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L’ouvrage s’inscrit dans la collection des guides pédagogiques de Routledge « Translation Practices Explained », conçue pour accompagner étudiants, professeurs et traducteurs en complément de leurs cours, recherches ou travaux, et dirigée par Kelly Washbourne. Lathey y aborde différents aspects et stratégies de traduction en littérature enfantine, et propose à la fin de chaque chapitre, conformément à la construction des ouvrages de la série, des sujets de discussion et des exercices thématiques, ainsi que des lectures théoriques pour approfondir chaque sujet d’étude. Le guide s’articule autour d’une double trame constituée de sept chapitres traitant respectivement de la communication narrative avec le jeune lecteur (p. 15-36), de la rencontre avec « l’inconnu » (p. 37-54), des images (p. 55-70), des dialogues et des dialectes (p. 71-92), des sons (p. 93-112), des versions, de la retraduction et de la traduction-relais (113-126), et enfin de l’édition, de la mondialisation et du lectorat enfantin (p. 127-144). Les chapitres sont recoupés de grandes thématiques transversales : le discours, l’étranger, le rapport entre texte et images, la traduction en tant que projet, le rôle du traducteur et la réponse d’un jeune public rien moins qu’actif dans sa réception de l’oeuvre traduite et parfois dans sa participation à la traduction.

Le discours est le premier grand fil conducteur de l’ouvrage, la communication narrative présentant plusieurs défis de taille : la nécessité de s’adresser à la fois aux lecteurs enfants et adultes dans la version cible si cette dualité discursive est présente dans l’original, la quête de la « voix narrative » juste, permettant de préserver la proximité avec la langue orale ou la richesse de l’ironie et de la connivence sous-entendues et la narration enfantine, défi que le traducteur surmontera en nourrissant sa propre culture en matière de littérature enfantine, et au contact d’enfants de l’âge du narrateur.

L’altération du discours par la censure au moment de la traduction ne concerne pas que les histoires émaillées de détails violents ou scatologiques comme les contes des frères Grimm, cette tentation persiste dès que les tabous et les sensibilités culturelles sont différents (p. 27).

Les dialogues, dialectes, l’argot et le parler enfantin sont abordés en détail dans le chapitre 4. La traduction vers l’arabe ou l’hébreu soulève par exemple des problématiques comparables par l’existence d’une langue classique, de variantes de la langue parlée et d’une résistance historique à la vernacularisation, illustrée par la polémique autour de l’utilisation de l’« e-arabe » (Daoudi, 2011) dans le roman Banat Al Riyadh d’Al Sanea, et du choix des contraintes imposées aux traducteurs de Lindgren en hébreu (p. 73-74). Si l’argot mérite le respect de son contexte historique et de son origine sociale tout autant que le parler courant, comment rendre sa provenance géographique en traduction ? Lathey évoque entre autres les défis de la traduction de l’argot berlinois des années 1920 d’« Émile et les détectives » de Kästner en comparant trois versions de la traduction vers l’anglais d’un court extrait du roman (p. 77) : la version de Goldsmith (1931), caractérisée par un changement de registre langagier, celle de Massee (1930), la plus fidèle à l’original, et celle de Martin (2014), qui prend l’initiative de remplacer le parler enfantin du Berlin des années 1920 par celui des enfants américains d’aujourd’hui. La juste stratégie se décide au cas par cas, le sens de l’oeuvre et la sensibilité du traducteur faisant loi. Si le « verlan » français de Kiffe Kiffe demain (Guène, 2004), traduit par Ardizzone, est remplacé dans sa version anglaise par l’argot du sud de Londres avec l’aide de « slang advisors » (p. 82), Bell choisit quant à elle de créer une « démotique non spécifique » pour traduire un ouvrage allemand du 19e siècle sur les pirates (p. 83).

La méthode du traduire à voix haute (« translating ‘‘aloud’’ ») pour préserver l’impact du texte lu ou des dialogues est utilisée par de nombreux traducteurs chevronnés : Londsale-Cooper et Turner, les traducteurs britanniques de Tintin (Hergé), rapprochent la traduction des dialogues de la performance (p. 62, 63), une approche partagée par Crampton qui, fuyant l’usage des nouvelles technologies, traduit et révise ses traductions à l’aide d’un dictaphone (p. 94). Ardizzone, quant à elle, insère la traduction à voix haute dans un processus rappelant une recette de cuisine dont elle est la troisième de cinq étapes (p. 94) : elle commence par une lecture qui donne lieu à un rapport, puis rédige une première ébauche dans laquelle figurent plusieurs options de traduction, c’est alors que la lecture à voix haute permet d’élaborer une version intermédiaire fluide. Pour que le texte trouve sa « voix » propre, entre source et cible (« you want it to have its own voice and sing for itself, but not to be disrespectful » [. 94]), elle lui fait subir ce qu’elle nomme un « rinçage », avant de le laisser « mijoter » (p. 94) jusqu’à ce que la saveur finale de la traduction soit révélée. Créativité, culture littéraire, agilité intellectuelle et connaissances stylistiques sont indispensables au traducteur pour rendre à la fois la musicalité de la prose enfantine, les traits d’humour et les expressions imagées. Pour Lathey, rien d’intraduisible, des traducteurs aussi créatifs que Bell étant capables de recréer des « rhapsodies phonétiques » dans la langue cible à partir des vers originaux les plus absurdes (p. 108).

L’inconnu « the unknown » (p. 37), qui englobe l’étranger et le complexe, est le second grand fil conducteur du guide. Le traducteur se doit de ne pas perdre la tension inhérente à la traduction « healthy clash and jostle » (p. 95), aussi Lathey évoque-t-elle la possibilité pour ce dernier de sortir de son « invisibilité » et d’intervenir dans les préfaces ou les paratextes pour communiquer avec ses jeunes lecteurs, son rôle pouvant s’étendre à une « médiation culturelle » (p. 39). La visibilité des auteurs s’étend aujourd’hui à celle des traducteurs, dont le nom apparaît dans les ouvrages traduits et qui sont récompensés pour leur travail au même titre que les auteurs ou illustrateurs. Investi d’un rôle de passeur de culture, le traducteur se doit de respecter le choix des auteurs d’utiliser des mots ou notions volontairement complexes pour le jeune public, et a le devoir de ne pas simplifier le discours ni succomber à la tentation de la « localisation » des textes (p. 38), une forme d’hyperdomestication. Les exemples de stratégies de traduction de noms de personnages ou de lieux abondent, démontrant qu’il est parfois nécessaire de traduire pour préserver la saveur des allusions transmises par les noms, comme dans les traductions anglaises d’Astérix par Bell (p. 46). Le défi des références intertextuelles ou intervisuelles est également illustré par des exemples plus ou moins réussis, et accompagné de recommandations pour préserver au maximum une relation intertextuelle équivalente dans la langue cible (p. 50-53). Un projet littéraire comme  Where are you going ? To see my friend ! A Story of friendship in two languages (2001) des illustrateurs Carle et Iwamura est conçu pour éveiller les enfants à la différence entre deux univers et réussit le défi de mettre l’étranger à l’honneur en mêlant deux styles graphiques et des cris d’animaux en deux langues (p. 97).

Les visuels sont parfois l’élément le plus important d’un livre pour enfants : comment les transposer dans une autre culture ? Lathey rappelle que la perspective d’Oittinen (2000), pour qui la traduction des illustrations doit s’appuyer sur une double expertise en traduction et en arts graphiques, doit être nuancée en fonction du rôle prépondérant ou non de l’image par rapport au texte dans l’ouvrage d’origine. Si l’image prédomine par rapport au texte d’un ouvrage, le principal défi touche à la mise en page, le texte faisant parfois l’objet d’adaptations libres pour préserver l’harmonie entre mots et images (p. 55-58). Le traducteur doit demeurer vigilant afin que ces contraintes particulières ne dénaturent toutefois pas le sens de l’histoire, la clé pour éviter cet écueil étant de ne pas considérer la traduction du texte comme un élément isolé dans la gestion globale du projet d’adaptation d’un ouvrage (p. 58-60). Bell, la traductrice anglaise d’Astérix et Obélix, explique sa stratégie très « cibliste » de « compensation » : en tenant compte de la contrainte de l’espace des bulles de bandes dessinées, elle respecte l’économie globale des traits d’humour, mais prend la liberté d’en supprimer ou d’en introduire (p. 61). Le délicat sujet des polices de caractères, qui constituent une véritable signature visuelle, fait l’objet d’un rappel historique sur les techniques de traduction des phylactères de bandes dessinées et sur les nouvelles technologies qui permettent de respecter au mieux une continuité typographique entre les oeuvres source et cible. Le livre en tant qu’objet évolue également lors du passage d’une région à une autre : adaptation des dimensions, inversion des bulles pour les régions où l’on lit de droite à gauche, retouche des fichiers graphiques pour s’adapter aux nouveaux formats.

Impossible d’évoquer le sujet des adaptations et retraductions sans souligner d’un côté l’hégémonie occidentale dans la littérature pour enfants et de l’autre l’existence de nouvelles versions « modernisées » de certains classiques dont l’adaptation parfois très libre et politique devient une critique, voire une affirmation idéologique en soi, comme la version brésilienne de Peter Pan par Lobato. Parallèlement à ce genre de démarche, certains opèrent un retour aux sources des contes de fées en ignorant les versions intermédiaires et en éditant des traductions des textes originaux libérées de la censure et des approximations dues aux retraductions ou aux versions successives, comme Pullman dans sa collection « Grimm Tales for Young and Old » (2012). Pullman permet au public de découvrir que le soulier original de Cendrillon est doré et que ses soeurs se mutilent les pieds pour les y faire rentrer (p. 115). Public adulte, enfantin, double discours, retraduction ou retour à la source ? Autant de choix stratégiques à débattre avec l’éditeur en fonction du public visé, les décisions prises donnant naissance à des objets littéraires radicalement différents, dont la cible ne peut plus être intervertie. La traduction-relais quant à elle, bien que critiquable, a néanmoins le mérite de porter à la connaissance du public des textes issus de cultures non occidentales.

Le jeune public est acteur à part entière du processus de traduction par sa réponse à la chose traduite et l’importance des inférences, l’initiation à la littérature commençant par les ouvrages pour enfants et contribuant à en faire des lecteurs expérimentés. À l’heure de la mondialisation et des nouvelles technologies, la traduction ne concerne plus uniquement des livres mais aussi les interfaces multimédias destinées à être lues sur des écrans, et les traducteurs doivent relever des défis techniques inédits. Cependant, c’est de la série des Harry Potter (Rowland), d’une forme tout à fait classique, qu’est née une véritable révolution dans l’industrie de la traduction, les jeunes lecteurs impatients de lire les nouveaux volumes de leur série préférée s’organisant en collectifs pour traduire les originaux avant la parution de la traduction officielle. Si l’on peut se réjouir d’avoir vu éclore de nombreuses vocations de traducteurs parmi ces jeunes enthousiastes, la profusion de ces traductions pirates, ainsi que de fausses traductions, dont une contrefaçon chinoise s’annonçant comme un original, doit alerter le milieu de l’édition : la facilité d’accès à l’original des oeuvres à succès doit les amener à repenser leur stratégie de publication. Enfin, pour nourrir ces vocations et le plaisir de lire des oeuvres traduites en ayant conscience de leur traduction, auteurs et traducteurs, également visibles, peuvent ensemble aller à la rencontre du jeune public pour parler de l’oeuvre et des défis de son adaptation.

La saveur du guide, court mais exhaustif, réside dans l’abondance de pépites qui émaillent le propos fort bien construit de Lathey. Premièrement, des exemples pratiques, dans de nombreuses langues : les stratégies de traduction de marqueurs culturels comme la nourriture sont par exemple illustrées par les choix de traduction du très britannique « lemon sherbet », la friandise préférée d’Albus Dumbledore dans la série Harry Potter (Rowland) (p. 40) en français, en espagnol, en japonais, en chinois et en allemand. Deuxièmement, des comparaisons de versions traduites : les choix de quatre traductions des références intertextuelles d’un passage de Pinocchio sont décortiqués pour sensibiliser le lecteur à l’importance des recherches afin de rendre, quand c’est possible, justice à la référence originale (p. 51). Troisièmement, des extraits d’entretiens avec des traducteurs renommés, aux sensibilités différentes, qui livrent leurs recettes créatives ou stratégiques comme la lecture à voix haute (p. 62, 63, 94) ou la « compensation » des traits d’humour (p. 61). Ces références sont autant de fenêtres ouvertes sur l’esprit du traducteur et sa puissance créatrice et elles constituent un hommage au talent, voire au génie, des traducteurs spécialisés en littérature enfantine. Enfin, de savoureuses anecdotes comme celle de la tentative de censure de Lindgren par son éditeur américain au moment de la traduction des aventures de Lotta qui voulait s’asseoir sur un tas de fumier pour voir si elle allait grandir, puisque le fumier fait pousser les fleurs (p. 26), ou encore la découverte de la truculente et presque grand-guignolesque première version de Cendrillon (p. 25). Fruits d’une recherche approfondie, ces éléments confèrent au guide un grand intérêt pédagogique et une dimension ludique inattendue qui ont fait pour moi de sa lecture un régal.

L’ouvrage offre également de nombreuses recommandations professionnelles et stratégiques bien ancrées dans la réalité de la pratique de la traduction, qui encouragent le traducteur à se considérer non pas comme un invisible travailleur solitaire chargé de traduire uniquement des textes, mais comme un acteur à part entière de la prise de décision et des choix stratégiques du projet d’adaptation. Outre ces pistes utiles, on trouve tout au long des chapitres les grandes réflexions théoriques propres à la traductologie, autre heureuse surprise de ce guide qui s’annonce pourtant pratique. J’ai particulièrement apprécié la manière nuancée dont Lathey présente la question de l’étranger, son point de vue est bien perceptible : si elle semble se situer plutôt du côté des « sourciers » qui souhaitent célébrer l’étranger et le sentiment de lire une oeuvre traduite et cite Venuti (p. 38, 41), elle met pourtant en garde contre la vernacularisation à outrance, le ridicule et l’artificiel guettant le traducteur trop fidèle au texte original. Cette problématique est commune à la littérature classique et enfantine et évoque l’expérience mitigée de la « survernacularisation » du parler des « country whites » du Hamlet de William Faulkner par le GRETI avec son choix du joual (Lane-Mercier, 2001). La surdomestication de la version de Pinocchio retraduite par Lucas, renommant Gepetto « Old Joe » et remplaçant les mets traditionnels italiens par des mets anglais comme le « steack and kidney pie » (p. 123) ne laisse pas moins perplexe. C’est entre ces deux extrêmes que vont s’exprimer la créativité et la sensibilité du traducteur, dont les nuances sont bien représentées par les choix des professionnels cités par Lathey, d’Ardizzone la « sourcière » à Bell et sa stratégie de « compensation » (p. 61) que Ladmiral appellerait volontiers « adoptation » (Ladmiral, 2001 : 89), soit une appropriation complète du texte dans la plus grande liberté créative afin de le faire complètement sien, ce qui redéfinit les frontières de la traduction.

Le choix judicieux des auteurs originaux cités, de Collodi à Dahl, en passant par Carroll, Lindgren ou Brunhoff, reflète la diversité de la littérature enfantine, qui a la particularité de s’adresser à un public allant des tout-petits aux adolescents, éveille la curiosité, tout comme l’évocation des retraductions à visée idéologique, telle la version brésilienne de Peter Pan par Lobato (p. 114). On quitte l’ouvrage avec l’envie de se replonger dans ces classiques et leurs nouvelles versions.

Un seul point a causé ma surprise à la lecture de ce guide pratique : l’emploi péjoratif du terme « localization », assimilé à la domestication des marqueurs culturels, alors que le processus de localisation du livre d’images est abordé en détail dans le troisième chapitre sans jamais être appelé localisation, mais « placement and positioning of text » (p. 58), « manipulate text and change fonts » (p. 66), « transformation of a book as artefact » (p. 67), « reordering panels » (p. 68), etc. Doit-on y voir un mépris littéraire pour la localisation, pourtant indissociable du processus de traduction des oeuvres ? Impossible cependant d’en tenir rigueur à Lathey, dont l’ouvrage, qui m’a captivée, se lit tout d’abord d’un trait, puis se laisse revisiter pour approfondir les notions théoriques autant que pratiques abordées, et offre de nombreuses pistes d’exploration complémentaires. Les promesses énoncées dans l’introduction sont tenues : l’ouvrage est une référence utile pour les différents publics intéressés par le sujet de la traduction de la littérature enfantine, de l’étudiant au professeur, en passant par le traducteur, tous pouvant y trouver matière à réflexion, ou de nouvelles pistes de recherche.