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Depuis la parution de Making the Voyageur World de Carolyn Podruchny[16], la monographie de Jean Barman est l’étude la plus importante à paraître sur les voyageurs qui ont parcouru et se sont établis dans plusieurs aires de l’Amérique du Nord entre 1650 et 1850.

Je passe rapidement sur le fait que Jean Barman a une très belle plume, trop belle peut-être, et qu’elle s’appuie sur une recherche quasi exhaustive dans les sources manuscrites et imprimées, en plus d’exploiter la base de données constituée par Bruce Watson sur les milliers d’hommes associés au monde de la fourrure dans le Pacifique Nord-Ouest[17]. Barman est ainsi à même de suivre 1240 Canadiens français, de la vallée du Saint-Laurent jusqu’à l’océan Pacifique, c’est-à-dire sur le territoire qui comprend aujourd’hui la Colombie-Britannique, les états de Washington et de l’Oregon, ainsi que des parties du Montana, de l’Idaho et du Wyoming. En outre, grâce aux contacts suivis avec des descendants de ces voyageurs et de leurs compagnes autochtones, et de divers documents, elle observe, en fin de parcours, les traces mémorielles qu’ils ont laissées.

On connaissait depuis longtemps la rencontre des voyageurs et des femmes autochtones dans la vallée de la Willamette, en Oregon. Récemment, Melinda Jette en a renouvelé l’étude[18]. Mais on ignorait à peu près tout de la présence des Canadiens français dans le reste de la région. C’est particulièrement le cas pour la Colombie-Britannique, les historiens, y compris Jean Barman et moi-même, n’ayant généralement accordé que quelques lignes à la présence francophone, à l’exception de la ruée vers l’or en 1858 et la fondation de Maillardville cinquante ans plus tard[19]. Barman montre éloquemment à quel point cette perspective est erronée et comment celle-ci est liée à l’effacement mémoriel dont ont été victimes les voyageurs de la colonie devenue province, de même que leurs familles métissées. French Canadians, Furs, and Indigenous Women corrige la situation de façon splendide, en faisant ressortir la contribution fondamentale des francophones à la genèse de la Colombie-Britannique.

Si Jean Barman était elle-même francophone, on pourrait sans doute l’accuser de filiopiétisme, voire d’ethnocentrisme, tant son enthousiasme pour la place des « Canadiens français » dans la genèse du Pacifique Nord-Ouest est grand. En effet, même si ses analyses sont profondes et subtiles, l’historienne laisse parfois aller sa plume trop allègrement et elle va un peu trop loin, notamment dans le chapitre 8, intitulé « Saving British Columbia for Canada ». Je m’attendais à une exposition de la contribution concrète des Canadiens français au tracé de la frontière canado-américaine, mais leur rôle a été plutôt indirect, c’est le moins qu’on puisse dire. Sans leur apport à la traite des fourrures, argumente-t-elle, la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) se serait probablement retirée de la région et n’aurait pas fait pression auprès du gouvernement britannique pour qu’il en conserve la partie septentrionale. Personnellement, cette approche contrefactuelle de l’écriture de l’histoire, qui a récemment retrouvé la faveur de plusieurs praticiens de la discipline, me laisse perplexe[20].

En outre, la détermination de l’auteur à mettre en exergue la place centrale des voyageurs dans le Pacifique Nord-Ouest l’amène à peindre ces hommes de façon très positive. Le choix des titres de chapitre est révélateur à cet égard : « Taking Indigenous Women Seriously », « Innovating Family Life », etc. À mon avis, Barman sous-estime les relations de pouvoir ayant cours parmi les voyageurs et leurs compagnes autochtones, relations fondées sur les catégories professionnelles à l’intérieur du groupe et sur les rapports de genre. Les efforts consentis par l’historienne pour faire ressortir l’agencéité des femmes autochtones sont louables, mais elle semble exagérer l’harmonie qui régnait, d’une part, au sein du monde paysan dont étaient issus la majorité des voyageurs et, d’autre part, dans la société qu’ils créèrent sur la côte du Pacifique. D’ailleurs, on retrouve dans le livre plusieurs exemples d’inégalités, de tensions et de conflits.

Le regard que pose Barman sur les voyageurs a une incidence majeure pour les études métisses. Depuis une vingtaine d’années, celles-ci se sont autochtonisées, un développement bienvenu après cent ans de travaux qui faisaient des Métis une sorte de Canadiens français. Historiens, ethnohistoriens et anthropologues ont cependant renversé la vapeur en mettant au centre de leurs analyses l’apport amérindien aux sociétés métissées et métisses d’Amérique du Nord[21]. Je me demande toutefois si le mouvement du balancier n’est pas allé trop loin. On a souvent l’impression, à lire les travaux récents, que l’origine canadienne-française des géniteurs mâles ne compte pas vraiment. Barman montre qu’il n’en est rien, le bagage culturel apporté et transposé au-delà des montagnes Rocheuses par les voyageurs ayant été déterminant dans l’univers qu’ils ont créé, de concert avec leurs compagnes amérindiennes et les représentants des entreprises de fourrures, particulièrement ceux de la CBH.

J’ose prédire que plusieurs chercheurs reprocheront à Barman d’amalgamer sous l’étiquette French Canadians les descendants des colons de la vallée du Saint-Laurent, les Acadiens, les Métis de la Rivière-Rouge ou d’ailleurs, ainsi que les Iroquoiens et autres Amérindiens originaires de l’est du Canada. Je note le cas de Charles Groslouis, parti des environs de Québec en 1817. Ses fils, qui s’enrichirent comme orpailleurs, auraient effectué un voyage en France, pays de leurs ancêtres paternels. Ce serait surprenant, puisque Groslouis était wendat. Quoi qu’il en soit, l’existence même de cette anecdote devrait conforter Jean Barman dans sa décision d’inclure des Métis et des Amérindiens parmi les French Canadians.

Nous sommes ici sur le terrain glissant des identités individuelles et collectives en milieu colonial. Pour ma part, il y a bientôt vingt ans, j’ai établi une distinction entre les Canadiens ou « Canayens », c’est-à-dire les descendants des colons français établis dans la vallée du Saint-Laurent, les Pays d’en haut et plus à l’ouest avant 1840, et leurs successeurs canadiens-français après cette date qui, eux aussi, émigrèrent aux quatre coins du continent. Les Canadiens parlaient français, étaient catholiques, mais ils résistaient plus ou moins à l’autorité cléricale. De plus, leur conscience ethnoculturelle se déployait surtout à l’échelle des relations sociales primaires, pour utiliser un concept sociologique. Plus encadrés par l’Église catholique et davantage sensibilisés, par une élite militante, à la place de la religion et de la langue française dans la construction de la Nation, les Canadiens français portaient sur les autres groupes, notamment les autochtones, un regard beaucoup plus critique, sinon discriminatoire, à une époque où le racisme scientifique prenait racine dans le monde occidental[22]. Bien des nuances s’imposeraient, mais la distinction n’est pas seulement sémantique. En effet, lorsqu’ils s’installèrent, à leur tour, sur les lieux d’implantation des Canadiens à l’extérieur de la vallée du Saint-Laurent, les Canadiens français semblent s’être peu mêlés aux Canadiens, les considérant inférieurs en raison de leur proximité avec les « Sauvages » et établissant un ascendant sur eux[23]. Cela n’a peut-être pas été le cas au Pacifique Nord-Ouest, les Canadiens français n’y ayant pas beaucoup migré dans la deuxième moitié du XIXe siècle, quoique des recherches approfondies révéleraient peut-être des surprises. À titre d’exemple, un jeune menuisier de la région de Québec qui séjourna sur l’île de Vancouver entre 1877 et 1881 ne comprenait pas du tout les autochtones avec lesquels il entrait en contact et il était très scandalisé par les pratiques socioculturelles des « vieux Canadiens » qu’il rencontrait[24].

Enfin, je me permets de souligner une erreur factuelle dans ce livre qui est, en général, très bien documenté. Sur les 1240 Canadiens français qui composent la population étudiée par Barman, vingt proviennent de Rivière-du-Loup, qu’elle identifie comme la localité située sur la rive-sud du Saint-Laurent à 200 kilomètres en aval de Québec. Une vérification des patronymes de ces hommes révèle qu’il s’agissait plutôt jadis la seigneurie, puis de la paroisse et municipalité du même nom située dans le comté de Maskinongé, entre Trois-Rivières et Montréal. Désignée parfois comme Rivière-du-Loup en haut, elle prit le nom de Louiseville en 1879. Si l’on fait cette correction, le nombre d’individus en provenance de Maskinongé augmente de moitié, ce qui fait ressortir encore davantage la place de ce comté dans le peuplement canadien-français du Pacifique Nord-Ouest.

Il demeure que l’étude magistrale de Jean Barman représente désormais l’aune à laquelle devront se mesurer les travaux sur la présence et l’impact des voyageurs sur le continent nord-américain, du milieu du XVIIIe siècle au milieu du XIXe siècle. Est-ce que le portrait qu’elle trace vaut pour le Midwest, le pays des Illinois et d’autres régions ? Seules de rigoureuses recherches comparatives permettront de répondre à cette question.