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L’histoire des relations politiques et culturelles entre le Québec et la France a fait l’objet de nombreuses études et plusieurs d’entre elles ont été consacrées à l’analyse des discours qui ont imprimé dans l’esprit des Québécois une certaine image de la France : celle de l’Ancien régime, une France monarchique, catholique et conservatrice admirée par la majorité des intellectuels de cette première moitié du xxe siècle, ou celle de la Troisième République, une France républicaine, laïque, libérale et moderne, à laquelle se sont identifiés une minorité de Québécois de la même époque. On est en général assez bien renseigné sur l’allégeance des uns et des autres à travers leurs écrits[2].

On connaît cependant beaucoup moins le point de vue de la France sur le Québec. Les réflexions des intellectuels et artistes français au sujet du Québec semblent plus rares, ou à tout le moins, plus discrètes. Au-delà des observations générales publiées par les artistes français suite à leurs rencontres avec les Québécois installés en France ou suite à leur retour de tournées en Amérique[3], que pensaient réellement les musiciens français des Québécois croisés en France ou au Québec ? En a-t-il déjà été question dans leur correspondance ? Pour ne donner qu’un exemple, que pensait Maurice Ravel de Léo-Pol Morin qui le fréquentait assidûment, qui l’avait accompagné lors d’une tournée européenne en octobre 1923 ainsi qu’à Montréal en avril 1928 ? En a-t-il laissé une trace dans ses écrits ? D’autres correspondances sont par ailleurs plus loquaces ; entre autres, celles des consuls de France à Montréal (surtout pour les années 1928 à 1939). Ceux-ci semblent cependant porter plus d’intérêt à la communauté anglophone montréalaise comme le montre les fréquents rapports qu’ils ont adressés à leur ministre des Beaux-Arts[4].

Dans ce contexte, on souhaite explorer ici la nature des échanges dans les milieux musicaux, français et québécois, liens qui nous semblent teintés de quelques méprises. Admiration d’un côté, indifférence, de l’autre ? Alors que la France dirige son regard vers les États-Unis, le Québec regarde directement la France. C’est le constat qui se dégage de l’analyse des activités en Amérique du Service d’échanges artistiques à l’étranger mis en place par le ministère des Affaires étrangères français au début des années 1920. Cette équivoque soulève donc une question : à quelle France rêvent les musiciens québécois ? Pour y répondre, nous étudierons l’évolution du regard des uns et des autres au cours de l’entre-deux-guerres, puis la transformation des mentalités au cours des années 1940. Mais, afin de comprendre les fondements de ces relations, nous proposons d’abord quelques repères historiques permettant de contextualiser ces échanges, suivis d’une brève analyse des premiers contacts de musiciens québécois qui ont séjourné à Paris au xixe siècle.

Quelques rappels historiques[5]

À la signature du traité de Paris en 1763, la France cède le Canada à l’Angleterre. La Conquête marque la fin de la colonisation française. Environ 60 000 Canadiens passent ainsi d’un régime monarchique à un système parlementaire et à la britannisation des structures de gouvernement. En 1774, pour éviter que les Canadiens se joignent aux insurgés américains, le Parlement anglais vote l’Acte de Québec qui permet l’usage des lois civiles françaises et assure la liberté de religion. La Révolution française de 1789 et l’exécution du roi Louis xvi en 1793 annoncent un discours contre-révolutionnaire entretenu par les autorités britanniques et des membres du clergé catholique qui ont fui la France, discours qui divisera pour longtemps la société canadienne-française dans son adhésion, pour les uns, à une France monarchique (dont on rêve) ou, pour les autres, à une France républicaine (dont il faut se méfier). L’année 1844 marque les débuts des combats libéraux[6] avec la création de l’Institut canadien de Montréal. Tout au long du xixe siècle, ce courant libéral se porte à la défense de la démocratie et des libertés individuelles et traverse l’histoire comme une lame de fond contre l’ultramontanisme, puis le conservatisme du xxe siècle.

En 1855, l’arrivée au port de Québec de la corvette La Capricieuse dirigé par le capitaine Paul-Henri de Belvèze signe la réouverture des liens diplomatiques entre la France et le Canada. Mais ce rapprochement est vécu différemment par les deux pays. La France qui connait peu l’évolution sociale qui a suivi la Conquête, cherche d’abord à développer des relations commerciales avec le milieu canadien-anglais, alors qu’il est vécu par les Canadiens français comme une véritable renaissance des jours anciens. Ils entretiennent à la fois l’espoir de réintégrer la « mère-patrie », mais aussi un profond ressentiment puisqu’ils jugent avoir été abandonnés par celle-ci. Malgré ce paradoxe qui persistera longtemps, cet événement annonce les débuts de stages d’étude dans les institutions françaises pour de nombreux intellectuels, artistes et musiciens québécois.

Par la suite, les relations diplomatiques se formalisent et on assiste à la création successive du consulat français à Québec en 1859, du Commissariat général du Canada et d’une agence du Québec à Paris en 1882, du consulat français à Montréal en 1894, de l’Alliance française à Montréal en 1902, laquelle s’associe à l’Université McGill pour de nombreux cours et conférences (Dozo 2010, 281-295), de l’ambassade de France à Ottawa en 1928 et enfin, en 1944, de celle du Canada en France.

Des musiciens à Paris au cours du xixe siècle

Profitant de l’ouverture des relations grâce à la mission de Belvèze, plusieurs musiciens canadiens-français traversent l’Atlantique pour poursuivre leurs études en France. Mentionnons, entre autres, Calixa Lavallée qui étudie entre 1873 et 1875 avec le pianiste et pédagogue Antoine-François Marmontel, Achille Fortier, premier étudiant canadien inscrit entre 1885 et 1890 au Conservatoire national de musique de Paris dans la classe de composition d’Ernest Guiraud, et la pianiste Victoria Cartier, qui profite de ses passages à Paris entre 1899 et1902 pour développer un réseau ; elle sera à l’origine d’ententes conclues en 1922 entre l’École normale de musique de Paris et le Secrétaire de la Province de Québec, Athanase David[7].

Celui qui représente cependant le mieux cette nostalgie de la France évoquée plus haut, est l’auteur d’un Hymne national au Dieu des Francs et des Gaulois (1875), Guillaume Couture, qui étudie à Paris entre 1873 et 1875, et à nouveau durant l’année 1876-1877. Il fréquente les membres de la Société nationale de musique (fondée en 1870), dont Camille Saint-Saëns, César Franck, Romain Bussine avec qui il étudie le chant et Théodore Dubois, son professeur d’harmonie. Signe de ces liens cordiaux, la Société présente son Memorare en mars 1875. Au cours de cette période, Couture développe un amour inconditionnel envers la culture française, et il en témoigne tout au long de sa correspondance avec Dubois entre 1895 et 1915 ; d’ailleurs, il se considérera toujours, même à 60 ans, non pas comme un collègue, mais comme un élève dévoué. Guillaume Couture exprime sans cesse sa nostalgie de la vie qu’il a connue à Paris. Ainsi écrit-il le 17 décembre 1895 à Théodore Dubois :

Quand retournerais-je à Paris ? Il me semble que ma vie est totalement perdue. Sortez donc un peu de Paris afin de l’apprécier comme il le mérite et plaindre sincèrement ceux que le sort condamne à l’exil ! J’anesthésie mes grands rêves envolés en me jetant corps et âme dans mon travail[8].

Être en exil dans son propre pays, tel sera le sentiment de plusieurs artistes à leur retour au Québec.

Le 7 juin 1899, Couture aborde les problèmes de l’édition musicale qui sont à la base de la difficile diffusion de la musique française au Québec jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Il se plaint de l’attitude des éditeurs français à Dubois :

Si jamais je répète vos Sept Paroles du Christ avec orchestre, ce ne sera certainement pas par l’entremise de la maison Heugel. Il est de tradition en Amérique que les copies d’orchestre en location se paient la seconde fois moitié prix de la première, la troisième fois, le quart ; ensuite, c’est à peu près gratuit. Ainsi suis-je resté stupéfait quand Heugel exigea encore 150 francs pour la seconde location […] Mais ma surprise devait augmenter ; j’ai appris depuis que les parties d’orchestre originales des Sept Paroles sont aussi en location chez Schirmer de New York pour la somme de 50 francs ! Nous voilà loin des 150, sans compter la différence du transport[9].

Le milieu musical du xixe siècle porte donc tous les stigmates des espoirs déçus du Canada français envers la France, à savoir un sentiment d’abandon et d’impuissance devant le poids économique que représente la minorité anglophone au Québec, une lutte pour conserver la langue, la culture et la religion et, enfin, un discours clérical qui, depuis la Conquête, grave dans les mentalités des sentiments de peur et un manque de confiance en soi.

Alors que la France regarde directement les États-Unis…

Durant la Grande Guerre, le gouvernement français met en place une nouvelle structure ministérielle afin de favoriser la rétention des étudiants américains sur le sol français, eux qui, jusqu’alors, étudiaient majoritairement la musique en Allemagne. Rappelons brièvement ici que les liens historiques qu’entretient la France avec les États-Unis datent de son soutien à la Révolution américaine de 1776 et que des rapports structurels et amicaux se tissent dès ce moment, entre autres, par la création de services diplomatiques de part et d’autre. L’intervention américaine vers la fin de la Première Guerre en 1917 ravive ces liens étroits.

En 1918, le ministère français des Affaires étrangères (MAE) et le ministère des Beaux-Arts (MBA) procèdent à la restructuration de leurs relations artistiques avec plusieurs pays et particulièrement avec les États-Unis en créant le Service des oeuvres françaises à l’étranger (SOFE), lequel chapeaute l’Association française d’expansion et d’échanges artistiques (AFEEA). Le pianiste Alfred Cortot en devient le directeur. Grâce aux liens créés durant la guerre avec le chef d’orchestre américain Walter Damrosch et grâce à l’appui financier des Américains, Nadia Boulanger fonde l’École américaine de Fontainebleau en 1921. À cette école d’été qui accueillera uniquement des étudiants américains jusqu’au milieu des années 1930, Cortot ajoute l’année suivante une école régulière dont il devient le directeur, l’École normale de musique de Paris, une institution privée dont les structures d’accueil seront moins restrictives que celles du Conservatoire national de Paris, une institution d’État. Grâce aux nombreux séjours de Cortot et de Nadia Boulanger aux États-Unis, l’École accueillera, entre autres, plusieurs étudiants américains.

Afin d’intensifier la jonction avec le réseau musical américain, le MAE et le MBA collaborent de leur côté avec le Bureau d’échanges artistiques que dirige Robert Brussel à partir de 1918 en appuyant le financement des tournées de musiciens français en Amérique, tournées au cours desquelles les artistes avaient pour mandat de colliger plusieurs informations sur l’éducation et sur le milieu culturel et de les transmettre au Service de propagande mis en place par Brussel[10]. L’année suivante, le pianiste français E. Robert Schmitz profite d’une tournée de concerts aux États-Unis pour créer à New York la Franco-American Society (renommée en 1923 la Pro Musica Society[11]), établissant ainsi la liaison entre les deux pays dont profiteront de nombreux musiciens français, tels Alfred Cortot, Nadia Boulanger, Marcel Dupré, Joseph Bonnet, Léon Vallas[12] et bien d’autres. La Pro Musica Society aura une succursale éphémère à Montréal et c’est dans ce cadre organisationnel que seront financées, entre autres, les tournées américaines de Darius Milhaud, d’Alfredo Casella et de Maurice Ravel en 1927 et 1928, tournées dont la dernière étape avait lieu, sans grand enthousiasme, au Québec, une région bien éloignée de la ligne de mire des Français. Donnons quelques exemples.

Que retiennent les musiciens français de leurs tournées au Québec ?

En 1918-1919, l’Orchestre du Conservatoire de musique de Paris sous la direction d’André Messager organise une tournée dans 50 villes américaines, tournée qui débute à New York le 15 octobre 1918 pour se terminer à Montréal les 4 et 5 janvier 1919 (Holoman 2004[13]). Le mandat de Messager est clair comme il le souligne dans son rapport : « Nous avons tâché de prouver qu’il y a autre chose que de la musique allemande et qu’il reste encore au monde de la musique latine » (Le Canada 1919, 3). Lors de la dernière étape au Québec, on y présente le premier soir des oeuvres de d’Indy, Dukas, Fauré, Lalo et Saint-Saëns, et le lendemain, des oeuvres de Berlioz, Bizet, Franck et Debussy (le Prélude à « L’après-midi d’un faune » (1892-1894)). Le public montréalais déborde d’enthousiasme : « Ce sera le salut du Canada français à la France héroïque, musicale et artistique. Nous étions subjugués par un charme irrésistible », écrit un critique anonyme du journal La Patrie, le 4 janvier 1919 (16). Il semble bien cependant que l’enthousiasme de Messager ait été beaucoup plus faible si l’on en croit les souvenirs du critique musical Frédéric Pelletier :

Quand en 1919, l’Orchestre du Conservatoire de Paris vint aux États-Unis, envoyé par le Gouvernement français, on n’avait pas parlé du Canada. Il fallut que l’impresario L. H. [Louis-Honoré] Bourdon se livrât à des prodiges de négociations et déposât en garantie des milliers de dollars pour le convaincre de venir à Montréal. Ce fut la même chose pour Saint-Saëns qui, finalement, ne traversa pas la frontière. Espérons que la France musicale, quand elle ressuscitera, se souviendra que nous existons

Pelletier 1943, 6

Deux ans plus tard, en novembre et décembre 1921, Vincent d’Indy effectue à son tour une tournée à titre de pianiste avec l’Orchestre symphonique de Boston sous la direction de Pierre Monteux. À l’invitation de l’impresario Louis-Honoré Bourdon, il termine ce voyage par un arrêt à Montréal où il séjourne du 12 au 17 décembre. Quelques jours avant son arrivée, le journal La Patrie publie la traduction d’une entrevue que le compositeur avait accordée à Louis Bromfield à son arrivée à New York et dans laquelle il déclare que la musique moderne — Vincent d’Indy pense probablement ici au jeune Groupe des Six — ne survivra pas car « dans leurs compositions, [ces compositeurs] accumulent la vulgarité, le bruit et la dissonance. Avec Debussy et Ravel, c’est différent » (La Patrie 1921, 18). Après le concert du 12 décembre au théâtre Saint-Denis, d’Indy est reçu par le Club de Réforme et Ernest Duckett, membre de la chorale Brassard, le présente ainsi : « C’est un privilège de vous dire toute la fierté que nous éprouvons d’être les descendants de votre patrie, la France, le centre du mouvement artistique de tout l’univers » (Le Canada 1921, 7). En compagnie du Quatuor Dubois et du chanteur Léopold Fortier, d’Indy offre un second concert, le 15 décembre au matin, au Ladies’ Morning Musical Club et prononce, en soirée, à la bibliothèque Saint-Sulpice, une conférence sur César Franck, accompagné du même Quatuor et du chanteur Joseph Saucier (The Montreal Gazette 1921, 11). Il rencontre le lendemain Mgr Georges Gauthier, recteur de l’Université de Montréal, qui est à la recherche d’un professeur pour le Conservatoire national de musique, affilié à cette même université (Lefebvre 1984).

À son retour en France, d’Indy publie ses impressions de voyage. Il y décrit le Canada comme un endroit « en grande majorité peuplé de Français parlant encore une sorte de patois normand du 18e siècle » (d’Indy 1922, 42). Le chanoine Lionel Groulx, alors à Paris, commente ce jugement dans une lettre qu’il adresse au compositeur :

Nous sommes les premiers, monsieur, à reconnaître les imperfections d’une langue que nous avons défendue et conservée au prix de quelques difficultés et par notre seul effort. Nous croyons que cette langue mérite beaucoup mieux que le qualificatif de patois

Groulx 1922, 252

Dans une lettre datée du 22 décembre 1921, d’Indy fait part à Guy de Lioncourt de la requête que lui a adressée Mgr Gauthier et lui demande de lui recommander un professeur de la Schola Cantorum de Paris. D’Indy lui présente ainsi le contexte :

Montréal est peuplé de Français, ou du moins, de coloniaux qui se réclament de la France et dont la plupart ne savent même pas l’anglais […] Les élèves de l’Université de Montréal sont trop pressés, veulent apprendre toute la musique en trois mois et ne jurent que suivant l’évangile de Poulenc et de Milhaud. Il s’agirait donc pour ce professeur de réformer cette tendance et de leur apprendre ce que c’est que l’Art

cité dans d’Indy 2001, 790

Aucune suite ne lui ayant été donnée, la demande de Mgr Gauthier restera lettre morte.

Quelques années plus tard, dans le cadre des ententes entre le MBA et la Pro Musica Society, Maurice Ravel effectue à son tour une tournée américaine qui durera quatre mois, du début janvier à fin avril 1928 (Dunfee 1980[14]). Il termine ce long périple à Montréal le 19 avril 1928 au Théâtre Saint-Denis devant un parterre parsemé. Il interprète, entre autres, la suite Ma mère l’Oye, pour piano à quatre mains, avec Léo-Pol Morin (Potvin 1988). À son retour en France, Marcelle Gérar (Regerau), chanteuse et amie de Ravel, répond aux questions d’un journaliste qui souhaite publier les impressions de ce dernier sur cette tournée. Dans ce bref article, il n’y aura aucune référence à son passage à Montréal (Gérar 1928, 1).

On a beaucoup insisté sur la relation qui unissait Morin à Ravel. Pourtant, Morin lui-même n’y fera qu’une brève allusion, et ce, au moment du décès du compositeur français en décembre 1937. Tout en maintenant une distance respectueuse envers le célèbre musicien de 17 ans son aîné, et évitant d’aller jusqu’à se déclarer « son ami », il écrit alors :

Je l’ai bien connu. J’ai même eu le plaisir de voyager avec lui en Belgique, en Hollande et en Angleterre dans le temps des « tournées Ravel[15] »… Il lui arrivait de s’isoler du monde et quand on le croyait très loin, il était soit à Paris, soit chez son frère à Lavallois, soit à Montfort, soit encore chez ses très chers amis Maurice et Nelly Delâge, mes sympathiques voisins et amis d’Auteuil

Morin 1938, 2

Cette relation n’est évoquée que beaucoup plus tard, parmi les souvenirs que publie l’ami de Morin, Robert de Roquebrune, en 1968, puis lors de deux entrevues que ce dernier accorde à Pierre Saucier en 1971 et à Lise Payette en 1972 (citées dans Caron 2008, 132-133; 167-168). Roquebrune entame alors ses 80 ans. S’appuyant sur ses souvenirs lointains, il rapporte que Morin « rend régulièrement visite à la maison de campagne de Ravel […] et qu’il développe avec le désormais célèbre compositeur une relation privilégiée qui lui permet de bénéficier de ses conseils pour interpréter ses oeuvres » (cité dans Caron 2008, 132-133). Roquebrune affirme qu’à cette période, il voyait lui-même Ravel « certainement deux fois par semaine » (cité dans Caron 2008, 167-168). Il se souvient des soirées chez l’ami de Morin, le compositeur Maurice Delâge, où « on rencontrait tous les musiciens de l’univers. Nous passâmes une soirée avec Stravinsky […] Nous dînions souvent dans cette maison et nous suivions avec angoisse les progrès du mal chez Ravel » (Roquebrune 1968, 137-138) lequel meurt quelques semaines plus tard des suites d’un cancer au cerveau.

Mais, ces souvenirs, racontés à postériori, étaient-ils partagés par le célèbre compositeur français ? Du côté de Ravel, nous n’avons trouvé, dans la littérature qui lui est consacrée, aucune trace de réminiscences de son passage à Montréal ni sur d’éventuels liens amicaux qu’il aurait entretenus avec Léo-Pol Morin (Les Cahiers Maurice Ravel 1985-2015 ; Marnat 1986 ; Orenstein 1989). La différence d’âge, la célébrité et l’obligation de donner concert au Québec, le dernier avant son retour en France, expliquent probablement le silence de Ravel envers le musicien québécois. Par contre, pour le Canadien français d’alors, pouvoir rattacher son nom à un artiste français renommé permettait de valoriser une réputation. Et pour Roquebrune, la fiction n’est jamais très loin de la réalité, comme le mentionne Jean-Guy Hudon qui, reconnaissant la part d’imaginaire contenue dans les mémoires de Roquebrune, ajoute : « Il faut se méfier un peu d’une mémoire défaillante ou d’une certaine tendance à l’affabulation » (Hudon 1981, 131).

Par ailleurs, on sait que Morin a vivement souhaité intégrer le milieu musical français. Grâce au prix d’Europe créé en 1911 et aux bourses du gouvernement à partir de 1921, plusieurs musiciens, interprètes et compositeurs québécois vivent à Paris, soit pour étudier, soit pour tenter d’y faire carrière. C’est le cas de Léo-Pol Morin qui, après y avoir étudié de 1912 à 1914, s’installe en France en 1919 avec l’espoir de s’y établir (il y demeurera jusqu’en 1925). Mais, s’insérer dans le réseau français et faire carrière à Paris pour un musicien québécois à cette époque, est-ce possible ?

Léo-Pol Morin a offert 43 concerts entre 1919 et avril 1925[16] dont dix lors d’une tournée au Québec en mars et avril 1922, probablement pour renflouer ses coffres (Caron 2008, 453-495). Car si le fait de présenter 33 concerts en six ans à Paris constitue un accomplissement certes digne de mention, cela n’est malheureusement pas suffisant pour que le pianiste puisse gagner sa vie, d’autant plus que ses programmes, consacrés surtout aux compositeurs contemporains, s’adressent à un public plus restreint et ont lieu dans des salles plus intimes que ceux offerts par des pianistes virtuoses. Le 13 avril 1923, Morin s’adresse à Robert Brussel (qui, rappelons-le, dirige le Bureau d’échanges artistiques) afin d’offrir ses services pour promouvoir la musique française au Canada, espérant ainsi profiter des ressources financières de l’institution française. Il écrit : « Je vis en France loin du Canada, mais j’y maintiens une action constante[17] ». Cette lettre demeure sans réponse. Il revient donc au Québec en avril 1925 et y poursuivra une longue et fructueuse carrière tant au Canada qu’aux États-Unis jusqu’à son décès en 1941. Morin persistera cependant à se définir comme Français et confiera en 1935 au journaliste Willie Chevalier « qu’il est devenu citoyen de Paris puisque c’est à cette ville qu’il paie des taxes » (Chevalier 1935).

C’est donc dire que, comme Guillaume Couture avant lui, Morin se considérait un exilé dans son propre pays.

Bien qu’il n’ait laissé aucun souvenir de son passage à Montréal, on sait que Charles Koechlin a rencontré soeur Marie-Stéphane, directrice de l’École supérieure de musique d’Outremont[18]. Koechlin s’est rendu aux États-Unis en 1918, 1928, 1929 et 1937, via le réseau de E. Robert Schmitz, lequel publie entre 1923 et 1929 dans le Pro Musica Quaterly plusieurs informations à ce sujet ainsi que cinq articles du compositeur[19]. Koechlin vient à Montréal le 21 septembre 1937 afin de présenter une conférence à l’École Vincent d’Indy sur « Les modes antiques et l’art populaire » (Pelletier 1937a, 6). Mais, on peut se demander ce qui a motivé Koechlin à venir à Montréal à la fin de son voyage à San Diego ? Liouba Bouscant évoque brièvement sa présence à Montréal dans un article sur les conférences du compositeur français (Bouscant 2010, 96[20]), et Elise Kuhl-Kirk analyse les quatre séjours américains, excluant malheureusement Montréal (Kuhl-Kirk 1978, 50-68). Selon les informations que nous a transmises par courriel Sonia Popoff, archiviste à la Médiathèque Mahler, Koechlin n’a fait lui-même aucune allusion à sa visite à Montréal dans ses « Notes sur l’Amérique » (1937) et dans son « Journal de voyage[21] ». Ce sont plutôt les Archives de l’École supérieure de musique d’Outremont qui nous renseignent le mieux. Dans les Chroniques de la Congrégation des Soeurs des Saints-noms-de-Jésus-et-de-Marie, on lit :

Appelé comme professeur en Californie au cours de l’été dernier (1937), Charles Koechlin avait exprimé le désir de ne point retourner dans son pays sans venir à Outremont pour renouer connaissance avec soeur Marie-Stéphane qu’il avait rencontrée à Paris il y a deux ans[22].

Et effectivement, dans ces mêmes Chroniques, on apprend que la directrice de l’École réside en France de septembre 1935 à mai 1936. Elle se rend d’abord chez Robert Brussel pour lui expliquer les raisons de sa visite, à savoir lui permettre de mieux connaître les différentes maisons d’enseignement de la musique. Elle rencontre par la suite des pédagogues réputés en techniques d’écriture, dont Simone Plé-Caussade, Charles Tournemire, Jean Roger-Ducasse et Noël Gallon, dont certains, selon la chroniqueuse, lui dédieront quelques oeuvres. Elle assiste aux cours de piano de Jules Gentil à l’École normale de musique de Paris, à ceux de Guy de Lioncourt à l’École César-Franck, et surtout aux cours qu’offre Koechlin à la Schola Cantorum. Durant son voyage, elle tient un journal dont la chroniqueuse tente d’extraire l’essentiel :

Quant à Charles Koechlin, ce musicien à la fois si savant et si original, il étonne tout le monde par sa condescendance[23] envers une religieuse canadienne qu’il ira même visiter à l’Abbaye-aux-Bois pour lui remettre quelques travaux d’élèves de l’École qu’elle lui a transmis, travaux qu’il a examiné avec soin et intérêt et sur chacun desquels il a écrit quelques notes d’appréciation très précieuses et très encourageantes et maintes fois, il répète : « Que l’on travaille sérieusement au Canada[24] ».

À l’été 1937 alors qu’il est à San Diego, Koechlin, qui avait déjà vainement tenté de venir à Montréal en 1936, souhaite passer par Montréal avant son retour en France pour y rencontrer son ancienne élève. C’est ce que nous apprennent les huit lettres qu’il adresse à soeur Marie-Stéphane entre 1937 et 1939. Dans la correspondance des 1er, 17 et 25 août 1937, il tente de fixer la date de sa conférence, et la remercie le 23 septembre alors qu’il s’apprête à prendre le chemin de retour par bateau à partir de New York.

Entretemps, soeur Marie-Stéphane crée des liens professionnels avec deux collègues de Koechlin : Guy de Lioncourt, directeur de la classe de composition à l’École César-Franck, et Noël Gallon, professeur de fugue au Conservatoire de Paris, à qui elle envoie les travaux d’harmonie, de contrepoint et de composition des élèves de l’École pour obtenir leurs observations et évaluations (Pelletier 1937b, 6), moyennant en retour, comme il est permis de le croire, une rétribution financière. En janvier 1938, puis en janvier et avril 1939, Koechlin manifeste son intention de revenir au Québec dans le but de solidifier ces contacts professionnels entre l’institution religieuse montréalaise et le milieu musical français, mais la Seconde Guerre, imminente, contrecarre le projet.

Le Québec a, de son côté, les yeux rivés sur la France…

Rappelons d’abord deux décisions politiques prises par le Gouvernement français au début du xxe siècle qui auront une incidence sur le milieu culturel québécois. La Loi Combes votée en 1904 retire le droit d’enseigner aux communautés religieuses et conduit en 1905 à l’adoption de la Loi de Séparation faisant ainsi de la France un état laïque. Cette loi provoque l’émigration de plusieurs membres des communautés religieuses françaises vers le Québec. Porteurs d’un discours antirévolutionnaire (Laperrière 1982), ces représentants du clergé soutiennent ceux dont le regard est tourné vers la France catholique, comme en témoignera plus tard le critique musical Frédéric Pelletier[25].

Que retiennent les musiciens québécois de leur séjour en France ?

Plusieurs intellectuels et artistes rejoindront à cette époque le réseau parisien Amitiés catholiques françaises, dirigé par Mgr Alfred Baudrillart, recteur de l’Institut catholique de Paris (ICC). Ce sera le cas, par exemple, de l’avocat et économiste Édouard Montpetit invité à titre de conférencier, et de son protégé, l’organiste Eugène Lapierre installé à Paris entre 1924 et 1928. Inscrit à l’Institut grégorien (rattaché à l’ICC), ce dernier participe aux cours d’été offerts par l’École de Solesmes et étudie l’orgue avec Marcel Dupré. À son retour au Québec, Lapierre prend la direction du Conservatoire national de musique, affilié à l’Université de Montréal, et invite Dupré, alors en tournée aux États-Unis, à donner le concert inaugural le 8 octobre 1929[26]. Le consul Ludovic Carteron commente ainsi l’événement :

Durant sa tournée en Amérique du Nord, Marcel Dupré accorda quelques heures à Montréal pour tenir sa promesse qu’il avait faite à son élève Eugène Lapierre […] Ce concert donné en hâte à Notre-Dame sur des orgues désaccordées n’a pas été un événement musical. Le Conservatoire l’offrait gratuitement à titre de publicité[27].

De son côté, l’historien Jean Bruchési évoque le milieu social dans lequel il évolue en 1923-1924. Participant à une rencontre du Comité de propagande canadienne-française au sein des Amitiés catholiques à laquelle assistent les musiciens Conrad Bernier et Gabriel Cusson, il décrit ainsi l’événement :

D’un côté la ville du plaisir sans limites, de la honte et des vices, la ville de l’anarchie sous toutes ses formes, la ville dont on parle, hélas! De l’autre, la ville incomparable des Lettres et des Arts, de la Foi et de la charité chrétienne […] Les belles paroles de René Bazin ne tombent pas dans un sol infertile : […] Jeunesse canadienne, […] [n]e prenez rien de l’esprit de la Révolution qui est détestable, rien de ce scepticisme élégant qui eut son heure mais qui est mort…, Étudiez la France de la foi, de la prière et de la charité. Vous comprendrez que la France n’a pas, dans son coeur qui est sain, répudié la vocation divine

Bruchési 1925, 96-99[28]

Soulignons que l’objectif des Canadiens français qui choisissent de s’insérer dans le réseau du milieu catholique vise d’abord à obtenir une promotion sociale qui leur offrira de meilleures chances, à leur retour au Québec, de développer une carrière dans le milieu de l’éducation, contrôlé par le clergé.

Par contre, certains Québécois seront davantage attirés par la France républicaine. On pense en particulier au pianiste Léo-Pol Morin dont nous avons déjà évoqué la carrière, et au compositeur Rodolphe Mathieu qui circule, lors de son séjour à Paris entre 1920 et 1925, dans le milieu des compositeurs et critiques contemporains indépendants, en périphérie du Groupe des Six, tels Albert Roussel, Louis Aubert, Marcel Mihalovici, André Schaeffner, Alexandre Tansman et Vladimir Goldschmann. Mais bien avant son départ, Mathieu manifeste son émancipation du discours clérical et son individualisme en tant que créateur, comme en témoignent ses liens avec le milieu des libres penseurs montréalais et la production de ses premières oeuvres entre 1913 et 1919 (Lefebvre 2004, 28-30). Il ne sera donc pas étonnant de le retrouver à Paris, assistant aux réunions du Groupe d’études philosophiques et scientifiques pour l’examen des idées nouvelles, créé en 1922 par le psychanalyste René Allendy, et au cours desquelles étaient présentés des concerts de musique moderne (ibid., 103-106). Malheureusement, par timidité peut-être, Mathieu est demeuré en retrait des activités sociales qui auraient pu lui permettent d’établir des relations plus étroites avec des collègues français, du moins, nous n’en avons retrouvé aucune trace, et son adhésion bien connue aux idées libérales lui ont fermé plusieurs portes dans l’enseignement à son retour au Québec.

Quant à Claude Champagne, qui aura une brillante carrière comme compositeur et comme pédagogue dans plusieurs institutions montréalaises avant de devenir le directeur adjoint du Conservatoire de musique du Québec de 1942 à 1962, ses relations avec le milieu musical français sont difficiles à vérifier, car son fonds d’archives demeure muet sur la période parisienne[29]. Seule la correspondance qu’il envoie à Alfred Laliberté entre 1921 et 1924 nous renseigne sur ses activités et son orientation esthétique ; le 30 avril 1923, il lui écrit :

Je puis avancer aujourd’hui de par l’expérience acquise qu’en prenant le chemin des tonalités diatoniques, on peut arriver à des sommets d’un modernisme lumineux et transcendant […], mais de grâce ne m’engagez pas à vous causer des écritures en labyrinthe ou en forme de codas successives. Car, malgré que vous connaissiez mon caractère, je pourrais me laisser aller à en dire beaucoup de mal[30].

On sait également qu’il portera un intérêt particulier au folklore comme source d’inspiration, à l’instar de plusieurs compositeurs français, espagnols et russes durant les années 1920, mais sans pour autant adhérer à un discours nationaliste. Champagne a, en effet, très peu publié de textes sur ses prises de position, politique ou esthétique, à l’exception de commentaires sur ses propres oeuvres. Entre 1921 et 1928, il circule dans les trois principales institutions musicales françaises, ce qui lui permet d’observer les modalités de fonctionnement de ces maisons d’enseignement. Il participe, comme auditeur, aux classes d’André Gedalge (contrepoint), de Raoul Laparra (orchestration) et de Paul Vidal (composition) au Conservatoire de musique, et suit quelques cours particuliers avec Charles Koechlin tout en poursuivant l’apprentissage du violon avec Jules Conus à l’École normale de musique, et s’inscrit à la chorale de la Schola Cantorum. Mais, par ailleurs, il fréquente très peu, socialement, le milieu musical parisien comme tel. Il développe plutôt son réseau à partir du poste qu’il occupe aux Archives publiques du Canada, là où plusieurs Canadiens travaillent à copier les documents relatifs à l’histoire canadienne, un lieu que fréquentent de nombreux étudiants en droit et en histoire inscrits dans les universités françaises. On pense, entre autres, à Jean Désy, Pierre Dupuis et Jean Bruchési qu’on retrouvera éventuellement dans la diplomatie canadienne et dans la fonction publique québécoise, et qui contribueront au développement de la carrière et de la diffusion des oeuvres de Champagne à l’étranger.

Force est de constater qu’au cours de son passage en France, Champagne rêvait moins de s’insérer dans le réseau musical français que de réfléchir, de façon plus réaliste, à la meilleure manière d’intégrer, à son retour, le milieu musical francophone et anglophone, et d’y laisser une empreinte durable. Il profitera donc de ce séjour pour tisser des liens avec des personnalités québécoises qui obtiendront par la suite des postes d’autorité et sur lesquelles il pourra compter au cours de sa carrière d’enseignant et d’administrateur, ce que démontre bien la correspondance déposée dans son fonds d’archives.

Émergence d’une prise de conscience identitaire (1939-1949)

Nous avons brièvement évoqué au début de ce texte, l’attrait que représentait le milieu anglophone pour les diplomates français. Un exemple nous est fourni par le doyen de la Faculté de musique de l’Université McGill, Douglas Clarke, qui fonde le Montreal Orchestra en 1929. Il fait alors face à de nombreuses critiques de journalistes francophones quant à son choix de répertoire qui laisse peu de place à la musique française. Pour Clarke qui souhaiterait pouvoir en diffuser davantage, la difficulté est avant tout d’ordre financier, car les partitions sont rares, difficiles d’accès et dispendieuses. Il en fait part au consul de France, Ludovic Carteron, qui soumet le problème à Robert Brussel afin d’obtenir une aide dans l’acquisition de partitions de musique française. Carteron explique ainsi la situation dans sa lettre du 29 décembre 1931 :

En 1930, des personnes bien intentionnées ont pensé qu’il était temps que la métropole possède un orchestre symphonique. Sous le double signe de l’art et de la charité, des réunions eurent lieu. Les Anglais s’y rendirent avec leur souscription, les Canadiens-français, avec leurs prétentions. Le petit lot de prétentieux fit échouer l’entente qu’on allait conclure. Douglas Clarke est un musicien consciencieux et souhaiterait recevoir des partitions de musique française. En ce qui concerne Montréal, c’est l’heure de tenter une conquête qui engage l’avenir[31].

Non seulement cette correspondance démontre-t-elle, en dehors des discours officiels, une certaine indifférence frôlant le mépris à l’égard des Canadiens français, mais elle reflète chez certains diplomates français une nette volonté de conquérir le milieu anglophone. Le poète Alfred Desrochers avait d’ailleurs déjà bien senti cette indifférence lorsqu’il écrit en 1931 : « Nous n’obtiendrons jamais en France que des succès de charité. Nous recevrons de la pitié, de la sympathie, mais de l’honnête attention, jamais […] Ne vaut-il pas mieux alors de décider de vivre en terre d’Amérique et ne chercher de salut qu’en nous-mêmes ? » (Desrochers 1931, 179).

Toutefois, certaines attitudes évoluent au fil du temps. Le 14 juin 1940, Wilfrid Pelletier dirige au théâtre His Majesty’s l’opéra Pelléas et Mélisande de Debussy (1902). Cette création montréalaise a lieu le jour même où les Allemands entrent dans Paris. On en fait l’annonce durant le concert. Une coïncidence tragique qui soulève un élan de soutien général envers la France. Léo-Pol Morin écrit alors : « Comment empêcher que l’esprit, que les souvenirs, en écoutant Pelléas, ne se porte de l’autre côté des mers, vers le pays de Claude de France où se joue un drame épouvantable » (Morin 1940, 2). Émile-Charles Hamel ajoute :

La France peut être vaincue, écrasée. Elle pourrait même disparaître de la carte d’Europe comme nation, broyée par une dictature étrangère. Mais ce que les nazis ne sauront jamais faire, c’est d’empêcher le rayonnement dans le monde de l’esprit français, de l’âme française, de l’art de France

Hamel 1940a

Et, il conclut dans un second article publié le même jour dans le même journal : « Quelque chose en nous s’est brisé qui, peut-être, ne renaîtra jamais » (Hamel 1940b).

Comme l’a évoqué Gilles Gallichan, « une conquête militaire n’atteint pas uniquement les généraux et les politiciens, elle met en péril la culture et le génie créateur d’un peuple » (Gallichan 2005, 272). Ainsi, pour André Laurendeau, cette nouvelle annonçait peut-être une rupture du lien ombilical maintenu jusque-là avec la « mère patrie ». À cette crainte, il ajoute une double menace, soit que l’Allemagne envahisse les côtes canadiennes, soit que notre isolement provoque une annexion aux États-Unis. Il se demande alors ce qu’il restera de notre propre culture et paraphrase le vieil Arkel de Pelléas : « Si j’étais le bon Dieu, j’aurais pitié des Canadiens français » (Laurendeau 1940, 279).

C’est dans ce contexte que Laurendeau provoque, de manière inattendue, une vaste enquête sur l’avenir de la culture canadienne-française qui se répercute dans plusieurs journaux et revues entre 1940 et 1942 (Lefebvre 2012). La question posée est simple : « Dans quel sens devons-nous orienter notre culture, en dehors de la culture française et américaine ? » Question à laquelle répondent 53 personnalités, dont plusieurs musiciens. Retenons ici les commentaires de Léo-Pol Morin qui évoque « ce mépris de soi-même, ce complexe d’infériorité, ce doute affreux et bête de soi, cette incapacité d’admirer ce qui est canadien » (Morin 1941) et de Jean Papineau-Couture qui affirme qu’au-delà des styles nationaux, le compositeur entrevoit une musique plus universelle qui demeurera peut-être marquée par la culture française, « mais cette influence ne sera jamais assez forte pour nous réduire à l’état d’embranchement de l’école française » (Papineau-Couture 1942, 25).

Ainsi, pour une première fois, se questionne-t-on sérieusement et longuement sur la nature du rapport à la France qu’entretiennent des intellectuels, écrivains et artistes canadiens-français, rapport jusque-là teinté d’un sentiment d’infériorité, de l’illusion de pouvoir y construire de véritables réseaux professionnels, du rêve de pénétrer les cercles artistiques et d’y être reconnu dans l’espoir d’obtenir une consécration comme en témoigne l’étalage des rencontres qui parsèment leurs souvenirs (Rajotte 1994). Par la suite, trois manifestes viennent confirmer cette volonté d’affirmation d’une culture propre à la société québécoise.

Le 9 mai 1945, le journaliste et romancier Jean Charles Harvey prononce une conférence sur le thème de la peur; publiée la même année (Harvey 1945), elle est un véritable pamphlet contre l’oppression cléricale qui a freiné cette confiance en soi si nécessaire au développement d’une société. Harvey ose poser la question et préciser l’objet de cette crainte : « de qui » a-t-on peur exactement ? Mieux encore, il identifie ceux qui, parmi les détenteurs de pouvoir, ont entretenu ce sentiment auprès de la population. Cette courageuse prise de conscience contribuera à modifier le sentiment que les Canadiens français ont alors d’eux-mêmes.

Puis, en 1947, Robert Charbonneau publie La France et nous, un recueil d’articles provoqués par la parution, l’année précédente, dans Le Figaro , d’un article de l’écrivain français Georges Duhamel affirmant que la littérature québécoise ne serait qu’une branche de l’arbre français (Duhamel 1946, 1-2). « Nous ne serons jamais un embranchement de la littérature française », s’écrient en substance les auteurs québécois (Charbonneau 1993 [1947]), reprenant la formulation qu’avait utilisée Jean Papineau-Couture quelques années auparavant à propos d’une école canadienne de composition. Ce sera le point de départ de la recherche d’autonomie de la littérature québécoise, laquelle se libère peu à peu, à son tour, de ce sentiment d’infériorité.

Enfin, en 1948, appuyé par quinze signataires, Paul-Émile Borduas publie Refus global, un manifeste virulent contre la peur et le néfaste attachement au passé. Le peintre y pose un regard lucide sur l’état d’esprit des Canadiens français qui les empêche de puiser dans leurs propres ressources pour acquérir la capacité de penser par eux-mêmes. C’est probablement à cette dépendance envers la pensée des autres et à une déplorable absence d’originalité auxquelles pense André Laurendeau lorsqu’il écrit en 1936 :

Les Français ne nous connaissent pas beaucoup en général et ne manifestent pas le désir de nous connaître. Il faut comprendre cependant que s’ils ne s’intéressent pas beaucoup à nous, c’est que nous ne sommes pas toujours intéressants

cité dans Rajotte 1994, 41

Le journaliste Jean Bouthillette fera écho à cette voix quelques décennies plus tard, en 1972 : « Nous attendons toujours quelque chose dans notre long hiver intérieur, le regard tourné vers un en-deçà de nous-mêmes, et nous souffrons profondément de ne voir rien venir. Or rien ne peut venir que de nous-mêmes » (Bouthillette 1989 [1972], 52[32]).

La décennie 1940 marque donc un tournant dans la prise de conscience, par les artistes et intellectuels du Québec, d’une affirmation de leur valeur et de leur unicité, si l’on souhaite, non pas survivre, mais bien vivre et croire en ses propres capacités de création et d’innovation. À partir de 1949, une nouvelle génération d’intellectuels, d’artistes et de musiciens séjournera en France dans un tout autre état d’esprit, non plus pour s’insérer dans des réseaux, souvent par opportunisme, mais bien dans la perspective de construire de nouvelles relations basées cette fois sur la réciprocité, relations qui transformeront la nature des échanges entre Français et Québécois.

Quelques remarques conclusives

Les difficultés liées à la recherche visant à retracer à distance les discours plus intimes (journaux personnels et correspondances) entretenus par les intellectuels et artistes français entre eux, de façon à davantage cerner leur perception des Canadiens français, puis des Québécois, nous incitent à conclure de manière provisoire. À travers les propos que nous avons pu retrouver, nous avons cherché à établir d’abord quelques bases historiques pour mieux comprendre l’évolution des relations entre les milieux intellectuels et musicaux, le passage du rêve canadien-français à la réalité québécoise.

Cette nouvelle réciprocité évoquée plus haut, on peut en prendre la mesure dans une correspondance de 1954, entre deux jeunes compositeurs, âgés de 25 et 30 ans, l’un du Québec et l’autre de France :

Je suis content de recevoir vos partitions. Je comprends votre isolement, car Montréal n’est pas encore un haut lieu de la musique. Merci des efforts que vous avez faits pour moi en particulier […] Le programme que vous m’envoyez est vraiment très intéressant et je ne puis que vous remercier de m’y avoir inscrit. Envoyez-moi vos partitions pour que je voie si on a la possibilité de les donner dans un des concerts au Petit Marigny. En espérant vous connaître un jour,

Pierre Boulez

Il s’adressait à Serge Garant[33]. Pouvait-on rêver d’une meilleure collaboration ?