Corps de l’article

Tout comme Réal Ouellet et Jack Warwick le remarquent dans leur édition du Grand Voyage du pays des Hurons de Gabriel Sagard[1], les Jésuites se considèrent comme les seuls témoins fiables sur les missions en Huronie. Pierre-François-Xavier de Charlevoix, l’Hérodote des missions, ne pourra probablement que confirmer cet ordre des choses dans sa lecture du récollet Gabriel Sagard. De façon à peut-être éclairer un peu plus les raisons et l’expression de ce sentiment souvent teinté de mépris de la part de la Compagnie de Jésus, nous allons examiner dans un premier temps l’évaluation que fait Charlevoix, dans son Histoire et description generale de la Nouvelle France de 1744, de l’oeuvre de Gabriel Sagard. Nous allons par la suite revoir certaines allusions au travail des Récollets dans le corps du même ouvrage. Finalement, nous reviendrons sur certains passages du Journal de voyage de Charlevoix édité par Pierre Berthiaume et nous analyserons d’un peu plus près les emprunts que Charlevoix aurait pu faire au voyageur et missionnaire.

Charlevoix sur Le Grand Voyage

Charlevoix, dans la « Liste et examen » des auteurs qui accompagne son Histoire et description generale de la Nouvelle France, n’hésite pas à donner son avis sur les sources qu’il a utilisées. Il a été démontré, dans un article récent[2], que Charlevoix obéissait à des lois de sélection qui nous laissent aujourd’hui perplexes. En résumé, s’il fait preuve d’humilité en critiquant, dans la seconde édition de son Histoire et description generale du Japon[3], un ouvrage de sa propre plume publié quelques années plus tôt et qu’il va même jusqu’à inclure des ouvrages protestants à sa liste de lectures, il n’hésite pas à donner préséance à certaines sources pour la simple raison que l’auteur avait été un compagnon de François Xavier, cofondateur de la Compagnie de Jésus. Son appréciation de l’oeuvre de Sagard dans sa « Liste et examen » demeure polie, mais il insiste tout de même sur la naïveté du regard du voyageur et son manque d’esprit critique. Il précise par ailleurs que le récollet n’a eu que bien peu de temps pour observer adéquatement les moeurs huronnes :

L’Auteur de cet Ouvrage avoit demeuré quelque tems parmi les Hurons, et raconte naïvement tout ce qu’il a vû, et oui dire sur les lieux, mais il n’a pas eu le tems de voir assez bien les choses, encore moins de vérifier tout ce qu’on lui avoit dit[4].

Cette accusation liée à la qualité de l’observation nous semble révélatrice de l’état d’esprit du jésuite, car il s’agit bien d’un type de reproche que Charlevoix a plusieurs fois utilisé, notamment contre les protestants parlant du Japon, ou encore contre les voyageurs canadiens, coureurs des bois, rencontrés lors de son second voyage en Nouvelle-France. Toutes ces personnes, selon lui, traversent pays et contrées sans pouvoir en donner une bonne description.

Charlevoix s’attaque également à la connaissance rudimentaire que Sagard semble avoir de la langue huronne. Cette accusation lancée contre les Récollets sera constante et récurrente, du temps de Sagard à celui d’Hennepin. À plusieurs reprises, l’historien fait allusion à leur manque de connaissance linguistique afin de souligner l’importance du rôle joué par les Jésuites qui, eux, pouvaient utiliser les langues des différentes tribus. Charlevoix, d’un même trait de plume, remet alors aussi en question les activités missionnaires de Sagard et de son ordre. En effet, comment peut-on effectuer un travail missionnaire sérieux si on ne parle pas la langue des peuples à convertir ?

Le Vocabulaire Huron, qu’il nous a laïssé, prouve que ni lui, ni aucun de ceux, qu’il a pu consulter, ne sçavoient bien cette langue, laquelle est très-difficile ; par conséquent que les conversions des Sauvages n’ont pas été en grand nombre de son tems[5].

Dans un autre extrait tiré cette fois-ci du chapitre de l’Histoire et description generale de la Nouvelle France intitulé « L’origine des Amérindiens », il va de nouveau s’attaquer aux connaissances de Sagard en critiquant la comparaison que fit le protestant Johannes de Laët entre les langues du Mexique et celles de la Huronie. Charlevoix rappelle alors que Laët avait utilisé le vocabulaire du « Frere Gabriël Saghart, Récollet, qui entendoit très peu le Huron[6] » pour ses travaux. Ce commentaire dévastateur du jésuite n’épargne donc en rien ni le protestant ni le frère mendiant.

Charlevoix termine son commentaire sur Sagard par l’évaluation de l’homme, qu’il juge « judicieux », « très-zélé » dans son rôle de missionnaire, et le qualifie même de pionnier. Il garde ainsi un certain respect pour ce précurseur qui a presque vu naître la colonie, mais ne craint pas de choquer en précisant de façon cinglante que : « Du reste, [Sagard] nous apprend peu de choses[7]. » Ce jugement impitoyable, qui a probablement influencé bien des histoires jusqu’à récemment, reflète un parti pris lié à l’ordre religieux auquel appartenait Sagard plutôt qu’une condamnation de l’oeuvre du voyageur.

Il faut ainsi mettre en parallèle ce commentaire avec celui que Charlevoix porte sur l’oeuvre d’un autre récollet, Louis Hennepin. En effet, Charlevoix précise, dans un premier temps, que les ouvrages d’Hennepin ont des titres portant à la confusion, car il aurait dû parler d’un voyage en Nouvelle-France et non en Louisiane, et n’aurait pas dû faire allusion à la mer Glaciale. Il poursuit en accusant Hennepin d’être bien ingrat face à la France, qui lui a permis, après tout, de faire ce voyage, et Charlevoix termine en le fustigeant de ne pas savoir écrire, d’être « décrié » au Canada et finalement de s’être éloigné de la vérité dans ses descriptions :

Du reste tous ces Ouvrages sont écrits d’un style de déclamation, qui choque par son enflure, et révolte par les libertés, que se donne l’Auteur, et par ses invectives indécentes. Pour ce qui est du fond des choses, le P. Hennepin a cru pouvoir profiter du privilege des Voyageurs : Aussi est-il fort décrié en Canada, ceux qui l’avoient accompagné, ayant souvent protesté qu’il n’étoit rien moins que véritable dans ses Histoires[8].

Il est prévisible que Charlevoix n’ait pas la même perspective sur les membres de son ordre, et nous trouvons effectivement un tout autre ton lorsque vient le temps d’aborder les Relations d’un Brébeuf ou d’un Lejeune. Dans le commentaire sur les Relations des Jésuites, tout ce qui manquait aux Récollets est utilisé afin de montrer la perfection chez les disciples de Loyola. Les témoignages jésuites s’avèrent ainsi une « histoire très détaillée[9] » de la colonie. De plus, selon lui, la connaissance des langues indigènes par les Jésuites font des Relations le meilleur témoin des progrès de l’évangélisation : « Il n’y a pas même d’autre source, où l’on puisse puiser pour être instruit des progrés de la Religion parmi les Sauvages, et pour connoître ces Peuples, dont ils parloient toutes les langues[10]. » Finalement, le style simple et dénudé des Relations est loué, car il n’est pas naïf et il sied bien aux choses « curieuses et édifiantes » qu’elles rapportent : « Le stile de ces relations est extrémement simple ; mais cette simplicité même n’a pas moins contribué à leur donner un grand cours, que les choses curieuses et édifiantes, dont elles sont remplies[11]. »

Ces jugements d’ensemble des oeuvres des Récollets et des Jésuites nous permettant de bien mettre en place le système d’évaluation critique jésuite de Charlevoix, nous allons maintenant aborder la façon dont l’historien de la Nouvelle-France traite les réalisations de l’ordre mendiant en cette terre qu’il a lui-même foulée à deux reprises.

Jugement de Charlevoix sur les Récollets

Charlevoix, tout au cours de son Histoire et description generale de la Nouvelle France, fait référence à la présence et au rôle des Récollets dans la colonie. Il s’agit en tout d’une vingtaine d’allusions, parsemées dans les trois volumes de son ouvrage, qui révèlent pourtant le parti pris du jésuite qui n’hésite pas à souligner les limites de l’oeuvre missionnaire des disciples de saint François.

Les premiers extraits à propos des Récollets que l’on trouve dans l’ouvrage de Charlevoix remontent au voyage de 1615 du père Joseph Le Caron. L’historien jésuite confirme les intentions honnêtes des Récollets qui souhaitent à la fois vivre « à la façon » des Hurons et mieux connaître leur langue, idéaux que les Jésuites épouseront par la suite :

Ce Religieux avoit voulu profiter de cette occasion, pour s’accoûtumer à la façon de vivre de ces Peuples, ausquels il se proposoit d’annoncer JESUS-CHRIST, et pour apprendre plus promptement leur Langue, en se mettant dans la nécessité de la parler[12].

Les Récollets vont aussi rendre d’importants services à la colonie, selon l’aveu même de Charlevoix. Lorsque plus de huit cents autochtones fomentent un soulèvement à Trois-Rivières, en 1617, c’est un récollet qui avertit les autorités françaises de ce qui se trame secrètement. Ils servent aussi la petite colonie lorsque, en 1623, Champlain, craignant de voir l’alliance avec les Hurons se rompre, envoie le père Le Caron, « que le Père Nicolas Viel et le Fr. Gabriël Saghart, son confrère, qui venoient d’arriver de France, voulurent bien accompagner[13] ». Charlevoix précise bien que les Récollets sont aussi parfois victimes de leur apostolat. Il y a bien entendu la triste histoire du père Viel qui, après deux années passées avec les Hurons, trouve la mort au fameux « Saut-au-Récollet » au nord de l’île de Montréal en 1625. Charlevoix indique à deux reprises, dans son Histoire, aux dates de 1625 et de 1634, que l’on soupçonne les Hurons de l’avoir tué pour s’emparer de ses bagages, et que ces derniers l’ont jeté dans la rivière afin de laisser croire qu’il s’était noyé. Cette interprétation vient d’ailleurs de Paul Lejeune, autre jésuite, ce qui la place au-dessus de tout soupçon[14]. En 1706, c’est le père Constantin, à Détroit, qui est surpris par les Outaouais alors qu’il travaillait à son jardin. Il est d’abord libéré par un Français, mais est atteint mortellement lorsqu’il essaie de rejoindre le fort en compagnie de Miamis.

Ces actions, fort honnêtes, ne permettent pourtant pas de donner aux Récollets un statut semblable aux Jésuites devant l’histoire. Charlevoix relève aussi une série de problèmes, dans l’organisation de la mission et l’action des frères mendiants, qui remettent en question leur participation à l’effort missionnaire et à la colonisation. Dès l’arrivée des Jésuites à Québec, en 1625, alors que les Récollets ne s’étaient pas opposés à leur départ pour la mission canadienne, on leur fait bien comprendre qu’ils ne sont pas les bienvenus. On leur indique ainsi de façon fort cavalière qu’ils doivent trouver refuge chez les Récollets, ou encore retourner en France :

[C]ependant dès qu’ils furent débarqués, il [Guillaume de Caën] leur déclara que, si les PP. Récollets ne vouloient pas les recevoir et les loger chez eux, ils n’avoient point d’autre parti à prendre, que de retourner en France[15].

Charlevoix précise alors que l’on avait « travaillé à prévenir contre eux[16] » les habitants de Québec, et que l’on avait fait circuler des écrits injurieux que les calvinistes de France avaient publiés contre la Compagnie de Jésus. Bien entendu, Charlevoix ne précise pas qui avait fait circuler ces pamphlets ni quels étaient leurs titres. Il ne faut cependant attendre que quelques années pour que le vent tourne et, toujours selon Charlevoix, en date de 1633, la Compagnie de la Nouvelle-France[17] constate qu’il vaut mieux éviter de faire venir des religieux mendiants qui « seroient plutôt à charge, qu’utiles à des Habitans, qui avoient à peine le nécessaire pour vivre[18] ».

Dans la section de l’ouvrage de Charlevoix consacrée à l’histoire de la seconde moitié du XVIIe siècle, on entend un son de cloche un peu différent. Lorsque l’intendant Talon souhaite réintroduire les Récollets dans la colonie, en 1670, Charlevoix précise qu’une partie de la population, qu’il qualifie de libertine, souhaite le retour de l’ordre mendiant, moins rigide que les prêtres réguliers et les Jésuites, notamment à propos de la traite de l’eau-de-vie, et de « quelques autres désordres, qui recommençoient à s’introduire dans la Colonie[19] ». Pourtant, cette fois-ci, Charlevoix se veut conciliant et souligne que même si l’on fit revenir les Récollets pour les mauvaises raisons, ces derniers étaient aimés des habitants et rendirent par la suite plusieurs services à la Nouvelle-France :

Ces Peres ont depuis ce tems-là rendu, et rendent encore de grands services à toute cette Colonie, où ils sont fort aimés, et pour le moins aussi bien établis que ceux, qui y étoient retournés trente-cinq ans avant eux[20].

Ces bons sentiments cachent, à notre avis, une séparation des ministères qui se profilait déjà dans les commentaires de Charlevoix sur l’oeuvre de Gabriel Sagard. En effet, à partir de 1680, Charlevoix laisse clairement entendre que si les Récollets s’occupent des âmes des Français, ce sont les pères jésuites qui doivent venir à la rescousse lorsqu’il est question d’évangéliser les nations autochtones. Lorsqu’il aborde l’année 1680 et le voyage d’Hennepin, par exemple, il soutient que le récollet avait imaginé des habitations françaises où il avait simplement dit la messe ou planté des croix. Il précise d’ailleurs, une fois de plus, que le récollet ne savait pas parler les langues amérindiennes et qu’il n’était que peu entré en contact avec les nations indigènes, sauf durant sa captivité chez les Sioux. Il remet finalement son récit en question et soutient qu’il lui semble incertain que le trajet décrit par le religieux ait vraiment pu s’effectuer en une année :

Ce Religieux ne sçavoit pas un mot des Langues de tous ces Peuples, et ne s’est jamais arrêté chez aucun Peuple, que pendant sa captivité chez les Sioux. La source du Mississipi est encore inconnuë ; […] Il est même assez difficile de comprendre comment ils ont pu aller jusqu’à son embouchure (en parlant du Mississipi), le descendre et le remonter jusqu’aux quarante-six degrés, rester Prisonniers pendant plusieurs mois parmi les Sioux, et cela en moins d’une année[21].

Puis, en 1686, alors que la guerre touche le Fort de Cataracouy et que les Français ont un besoin urgent d’interprètes fiables, les autorités congédient ni plus ni moins les Récollets qui, selon lui, « ne sçavent pas la langue » et tous les autres interprètes qui, sauf un, « sont des ignorants »[22]. Elles leur demandent alors de céder leur place au père Milet jusqu’à ce que la guerre soit finie.

Les membres de son ordre sont donc presque les seuls, selon Charlevoix, à posséder de bons contacts avec les Amérindiens, devenant les meilleurs émissaires des Français. Lorsque l’on décide, en 1723, d’accélérer le développement de la Louisiane, les Récollets sont installés dans les « Quartiers », c’est-à-dire, comprend-on rapidement, les lieux d’habitation des Français. Les Jésuites, également appelés à la rescousse, sont cependant dispersés dans les différentes tribus amérindiennes[23]. Et leur travail de pénétration du milieu et leur autorité ne s’arrêtent pas là. Charlevoix, décrivant le travail de ces soldats du Christ à la troisième personne, précise, au tome second de son ouvrage, que les Jésuites sont plus efficaces qu’une « garnison » pour maintenir l’ordre : véritables informateurs et agents pacificateurs, ils ont acquis, notamment par leur connaissance des langues amérindiennes, la confiance des tribus au sein desquelles ils sont installés :

[L]a seule présence d’un Homme, respectable par son caractere, qui entende leur langue, qui puisse observer leurs démarches, et qui sçache, en gagnant la confiance de quelques-uns, se faire instruire de leurs desseins, vaut souvent mieux qu’une Garnison, ou peut du moins y suppléer, et donner le tems aux Gouverneurs de prendre des mesures pour déconcerter leurs intrigues[24].

D’autres passages confirment notre impression face à cette polarisation, mais introduisent également le sentiment d’une injustice quant à la façon dont les deux ordres sont traités. Lorsqu’en 1720 Charlevoix décrit, dans son Journal de voyage, l’établissement des Récollets à Québec, il affirme, d’entrée de jeu, que cette église ferait honneur à Versailles, et il n’hésite pas alors à offrir au lecteur une énumération des richesses de ce temple mondain :

Les Peres Récollets ont une grande et belle Eglise, et qui leur feroit honneur à Versailles. Elle est proprement lambrissée, ornée d’une large Tribune ; un peu massive, et d’une Boiserie bien travaillée, qui regne tout au tour, et dans laquelle sont pris les confessionnaux. C’est l’Ouvrage d’un de leurs Freres Convers. Enfin rien n’y manque, mais il faudrait en ôter quelques Tableaux, qui sont fort grossierement peints ; Le Frere LUC y en a mis de sa façon, qui n’ont pas besoin de ces ombres. La Maison répond à l’Eglise ; elle est grande, solidement bâtie, commode, accompagnée d’un Jardin spacieux et bien cultivé[25].

Si l’on compare alors cette description à celle que donne le jésuite de son collège, c’est comme opposer le jour à la nuit. Le collège des Jésuites était un bel édifice, mais il est, aux yeux de Charlevoix, menacé de ruine. Par ailleurs, la cathédrale et le séminaire ont été bâtis devant la structure, restreignant la perspective devant le bâtiment. De plus, le jardin des Jésuites est grand et bien entretenu, précise-t-il, mais n’a vraisemblablement pas la beauté de celui de l’ordre mendiant :

La Cathédrale et le Séminaire leur font un masque, qui ne leur laisse plus que la vûë de la Place, laquelle n’a pas de quoi les dédommager de celle, qu’ils ont perduë. La Cour de ce College est petite et malpropre, rien ne ressemble mieux à une Cour de Métairie. Le Jardin est grand et bien entretenu, et il est terminé par un Petit Bois, reste précieux de l’antique Forêt, qui couvroit autrefois toute cette Montagne[26].

La rhétorique employée par Charlevoix afin de fragiliser la réputation des Récollets allie équilibre et bon sens. S’il n’hésite pas à souligner l’importance du rôle joué par l’ordre mendiant, il insiste sur leur incompétence. Si les Récollets sont aimés des populations civiles et que leurs constructions peuvent même plaire à l’aristocratie coloniale, ils ne peuvent s’occuper efficacement de l’évangélisation des populations autochtones. Ils ne parviennent pas à s’imposer comme leaders auprès de ces nations et garants d’une paix coloniale. D’ailleurs, lorsque les conflits éclatent, si les Récollets peuvent sonner l’alarme, ce sont les Jésuites qui reçoivent la confiance des autorités coloniales et qui peuvent mener à bien les subtiles négociations diplomatiques.

Sagard dans le Journal de Charlevoix

Qu’en est-il maintenant des emprunts qu’aurait pu faire Charlevoix à l’oeuvre de Sagard ? Pour répondre à cette question, examinons l’édition critique du Journal d’un voyage de Pierre Berthiaume afin d’identifier des indices nous permettant de croire que le jésuite, sans trop s’en vanter, avait aussi puisé dans l’oeuvre du récollet.

L’enquête que nous avons effectuée sur la portion du voyage de Charlevoix se déroulant dans ce que l’on appelle aujourd’hui l’Ontario et le Michigan n’a donné bien malheureusement que peu de résultats. Les emprunts qui furent faits à Sagard par Charlevoix relèvent le plus souvent du détail et de la nuance, comme nous allons le démontrer. Le jésuite s’inspire en fait surtout, dans ses descriptions des us et coutumes des Amérindiens dont il parsème son ouvrage épistolaire, des Relations des Jésuites, des oeuvres de Lafitau et de Lahontan, et des lettres d’Antoine-Denis Raudot[27].

Difficile alors d’établir une typologie des emprunts en suivant quelques filiations découvertes par Pierre Berthiaume, mais il vaut tout de même la peine de les énumérer : dans la 16e lettre, écrite du lac Érié, Charlevoix aurait probablement relevé dans l’Histoire du Canada de Sagard le fait que les prisonniers insultent leurs bourreaux[28]. Dans la 19e lettre, écrite le 30 juin 1721 de Michillimakinac, Charlevoix décide de ne pas décrire, tout comme Sagard (qui en fait disait ne pas en avoir été témoin), les rencontres nocturnes des jeunes indigènes[29]. Toujours dans la même lettre, Charlevoix se serait inspiré de Sagard pour expliquer l’utilisation des noms[30]. Et, finalement, dans la 23e lettre, écrite le 8 août 1721 de la rivière Saint-Joseph, Charlevoix aborde les « Passions des Sauvages » en reprenant les deux premiers points du chapitre de Sagard sur le mariage et le concubinage, la prostitution encouragée par les parents et le peu d’importance accordée à la filiation chez les Hurons[31]. De nouveau, en revanche, Charlevoix ne fait pas allusion à des aspects du témoignage de Sagard qui montrent que le récollet avait une plus grande connaissance des aspects de la sphère du « privé ». Cette connaissance de l’intérieur est systématiquement passée sous silence par Charlevoix dans ces passages identifiés par Pierre Berthiaume. Nous avons peut-être alors affaire à la nouvelle sensibilité du XVIIIe siècle, ou encore à un rejet de subtilités ignorées ou tues par les Jésuites des Relations.

Il semble donc bien que Charlevoix se fie d’abord et avant tout au témoignage de ses confrères jésuites (sauf lorsqu’il s’inspire de Lahontan), mais qu’il se permet, à quelques reprises, surtout et paradoxalement pour des questions liées à des détails ne pouvant avoir été notés que lors de contacts quotidiens, d’avoir recours, jusqu’à un certain point, au témoignage de Sagard.

Conclusion

Même si Charlevoix semble faire oeuvre de mansuétude en confirmant le rôle important qu’ont pu jouer Sagard et les Récollets dans la colonie, précisant bien qu’ils ont rendu de « grands services », les Jésuites, selon l’historien du XVIIIe siècle, sont les véritables artisans du travail missionnaire. Bien qu’ils aient suivi l’exemple des Récollets et n’aient pas hésité à partager la vie des nations indigènes, les Jésuites ont su, eux, rapidement s’imposer et se faire respecter. Leur bonne connaissance de la langue et leur proximité avec les nations indigènes leur ont d’ailleurs permis de jouer un rôle d’avant-poste dans le développement de la colonie. On peut alors mieux comprendre le pouvoir politique et idéologique qu’ils avaient sur le terrain. Alors que leur popularité chez les Français de Québec, qui les trouvaient trop austères, ne surpassait pas celle des Récollets, ils pouvaient se targuer de ne maintenir, dans la petite colonie, que de bien sobres installations.

Charlevoix n’était pas impressionné par l’implication des Récollets dans le développement et l’évangélisation de la colonie et il adopte un regard tout aussi critique face aux observations rapportées par Sagard. Le jésuite est d’ailleurs loin d’être un ethnologue (avant la lettre), mais il se veut un excellent historien de cabinet. Il faudra bien entendu encore découvrir, au-delà d’un chauvinisme excluant les sources autres que jésuites, qu’elles soient protestantes ou récollettes, les règles qui ordonnent sa sélection des sources dignes de mention et de confiance dont il daigne s’inspirer. Des chercheurs ont d’ailleurs déjà comparé les perspectives des Jésuites et des Récollets dans cette vaste entreprise que fut l’évangélisation de la Nouvelle-France. Marie-Christine Pioffet et Réal Ouellet en viennent d’ailleurs à la conclusion que c’est l’héritage spirituel d’un Sagard, frère mendiant, qui explique son écoute des nations amérindiennes : « Doté d’un héritage spirituel plus conciliant, Sagard semble réaliser le difficile équilibre prôné par saint Augustin qui consiste à être avec Dieu dans le monde[32]. » Cette originalité du récollet est cependant synonyme pour un Charlevoix, plus d’un siècle plus tard, d’une incapacité à s’adapter au travail d’évangélisation. L’héritage moins conciliant de la pensée jésuite et l’émergence, chez l’Hérodote des missions, d’une surconscience jésuite face à l’histoire des missions (à laquelle il contribuera notamment par ses différents travaux sur le Japon, la Nouvelle-France, Saint-Domingue et bien entendu le Paraguay) le pousseront à discréditer ou à passer sous silence la parole d’un Sagard dont l’oeuvre s’intègre mal au discours de la Compagnie de Jésus.