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Le fonds culturel de l’urbanisme tel qu’il se pratique aujourd’hui s’est constitué à compter de la deuxième moitié du XIXe siècle, à partir des problèmes que la révolution industrielle a cherché à résoudre, en fonction des mutations, d’abord techniques, puis sociales et esthétiques, qu’ont par la suite connues l’urbanisme et l’aménagement du territoire. Au delà de ces mutations, les urbanismes – tant européen que nord-américain – se sont développés sur un socle, un contrat social, celui de la mutualisation des risques et de la pondération des effets environnementaux et sociaux. Mais ces effets n’entraîneraient-ils pas aujourd’hui la remise en cause de ce contrat ? Par ailleurs, phénomène fort inquiétant, ce contrat social ne se retrouverait pas dans la plupart des pays émergents. Aussi, l’heure est peut-être à la reformulation de ce fonds culturel.

C’est précisément ce fonds culturel constitué des principales notions au coeur de l’urbanisme occidental que vise à présenter l’ouvrage élaboré par Francis Beaucire et Xavier Desjardins, tous deux de la Sorbonne – Université de Paris 1. L’opuscule, puisqu’il fait à peine plus de cent pages, mais un bijou pédagogique sans prétention, est un recueil d’extraits de textes qui présente simplement les notions comme les ont définies les grands auteurs-penseurs de l’urbanisme d’Europe et des États-Unis. Il intègre aussi, aspect original et fort intéressant, des passages d’oeuvres d’écrivains qui les illustrent ou y renvoient. Selon les mots mêmes des éditeurs, il ne se veut pas une anthologie, un lexique ou un dictionnaire : il cible plutôt les liaisons et relations que ces notions entretiennent entre elles, et par rapport à une posture ou un raisonnement. Car les notions ne voyagent pas seules. Aussi, les regroupe-t-il en grappes, en fonction précisément de ces liens.

Ainsi, Beaucire et Desjardins dégagent sept « têtes de grappe » : densité, centralité, mobilité, mixité, milieu, espace public et urbanité. Sept notions majeures qui sont chacune l’objet d’un chapitre où se retrouvent les notions associées, 12 au total, en lien avec les problématiques ou enjeux nouveaux. En début de chapitres, les auteurs présentent la notion majeure avec les notions associées ; suivent les textes choisis, chacun étant précédé d’une note de Beaucire et Desjardins où ils font ressortir la raison de sa sélection et son intérêt. Ils mettent ces notions en débat : ils montrent la filiation, les contradictions, les débordements entre les notions, les interrogations qu’elles suscitent. Chaque texte est bien référencé, pour qu’on puisse le retrouver aisément. Enfin, un chapitre clôt l’ouvrage avec une interrogation sur les liens entre les notions. Par exemple, le premier chapitre est consacré à la notion de centralité ; l’introduction de Beaucire et Desjardins présente les notions associées de centre, de pôle et de noeud, dont la superposition et l’intégration sont au coeur du projet urbain, d’un côté, mais que les évolutions de la ville peuvent aussi mettre en tension, sinon dissocier.

Le premier auteur mobilisé est Paul Claval, pour qui la ville est un « commutateur social » : si le besoin d’interactions est le ressort constitutif de la vie urbaine, la recherche d’efficacité passe par la détermination de la configuration optimale des réseaux, de la dimension minimale des points nodaux. Suit un extrait d’un texte de Saskia Sassen qui dégage trois formes de centralité résultant de l’impact des nouvelles technologies de communication : le quartier central des affaires, la zone métropolitaine faite d’une « grille de noeuds » et les centres transterritoriaux issus des échanges télématiques et économiques entre villes globales. Après, c’est un extrait de Marcel Roncayolo qui aborde la notion de centre, plus complexe que confuse, modifiée par les nouvelles techniques et exigences fonctionnelles, mais aussi d’origine socioculturelle : comme la notion évolue différemment selon les groupes sociaux, il importe de bien analyser ces liens complexes pour établir une politique d’aménagement du centre. Dans cette veine, plus loin, Beaucire et Desjardins font intervenir Raymond Ledrut et l’approche sociologique et psychologique de la centralité qu’il préconise, ensuite Didier Vanoni et Elizabeth Auclair sur les conditions propices à la ville des multi-centralités, puis René Schoonbrodt et Luc Maréchal sur la diversité dans la « ville ramassée ». Du côté des sources plus littéraires, les auteurs insèrent un texte de 1867 d’Edmond Aubut qui s’interroge sur l’utilité des allées obscures et des taudis étroits, peu coûteux pour permettre aux classes humbles de résider près des centres, un enjeu toujours d’actualité devant l’accessibilité accrue découlant des transports collectifs. Illustrant la dissociation entre les trois notions, un extrait d’un roman contemporain d’Olivier Adam décrit les espaces périurbains, dépourvus de centralité. Pour clore ce chapitre, les auteurs-éditeurs citent, en rapport avec la densification des abords des gares, à la mode dans les projets urbains, un texte de Francis Ponge sur le quartier phlegmoneux qui s’est formé autour de la gare, « avec ses moustaches de chat ». Enfin, le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré à une exploration schématique et subjective par Beaucire et Desjardins des liaisons que peuvent entretenir entre elles les grappes de notions, objets des chapitres précédents : par exemple, l’accès à d’autres notions, comme l’accessibilité ou la mobilité, que donne la grappe serrée formée des notions de polarité, nodalité et centralité.

Le choix original des textes effectué par les auteurs-éditeurs, en partie spontané ou issu d’une dérive littéraire, suscite quand même certaines interrogations chez le lecteur. Pourquoi tel texte, et non pas tel autre ? Pourquoi ne pas avoir rattaché, comme ils le font parfois à propos du projet urbain, mais plus systématiquement cette fois, les têtes de grappe à des notions encore plus générales comme les conceptions de l’urbanisme, l’urbanisme aréolaire ou l’urbanisme de réseau ? Même si l’ouvrage n’a pas de prétention à l’exhaustivité, les éditeurs, compte tenu du titre, auraient pu intégrer, sous forme d’encadrés, des utilisations faites de ces notions dans les documents issus de la pratique de l’urbanisme ; la portée pédagogique en aurait été accentuée. Mais de tels ajouts auraient compromis la brièveté de l’ouvrage, un atout.

En conclusion, ne ciblons pas ce qui n’est pas dans l’ouvrage, retenons plutôt ce qu’on y trouve, ce qu’est l’ouvrage : un outil intéressant et stimulant non seulement pour l’apprentissage des notions par les futurs urbanistes, mais pour leur critique, et peut-être pour leur reformulation par les praticiens chevronnés, chez qui ces notions sont trop souvent univoques.