais cette question de la connaissance culturelle pour offrir des services de meilleure qualité dans un contexte de relations de confiance pourrait aussi s’appliquer à d’autres domaines que ceux de la santé. Nous proposons ici de nous pencher sur les adaptations que les Anicinabek se voient dans l’obligation de faire pour effectuer comme ils l’entendent les funérailles des leurs, particulièrement dans le champ d’action des services de pompes funèbres et dans celui du droit, ici provincial du Québec. Nous recommanderons enfin que les droits des Anicinabek soient pleinement reconnus et respectés : dans un contexte où les nations autochtones ont toujours dû composer avec les contraintes imposées par des forces politiques qui leur étaient extérieures (Mclure, 2005), nous pensons qu’il serait juste et normal qu’ils puissent rendre les derniers hommages à leurs défunts selon les pratiques qui leur conviennent. L’autodétermination devrait aussi concerner ce qui entoure la mort.

Nous ne parlons pas ici d’accommodement. Nous ne faisons pas référence aux débats sur les compromis que l’on peut trouver pour satisfaire les exigences (religieuses, culturelles) de différentes minorités dans des contextes de travail, de vie en société, etc. Dans ce texte, il ne s’agit pas de compromis. Le rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (Bouchard et Taylor, 2008) indique d’ailleurs que tout le dossier autochtone a été écarté de son mandat, notamment parce que « les affaires autochtones doivent se discuter ‘de nation à nation’ […] » (p. 34). Nous partons de l’idée que les peuples autochtones ont des droits ancestraux, qui font partie du droit positif canadien et sont protégés par la Constitution (Otis, 1999). Le jugement de la Cour Suprême R. c. Van der Peet (1996) indique que « pour constituer un droit ancestral, une activité doit être un élément d’une coutume, pratique ou tradition faisant partie intégrante de la culture distinctive du groupe autochtone qui revendique le droit en question », qui existait avant le contact et qui continue d’exister aujourd’hui. Il dit aussi que cet élément « doit avoir une importance fondamentale pour la société autochtone concernée – être l’une des choses qui rendaient la culture de la société distinctive ». Comme nous allons le montrer, les Anicinabek ont eu, et ont généralement tendance à s’adapter aux pratiques codifiées par les allochtones, sous-tendues par des systèmes religieux qui leur étaient exogènes et par des lois, se faisant violence pour pouvoir perpétuer leurs usages. Pour respecter leurs droits, nous aimerions recommander qu’ils n’aient pas à procéder à de telles adaptations dans leurs pratiques funéraires et que ce fardeau, quand il existe, repose sur le législateur (ou toute autre institution qui fixe les règles auxquelles tout le monde doit se plier) et non sur eux.

Les Anicinabek et la « mort à l’américaine »

Comme tous les autres Nord-Américains, les Amérindiens sont relativement dépendants de ce qu’on pourrait appeler, en référence au livre percutant de Jessica Mitford sur l’industrie funéraire (1963), « la mort à l’américaine ». J’entends par là non pas la dénonciation de cette industrie par cette auteure, mais plutôt la description qu’en fournit Hagerty (2014, p. 122) :

Lors des obsèques traditionnelles, […] le cadavre doit rapidement quitter le lieu du décès (l’hôpital généralement) pour le funérarium (funeral home), où il est embaumé et remis entre les mains de professionnels. La famille a très peu de contacts physiques avec lui, mis à part peut-être un bref aperçu dans le cercueil ouvert.

Il s’agit très souvent du parcours que doivent suivre les défunts amérindiens, que la famille s’en arrange ou non : il manque en effet de ressources adaptées aux besoins et aux désirs de cette population. Il est intéressant de noter que Mitford elle-même, dans la réédition de son livre, avait exclu les « atypical funerals », comme les « quaint death customs still practiced by certain Indian tribes » (2000, p. xi). Pourtant, à première vue, que ce soit à cause du quasi-monopole de l’industrie funéraire ou des différentes lois qui traitent de la mort et des soins à réserver au corps, les funérailles anicinabek ne sont pas si folkloriques que cela.

Elles n’en demeurent pas moins particulières. Le but ne sera pas ici de décrire des coutumes mortuaires pittoresques (quaint death customs) mais d’examiner les rituels funéraires anicinabek pour voir où les familles composent avec (ou contournent) ce qui leur est imposé afin de déterminer ce qui pourrait être fait pour que leurs traditions et croyances soient plus respectées. Nous verrons d’abord que les stratégies d’accommodement des Anicinabek à des impositions exogènes remontent à des périodes anciennes. Ensuite, nous aborderons les funérailles de nos jours, en insistant non pas sur les variantes, mais sur les constantes qu’il est important de reproduire. Enfin, nous examinerons quels sont les impacts, dans les pratiques et les croyances, des contraintes auxquelles les Anicinabek ont dû et doivent se conformer. Étant donné la grandeur du sujet, nous nous limiterons aux funérailles proprement dites, du décès de la personne à sa conduite jusqu’à son dernier repos sur terre, en ne rentrant que brièvement dans le détail des représentations de la mort et de l’au-delà, abordées dans mon livre (Bousquet, 2016, chapitre 10).

Quelques considérations méthodologiques

La méthodologie repose sur des récits recueillis depuis 1996, des observations et la participation personnelle à des funérailles dans des communautés anicinabek de l’Abitibi. J’ai vécu un an dans la communauté de Pikogan en 1996, faisant des séjours également dans les autres communautés anicinabek du Québec, en Outaouais, en Abitibi et au Témiscamingue. Après mon doctorat, j’y suis retournée régulièrement pour des recherches diverses, pour des séjours variant d’une semaine à deux mois. Il ne se passe guère une année sans que j’aille au moins une fois (souvent plus de trois fois) à Pikogan ou dans une autre communauté anicinabe, et à la faveur de mes subventions de recherche il m’arrive de retourner dans l’une d’entre elles une dizaine de fois dans l’année. La majorité de mes séjours cumulés ont eu lieu dans les communautés de l’Abitibi, principalement à Pikogan, Lac-Simon et Kitcisakik (ou sur le territoire). En fait, une des raisons qui peut m’amener à un séjour impromptu n’est pas forcément liée à ma pratique de terrain : outre les petites vacances pour aller voir les amis à la faveur d’un pow-wow, une raison importante est, tristement, un décès.

Les Anicinabek et les changements religieux

Au Québec[2], les Anicinabek (nom vernaculaire des Algonquins) vivent dans le nord-ouest, dans les régions actuelles de l’Outaouais et de l’Abitibi-Témiscamingue. Si l’on voulait les caractériser par leur ancien mode de vie, on dirait qu’ils étaient des chasseurs-piégeurs semi-nomades vivant principalement de la vente de fourrures à partir du XIXe siècle. Cette économie périclitant lentement jusqu’aux années 1950, ils adoptèrent des économies mixtes, tâchant de conserver au maximum leur mode de vie dans un contexte de développement de l’agriculture, de la foresterie et d’ouverture de mines : arpentage, travail dans les scieries, les camps de bûcherons, les élevages de visons, etc. Dans les années 1950, l’application beaucoup plus rigoureuse au Québec de la loi de 1920 obligeant les enfants amérindiens de sept à quinze ans à être scolarisés sonna le glas du semi-nomadisme : les enfants de parents semi-nomades furent systématiquement envoyés dans des pensionnats indiens, obligeant les parents à rejoindre des villages[3] sédentaires en pleine émergence. De nos jours, la majorité des Anicinabek vivent dans des villages répertoriés comme amérindiens et les autres, de plus en plus nombreux, vivent en milieu urbain (dont nous ne parlerons guère ici). Mais ils gardent un fort attachement à leur territoire ancestral, porteur de leur histoire collective, de leur culture, de leur langue et de leurs conceptions d’être au monde.

Cette histoire sommairement décrite en est une de dépossession territoriale et de grands changements sociaux. Un de ces gros facteurs de changement fut l’évangélisation. En effet, à partir du début du XIXe siècle avec des prêtres séculiers puis de façon régulière et intensive à partir des années 1840-1850 avec la congrégation des Oblats de Marie-Immaculée, les Anicinabek furent les sujets d’une campagne missionnaire dans le but de les convertir au catholicisme et d’éradiquer leur « paganisme », c’est-à-dire leur système religieux et social chamanique. Ce chamanisme était axé sur la médiation entre les êtres humains et les êtres autres qu’humains dans le but d’agir sur la réalité et de réguler l’ensemble de la vie sociale. Si l’on peut dire que cette entreprise progressive fut couronnée de succès, puisqu’au milieu du XXe siècle tous les Anicinabek étaient considérés comme catholiques et que les derniers chamanes étaient en train de disparaître, la situation changea à partir des années 1970 avec l’arrivée d’autres mouvements se réclamant du christianisme, notamment des églises pentecôtistes, plus largement évangéliques, et de façon très minoritaire les Témoins de Jéhovah. Surtout, depuis le début des années 1990, se développe la spiritualité panindienne qui prône un retour aux anciennes croyances et aux anciennes valeurs. Cette spiritualité, axée sur une déification de la nature autour de la notion de Terre-Mère, se distingue du chamanisme en ce qu’elle en rejette les aspects qui pouvaient être malveillants, comme le jet de sorts, et se veut tournée vers la restauration de la fierté identitaire dans une société troublée par de nombreux maux sociaux (pour plus de détails, voir Bousquet 2007 et 2012). Le catholicisme est toujours considéré comme religion de la majorité des Anicinabek, qui sont le plus souvent baptisés, se marient à l’église et ont des funérailles présidées par un prêtre. Mais la pratique religieuse en elle-même est le plus souvent largement tombée en désuétude. Si l’on peut y voir la sécularisation de la société comme ailleurs au Québec, il faut aussi prendre la mesure d’affaires judiciaires retentissantes : plusieurs prêtres catholiques, ayant officié notamment dans les pensionnats indiens, ont été reconnus coupables de pédophilie depuis les années 1990, ce qui a beaucoup miné la confiance dans l’institution.

La présence de divers systèmes religieux dans les communautés anicinabek ne semble pas avoir une influence prépondérante sur le déroulement des rites funéraires : quel que soit le courant religieux auquel on s’identifie le plus, catholique, pentecôtiste ou autres, les étapes rituelles restent sensiblement les mêmes. Peut-être faut-il y voir là la persistance du système de croyances chamanique concernant la mort, qui plane « telle une ombre sous-jacente », « comme un savoir inconscient », selon les termes de Alexandra Lavrillier (2004, p. 426) au sujet des pratiques rituelles contemporaines des Evenks de Sibérie, termes que nous pouvons extrapoler aux Anicinabek. Peut-être aussi faut-il remarquer que ces systèmes ont en commun la croyance en une vie après la mort, d’une mort qui n’est pas une fin mais un départ vers un au-delà où un autre genre de vie continuera.

Weckatc[4] : fin des doubles funérailles, cercueil et dépenses

Avant l’arrivée des missionnaires dans notre territoire, les Anicinabek avaient leurs propres rituels lors d’un décès. Lorsqu’une personne décédait, ils fabriquaient un tecipitakan, une plateforme en bois sur pilotis. Ils préparaient le corps du défunt et ils l’enveloppaient d’écorce de bouleau et le plaçaient sur le tecipitakan. Ils laissaient alors le corps sécher. C’est ce que nous faisions autrefois avant l’arrivée des missionnaires.

Claude Kistabish, Parcours des mondes autochtones, s.d.[5]

Les Anicinabek ne datent pas leurs récits. Pour eux, les histoires d’autrefois sont moins importantes pour leur place dans la chronologie que pour l’enseignement qu’elles délivrent aux générations contemporaines. On sait, par les témoignages des aînés (Bousquet, 2001, p. 90) et par les chroniques missionnaires (Whiteduck, 2002, p. 102 et suiv.) que les Anicinabek, avant l’évangélisation, pratiquaient l’installation du défunt sur une sorte d’échafaudage ou dans un arbre. Ils pratiquaient également l’inhumation avec des biens personnels. Mais on ne peut affirmer que les deux étapes étaient inséparables (pas plus que chez les Innus, voir Éveno, 2003, p. 139). Les doubles funérailles semblent en tout cas avoir eu lieu quand les personnes décédaient en hiver, quand la terre était trop dure pour être creusée : l’exposition du corps dûment enveloppé de peaux (ou d’une couverture) et d’écorce précédait le retour des beaux jours. Le père Poiré, en 1839, ne mentionne aucune plateforme (p. 16) :

Avant de connaître l’Évangile, les sauvages de Témiskaming enterraient leurs morts aussitôt après le décès. […] ils les couvraient d’une peau ou d’une couverte. Ils creusaient une fosse, au fond de laquelle ils mettaient une planche ou une écorce, plantaient aux côtés des piquets qui se touchaient les uns les autres, et y déposaient le mort. […] Ils couvraient ensuite le corps avec des planches ou des écorces de manière que la terre ne pût tomber sur le cadavre. Dans l’arbre le plus voisin du lieu de la sépulture, ils mettaient des provisions pour son voyage, ordinairement de la viande. Si le défunt était un enfant chéri, ils lui mettaient du sucre, des bluets [sic], etc.

Poiré, 1840

Il est délicat de déterminer quand prirent fin les doubles funérailles, ou du moins l’exposition sur plateforme, ni pourquoi. À partir des années 1830, aucun missionnaire ne rapporte en avoir vu. Les descriptions du père Poiré semblent assez caractéristiques de ce qui se pratiquait au xixe siècle. Le père Smet, missionnaire jésuite, reprend dans une note de bas de page d’une de ses lettres un autre extrait du rapport du père Poiré (Smet, 1842, p. 48) :

Chez les peuples qui habitent les bords du lac Abbitibbi, dans le Bas-Canada, aussitôt qu’un guerrier vient à mourir, on l’enveloppe d’une couverture, on le descend dans une fosse d’environ un pied et demi de profondeur, et on dépose à côté de lui une chaudière, un couteau, un fusil et autres objets de première nécessité chez les sauvages. Quelques jours après l’enterrement, les parents du défunt s’assemblent pour fumer sur sa tombe. Ils suspendent alors à l’arbre le plus voisin des présents, surtout du tabac, pour l’âme du défunt qui doit venir de temps en temps fumer sur la fosse où repose le cadavre.

Si aucun missionnaire ne mentionne l’existence d’une veillée du corps dans leurs rapports pour les Anicinabek, la tradition orale anicinabe, elle, la signale : les aînés que j’ai interrogés à Pikogan entre 1996 et 2003 racontent tous qu’avant de procéder à l’enterrement, une telle veillée avait lieu et que les gens venaient manger un dernier repas à ses côtés, ce qui ressemble trait pour trait à la description qu’en fournit le père Laniel au père Proulx au sujet des gens de Montaching (Atikamekw de Wemotaci) :

Je fus aussi témoin d’une curieuse cérémonie, reste des anciennes coutumes et traditions : les sauvages dressèrent deux tables de chaque côté du mort et prirent ce qu’ils appellent “le dernier repas avec le chef”, mangeant avec un aussi bon appétit, en face de ce corps inanimé, qu’à un festin de noces

Laniel, 1893, p. 316

Les Anicinabek adoptant progressivement le catholicisme au XIXe siècle, les cimetières signalés par une croix et enregistrés comme tels par les missionnaires apparurent sur leurs territoires, où ils se mirent à enterrer leurs morts. Mais ils durent pour cela se plier aux règles canoniques : seuls les baptisés y avaient droit à une sépulture et les suicidés étaient exclus. Leila Inksetter, notant la présence d’inhumations secondaires d’Anicinabek dans des cimetières catholiques de l’Outaouais, pense qu’il y a eu « une volonté nette d’enterrer les défunts dans un espace consacré » (2015, p. 314). Elle avance même plus loin que les Anicinabek « semblent plutôt avoir recherché les cimetières catholiques pour y ensevelir leurs morts » (p. 329). Elle établit des liens avec le fait que le catholicisme « semble […] avoir permis un certain contrôle d’un pouvoir perçu comme dangereux et contre lequel il n’existait auparavant que très peu de recours » (p. 329). Ceci concorde avec les versions des aînés que j’ai recueillies au fil des années et selon lesquels l’enterrement en cimetière catholique garantissait un meilleur accès au paradis, sorte de territoire de chasse idéal où l’on peut retrouver tous les Anicinabek baptisés morts avant soi (ainsi que les ancêtres lointains qui n’ont pu être baptisés car ils n’ont jamais entendu parler de Dieu de leur vivant).

Les Anicinabek adoptèrent aussi le cercueil et le monument funéraire catholique, plus ou moins élaboré (simple croix, en bois ou en métal, ou pierre tombale gravée). Les fouilles archéologiques dans un cimetière de la fin du XIXe siècle en Outaouais ont montré qu’ils avaient trouvé le moyen de conserver une de leurs pratiques :

En effet, certaines des inhumations primaires montraient que les cercueils de bois avaient été recouverts de deux épaisseurs d'écorce de bouleau et dans un cas, le cercueil d'un enfant reposait sur un double plancher d'écorce

Inksetter, 2015, p. 289

Le fait de vouloir une croix en métal ou une pierre tombale créait, quant à lui, un nouveau besoin : celui de payer un fabricant. Or, « les sommes consacrées aux inhumations […], à l’entretien et à la protection des cimetières devaient provenir des intérêts générés par les fonds de bande » (Gélinas et Vachon, 2013, p. 113), autrement dit un argent géré par les agents des Affaires indiennes, tuteurs tout-puissants des Amérindiens jusqu’au milieu des années 1960. Les Anicinabek dépendaient donc du bon vouloir de leurs gestionnaires, ce que leur tradition orale n’a pas oublié. Enfin, les cimetières catholiques étant généralement dépourvus d’arbres car défrichés, la pratique de suspendre du tabac, des provisions et des présents à côté de la sépulture fut conservée mais déplacée avant l’enterrement, pendant la veillée et la cérémonie.

Nibowin[6] : mort et rites funéraires de nos jours

Les rites funéraires contemporains comprennent plusieurs étapes : la préparation de la maison du défunt, la veillée, le transport du cercueil (ou de l’urne, comme nous le verrons plus loin) jusqu’au lieu de cérémonie, la cérémonie elle-même, le trajet jusqu’au cimetière ou au lieu de sépulture, et enfin la mise en terre. D’après le site du patrimoine immatériel religieux du Québec, de l’Université Laval, où sont relatées des rites funéraires catholiques dans la communauté anicinabe de Kitcisakik (Bégin, 2009), les funérailles dans les années 1960 et 1970 « sont assez semblables à ce qu’on observe encore aujourd’hui » et correspondent assez bien avec ce que j’ai observé dans d’autres communautés. Mais avant d’entrer dans le détail de la description, il faut garder à l’esprit que chaque étape est sujette à de nombreuses variantes, où la créativité des parents et amis peut s’exprimer sans pour autant compromettre le respect du déroulement. J’insisterai, au fur et à mesure, sur les questions que se posent les Anicinabek et les solutions qu’ils trouvent à certains problèmes : la cherté des coûts, la production du cercueil, le droit d’enterrer sur le territoire dans un lieu non enregistré comme cimetière, et enfin le droit de transporter soi-même un cadavre.

Quand une personne décède, la nouvelle fait rapidement le tour de la communauté. La date des funérailles est vite annoncée car le conseil de bande doit prévoir alors de fermer ce jour-là. Le plus souvent, les personnes décèdent à l’hôpital ou bien l’hôpital est le lieu où le décès est constaté par un médecin. Un service de pompes funèbres est prévenu : c’est lui qui ramènera le corps du défunt[7] dans la communauté et publiera l’avis de décès. La famille et les amis s’activent : il faut faire le tour des maisons pour prévenir ceux et celles qui ne seraient pas au courant et récolter de l’argent pour payer les funérailles. Souvent, le conseil de bande offre aussi une aide financière. Les proches créent les signets mortuaires, qui seront distribués lors de la veillée ou de la cérémonie. Il faut aussi préparer la décoration du lieu de veillée (la maison du défunt, l’église ou la salle communautaire) ainsi que de la nourriture, du thé et du café pour ceux et celles qui vont se relayer auprès du cercueil pour le veiller[8]. La décoration représente très souvent la vie sur le territoire, surtout si la personne était connue pour aimer s’y rendre et pratiquer des activités traditionnelles de piégeage et de chasse. Par exemple, en hiver, on va disposer des raquettes, une hache, des branches de sapin, des ustensiles en métal pour faire la cuisine (marmite, tasses, couteau), un fagot de bois pour figurer un feu. Le décor peut être reconstitué grandeur nature ou sous forme de maquette, selon l’inspiration et la place. Il peut aussi être très sobre lors de la veillée et plus exubérant lors de la cérémonie. Les loisirs favoris des défunts peuvent aussi figurer par des objets emblématiques dans cette mise en scène, qui évoque le départ vers un au-delà parfait : un chandail de hockey, un ballon, des patins. Quand le corps arrive, si cela n’a pas été fait par l’entrepreneur de pompes funèbres, il est revêtu d’une tenue qui le représente, dans laquelle il se sentait bien, et est enveloppé dans une couverture.

Il est ensuite exposé dans son cercueil. Celui-ci est soit acheté, soit fabriqué par d’autres Anicinabek. Même les moins chers des cercueils usinés peuvent représenter des sommes considérables pour des budgets familiaux généralement limités, les Amérindiens ayant souvent de bas revenus et un fort taux de chômage. Ainsi, les cercueils artisanaux, souvent en cèdre, dont l’usage était courant jusque dans les années 1960-1970 mais qui s’était raréfié, redeviennent communs. Certains artisans anicinabek, réputés pour leurs habiletés en menuiserie, se sont même bâti une réputation dans le domaine, capitonnant l’intérieur de tissus aux motifs représentant la forêt, le ciel bleu ou autre décor naturel, ainsi que des animaux. La veillée peut durer trois jours et deux nuits si le défunt était respecté et/ou âgé, ou être plus courte. Cela dépend aussi des trajets que vont devoir faire les membres de sa famille, proche et élargie, pour venir aux funérailles. Il faut laisser à tout le monde le temps d’arriver. Quelques hommes vont aller creuser la terre là où le corps sera inhumé. Pendant la veillée, les émotions sont discrètes. Il n’est pas séant de faire des démonstrations bruyantes. Le moment est consacré à se remémorer la vie du défunt et les bons moments passés avec lui. Souvent, les albums de photos sont sortis, commentés, exposés. Les gens entrent et sortent, bavardent, racontent des plaisanteries mettant en valeur le défunt. Parfois, ils jouent aux cartes. À un aucun moment le cercueil ne sera laissé seul, pas même la nuit. À toute heure, les proches offrent à boire et à manger aux visiteurs. Les femmes enceintes et les jeunes enfants évitent de venir aux veillées (et aux cérémonies qui suivent), respectant ainsi une prescription associée à une ancienne croyance (ou du moins qualifiée comme telle par tous mes informateurs de moins de 60 ans) selon laquelle le défunt ne part pas tout de suite et peut emmener avec lui dans son voyage une personne vulnérable, dont les personnes à naître : les morts préfèrent partir accompagnés dans leur voyage vers l’au-delà.

Quand la veillée est terminée, le cercueil est refermé. Parents et amis se rassemblent dans le lieu de la veillée. Les hommes les plus proches de la personne défunte (amis, cousins) sont désignés comme porteurs. Dans certaines communautés, les porteurs et les membres de la famille proche portent des rubans de la même couleur : selon les âges et le genre, il existe des variantes (parfois vert pour les hommes adultes et violet pour les femmes). Mais il s’agit toujours de blanc pour un enfant et de noir pour une personne âgée. D’après Juliette Gaultier de la Vérendrye, dans son recueil des années 1940, « En cas de maladie, on habillait les enfants de peaux de cerfs d’un blanc immaculé et non fumées. Le blanc chassait le mal » (Clément et Martin 1993, p. 77). Le noir est symbole de deuil d’une personne d’expérience. La signification des autres couleurs s’est perdue dans la mémoire collective, sans doute héritée en grande partie du chamanisme, mais les usages se perpétuent. Dans d’autres communautés, les porteurs peuvent revêtir des tenues symbolisant ce qu’aimait le défunt : le chandail de son équipe de sport préférée, une tenue de camouflage pour la chasse, une chemise à rubans traditionnelle. Peu à peu se forme un cortège qui s’ébranle doucement vers le lieu de cérémonie : un porteur de croix en avant (croix sur laquelle est inscrit le nom du défunt et qui sera plantée, temporairement ou définitivement, sur le lieu de sépulture), puis les porteurs du cercueil, suivis de la famille et des amis par ordre de leur proximité envers le défunt et de leurs âges (les plus vieux passant d’abord).

Le lieu de cérémonie peut être l’église catholique ou le temple évangélique. Si la communauté n’a pas de lieu de la confession requise ou que ce lieu est trop petit, la cérémonie funéraire peut se dérouler à la salle communautaire ou se tient dans la ville la plus proche qui en dispose (ex. : salle du royaume des Témoins de Jéhovah, église anglicane). Elle se fait selon le rite du système religieux auquel le défunt s’identifiait le plus. Les créations florales mortuaires, offertes par les invités, voisinent avec les compositions personnalisées que l’on retrouve parfois après sur les tombes, de foulards bandanas, de peluches, rubans, roues de médecine, capteurs de rêves, fleurs en plastique, anges en plâtre et figurines d’animaux. La taille de l’assistance dépend de la notoriété du défunt et de la façon dont il est mort : pour un chef (ou ancien chef), elle sera importante et les gens se déplaceront de toutes les communautés anicinabek, voire d’ailleurs; un aîné très respecté aura droit aux mêmes honneurs. Les funérailles d’un jeune qui s’est suicidé ou qui a eu un accident impliqueront également la venue de beaucoup de gens, pour se tenir unis devant une tragédie et montrer sa solidarité avec la famille. Une personne partie depuis plusieurs décennies de la communauté, elle, n’aura souvent droit qu’à une courte veillée, un bref temps de fermeture du conseil de bande (parfois aucun) et une assistance réduite, surtout si elle était impopulaire ou que les gens désapprouvaient ses choix de vie[9]. Être membre d’une société à idéal égalitaire n’empêche pas que l’âge et le statut social entrent en ligne de compte, de même que la réputation et la « qualité » de la mort. Ceux qui ne sont pas « bien » morts, c’est-à-dire décédés de façon non naturelle (à cause de l’alcool, des drogues, s’ils ont été tués par quelqu’un d’autre ou que la raison est inconnue), ne sont pas ostracisés lors de leurs funérailles, mais les gestes accomplis par les proches doivent les aider à bien partir, en paix. Il importe donc que chaque étape du rituel soit respectée. Dans les cas de personnes ayant commis des méfaits de façon consciente, pourra persister la crainte que les personnes continuent à faire du mal et d’autres gestes, souvent dictés par des rêves, devront peut-être être accomplis pour que le départ soit définitif.

À la fin de la cérémonie funéraire, alors que la majorité de l’assistance a quitté la salle ou l’église, il n’est pas rare que les membres de la famille les plus proches du défunt prennent ou fassent prendre des photos d’eux-mêmes à côté du mort, discrètement, avant que le cercueil ne soit refermé à tout jamais. En effet, à l’arrivée dans l’église ou salle, il arrive que le cercueil soit ré-ouvert pour voir le défunt une dernière fois, pendant la cérémonie. Les plus jeunes posteront quelques-unes de ces photos sur les pages Internet qu’ils ont dédiées au défunt ; les plus âgés les garderont pour eux, affichant plutôt chez eux ou dans leur bureau le signet mortuaire, comprenant une prière et une photo de la personne quand elle était vivante, qu’ils ont créé eux-mêmes ou fait imprimer de façon professionnelle. Cette pratique de prendre (ou plutôt de faire prendre, avant l’invention des téléphones cellulaires) une photo près du cercueil ouvert, également attestée chez les Innus (Éveno, 2003, p. 166), existe depuis plusieurs décennies. Gilles Ottawa (2010, p. 46), dans son livre sur les pensionnats indiens du Québec, en montre un exemple, d’enfants veillant le corps de Jacqueline Basile, au pensionnat de Pointe-Bleue en 1968. Ce type de photos, qui faisaient partie des albums de famille au Québec dans les années 1960 (Dubé, 2017), ne font pas l’unanimité chez les Amérindiens, car elles peuvent choquer les sensibilités[10].

Après la cérémonie, le défunt peut être enterré soit dans un cimetière[11], soit dans le territoire de chasse de sa famille. S’il s’agit du premier cas, le plus souvent le cimetière de la communauté, et si la température a permis de creuser suffisamment le sol, le défunt sera mis en terre tout de suite, pendant que l’assistance récite des prières. Quand les objets nécessaires à son départ vers l’au-delà n’ont pas été placés dans son cercueil lors de sa fermeture, c’est lors de la mise en terre, dans la tombe, qu’ils seront déposés. La liste des objets et leur nombre dépendent de la famille. On peut trouver de l’eau bénite et un chapelet, des plumes (symboles qui guident et protègent, qui aident les passages, qui sont bénéfiques, selon les sens attribués par les individus), du tabac (que l’on retrouve depuis des siècles dans les rituels funéraires anicinabek; un présent aux esprits pour favoriser le succès d’une entreprise), des objets pour la marche (canne, mocassins), des outils (couteau) et éléments de vaisselle, des objets familiers (chapeau).

Après l’enterrement, le soir, tout le monde se retrouve à la salle communautaire pour un makocan[12], repas collectif où chaque famille apporte un plat dans la mesure du possible. Un makocan est considéré comme réussi s’il comporte beaucoup de gibier et de poissons rapportés des expéditions de piégeage et de chasse sur le territoire. En effet, les animaux des territoires anicinabek font partie des êtres avec lesquels on entretient des relations d’échange et de réciprocité. Ils sont inscrits dans les liens sociaux et confèrent aux humains leur force vitale. Ils ont, comme les humains, des âmes qui voyagent aussi dans le monde des esprits (Bousquet, 2015). Du repas, il ne restera pas grand-chose. Il faudra tout consommer en hommage au défunt. Le lendemain de la cérémonie, les activités quotidiennes reprendront, après la distribution de toutes les affaires de la personne décédée dont la famille proche n’aura pas usage.

Si le défunt souhaitait être enterré sur le territoire anicinabe, – ce qui est assez commun dans les communautés où y aller pour s’adonner aux activités traditionnelles fait toujours partie des habitudes (par exemple, dans toutes les communautés de l’Abitibi et à Kitiganik en Outaouais) – il faut prévoir le trajet, généralement en pick-up ou en canot (en motoneige l’hiver), jusqu’au lieu de sépulture. Précisons, comme nous le verrons plus loin, que la loi québécoise oblige à inhumer dans des cimetières légalement établis. Un certain nombre de petits cimetières, établis par des autorités ecclésiastiques depuis des décennies (à partir du XIXe siècle, comme mentionné précédemment), jalonnent le territoire anicinabe. Je ne saurais dire si tous ont toujours une existence légale, mais beaucoup sont encore utilisés. Des croix surmontent alors les tombes. Si le défunt voulait reposer spécifiquement dans son territoire de chasse familial, partie du vaste territoire anicinabe, se posera parfois la question des pratiques à respecter envers le corps et de la loi à appliquer : en effet, chaque territoire familial ne dispose pas forcément d’un lieu de sépulture agréé. Quoi qu’il en soit, pour cette partie des funérailles, seuls les proches partent vers ce lieu. Sur le chemin, si un animal se montre sur la route, on le tue d’un coup de fusil : dans les conceptions anicinabek, les animaux s’offrent pour se laisser tuer par les humains. En échange, les humains doivent prendre soin de leurs dépouilles, c’est-à-dire qu’ils ne doivent rien gâcher de leur viande, qui devra être entièrement consommée après avoir été partagée en morceaux avec les membres de la famille élargie. Tuer un animal pendant la période des rites funéraires est conçu soit comme un don du défunt à ses proches vivants, soit comme un don de l’espèce animale en hommage à une personne qui savait bien la chasser ou qui l’appréciait.

Comme évoqué plus haut et suggéré par cette description, les Anicinabek envisagent la mort comme un voyage vers un autre monde. Sur les réseaux sociaux, où se répandent rapidement les nouvelles des décès, les messages de condoléances affluent, mais également des messages qui s’adressent au défunt : on lui dit de reposer en paix, on lui demande d’embrasser tous les proches qui sont déjà dans l’autre monde et de prendre soin de ceux et celles qu’il a laissés derrière lui. Si le corps physique est mort, devenu tcibai (chibay, cadavre), son double virtuel ou âme (très imparfaite traduction du concept anicinabe de tcitcakoc) continue de vivre. Le cadavre reste sur terre et ne suscite aucune peur ni répugnance. L’âme, elle, part. Après la cérémonie, les défunts vont emprunter le « chemin des morts », tcibai mikana, expression qui veut aussi dire « voie lactée » : « according to Indian legend, this was the road the deceased travelled to reach the happy hunting-ground » (McGregor, s.d., p. 68-69). Speck fournit un autre terme pour la voie lactée, recueilli à Timiskaming, bine’s.imi.kan, « bird’s path », « because it is by the Milky Way that the fowl and birds follow their northward or southward course in their migrations » (Speck, 1915, p. 23)[13]. La route des morts est ainsi comparable à la route de migration des oiseaux, également dans ce qu’elle a de long et de fatigant.

Par la suite, le seul moyen qui restera d’entrer en communication avec l’âme du défunt sera le rêve qui permettra de retrouver, le temps d’un sommeil, une personne chérie. On l’entendra peut-être, près des lieux familiers qu’il aimait, ou il enverra un animal pour dire au revoir. Il restera également les réseaux sociaux sur Internet, où l’on s’adressera dans les mois et les années à venir, pour chaque moment fort, à la personne disparue, mais cette fois sans espoir de réponse ou d’échange.

Contraintes sur les pratiques et les croyances

L’incinération du corps est très peu pratiquée chez les Anicinabek. Pour les Innus, Éveno note que « cette pratique soulève aujourd’hui une certaine répugnance chez plusieurs informateurs » (2003, p. 144). Si elle avance que la crémation n’a jamais été pratiquée par les Innus, on doit nuancer cette affirmation pour les Anicinabek. Pour des périodes historiques lointaines, Roland Viau rapporte des cas de « crémation des individus décédés de façon inhabituelle » (1995, p. 120). John T. MacPherson, lui, relate que la crémation était appliquée à un cas particulier, l’aliénation, qui peut porter préjudice au groupe social: « an insane person was especially hard to cure. When he died his body is immediately burned, to prevent the spirit of the man from entering into another person. » (1930, p. 91) Les données d’Inksetter vont dans le même sens. Elle rapporte le cas d’un meurtrier qui, en 1843, fut mis à mort : « son corps a ensuite été brûlé, afin qu’il ne revienne pas sous la forme d’un windigo[14] » (2015, p. 281).

Or, dans certaines communautés circule l’idée qu’il n’est pas possible d’enterrer quelqu’un dans son territoire de chasse familial – un lieu non enregistré comme cimetière – et que, pour y reposer, la seule solution est l’incinération. J’ai ainsi eu connaissance de plusieurs cas de personnes ayant accepté l’incinération uniquement parce qu’ils voulaient reposer dans leur territoire familial, où il n’y a pas de cimetière légalement établi, alors même que la crémation n’était pas adaptée aux circonstances du décès. Beaucoup d’Anicinabek pensent aussi que le devenir du corps participe au sort du défunt après sa mort et se demandent si l’incinération n’a pas une incidence sur le voyage de l’âme. Partagés entre leurs croyances et la contrainte de se conformer aux normes sanitaires imposées par une bureaucratie externe, les Anicinabek choisissent parfois de se faire violence pour respecter ce qu’ils pensent être la loi. Qu’en est-il vraiment juridiquement? La Loi du Québec sur les inhumations et les exhumations[15] (qui date de 1861, avec plusieurs révisions depuis) oblige depuis 1895 à inhumer les gens dans des cimetières légalement établis (art. 3). Cette même loi ne réglemente pas la disposition ou la conservation des cendres (sauf dans les municipalités qui ont décidé de le faire), sachant que la crémation est autorisée depuis 1972. Ainsi, depuis 1972, pour ne pas s’exposer à une amende, voire à une obligation d’exhumation et de réinhumation dans un cimetière légalement établi, la crémation apparaît comme la seule alternative. Mais en fait, l’article 3 de la loi précise : « sauf les cas autrement prévus par la loi ». Or, s’il s’agit d’une tradition existant avant l’établissement du contact avec les Européens et ayant un caractère fondamental pour la culture de cette nation, on peut considérer qu’elle est un droit ancestral protégé par la Constitution, comme l’ont expliqué les jugements de la Cour Suprême R. c. Van der Peet (1996) et R. c. Adams (1996). En tant que droit ancestral, cela permettrait aux Anicinabek d’inhumer leurs défunts ailleurs que dans un cimetière légalement établi. Ce qu’il faut retenir, c’est que les Anicinabek sont mis en situation d’être obligés de connaître les subtilités de la loi (sachant que l’immense majorité d’entre eux ne sont pas juristes de formation) pour effectuer un rite de passage existant depuis toujours, sur des territoires qu’ils n’ont jamais cédés ni même négociés et ce, parfois au mépris de leurs propres croyances.

Un nouveau problème juridique se profile pour l’avenir, qui pourrait encore obliger les Anicinabek à prendre en compte un ordre juridique occidental : la Loi sur les activités funéraires[16], qui a été adoptée par l’Assemblée nationale du Québec mais qui n’est pas encore en vigueur, comprend certaines dispositions qui vont poser des problèmes aux Anicinabek. La section II (art. 34 à 36) indique que « la présentation ou l’exposition d’un cadavre doit s’effectuer par une entreprise de services funéraires » dans ses locaux aménagés selon les normes sanitaires et les exigences gouvernementales. On pourrait arguer que la pratique de l’exposition datant vraisemblablement d’avant le contact avec les Européens, les Anicinabek n’auraient pas à se plier à ces normes. Encore faudrait-il qu’ils le prouvent, documents à l’appui – documents établis par les chroniqueurs européens puisqu’ils sont de tradition orale. D’autres articles de la même loi peuvent susciter des polémiques. Citons notamment la section VII, qui stipule que « le transport d’un cadavre ne peut être effectué que par une entreprise de services funéraires ou un autre transporteur qui agit en vertu d’un contrat conclu avec une telle entreprise » (art. 65). En attendant que la loi entre en vigueur, les Anicinabek, comme tout le monde au Québec, tombent sous la Loi sur les laboratoires médicaux, la conservation des organes et des tissus et la disposition des cadavres, dont l’article 85 précise qu’« aucune autorisation n’est nécessaire pour le transport d’un cadavre humain d’un lieu à un autre à l’intérieur des limites du Québec ». Donc, pour le moment, les Anicinabek, en transportant eux-mêmes leurs défunts à l’arrière de pick-up privés, n’enfreignent aucune loi alors que cela se pourrait éventuellement quand la Loi sur les activités funéraires entrera en vigueur, s’ils n’arrivent pas à démontrer qu’il s’agit d’un droit ancestral. Quoi qu’il en soit, il est difficilement envisageable qu’ils fassent appel à un service de pompes funèbres pour transporter leurs défunts jusque dans les territoires traditionnels : non seulement ces services sont chers, mais en plus les trajets sont longs, sur des routes généralement non asphaltées qui nécessitent des systèmes de transmission à quatre roues motrices. En gros, cela demanderait des fourgons mortuaires tout terrain. Et pour traverser les rivières et les lacs, il faudrait des chaloupes ou des motoneiges corbillards. Une telle exigence ne semble pas raisonnable.

La performance rituelle des funérailles anicinabek requiert parfois des intéressés des adaptations de leurs façons de faire et des arrangements par rapport à leurs croyances pour ne pas enfreindre la loi. Les Anicinabek qui contournent cette dernière ne devraient théoriquement pas avoir à déployer des trésors d’ingéniosité pour mettre en oeuvre des pratiques qui, somme toute, font partie de leurs droits. Ils ne connaissent d’ailleurs pas forcément les règlements qui peuvent les empêcher d’accomplir des gestes de dernier hommage transmis par leurs ancêtres. Il faudrait les en informer, ainsi que les sensibiliser à leurs droits. Avoir accès à la documentation pertinente, ou simplement savoir qu’elle existe et où la trouver, est loin d’être une évidence dans des communautés où la littératie juridique est le fait, au mieux, d’une toute petite minorité. De leur côté, si les professionnels de la santé peuvent se montrer désireux d’offrir des services culturellement appropriés aux Autochtones pour une fin de vie plus respectueuse et un accompagnement du deuil des proches plus sensible à leurs traditions, les autres professions qui interviennent, de près ou de loin, dans la gestion de la mort ne pensent généralement pas à respecter les droits des Amérindiens. Pour une société plus juste et plus soucieuse de considérer et reconnaître ces droits, il serait utile de s’en soucier. Nous prônons ainsi une sensibilisation culturelle pour tous les intervenants des domaines traitant de la mort.

Nous terminerons par un dernier exemple. Il existe dans les territoires de chasse traditionnels des cimetières dont certains furent légalement établis, puis abandonnés. En principe, la loi ne les protège plus. Même la Loi du Québec sur les biens culturels[17] n’y fait pas allusion. Un site « archéologique » classé fera l’objet de protection, mais il n’est pas spécifiquement question dans le texte législatif de sépulture, de lieux d’inhumation ou même d’ossements humains. Or, chez les Anicinabek comme chez bien d’autres groupes, les tombes doivent être traitées avec soin, qu’elles soient anciennes ou récentes. D’autres lois, en Amérique du Nord, ont été promulguées pour garantir ce soin dans le cas de sépultures amérindiennes. Les Amérindiens, rappelons-le, ont des droits ancestraux inaliénables qui devraient aussi s’étendre jusqu’aux tombes. Des progrès restent à faire pour que les Anicinabek, et les autres Autochtones, puissent vraiment reposer en paix.