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Mai 68 : la France tremble, les universités sont occupées, la grève sociale s’étend au monde ouvrier et le général de Gaulle se réfugie en catimini à Baden-Baden ; un grand bouleversement semble imminent. Octobre 70 : le Québec tremble, humilié par une crise qui mène à la déclaration des mesures de guerre par le gouvernement fédéral, à l’occupation de ses universités et à l’emprisonnement de centaines de ses intellectuels, artistes et militants de gauche. Dans plusieurs textes, Michel de Certeau et Fernand Dumont témoignent sur le vif de leur expérience, l’un anticipant des lendemains qui chantent, l’autre constatant un futur momentanément bloqué. À première vue, il s’agit de deux événements et de deux expériences incomparables. Pourtant, lorsqu’on décentre les coordonnées locales généralement utilisées pour rendre compte de ces événements, une autre histoire apparaît possible, qui s’inscrit bien sûr dans les contextes locaux, mais qui se déploie aussi en fonction des expériences du temps globales propres à la période.

C’est d’abord la découverte de ressemblances éparses qui m’ont mis sur la piste d’une histoire comparée et connectée entre Fernand Dumont et Michel de Certeau, notamment l’appartenance générationnelle (ils sont nés en 1927 et 1925, respectivement), la langue française, un catholicisme de gauche, un souci pour les dépossédés de la parole, ainsi qu’un éclectisme académique entre l’histoire, la sociologie, l’épistémologie, l’anthropologie et la théologie. Mais l’association libre de ces ressemblances, à moins qu’on veuille écrire sur le mode des « vies parallèles » de Plutarque, ne mène pas bien loin. Elle ne permet pas de sortir du cadre biographique et renforce ainsi l’association spontanée que l’on établit entre des « expériences » (uniques) et une « vie » (incomparable). La perspective biographique doit donc être confrontée à une autre approche pour dépasser ce que Michel Foucault nommait la « puissance exemplaire de la vie », souvent posée comme ultime « principe organisateur » des expériences d’un contemporain à l’aide d’une origine, d’une volonté et d’une destinée[1].

Pour y parvenir, je resserrai l’analyse autour de la jonction – qui est tout à construire – entre les deux itinéraires à un moment particulier : les « années soixante-huit », qui s’étendent grosso modo de 1967 à 1971 et désignent une période de radicalisation en Occident. Mais comment historiciser des expériences et des représentations relevant de contextes dont les mythes et les récits collectifs divergent à tant d’égards ? À l’intérieur des années 1968, je privilégierai une attente partagée par les deux auteurs : celle d’une « société nouvelle ». Il ne s’agira pas de décrire celle-ci en juxtaposant différents croquis, mais de démontrer comment Fernand Dumont et Michel de Certeau ont radicalisé leur attente d’une société nouvelle tout au long des années 1960. En d’autres termes, afin d’éviter le péril impressionniste de la comparaison strictement horizontale entre deux contemporains à un moment donné, je dégagerai des jonctions entre eux à partir du devenir de leur horizon d’attente. J’éviterai cependant de renvoyer ce devenir aux seuls itinéraires et/ou contextes nationaux des deux auteurs. À cette fin, je mobiliserai le concept de régime d’historicité, qui permet de revisiter les périodisations établies à partir des histoires locales.

Au Québec, grâce à toute une génération de travaux ayant déconstruit et relativisé le mythe de la « grande noirceur », on peut désormais parler non plus d’un avant et d’un après Révolution tranquille (1960-1966), mais d’un « tournant » des années 1960. Cette assignation dans la périodisation décennale ouvre à la comparaison et au croisement avec d’autres contextes. François Hartog a défini deux modes temporels du régime d’historicité au xxe siècle : le futurisme et le présentisme, le premier caractérisant davantage le début du siècle et le second, la fin, bien que les deux modes se chevauchent chaque décennie[2]. Les expériences du temps débordent bien sûr cette polarité, qui risque toujours d’être cristallisée, soit à force d’être répétée soit à travers son rôle dans l’établissement de marqueurs symboliques – et parfois de mythes – pour une ou plusieurs générations. L’histoire comparée et connectée des expériences du temps constitue un antidote à ces fixations et, tout à la fois, un visa pour débusquer des phénomènes ensevelis jusque-là[3].

À hauteur de contemporains, le régime d’historicité se manifeste à travers des expériences du temps et des configurations spatiales[4]. Actualiser le passé, critiquer un état des choses, se situer dans le monde ou se projeter dans le futur implique l’articulation et du temps et de la spatialité[5]. Fernand Dumont et Michel de Certeau ont fait une utilisation extensive des registres spatial et temporel pour témoigner de leurs expériences. Dans les mots de Micheline Cambron, qui s’est attardée aux rapports entre spatialité et temporalité dans les discours culturels, « l’espace ne remplit donc pas seulement une fonction descriptive », puisque « certaines images font de l’espace un élément dynamique dans l’imaginaire » et, ainsi, « contribue[nt] à déterminer le possible du récit[6] ». Cette double entrée (temps et espace) dans le régime d’historicité a aussi valeur de garde-fou contre les généralisations hâtives et les stabilisations d’expériences qui, passées au tamis biographique, perdent leur résonance locale et globale. On remarquera dans cet article que les mêmes mots sont souvent utilisés d’une période à une autre. L’attente de la « révolution », par exemple, est énoncée toutes les décennies de la période contemporaine, mais elle n’est pas articulée avec les mêmes configurations spatiales. Reinhart Koselleck a démontré le passage, au xviiie siècle, de la représentation de la « révolution » sous la forme d’un temps cyclique (ou rien de neuf n’arrive) à la représentation de la « révolution » comme brusque transformation[7]. On retrouvera cette polarité jusqu’aux tournants des années 1960 et 1970, que nous allons maintenant aborder.

Les élites de demain

Pour caractériser le régime d’historicité du tournant des années 1960, on peut parler du dernier grand acte de la modernité triomphante, au cours duquel le monde, dans les mots de Marcel Gauchet, apparaît « intégralement humanisable, comme de part en part praticable ». C’est un monde livré à « une appropriation sans limite[8] ». Cet horizon des possibles, qui renvoie à un avenir ouvert et rempli de promesses, est bien en évidence dans les textes que Fernand Dumont et Michel de Certeau publient à cette époque.

Quelques années avant la Révolution tranquille, Dumont espère une prise en charge du destin (individuel et collectif) par ses contemporains. Cette attente avait été en quelque sorte couvée des années 1930 aux années 1950, « années d’impatience » selon le mot de Gérard Pelletier[9]. Pour Dumont, la rencontre du nationalisme lors de la campagne contre la conscription obligatoire menée par André Laurendeau[10], la grève d’Asbestos en 1947[11], son passage chez les jeunesses catholiques – véritable terreau d’engagement –, ses études à la Faculté des sciences sociales de Laval sous l’égide du père Georges-Henri Lévesque[12] et son voyage en France où il suit de près, aux côtés des membres de la revue personnaliste Esprit, le destin malheureux des prêtres-ouvriers sont des marqueurs importants dans sa formation et surtout dans la forme d’engagement qu’il adoptera. Ces lieux d’attente, sur lesquels je ne peux pas m’étendre ici, mèneront Dumont à valoriser, au tournant des années 1960, la connaissance, la conscience et la liberté, et à dénoncer l’obscurantisme et les pesanteurs de ce que le Frère Untel appelait la « Grande-Peur québécoisée[13] ».

Cette valorisation et cette dénonciation ne s’appuient pourtant plus, comme au début des années 1950, sur la régénération spirituelle, seule susceptible de laver les péchés d’un monde décadent, matérialiste et embourgeoisé[14]. L’accent est désormais mis sur la maîtrise et la technique. Dans un article saisissant d’optimisme, Dumont affirme que la « technicisation du monde », grâce aux avancées scientifiques et au grand ménage dans les traditions, ouvre la porte à un avenir « positif » et « exaltant »[15]. C’est que :

[la] technique dénonce impitoyablement la fermeture […] elle dénonce les vagues syncrétismes de la morale et de la religion, et plus profondément encore, les aliénations […] À notre irréductible présence au monde, la technique ajoute quelque chose d’actif et qui est irremplaçable. Les faciles soumissions aux obscures fatalités sont devenues impossibles[16].

Cet espoir de voir les superstitions et les peurs irrationnelles céder devant la clarté offerte par la conscience et la technique se retrouve également dans les textes de Michel de Certeau, dont la formation l’incitait déjà à une posture critique. La célèbre école de Fourvière chez les Jésuites à Lyon, où il a reçu, au début des années 1950, un enseignement dénonçant le traditionalisme religieux, appelait à une adaptation de l’Église au monde contemporain et encourageait plusieurs formes d’apostolat, dont celui des prêtres-ouvriers. Au sein de ce lieu d’attente déterminant[17], Certeau développera des interrogations hétérologiques qui, tout en se transformant, l’habiteront toute sa vie : comment rencontre-t-on autrui, quel avenir la rencontre ouvre-t-elle et quel passé révèle-t-elle ?

Au tournant des années 1960, les thèmes privilégiés par Certeau relèvent encore, pour la plupart, du domaine religieux et du lieu jésuite. Cette différence d’échelle – « nationale » pour Dumont, « locale » pour Certeau – peut être surmontée par la considération d’un des enjeux à travers lesquels les deux auteurs témoignent le mieux de leur horizon d’attente : l’évolution de l’homme. Dans son portrait du missionnaire, en 1963, Certeau met en évidence des caractéristiques semblables à celles de Dumont pour énoncer son attente d’un individu émancipé du fatalisme. En contact avec l’étranger, le missionnaire doit se « soumettre à la réalité » et à un « temps purificateur », ce qui peut être fait grâce à une distanciation pour maîtriser la situation, c’est-à-dire à travers le « passage par l’objectivation[18] ». Cependant, le missionnaire est encore « alourdi de conceptions et d’habitudes qui paralysent » sa saisie de la situation[19]. Il surmontera ce handicap grâce à un regard dégagé des superstitions et des préjugés. Les métaphores visuelles, abondantes chez Dumont et Certeau à cette époque, ne sont pas anodines : le regard perce littéralement les ténèbres, rendant ainsi les « obscures fatalités » surmontables en vue d’un futur plus brillant – au sens de plus clair et de plus conscient. Cet éclaircissement implique non seulement le réel à connaître en lui-même, mais aussi le passé, dans lequel on peut désormais effectuer un tri afin de sélectionner les traditions qui méritent d’être retenues. Le rôle de passeur du temps donné à l’historien par Dumont et Certeau – que nous avons étudié ailleurs[20] – découle de cette possibilité.

Notons en passant que s’il n’y a pas eu de « grande noirceur » en France autour de 1960 pour que soit offerte aux contemporains, sur un plateau d’argent, une rupture symbolique aussi nette que la Révolution tranquille au Québec, on retrouve dans les deux cas une même articulation entre le passé (à passer au crible du présent) et le futur (à anticiper, à baliser). Le statut donné aux élites par les deux auteurs témoigne de cette confiance « prométhéenne » mise dans la bonne utilisation du progrès et des moyens extraordinaires accessibles à l’homme et à la société contemporaine.

Si l’on connaît bien les discours anti-autoritaristes des années 1968, on accorde en général moins d’attention à l’« élitisme » en vogue au début des années 1960, qui se traduit par l’attente d’une nouvelle élite éclairée et désintéressée prenant en charge la société[21]. Chez les catholiques sociaux, on parlait, depuis les années 1930, de la nécessité de produire des « athlètes spirituels » dont la volonté et la virilité inspireraient la société[22]. À la fin des années 1950, les leaders attendus devront plutôt être en constante adaptation et en maîtrise face au monde. Les figures de l’ingénieur, du savant, de l’entrepreneur sont privilégiées. Ces individus n’osent-ils pas construire et se lancer en avant, prêts par la suite à honorer un apostolat de la compétence en redonnant à la collectivité ? On a souvent associé cette attente, au Québec, à la particularité du « retard » économique et social de la province et, par conséquent, à la nécessité d’un rattrapage propulsé par des meneurs en phase avec le progrès. Il y a effectivement urgence, pour Dumont, de « former les leaders » et de « mobiliser une élite économique à la mesure des problèmes actuels[23] ». Mais cette hantise du retard se retrouve également de l’autre côté de l’Atlantique. Les critiques pleuvent sur le général de Gaulle, soupçonné par la gauche d’enserrer la France dans le traditionalisme économique, d’empêcher une véritable modernisation et de maintenir les privilèges des vieilles élites[24].

La hantise du retard touche aussi certains milieux catholiques. Pour Certeau, il est urgent de produire des chrétiens et des laïcs d’un « type nouveau », puisque « l’élite » espérée n’est pas celle qui est faite, mais « celle qui doit se faire[25] ». Cette conjugaison au futur témoigne de la confiance mise dans l’avènement d’un nouvel homme et dans les systèmes (d’éducation, religieux, internationaux, etc.) pourvoyant à sa formation. Ce rôle de l’élite est bien en évidence lorsque l’auteur, non sans un certain occidentalocentrisme, donne au missionnaire la tâche de favoriser « l’universalisation des moyens techniques » autant chez « l’occidental » que chez « l’évolué ». Ainsi, « les interlocuteurs du missionnaire se comprennent mieux en s’exprimant. Ils prennent conscience de leur propre mystère, [alors qu’auparavant] ils étaient immergés dans la forte structure de leur société, ou aliénés[26] ».

Dans les textes de Certeau et de Dumont, l’accent sur cette nouvelle élite révèle à plein le type de futurisme privilégié alors, c’est-à-dire mélioratif ou progressif, à travers lequel les capacités de la société et des individus sont appelées, sous réserve d’une bonne guidance, à se développer graduellement et irrésistiblement[27]. L’apostolat de la compétence, décrit par Jean-Philippe Warren et E.-Martin Meunier pour expliquer l’investissement des laïcs dans la Révolution tranquille, est aussi repérable en France, Certeau allant jusqu’à écrire que « l’éducateur est, par tous ces aspects, l’apôtre d’aujourd’hui[28] ».

Éduquer, éclairer, guider. Le projet d’une société consciente et rationnelle grâce à la formation des esprits renvoyait, sur le plan de la recherche, au concept de société globale, utilisé par Dumont pour parler des mécanismes intégrateurs (comme l’éducation) d’un Québec hautement fonctionnel. C’était l’ambition du jeune chercheur dans sa monographie, publiée en 1963, sur L’analyse des structures sociales régionales de la région de Saint-Jérôme. Il y étudiait cinq « paliers étroitement liés les uns aux autres » qui se « définissent réciproquement » : une population, une économie, des occupations, une organisation sociale, une culture[29]. Spatialement, la représentation de la société globale implique un centre comme point orbital, sans qu’il soit nécessaire d’identifier précisément ce qui le constitue. Ce centre maintient une force gravitationnelle dont la représentation permet à Dumont, grand lecteur de la sociologie française, d’articuler la société organique traditionnelle et la société globale moderne. Il décrit ainsi une société qui « possède des mécanismes particuliers et concrets qui travaillent spécifiquement à son intégration globale[30] ». Le postulat d’une intégration globale correspond d’ailleurs à la période de « lune de miel » entre l’État et les corps sociaux au début de la Révolution tranquille. Dumont s’efforce d’actualiser les traditions du corporatisme et surtout du coopératisme afin d’ancrer la « gauche » dans une histoire-mémoire susceptible d’orienter le puissant instrument qu’est l’État providence vers ce qu’il appelle de plus en plus une société socialiste[31]. Sans entrer plus avant dans l’armature conceptuelle de l’oeuvre de Dumont[32], je me contenterai de dire, sur le plan temporel, que ce centre intégrateur a la qualité d’un creuset : il est capable de filtrer le passé (les traditions) en vue du présent. En parlant d’un « puissant creuset de transmutation d’attitudes anciennes en attitudes nouvelles », Dumont confirmait de fait l’importance prise par le leitmotiv adopté par sa génération : non plus notre maître le passé, mais notre maître l’avenir[33].

On retrouve une configuration spatiale semblable chez Certeau, qui met alors l’accent non pas sur l’isolement des autorités et des institutions coupées de la base, mais sur la complémentarité entre les centres et leur périphérie. L’Église et ses autres (le mystique, le missionnaire, l’évolué) contribuent chacun à leur façon à une évolution générale. Ainsi, le mystique parcourt les profondeurs de sa société à la recherche d’un nouveau langage, remontant ensuite à la surface pour offrir à l’Église des nourritures nouvelles. La métaphore géologique employée par Certeau illustre bien cette dialectique entre le haut et le bas : les mystiques, loin d’être en rupture de ban avec l’Église, « creuse[nt] des voies nouvelles, comme l’eau vive dans les grottes ancestrales[34] ». Dans un article de 1964, Certeau cite significativement Diego de Jesus, pour qui seront réunis un jour « saint Denys avec ses mystiques et saint Thomas avec ses théologiens[35] », c’est-à-dire les profondeurs de l’expérimentation et la surface de l’institution. La deuxième dynamique qui intéresse Certeau est celle entre l’éducateur et l’éduqué, dont la collaboration participe à l’avènement du futur. L’École n’est-elle pas un « creuset où s’opèrent lentement la mutation de la culture et l’évolution du langage », à la fois à partir d’une « tradition » et d’une « révolution[36] » ?

La complémentarité de ces deux mots, qui n’aurait pas déplu à Fernand Dumont, indique bien la confiance dans une évolution graduelle. Loin d’être laissées à elles-mêmes, les transformations sont envisagées comme un dépassement tout en étant appuyées sur des socles solides (comme les institutions et les processus intégrateurs) qui permettent de choisir et même de se confectionner un héritage.

Vatican II (1962-1965) viendra enhardir, chez Certeau, Dumont et la plupart des catholiques progressistes, cette attente d’une adaptation au monde et d’une actualisation lucide des traditions viables du catholicisme. L’aggiornamento de l’Église témoignait en fait d’une confiance dans l’Histoire qui contrastait extraordinairement avec le repli apeuré des années 1947-1955. Mais cette confiance sera vite déçue au cours des années 1968, pour des raisons qui ne relèvent qu’indirectement de l’Église. Plus généralement, on remarquera que les attentes misant sur des centres intégrateurs ou réconciliateurs verront leur cote chuter rapidement : sur le plan de l’historicité, le passé et le futur apparaîtront de moins en moins maîtrisables ; concernant les élites, on soupçonnera la domination d’une technocratie anonyme secrétant des finalités étroitement liées à l’idéologie du progrès ; à propos de la fonction de creuset accordée à tel lieu ou telle institution, on flairera des tentatives d’homogénéisation ou d’endoctrinement. On assistera alors, au Québec et en France, dans les milieux de gauche particulièrement, à une transformation de la vieille attente d’une société autre, non plus en surenchérissant sur l’anticipation d’une société améliorée et infiniment perfectible, mais dans l’espoir de voir apparaître une autre société. En quelques années, Dumont et Certeau passeront d’un futurisme de type progressif à un futurisme de type radical.

L’homme ordinaire : rêves, symboles, créativité

Comment expliquer ce retournement ? Les pistes sont nombreuses pour aborder cette question complexe qui n’a pas fini d’intriguer les chercheurs. En ce qui concerne l’historicité, on peut parler du déclin de l’expérience du temps d’une Histoire en marche grâce à laquelle les contemporains se sentaient happés vers le futur. Il y avait effectivement un lien fort entre le futurisme progressif et l’identification de centres orbitaux – comme l’Église et l’École pour Certeau – chargés, à travers leurs élites, d’entraîner les collectivités en avant. À partir de 1966-1967, les deux auteurs se distancient de ce futurisme et surtout de ceux qui s’en réclament. N’est-il pas complice de l’idéologie du progrès ? Ne justifie-t-il pas un réformisme tiède ou cosmétique ? De fait, toute instance prétendant dire la vérité de l’histoire ou décréter les finalités collectives est désormais suspecte. Les mots d’ordre des discours officiels sont dévalués au profit, je le dirai mieux par la suite, du potentiel de ceux qui n’ont pas encore parlé.

Ce déplacement s’explique entre autres par un constat de décalage entre les valeurs et les finalités promues par les élites et les idéologues et ce qui, à la base, demeure largement méprisé et inconnu. À propos du désinvestissement des citoyens par rapport aux institutions et au parlementarisme, Certeau et Dumont précisent qu’il s’agit d’une désaffection à l’égard des mécanismes officiels. Plus encore, un peu comme lors de la crise démocratique des années 1930 – dont le vocabulaire et les critiques sont actualisés par les deux auteurs –, la démobilisation semble grosse d’une mobilisation inédite. Élargissant la condition des « Chrétiens sans Église » à tous ses contemporains, Certeau s’en prend à l’idée de l’inertie des masses, comme si la « base » était le passif « réceptacle des idées ou des programmes élaborés en haut lieu[37] ». Cette figuration haut/bas constitue la clef spatiale de l’attente d’une société nouvelle. En dessous, un potentiel dormant se manifeste de plus en plus : « Campagnes et villes – et pas seulement syndicats ou universités – se peuplent de silencieux. Non qu’ils manquent d’idées et de critères ! Mais leurs convictions ne sont plus des adhésions[38] ».

De fait, les adhésions se reconstituent ailleurs. La vigoureuse éclosion des initiatives étudiantes et populaires en Mai 68, dans une France qui semblait se diriger tout bonnement vers la consécration économique de ses Trente Glorieuses[39], raffermit la validité de cette attente investie vers le bas. Ces groupes, qui constituent des microcosmes pluriels d’initiatives citoyennes surgis en dehors des organisations, inquiètent et menacent les autorités de droite et même de gauche. Ces mouvements inattendus et ces groupes d’action, dont quelques-uns suivent les traces du Mouvement du 22 mars incarné par Daniel Cohn-Bendit[40], déjouent la cartographie socio-idéologique coutumière et font preuve de tactiques spatiales (occupation des campus, sit-in) et temporelles (multiplicité des moyens, ouverture et indéfinition des finalités) qui déconcertent les organisateurs professionnels. Pour Certeau, qui constate la faillite du creuset de l’École, Mai 68 s’est chargé de dénoncer « un enseignement ou des institutions incapables de fournir à d’autres générations les instruments leur permettant de rendre compte d’une autre expérience que celle de leurs “cadres” ou de leurs maîtres[41]. »

L’altérité du futur est menacée par cette impuissance à produire une « autre expérience » susceptible de repousser la menace du présentisme. Au Québec, Dumont, qui constate également une crise de l’École, ne recherche pas plus que Certeau des solutions du côté du traditionalisme ou de l’extrême gauche[42]. Il critique volontiers les chantres marxisants qui parlent des ouvriers comme « des anges du catéchisme » et qui rivalisent de dogmatisme, sinon de sectarisme, pour déterminer la voie à suivre. Cette recherche du groupe élu constitue en fait l’autre face de la perspective téléologique d’une « société améliorée » dont la forme serait prévisible et planifiable, soit par l’avènement d’une parousie de type léniniste, soit par la guidance d’une technocratie éclairée. Dans les deux cas, il y a surdétermination des finalités. Ceci amène Dumont à critiquer, sinon les visées, du moins les aboutissements de la Révolution tranquille, à mesure qu’il se rend compte du fossé entre les mécanismes modernisateurs et les attentes de la population. Les guides de tout acabit en prennent pour leur rhume :

Défenseurs de coutumes mortes ou de préjugés qui donnent les privilèges. Potineux du progrès, comme M. Bourassa. Survivants du nationalisme ancestral. Intellectuels de récente provenance. Radicaux qui ont transféré l’autorité du pape ou de saint Thomas à Mao ou à Marx. La révolution tranquille [sic] n’a-t-elle été qu’une transposition de paradis[43] ?

L’attente du sauveur, thème récurrent de l’entre-deux-guerres jusqu’au tournant des années 1960 – avec sa métamorphose en « leader économique » ou en « leader technicien » – n’est plus de mise. Les modalités d’accès au futur ne passent plus par les prouesses de leaders au diapason de l’Histoire, mais par les pratiques, les rêves et les visions de ceux qu’on appellerait aujourd’hui les 99 % et dont on chercherait en vain les témoignages dans les grandes théories.

Dans La prise de parole, écrit peu de temps après Mai 68, Certeau cachait mal son émerveillement : dans les rues, dans les universités, dans les usines, ses contemporains de toute classe et de tout âge se reconnaissaient, discutaient, argumentaient, générant des « débats qui surmontaient à la fois la barrière des spécialités et celle des milieux sociaux, et qui changeaient les spectateurs en acteurs[44] ». Cette sociabilité neuve, qui exauçait les aspirations hétérologiques de Certeau, semblait remuer une société française considérée comme sclérosée et inamovible. À cet optimisme correspondait, au Québec, un profond sentiment d’impuissance provoqué par la crise d’Octobre 1970, qui eut l’effet non pas d’ouvrir les possibles et les paroles, mais de les éteindre en suscitant une nouvelle « grande-peur québécoisée » qui, en plus, réactivait la vieille tentation du consensus frileux propre aux collectivités minoritaires. Dumont dépeignait ce climat en parlant du silence imposé à la population à travers « le jeu des propagandes qui se durcissent jusqu’à ressembler à des sommations policières[45] ». Pourtant, l’éteignoir que fut Octobre n’entamait pas sa confiance dans l’émergence, par le bas, de nouvelles formes – ou d’anciennes formes revigorées – de prises de parole et de vivre ensemble.

Mais parler d’un « optimisme » ou d’un « pessimisme » ressenti par plusieurs contemporains pendant Mai 68 et Octobre 1970 ne mène cependant pas bien loin pour comprendre le futurisme et les modalités d’attente au cours des années 1968. Une mise en perspective diachronique est ici utile. On remarque que ce futurisme avait beaucoup en commun avec celui de l’entre-deux-guerres. La crise d’historicité exacerbée par la Première Guerre mondiale, la crise économique et la montée des fascismes avaient alors incité plusieurs contemporains à accepter le sacrifice du présent sur l’autel du futur. Certes dysfonctionnel et monstrueux, ce présent allait pourtant passer, mais non pas sans tourment et désespoir. Pierre Teilhard de Chardin, que Dumont et Certeau liront attentivement par la suite, parlait d’un « paroxysme d’espérance aux abois[46] » pour caractériser cette expérience du temps impliquant une représentation tragique de l’Histoire dans laquelle l’avènement du futur passe par un bouleversement majeur[47]. Mais cette trame tragique s’appuyait, jusqu’aux années 1950, sur l’attente d’une éventuelle expiation ou rédemption – chrétienne, communiste, raciale, économique, etc.[48] – menant à une autre société, celle-ci dût-elle apparaître dans un autre siècle.

Au cours des années 1968, cette attente n’est plus soutenue par l’expérience d’une Histoire en marche. Le thème de l’urgence (maintenant ou jamais !) est de fait prépondérant dans les textes de Dumont et surtout de Certeau[49]. Mais si l’Histoire a perdu sa majuscule et qu’elle est plus que jamais, considérant les abus qu’on a commis en son nom, la « Grande Déesse-Putain du xxe siècle[50] », on peut encore repérer son effet d’entrainement, dont l’un des signes est une suspens dans l’attente : rien n’est encore joué. C’est en fait ce suspens au ressort limité qui permet à Dumont de ménager les conclusions à tirer d’un événement traumatique comme Octobre 1970 et à Certeau de parler d’une révolution symbolique à propos de Mai 68. Symbolique, l’événement l’était parce qu’il a enclenché, par la parole, quelque chose à venir. L’heure n’est pas aux bilans, mais à l’expérimentation. Certeau peut ainsi projeter dans le futur la nouveauté extraordinaire perçue en Mai 68 comme à travers un kaléidoscope, sans présumer ses aboutissements – ce qui reviendrait à enfermer l’événement dans de vieilles utopies, un vieux langage et des codes dépassés par de nouvelles expériences. L’une des raisons qui poussent Certeau et Dumont à suspendre l’heure des bilans est l’espoir mis dans les possibilités enfouies en bas et, plus particulièrement, dans l’« homme ordinaire ».

Pour comprendre l’importance prise par celui-ci, il faut mentionner que le soupçon à l’égard des organisations officielles, des institutions et des élites éclabousse également les chercheurs. Il n’est plus possible pour ces derniers, comme l’envisageait Dumont en 1961, de « dire l’avenir de l’homme[51] ». La place me manque pour parler du double processus de réflexivité (épistémologique et social) qu’expérimentent Certeau et Dumont et qui en fait des témoins privilégiés pour jauger et critiquer le rôle de la recherche – et notamment de l’histoire – dans la société. De façon plus générale, ils constatent que l’une des figures-clefs du xxe siècle, celle du visionnaire, est déboutée. Au Québec, la critique de la Révolution tranquille vise surtout la figure du « technocrate », c’est-à-dire celui qui applique mécaniquement des programmes et des solutions en gérant des numéros d’assurance sociale selon des indices de bonheur préfabriqués[52]. L’attention nouvelle portée à l’homme ordinaire correspond à la nécessité ressentie d’une futurisation s’effectuant par la base, à même des pratiques qui échappent largement aux idéologies, aux modèles de croissance et aux indicateurs développés par les sciences sociales pour cerner ou encadrer les transformations de la société industrielle avancée.

Cet intérêt pour l’homme ordinaire, passé et actuel, s’inscrit dans une transformation au sein des sciences humaines et particulièrement de l’histoire. La place prise, au cours des années 1970, par l’individuel, l’« Autre », le marginal, l’événement et l’exception(nel), a été souventes fois remarquée[53]. En France, grâce à l’histoire des mentalités promue par la troisième génération des Annales – avec Jacques Le Goff, Georges Duby, Emmanuel Le Roy Ladurie, Michel de Certeau, etc.[54] –, l’étagement économique-social-mental, avec une surdétermination du dernier par le premier, est mis en question et relativisé. En s’éloignant d’une histoire économique et sociale marxisante impliquant une réalité infrastructurelle toute-puissante, ces historiens ont redonné au mental, au culturel et, jusqu’à un certain point, à l’agentivité, un rôle déterminant. Au Québec, on remarquait également, dans la revue Recherches sociographiques, cofondée par Dumont en 1960, une ambition positiviste affirmée au début de la décennie, qui sera suivie par une ouverture au culturel et aux mentalités par la suite[55]. Au cours des années 1960, des deux côtés de l’Atlantique, au même moment où la crise du progrès devient flagrante, l’ambition d’une histoire totale est malmenée. L’affaissement de ce modèle « libère » graduellement les sujets historiques, démaillotés au moins sur papier de leurs chaînes structurantes et débarqués des grands vaisseaux idéologiques. Débute alors avec fracas, pour les historiens (et pour les sociétés), cet « aventurisme heureux » dont parlait avec excitation et effroi Jacques Le Goff et Pierre Nora en introduisant les recueils du Faire de l’histoire en 1973.

Les travaux de Dumont et de Certeau reflètent cette transformation. Les deux auteurs font une plus grande place aux hommes ordinaires à mesure que leur soupçon s’accroît à l’égard des modèles englobants et des systèmes[56]. Regarder en « bas », c’est prendre au sérieux ce qui s’y passe et, plus encore, ce qui est susceptible de s’y passer, à condition de ne pas ensevelir la nouveauté sous les précédents ou de la conjurer dans un grand récit. « “L’homme ordinaire”, voilà le problème fondamental[57] », écrit Certeau, énoncé programmatique qui l’occupera tout au long des années 1970, jusqu’à l’écriture de L’invention du quotidien (1980), aboutissement d’années de recherches menées par lui et son équipe dans les cuisines, les ruelles anonymes et les bouches de métro tapissées de graffitis. Dumont abondait dans le même sens, en cherchant comment les hommes ordinaires, loin d’être les calques des représentations que se font d’eux les théoriciens de gauche ou de droite, résistent, rusent et s’approprient les idéologies, les normes et les mots d’ordre : « les signes des “gens d’en bas” leur appartiennent. Ils ne sont pas seulement le résidu ou la nostalgie de ce qui leur vient des “gens d’en haut”. Mais […] ils renvoient davantage à un destin que l’on subit qu’à une histoire que l’on pourrait faire[58] ».

Dumont démontre comment les hommes ordinaires, en plus de faire preuve d’une résistance souvent muette, « font descendre sur leur existence la plus empirique les idéaux qui les habitent[59] ». Cette attention portée au potentiel inédit mais largement refoulé de l’homme ordinaire appelle une remarque. Comme nous venons de le voir à gros traits en suivant Fernand Dumont et Michel de Certeau, l’attente d’une société prospère et rationnelle en phase avec les processus de la modernité est mise en question des deux côtés de l’Atlantique. Pour expliquer ce retournement, plusieurs chercheurs ont identifié, au Québec, une Révolution tranquille qui n’aurait pas été assez loin (ou qui se serait bureaucratisée) et, en France, une prospérité qui aurait fait imploser une vieille société coincée dans ses traditions. À ces explications, qui prennent en compte l’évolution interne des deux pays, on peut ajouter celle du régime d’historicité. En effet, le type de futurisme qui émerge au milieu des années 1960 dans de nombreux groupes est moins réformiste que radical ou révolutionnaire[60].

L’attente investie dans l’homme ordinaire, magnifiée à l’occasion par un certain messianisme tout au long des xixe et xxe siècles, témoigne à sa façon de cette radicalisation[61]. Au tournant des années 1970, cet homme est aussi mal connu et énigmatique que la société future dans laquelle on le projette. En pleine secousse critique contre l’occidentalocentrisme, ce futur est en quelque sorte rendu à lui-même, c’est-à-dire projeté en dehors des perspectives téléologiques esquissées depuis la Révolution française. La défection des individus par rapport aux références officielles et la mise à nu de l’idéologie du progrès renforcent le caractère imprévisible et ouvert de l’horizon d’attente. Néanmoins, la mémoire québécoise qu’actualise Dumont et la mémoire française dont Certeau hérite doivent également être prises en compte. J’aurai donc, à partir de maintenant, à revenir sur quelques-uns des rapprochements effectués jusqu’ici, en abordant la question de l’accession à la société nouvelle.

Vers une société nouvelle

En misant sur la distinction entre le futurisme progressif du tournant des années 1960 et le futurisme radicalisé du tournant des années 1970, j’ai jusqu’ici démontré deux transformations majeures dans les perspectives de Michel de Certeau et de Fernand Dumont. D’une part, les « centres » supposés servir de creuset deviennent l’objet de soupçon, ce qui déporte ailleurs – en « bas », au ras des pratiques sociales – la recherche des leviers et des modalités par lesquels envisager le futur de la collectivité. D’autre part, l’attente d’une superélite (rationnelle, éclairée, technocratique, visionnaire) cède le pas à la valorisation de l’homme ordinaire, libéré de certaines catégories et finalités qui normalisaient son comportement et lui assignaient sa place dans la société ou dans un grand récit (société libérale perfectible, société sans classes, etc.).

Les temps ont changé : l’attente plus ou moins apolitique, moyennant un apostolat au service de la nation, d’une évolution normale balisée par les processus de la modernité apparaît comme une mystification. « Nous avons cru que le déblocage était définitif, que l’évolution politique du pays se ferait, comme on dit, normalement[62] », écrira Dumont à propos du tournant des années 1960, témoignant par là de la nécessité d’un nouveau type de volontarisme politique[63]. Celui des révolutionnaires tranquilles, sanctifié par la nécessité du rattrapage collectif, se déroulait encore sous l’égide de l’Histoire, ce qui expliquait la cohabitation dans la revue Cité libre de personnages aux positions et aux sensibilités aussi diverses que Pierre Vadeboncoeur, Pierre Elliott Trudeau, Fernand Dumont, Gérard Pelletier et Pierre Vallières. Désormais, il faut repenser le volontarisme de la Révolution tranquille en l’orientant, selon Dumont, d’une part vers le modèle socialiste, plus susceptible de résister aux diktats du marché, et d’autre part vers l’accès à l’indépendance nationale, seul rempart contre l’homogénéisation des cultures.

L’arrivée au pouvoir du Parti libéral (1970-1976) attisera la grogne. Le gouvernement de Robert Bourassa joue pourtant le même scénario que durant la Révolution tranquille – il « modernise » la société, inaugure des barrages hydroélectriques, etc. –, mais à un moment du régime d’historicité où les voix sont de plus en plus nombreuses pour dénoncer un culte du progrès qui apparaît comme une sujétion aux intérêts du capital et au fédéralisme. Puisque le haut ne peut plus canaliser les intentions de la base et qu’il semble se faire, surtout après Octobre 1970, de plus en plus autoritaire, Dumont explore quels mécanismes collectifs pourraient relayer, « par des rêves communs, les pays d’en bas[64] ». C’est dans cette direction qu’il faut regarder pour cerner les naissances qui s’y trament, en se méfiant des hérauts d’un progrès économique infaillible et bon en lui-même, comme Robert Bourassa ou ses successeurs, que Dumont critique sévèrement. C’est en portant attention aux pratiques, aux initiatives populaires, aux comités de citoyens et aux casseroles qui résonnent et s’orchestrent que l’on pourra « entrevoir ce que seraient les structures et le style d’une société nouvelle et ces valeurs dont on parle trop souvent pour un futur abstrait[65] ».

La méfiance à l’égard des initiatives du « haut » fait bien sûr écho à des politiques nationales au Québec et en France. Certeau est dégoûté par les résultats de la réforme du milieu universitaire instillée par la loi Faure et s’interroge : comment expliquer « ce progrès à la base et cette décrépitude » des structures[66] ? Plusieurs acteurs et institutions sont visés : l’Université qui s’aligne sur les lois du marché et tue dans l’oeuf les initiatives originales, l’Académie française qui tend à normaliser la langue française, les médias de masse qui répandent une culture anonyme de partout et de nulle part, l’Église qui s’engonce dans ses blocages et ses peurs en ostracisant les expériences religieuses qu’elle ne comprend pas. Dans son état actuel, l’institution « excommunie les groupes et les individus, placés dans la position de marginalisés, acculés à se défendre comme exclus, et voués à se chercher eux-mêmes du côté du refoulé[67] ».

Dumont n’était pas loin de considérer la crise d’Octobre 1970 selon cette configuration spatiale : un cri du coeur, certes maladroit et tragique, mais révélateur d’un profond malaise social et politique chez les gens « en bas ». Il conteste de plus en plus le privilège accordé aux grandes instances et aux discours d’autorité (grandes villes, partis, bureaucraties, syndicats, FLQ), qui tendent à (re)produire des vieux modèles et donc à imposer à la population des normes et des finalités déjà ficelées. La révolution qu’on attendait de Montréal, écrit Dumont, peut-être « surgira-t-elle de Cabano ou de Beaucanton[68] ». Les Opérations-dignité, ces initiatives populaires rurales réagissant aux politiques du BAEQ (Bureau d’aménagement de l’Est du Québec), symbole de la planification technocratique des années 1960[69], servent d’exemple à l’auteur pour illustrer cette résistance populaire à l’idéologie du progrès. Ces opérations sont « à la fois plus simples et plus complexes que certains jeux d’échecs dits révolutionnaires : des solidarités d’habitants, de curés, de techniciens […] Tout cela n’est évidemment pas très conforme aux progrès que l’on nous avait prédits[70] ».

Ces prédictions ratées incitent à revisiter le statut du passé, qui n’est plus cet horizon un peu agaçant à mettre au pas du présent comme c’était le cas au tournant des années 1960. Certeau et Dumont diffèrent cependant au sujet de l’impact du passé sur le présent. Certeau met l’accent sur le caractère éruptif et dérangeant d’un passé qui remonte à la surface pour ébranler les codes et les lois du présent. En fait, selon l’auteur, le passé sacralisé – celui des commémorations, le passé-musée – pèse lourdement sur la France, qui semble crouler sous une « accumulation de souvenirs », ce qui fait dire à l’auteur que « nous avons trop d’anniversaires et pas assez de présent[71] ». L’autre passé, celui des marginalisés et des exclus, est énoncé grâce à la configuration des profondeurs : il remonte en sourdine dans le présent, menaçant les récits officiels. Dumont, de son côté, n’identifie pas dans le passé des récits ou des lieux de mémoire bien définis qui embrouilleraient la disponibilité au présent. Il repère plutôt, circonscrits à l’habitat, des inaboutissements, des cheminements, des traces, transmis non pas en blocs ou en récits achevés, mais en quelque sorte par en dessous, à travers le « langage d’un peuple sans écriture » qui n’a commencé que récemment à manifester le sens « des silences accumulés par les générations[72] ».

Ce constat d’une pénurie d’alternatives fermes et constituées dans le passé du Québec, joint à l’actualisation du mythe de la survivance, explique pourquoi, comme je le dirai maintenant, Dumont est d’emblée moins disposé que Certeau à l’égard d’une « révolution » qui pourrait bien mener à la disparition de l’habitat.

Violence et révolution

Parcourant les textes des années 1968 de Michel de Certeau et de Fernand Dumont, on est frappé par la présence du mot « révolution » chez le premier et par sa rareté chez le second[73]. En fait, Dumont est réticent à utiliser un mot qui a (eu) peu d’écho localement (en « bas ») et qui est brandi par des jeunes trotskystes et maoïstes récitant un véritable catéchisme de la révolution. Il faut dire que l’histoire du Québec est bien chiche en précédents révolutionnaires. La première tentative, celle de la Rébellion des Patriotes en 1837-1838, a été écrasée par l’Empire britannique. La deuxième, en octobre 1970, en plus de braquer la population après la mort de Pierre Laporte, a eu un effet boomerang douloureux à la fois pour les progressistes et pour les nationalistes. À leur façon, ces deux événements ont contribué au déploiement d’une « mémoire douloureuse » qui, paradoxalement, a gardé chaudes les cendres révolutionnaires[74].

La France, au contraire, s’est à ce point construite à travers ses révolutions qu’elle s’est longtemps crue porteuse du flambeau de la libération universelle, quitte à le partager avec les États-Unis et, plus tard, avec la Russie. Même la Commune de Paris (1871), écrasée, s’est hissée au rang d’événement révolutionnaire quasi mythique à l’échelle internationale, ce qui sera vrai aussi de Mai 68. Cette trame ponctuée de ruptures symboliques retentissantes n’a pas manqué d’affecter la façon dont plusieurs Québécois, surtout après 1945, ont conçu leur propre histoire[75]. Il est donc difficile de trouver deux itinéraires collectifs plus opposés que le Québec et la France à propos de la mémoire de la révolution[76]. Pourtant, lorsqu’on observe le déplacement des considérations spatiales de Dumont et de Certeau au cours des années 1960, plusieurs parallèles apparaissent entre leur attente d’une société nouvelle.

Au tournant des années 1970, Dumont n’insiste plus, on l’a dit, sur les mécanismes intégrateurs de la société globale. Il y a plutôt constat d’un relâchement entre les pôles sous les poussées de la pluralisation et de la modernisation de la société québécoise. Certains commentateurs, associant un peu vite critique de la société contemporaine et conservatisme, ont parlé de la « nostalgie » de Dumont à l’égard d’une société traditionnelle tissée serrée[77]. Mais c’est oublier que le constat d’une dislocation entre le haut et le bas constitue pour l’auteur une incitation à penser et à vivre sur ce que François Hartog appelait une « brèche du temps »[78].

Le futurisme de Dumont se révèle également à travers la mise en scène de l’américanité du Québec. Il perçoit celui-ci comme jeune, pratiquement nouveau venu dans le concert des nations, contrairement à la France, dont le rayonnement évoque à Certeau « ces arbres encore luxuriants dont le coeur est déjà mort[79] ». Après tout, le Québec n’est-il pas « frais et dispos comme aucun autre peuple de l’Occident » ? Ne sent-il pas avec plus d’acuité, grâce aux « ressources de l’astuce » auxquelles le contraint sa position minoritaire en Amérique du Nord, les ambiguïtés de la condition contemporaine[80] ? Jouant sur la métonymie du « je » comme partie du « nous », Dumont étend parfois l’astuce et le potentiel étouffé des hommes ordinaires à la collectivité entière. Cette solidarisation autour de l’entité du Québec renforce à première vue la configuration spatiale d’un habitat intégré et harmonieux.

À la lumière uniquement des mémoires révolutionnaires de la France et du Québec, on s’attendrait à ce que Dumont envisage prudemment la continuité ou le réformisme afin que le Québec ne laisse pas échapper le mince fil d’Ariane qui a assuré sa survivance. De fait, les profondeurs énoncées par Certeau font peser sur la surface une menace constante, tandis que l’habitat n’a pas vraiment d’« extérieur » qui attendrait son tour pour occuper la place, tel un groupe dans les marges ou une idéologie de remplacement. Le repère gauche-droite aurait été si peu prégnant dans l’histoire du Québec que Dumont, revisitant la première moitié du xxe siècle, est « effaré par l’absence totale d’originalité » d’un pôle ou de l’autre[81]. Cela dit, en prenant en compte les déplacements de son expérience du temps depuis le tournant des années 1960, on remarque qu’il retrouve de plus en plus dans le passé non pas une société homogène, mais la frustration des dépossédés de la parole. C’est moins l’idée-révolution qu’il actualise qu’une certaine sève révolutionnaire : « Si les prolétaires contemporains de Saint-Denys Garneau [1912-1943] n’ont suscité aucune révolution, ils ont légué à leurs enfants un scepticisme neuf, des critiques radicales, une fureur[82] ».

Si l’on regarde du côté de Certeau, on remarque que, malgré l’entraînement suscité par la configuration spatiale des profondeurs et son caractère éruptif, l’auteur se fait volontiers critique des modèles hérités de la Révolution française, souvent revampés par le marxisme. Il n’y a pas de formules magiques qui mèneraient à une transformation idyllique ni de précédents qui donneraient la marche à suivre. Vigilant, Certeau se méfie des analyses qui réduisent Mai 68 à quelques précédents, comme « Petrograd, les soviets, la Commune », en insinuant que « la nouveauté [est] explicable par des éléments déjà repérés[83] ». Mais si le recours au passé est désormais problématique, la « révolution » puisera nécessairement dans l’histoire. Comment assumer celle-ci sans réduire les expériences neuves des contemporains aux événements passés ? C’est pourquoi Certeau, impitoyable envers ceux qui brandissent le danger du désordre pour pacifier la société, se fait également sévère envers ceux qui, s’ébrouant dans le seul présent, « voueraient à la casse un système d’autorité sans préparer son remplacement ». Ils feraient preuve d’une « scandaleuse légèreté », ceux qui :

se jetteraient allègrement dans la violence sans mesurer la répression ou le fascisme qu’elle servirait ; ceux qui se réjouiraient à la perspective d’assister au grand chambardement, sans se demander quel sera le prix du spectacle et qui le paiera – toujours les mêmes, les plus nombreux, les moins favorisés. Cette jubilation me révolte : inconscience d’intellectuels, art de voyeurs, « grève eschatologique »[84].

La locution « grève eschatologique » peut servir ici de truchement pour mettre en parallèle les scrupules de Certeau et de Dumont par rapport au « grand chambardement » attendu par certains de leurs contemporains. Elle constitue un indice de la complexité du futurisme au cours des années 1968. S’il y a refus de projeter et de nommer la société de demain, il y a également refus d’abandonner demain à l’aujourd’hui, c’est-à-dire de céder à la pression du présentisme. Les deux auteurs, qui puisent volontiers dans les attentes du catholicisme progressiste des décennies passées, n’espèrent pas une table rase, mais la création ou la revigoration d’institutions et de références communes. Certeau parle aussi de l’émergence de nouvelles « autorités » au sens de ce qui fait autorité et est susceptible « de représenter un accord, ou un risque, ou un projet commun[85] ». Les « pratiques de la convergence » attendues par Dumont visent aussi à régénérer la démocratie à travers des projets collectifs mobilisateurs – dont le non moindre est l’indépendance nationale, perçue davantage comme un moyen que comme une fin[86].

La crainte d’une « grève eschatologique » anticipe bien ici sur le présentisme des années 1980. L’originalité des années 1968, à cet égard, tient à la futurisation radicale d’un présent à vivre intégralement sans lorgner piteusement le passé et sans fuir vers le futur. Sans –ismes et sans grand architecte, l’on verra peut-être alors émerger, à travers le foisonnement d’initiatives à la base qui actualisent des traditions enfouies, une société nouvelle.

Mais refuser la « grève eschatologique » ne veut pas dire refuser la « révolution ». Dans Les idéologies (1973), son livre le plus incisif à cet égard, Dumont donne une interprétation de l’habitat faisant large place aux conflits. Il souligne le phénomène d’« exclusion » que subissent les hommes ordinaires et le sort des représentations alternatives aux idéologies officielles dans l’histoire. Ces représentations sont refoulées dans un underground où elles doivent lutter pour émerger de l’« implicite » où elles sont confinées. Or, si elles sont « privées d’un discours proféré ouvertement », ça ne les empêche pas « d’avoir leur vie souterraine, leur cohésion dans un autre langage[87] ». Au moment où Dumont explore une cave qui sent de plus en plus le souffre, le thème de la « violence », fondamental pour comprendre la radicalisation des sixties, est traité de façon ambivalente.

Plutôt que le truchement facile d’une dénonciation morale, la violence doit être comprise, avertit Dumont, qui aimait rappeler que son « père est souvent revenu de l’usine gonflé de colère et parlant de décrocher je ne sais quel fusil[88] ». Ce n’est pas le geste qui importait, mais ce dont il témoignait : une frustration, une impuissance, une fureur. Évoquant les événements du Lundi de la matraque lors de la fête nationale en juin 1968[89], Dumont oppose de façon énigmatique révolte et révolution : « Si on prend trop vite parti contre la violence, on se solidarise avec les pouvoirs. Si on coule trop vite dans la violence, on suggère que la révolte dispense de la Révolution[90] ».

Nous sommes alors un an avant Octobre 1970. La « révolte », de son côté, est le pendant armé de la « grève eschatologique » : elle suppose la création magique d’une société nouvelle par la prestidigitation de révolutionnaires au petit pied.

Pour Certeau, la violence est également un des révélateurs d’une société malade qui craquelle de toute part et qui se transforme en machine à exclusion pour se maintenir. Certeau active encore les profondeurs avec des métonymies géologiques, telluriques et fluviales, mais les résultats sont désormais violents et incontrôlables : il y a des ébranlements qui font bouger le sol des certitudes, des éruptions qui annoncent la fin d’un monde et des jaillissements qui participent à l’émergence de nouvelles formes sociales. Ces secousses lui permettent d’identifier un « espace propre » (authentique) qui se maintient sur « les bords de la société » et où se déploie « “l’essentiel” de l’expérience », devenu « l’extérieur d’une culture[91] ». La polarité centre/marges permet à Certeau d’énoncer comment la violence « défend un “autre pays”, privé de signes et dépourvu de droits – ce pays étranger que constituent les exigences de la conscience et où se cherchent des raisons communes de vivre[92] ».

Cette citation, à la tonalité dumontienne, rappelle que Certeau n’envisage pas des marges « armées » prêtes à renverser, comme en 1917, le gouvernement. Il s’agit d’une marge à la fois spatiale (l’exclusion existe, elle est repérable) et intérieure aux personnes, manifestée par ces adhésions flottantes qui attendent de s’investir dans des projets et des autorités croyables.

Une telle configuration frontalière n’est pas aussi effective dans les textes de Dumont, hormis pour situer le Québec comme entité dans le monde et dans le Canada. Ce n’est pas un hasard si la métaphore déterminante du « milieu » est constamment relayée par la figure de l’« habitat » : la première renvoie à des références et à une histoire potentiellement partagées et la seconde, à l’inscription perpétuellement menacée d’une collectivité minoritaire en Amérique du Nord. À la fin des années 1960, cependant, l’habitat est moins que jamais solide sur ses fondations, ce qui suscite des opportunités, mais aussi de l’inquiétude : le Québec n’est-il pas déraciné et perdu dans l’histoire après une modernisation étourdissante ? Pour reprendre la catégorisation de Jacques Beauchemin[93], on dira que l’appartenance (au milieu) semble se relâcher et que l’intégration (institutionnelle, politique) échoue à canaliser le « bas » en vue d’une futurisation mobilisant l’ensemble de la collectivité. La troisième variable toutefois, la référence (retour à soi, mise en disponibilité au monde), offre plusieurs avenues : les moyens d’agir sur la signification de l’aventure collective sont encore nombreux. La perte momentanée dans l’historicité est aussi, peut-être, l’occasion de se retrouver ailleurs, toujours soi, mais alternativement soi étant donné tout le potentiel inentamé de la « cave ».

Cette analyse de la violence ainsi que l’autonomisation des marges et des profondeurs expliquent pourquoi Dumont, dans une communication sur la religion populaire, a recours à une citation de Certeau. Celui-ci décrivait, au xviie siècle, des « moments d’affleurements violents des croyances populaires » qui « à la manière [des] volcans jettent à la surface les éléments d’un sous-sol[94] ». Vraisemblablement choisie par Dumont pour sa teneur éruptive, cette citation portant sur une autre époque illustre bien comment des configurations spatiales différentes peuvent être croisées à travers des expériences du temps semblables, et dans ce cas-ci par le truchement du futurisme radicalisé des années 1968.

En nous aidant des jonctions établies entre les configurations utilisées par les deux auteurs, on peut maintenant mesurer le passage, chez Dumont, d’une société globale fonctionnelle aux dessous tumultueux de la cave de l’habitat, sorte d’underground dumontien. Celui-ci n’apparaît plus seulement comme une cave-mémoire où se rapailler et survivre à « la tempête [d’Octobre] qui grond[e] au dehors[95] ». Il prend les allures de profondeurs recelant ici les pratiques et les paroles perdues, étouffées ou récupérées, et là les fureurs accumulées des ancêtres[96]. Contrairement au début des années 1960, caractérisé par une hypervalorisation du « haut » et par la montée d’une entité ouvrière envisagée selon le schéma de la lutte des classes, l’extensibilité du « nous » s’effectue désormais sans passer prioritairement par le grand récit ouvrier et son vecteur traditionnel, le syndicalisme. Ce qui remue en « bas » ne scande plus une téléologie et ceux qui s’agitent en « haut » ne sont plus porteurs du progrès. Significativement, lorsqu’il parle des « marges », Dumont procède comme Certeau et maintient l’ambiguïté entre marge sociétale et marge intérieure. Les rêves des hommes ordinaires, « mal apprivoisés par la société occidentale, finissent par former une société en marge. Une marge sans cesse grandissante[97] », et dont l’imprévisible expansion, rajouterai-je, scande l’attente d’un bouleversement ou d’une révolution.

Conclusion

Une question est à l’origine de ce travail : comment se transforme l’horizon d’attente et quels sont les indicateurs permettant de cerner cette transformation sans renvoyer à un vague esprit du temps et sans la réduire à la téléologie d’un grand récit, local ou international ? En effectuant l’histoire comparée et croisée de l’attente d’une société nouvelle par Fernand Dumont et Michel de Certeau au cours des années 1960 et des années 1968, j’ai cherché à démontrer comment les expériences du temps débordent les trames nationales et les « sentiments » (optimisme, pessimisme, etc.) qu’on associe habituellement aux événements (comme Octobre 70 et Mai 68). J’ai privilégié ici le truchement des configurations spatiales – au détriment d’indicateurs qui m’auraient lancé sur d’autres pistes, comme le catholicisme de gauche – et certains thèmes (les élites, l’homme ordinaire, l’historiographie, la mémoire révolutionnaire).

Cette démarche a posé le problème, auquel se trouve confronter tout comparatiste, de l’apparente incommensurabilité des échelles nationales. Doit-on se restreindre, comme le proposait Marc Bloch, à comparer ce qui est « comparable » ? Mais qui décide de la comparabilité des objets et des contextes ? Encouragé par un petit essai de Marcel Detienne, qui invitait les chercheurs à « comparer l’incomparable[98] », j’ai fait le pari d’aborder le champ des historicités comparées, malgré les différences flagrantes entre les deux contextes à l’étude. Minoritaire, jeune et oscillant entre l’Europe et l’Amérique du Nord, le Québec de Dumont contraste avec la vieille France, majoritaire et confiante dans sa pérennité à partir de laquelle Certeau écrit. Il ne s’agissait pas de mettre en scène un face-à-face, mais de chercher, sans perdre le fil des histoires nationales et sans céder au confort de l’exiguïté de certaines analyses locales, comment se recoupaient les deux trajectoires intellectuelles à travers le déplacement des configurations spatiales et des expériences du temps d’une période à l’autre.