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Les gens sont beaux l’après-midi
Mais Montréal est plus belle la nuit[1]

C’est avec les mots poétiques de la chanson « La nuit dérobée » que le groupe montréalais Les Chiens dédiait cette « déclaration d’amour à Montréal » lors du festival des FrancoFolies de Montréal en juin 2010[2]. Le concert avait lieu dans ce qui, à l’époque, était qualifié de « Chantier des spectacles[3] » dans la manchette du quotidien La Presse, pour se moquer de la longueur des travaux de réalisation du grand projet de réaménagement urbain du Quartier des spectacles de Montréal. C’est dans le secteur concerné par ce projet que Montréal, la nuit, laisse émerger des formes médiales mouvantes qui caractérisent la ville comme festive, libertine et rebelle. Les formes médiales englobent et élargissent la notion plus classique de médias urbains pour inclure toute forme matérielle, culturelle et sociale qui contribue à la médialité de la ville[4]. Cette conception fait référence aux recherches en communication et culture urbaine de Friedrich Kittler, qui propose de considérer la ville comme un média. Dans cette définition, la notion de média ne se limite pas aux conceptions usuelles des moyens de communication, mais englobe la ville : « Media record, transmit and process information — this is the most elementary definition of media. Media can include old-fashioned things like books, familiar things like the city and newer inventions like the computer[5] ». La ville peut alors être conçue comme médiale. Elle est composée par les artéfacts, les discours, les technologies, les individus et les groupes qui la peuplent et qui y inscrivent et transmettent l’information, la mémoire et l’imaginaire. Dans la notion de médialité, il y a le mouvement de la circulation, de la continuité du passage d’information qui se transmet et se transforme. Cet article se concentre sur la ville en tant qu’« écologie médiale[6] » dynamique avec ses pratiques et ses rythmes, et plus spécifiquement sur ses espaces publics conçus en tant que formes médiales, pour aborder une des interrogations qui est à la base du présent numéro d’Intermédialités : De quelle manière la ville la nuit agit-elle sur les formes médiales elles-mêmes et intervient-elle en elles ?

Pour répondre à cette question, l’accent sera mis sur une sensorialité nocturne, une dimension esthétique de la nuit et de ses pratiques. Je conçois l’esthétique dans son sens étymologique, l’aisthésis, relevant du domaine du sensible, du perceptible à travers les sens. En d’autres termes, elle est la dimension affective et corporelle de la perception sensible, de la relation entre individus et environnement. En milieu urbain, comme le souligne Jacques Lolive, à l’« expérience esthétique locale » s’ajoute une « instrumentalisation de l’esthétique[7] ». En fait, on assiste à un déploiement croissant de stratégies d’esthétisation de l’espace qui mettent l’accent sur le visuel et suivent souvent des styles internationaux d’aménagement de l’espace ayant également un impact sur le temps, et notamment la nuit urbaine.

La perspective esthétique, donc sensible, est nécessaire pour cerner les formes médiales qui émergent de la combinaison chronotopique[8] ville et nuit. Afin de mieux comprendre la relation entre les formes médiales et une vision sensible de la ville, j’aurai recours à la notion d’affordances développée par le psychologue américain James Gibson[9]. Dans The Ecological Approach to Visual Perception, Gibson développe une théorie éco-psychologique de la perception qu’il définit comme « a radically new way of thinking about perception[10] ». L’auteur forge le terme affordances à partir du verbe anglais to afford, qui signifie « offrir », et l’explicite comme suit : « The affordances of the environment are what it offers to the animal, what it provides, or furnishes, either for good or ill. The verb to afford is found in the dictionary, but the noun affordance is not. I have made it up. I mean by it something that refers to both the environment and the animal in a way that no existing term does[11] ». Gibson souligne la particularité de ce néologisme qui renvoie, selon un rapport de réciprocité, à la fois à l’animal, pour reprendre ses mots, et à l’environnement signifiant qui l’enveloppe. Cette réciprocité constitue l’aspect essentiel que je retiens relativement au concept de la ville comme écologie médiale dynamique. Le concept d’affordances permet d’étudier l’aspect sensible de la vie urbaine immergée dans une écologie. Les affordances constituent, en fait, des possibilités émergentes dans la relation mutuelle et réciproque entre les êtres vivants et l’environnement. De plus, la perspective chronotopique sur la nuit permet de considérer les affordances dans le domaine du sensible, au-delà du seul domaine du visuel. En couplant la notion de formes médiales et celle d’affordances dans une perspective écologique, la question dans laquelle s’inscrit cette étude est : quelles formes médiales le couple ville et nuit peut-il encourager et rendre saisissables ? De quelle manière ce chronotope agit-il d’un point de vue esthétique, sensible et affectif sur les pratiques de l’espace ? Pour répondre à ces questions, ce texte porte une attention spécifique à la nuit dans le Quartier des spectacles de Montréal.

La nuit montréalaise à l’avant-plan

Depuis quelques années, la nuit est au centre de l’attention de la politique municipale, de la presse, des commerçants et des résidents montréalais. En 2011, l’Association des Sociétés de développement commercial de Montréal a demandé à la Ville de se doter d’une charte de la vie nocturne[12]. Ce faisant, elle serait la première ville en Amérique du Nord à avoir un tel outil, s’inspirant de Paris, qui a tenu des États généraux sur la nuit en 2010[13]. En 2011, une étude sur l’économie de la nuit du secteur dans lequel s’inscrit le Quartier des spectacles, Montréal au bout de la nuit, a été commandée à l’urbaniste Claire Néron-Dejean par l’arrondissement de Ville-Marie et la Corporation de développement urbain du Faubourg Saint-Laurent[14]. Ainsi s’exprime l’étude sur la nuit montréalaise : « sa “joie de vivre”, son bilinguisme, son esprit bohème, assortis d’une importante population estudiantine, d’une offre attractive de cafés, de clubs, de bars, et la créativité de sa scène underground en font une destination nocturne très prisée[15] ». Une attention à l’économie de la nuit transparaît également dans la Stratégie de développement économique 2011-2017[16] et le PPU du Quartier des spectacles – pôle Quartier latin[17]. De même, en 2013, Tourisme Montréal a publié le document Vie nocturne à Montréal[18]. En 2014, un projet pilote, pour l’instant reporté, a été proposé pour prolonger les heures d’ouverture des bars au-delà de trois heures du matin[19]. Finalement, pour la première fois à Montréal, certains bars inclus dans le périmètre du Quartier des spectacles ont pu rester ouverts jusqu’à six heures du matin lors de la Nuit blanche du 27 février 2016[20]. En somme, la vie nocturne montréalaise est à l’avant-plan, et le Quartier des spectacles constitue un cas d’étude incontournable à cet égard, notamment par rapport aux identités multiples et mouvantes de ville festive, libertine et rebelle qui accompagnent l’imaginaire nocturne montréalais.

La nuit libertine et festive : le Red Light et le Quartier des spectacles

Le Quartier des spectacles, dont la construction a débuté en 2007, vise le renouveau urbain d’une partie du centre-ville de Montréal. Il s’insère dans une tendance en développement urbain mettant l’accent sur la création de quartiers thématiques, voire le réaménagement, sous un même thème, de secteurs entiers de la ville. Dans ce cas spécifique, il s’agit d’une opération de régénération urbaine par le biais de la culture[21]. Le Quartier des spectacles prône, en fait, une esthétisation de l’espace sous l’angle de la spectacularisation, comme en témoigne son nom, ainsi que de la consommation et de la production culturelle. Il s’étale sur une superficie très vaste, et son pôle principal s’articule autour de la Place des Arts, centre de diffusion et de production des arts et du spectacle, ainsi que lieu-vedette de l’Exposition universelle de 1967. Il s’inscrit également autour du noeud formé par le croisement de la rue Sainte-Catherine et du boulevard Saint-Laurent, respectivement l’artère commerciale la plus importante de la ville et la voie incarnant l’hybridation culturelle montréalaise[22]. Ce noeud constitue un élément fondamental dans la mémoire et l’imaginaire urbain de la ville. Centre focal de ce qui est communément appelé le Red-Light District de Montréal, ce quartier aux moeurs lascives a vu son apogée au courant de la première moitié du 20e siècle, étant le « quartier rouge » le plus important en Amérique du Nord. Lieu de prostitution, de jeux de hasard, de vente et de consommation d’alcool, il a aussi été le berceau du spectacle, du burlesque au vaudeville. Dans les années cinquante, plusieurs enquêtes sur la moralité publique avaient été conduites pour contrer les pratiques illicites du Red Light[23]. Nonobstant ces efforts d’effacement d’un passé considéré comme peu reluisant, et dont témoignent les nombreux terrains vagues présents aujourd’hui dans la trame urbaine, des traces licencieuses, parmi lesquelles on compte des bars et des magasins érotiques, persistent encore aujourd’hui. Le Quartier des spectacles s’insère dans cette tendance d’effacement et de réécriture de la mémoire collective, et s’inscrit dans un lieu mythique de la trame urbaine montréalaise eu égard au spectacle, tout en y projetant une identité institutionnalisée[24]. En somme, la renommée de la vie nocturne dynamique de la ville remonte à l’époque du Red Light, lorsque la noirceur montréalaise s’animait de spectacles prohibés, notamment à l’intersection du boulevard Saint-Laurent et de la rue Sainte-Catherine, aujourd’hui au coeur du Quartier des spectacles. Que ce soit la ville festive ou la ville libertine, les ténèbres de la nuit à cette particulière intersection urbaine ont encouragé la formation et la circulation des expressions culturelles liées au spectacle : « dans l’imaginaire urbain […] le Red-Light est souvent perçu comme le berceau de l’histoire du spectacle du quartier, qui a permis l’enracinement de Montréal comme ville festive et, par la suite, la création du Quartier des spectacles[25] ».

L’aménagement des espaces publics du Quartier des spectacles se concentre sur une superficie restreinte, qui entoure la Place des Arts, et prévoit la création de quatre espaces publics majeurs : la Place des Festivals, la Promenade des Artistes, le Parterre et l’Esplanade Clark (voir les figure 1 à 4).

Fig. 1

Place des festivals, mai 2012.

© Eleonora Diamanti

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Fig. 2

Promenade des artistes, mai 2012.

© Eleonora Diamanti

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Fig. 3

Parterre, mai 2012.

© Eleonora Diamanti

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Fig. 4

Esplanade Clark, mai 2012.

© Eleonora Diamanti

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Ces espaces se caractérisent par une vaste surface dépourvue d’obstacles et de renvois mémoriels, historiques ou identitaires, et mettant en place un aménagement permanent voué à une animation événementielle[26]. Ces nouveaux types d’espaces éliminent tout élément pouvant être détourné et créent une zone franche apte à accueillir une identité programmée sur le plan politique et projetée par des stratégies d’esthétisation et d’animation éphémères et ponctuelles de l’espace et du temps. En fait, les offres commerciale et culturelle du quartier sont des aspects déterminants dans le développement du projet et sont strictement liées aux saisons. Durant l’hiver, le quartier est à la fois un milieu de travail pendant la semaine et un lieu de consommation culturelle et commerciale en soirée et la fin de semaine. Cependant, durant la période estivale, le caractère festif de la zone s’accroît jusqu’à dominer l’ensemble. Un espace autre, vivant d’une spatiotemporalité qui lui est propre et le coupant du reste de la ville, s’impose. Il devient alors un véritable ancrage urbain pour la tenue de la majorité des grands festivals montréalais. L’espace public est totalement transformé dans son aspect, ainsi que dans ses usages, par un aménagement événementiel. Coupé de la circulation routière, il devient principalement une zone piétonnière vouée à la consommation de spectacles. À travers les saisons, cette zone urbaine est fréquentée par une typologie variée de personnes, dont les riverains, les travailleurs, les étudiants, les consommateurs des services offerts (dont ceux du Red Light), les touristes (en particulier les festivaliers), ainsi que par des itinérants qui peuplent des zones plus marginales. Suivant une perspective bioclimatique et chronotopique, on peut distinguer un aménagement du temps et de l’espace qui crée deux temporalités pour le Quartier des spectacles : une saison ordinaire, de septembre à mai, et une saison extraordinaire, de juin à septembre. De même, la distinction entre jour et nuit dans les deux saisons est différente. Si, pendant la saison ordinaire, elle suit une succession plus astronomique et propose de nombreuses activités liées au froid la nuit, durant la saison extraordinaire, la limite entre pratiques diurnes et nocturnes est moins marquée : les journées étant plus longues, les activités diurnes s’étalent au-delà du coucher du soleil. Ce phénomène est assujetti à ce que Craig Koslofsky appelle le processus de « nocturnalization », voire de colonisation de la nuit :

Like all colonized sites, the night was contested territory […] urban nocturnalization is better understood as an analogue to colonization rather than as a civilizing process. Courtiers and citizens sought to control a realm already inhabited by youths (including students and other elite young men), lackeys, vagrants, prostitutes, tavern visitors, and — cutting across social distinctions — all those who sought anonymity. The colonization created spaces and times of modernity in the city, shaping access to public life in decisive new ways[27].

La conception de la nuit comme territoire à coloniser demeure très intéressante dans un contexte urbain tel que le Quartier des spectacles, où la vie nocturne et la vie publique occupent une place importante. De plus, les pratiques nocturnes et leur dimension esthétique, que je décrirai dans les pages qui suivent, maintiennent des aspects liés à ce processus historique de colonisation de la nuit.

Montréal la nuit : ville du crime et ville libertine

La ville du crime et la ville libertine associées au Red-Light District sont des dimensions qui ont longtemps appartenu à la nuit et se sont opposées au phénomène de nocturnalization, qui propose de nouvelles pratiques. Une étude, menée en 2011 par la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), dresse un portrait de l’industrie du sexe à Montréal, où se dessine une « géographie de l’érotisme montréalais[28] ». L’enquête souligne que l’industrie montréalaise du sexe se déploie aujourd’hui principalement dans les salons de massages érotiques présents surtout dans des quartiers plus périphériques. Si le secteur du Quartier des spectacles maintient une certaine concentration d’établissements offrant des services érotiques, Néron-Dejean souligne toutefois que leur offre est spécifique et reflète toujours celle de l’ancien « quartier rouge » : « la géographie de l’industrie du sexe reprend finalement celle de l’ancien Red-Light. […] Les clubs de danseuses nues et les peep-shows prédominent, contrairement à la situation dans le reste de la région montréalaise[29] ». Le secteur a donc maintenu sa vocation liée à l’effeuillage, aux cabarets de burlesque et de vaudeville qui faisaient fureur dans la première moitié du 20e siècle. À quelques pas des espaces qui mettent en scène des concerts, festivals et grands événements culturels, le boulevard Saint-Laurent offre toujours des attractions et des spectacles considérés comme marginaux qui côtoient ceux produits par le milieu d’une culture plus institutionnelle. Au coucher du soleil, le Monument-National, théâtre historique du secteur, met en scène des pièces de théâtre à deux pas du Café Cléopâtre, cabaret mythique d’effeuillage qui offre des spectacles licencieux depuis plus de 40 ans. Juste en face, la Société des arts technologiques déploie sa programmation culturelle et ses expérimentations immersives et technologiques, et à quelques mètres au nord, la Sexothèque et le Sex Village, « cinémas pour adultes », offrent des films aux scènes sensuelles et libertines. Enfin, le fameux casse-croûte Montréal Pool Room, obligé d’emménager dans de nouveaux locaux en raison d’un projet lié au réaménagement du Quartier des spectacles qui n’a jamais eu lieu[30], sert des hotdogs et des poutines jusqu’à quatre heures du matin aux noctambules affamés. Une économie de la nuit s’impose entre l’économie officielle de la ville festive et celle, cachée, de la ville libertine : « Prostitution, vols et trafics en tout genre : n’oublions pas qu’une partie de l’économie créative de la nuit est souterraine[31]. »

En effet, des pratiques illicites ou peu tolérées se mettent en place pendant les heures nocturnes. La ville libertine accompagne alors la ville du crime. Une baisse de fréquentation des lieux, couplée à la diminution de la visibilité causée par l’obscurité, engendre également un sentiment d’inquiétude ou de peur. Si le centre-ville est l’un des secteurs avec les taux de criminalité parmi les plus élevés à Montréal, il est difficile de repérer une augmentation marquante entre les crimes perpétrés le jour et la nuit. Selon le commandant du poste de police du secteur[32], la différence réside dans l’attitude agressive des relations, dans leur caractère physique et leur corporéité : « la criminalité est davantage liée à la violence, aux agressions physiques : “La nuit, il y a moins de conciliation, les problèmes sont plus violents et se terminent plus souvent par des arrestations”[33] ». C’est donc entre une heure et quatre heures du matin, selon l’étude, que se situe le « pic d’activité nocturne » relié aux appels pour « atteinte à la vie » et « atteinte à l’intégrité physique[34] ». À partir de minuit, les patrouilles de nuit doivent intervenir en duo. La corporéité semble prendre plus d’importance après la tombée du jour[35]. On remarque une proximité accrue, liée au toucher, que ce soit dans les activités érotiques, dans les altercations nocturnes, ou même dans les foules festivalières qui envahissent le Quartier des spectacles. En outre, tout ce qui a trait au sens de l’ouïe prend une place importante la nuit. Le bruit est notamment la première cause des plaintes nocturnes dans le secteur[36] : la ville qui dort est ainsi confrontée à la ville qui s’amuse. Les espaces publics sont investis des sons des spectacles, plus particulièrement des grands concerts et événements qui ont lieu au coucher du soleil. Une sensorialité nocturne s’impose ainsi : la capacité de voir étant diminuée, les autres sens prennent le relais. L’être humain n’est pas un animal « nyctalope », comme le souligne le géographe Luc Gwiazdzinski :

90 % des informations que nous percevons passant par le canal visuel, il est normal que les ténèbres nous laissent plus désemparés avec des problèmes spécifiques : perte d’acuité visuelle, perte de la vision centrale, perturbation du sens stéréoscopique, perte de la vision des couleurs, sensibilité plus forte aux contrastes et à l’éblouissement, augmentation des défauts de vision, perte de l’appréciation des distances et de la notion de la vitesse. Par ailleurs, la privation de lumière mettrait en veilleuse les réducteurs de l’activité imaginative[37].

De plus, les rythmes biologiques influencent nos perceptions nocturnes : le corps, censé se reposer, voit une diminution de la pression artérielle et des sécrétions hormonales[38]. L’expérience de la ville n’est donc pas la même durant la nuit. Si la théorie des affordances concerne plus particulièrement la vision (et est donc strictement liée à la lumière), l’étude chronotopique de la ville la nuit permet de faire ressortir la place qu’occupent les autres sens dans la perception écologique de l’environnement. Quelles affordances peuvent émerger des rythmes nocturnes des espaces publics du Quartier des spectacles et de leurs pratiques ?

Si la peur et le sentiment d’insécurité nocturnes sont liés aux rythmes circadiens et biologiques, ces sensations proviennent également d’un bagage culturel de l’onirique et des ténèbres, et d’un différent type de sociabilité publique. Quand les pratiques diurnes diminuent, et de ce fait la fréquentation des espaces publics, la nuit fait ressortir la présence de la population défavorisée et itinérante, qui n’a d’autre endroit où se terrer dans le secteur (sinon les refuges)[39]. Ce sont les endroits limitrophes, qui se trouvent aux abords des grands espaces du Quartier des spectacles, qui sont les plus peuplés d’une population défavorisée. En fait, quand les températures se font plus clémentes, ces « pratiques marginales » sortent à l’extérieur, occupant les interstices d’une trame urbaine délabrée où s’inscrit le projet du Quartier des spectacles. Elles occupent difficilement le centre des grandes surfaces, comme la Place des Festivals, mais se concentrent plutôt dans les espaces moins achalandés, comme le Parterre, la Promenade des Artistes ou la rue Sainte-Catherine et les boulevards Saint-Laurent et De Maisonneuve (voir figures 5 et 6). Il n’est pas étonnant de remarquer une équivalence entre la marginalité des pratiques et des espaces, suivant l’« idée même de la marginalité comme vie dans les marges de la société et de la ville »[40]. L’étude sur la nuit dans le Faubourg Saint-Laurent souligne que l’itinérance dans l’espace urbain constitue « une dimension importante du sentiment d’insécurité, même si le taux de criminalité n’est pas plus élevé chez les itinérants que chez les personnes avec un domicile fixe[41] ». La nuit urbaine, paradoxalement, suscite la peur de l’obscurité, chez certains, et un sentiment de protection, chez d’autres, en raison de pratiques qui ne sont pas tolérées le jour, puisque plus visibles. Les ténèbres offrent en effet la possibilité d’être « out of sight, or “out of the public eye[42]” ». Or, le système perceptif humain, composé des cinq sens, est à la fois extéroceptif et proprioceptif, voire relié à la perception de l’extérieur et de soi, lorsqu’il est situé dans un environnement signifiant. Le choix du lieu marginal dans un espace central, sa configuration physique et géographique, sa continuité historique, mais également l’aspect temporel et sensible, la noirceur et l’atmosphère affective du lieu, laissent émerger des pratiques liées à la sphère privée dans la sphère publique. Comme le souligne Perla Serfaty, « ce qui se passe "au-dehors" entre les citadins dépend étroitement de leur conception de ce qui ne peut se dérouler que "dedans", dans les espaces privés[43] ». D’un point de vue écologique, donc de relation entre les êtres vivants et l’environnement, c’est ce que Gibson appelle une « niche[44] ». Une niche écologique, c’est un ensemble d’affordances de l’environnement sélectionnées qui définissent un mode de vie. L’émergence d’un tel ensemble d’affordances brouille la dichotomie intérieur/extérieur et ramène des pratiques liées à la sphère privée dans l’espace public. C’est là tout le paradoxe de la colonisation de la nuit dans la société contemporaine : des pratiques licencieuses et marginales trouvent un sentiment de liberté et de sécurité sous la couverture de ces mêmes ténèbres qui font peur.

Fig. 5

Parterre, mai 2012.

© Eleonora Diamanti

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Fig. 6

Parterre, mai 2012.

© Eleonora Diamanti

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Montréal la nuit : ville des spectacles et des festivals

Dans le secteur urbain où s’inscrit le Quartier des spectacles, la ville qui s’amuse et la ville spectacle côtoient la ville du crime et la ville libertine. Le processus de nocturnalization est souvent lié à la recherche d’un sentiment de sécurité. Si l’éclairage électrique comble le manque de visibilité causé par l’obscurité, les événements nocturnes augmentent la fréquentation des lieux par des activités connotées euphoriquement, tout en exerçant un contrôle de l’espace et du temps. Comme le souligne Franco Bianchini, depuis les années 1990, « the best way of making the night safer for everybody to enjoy was by developing exciting urban calendars of cultural events which would encourage people to go out in large numbers[45] ».

Les espaces publics du Quartier des spectacles en constituent le coeur, qui bat à un rythme événementiel. Ces espaces, qui incitent à un usage fonctionnel ou ludique-spectaculaire, sont largement éclairés par des luminaires qui en assurent la visibilité. De plus, ils sont accompagnés d’indications précises concernant les comportements à adopter, ainsi que d’une stratégie d’esthétisation marquée. Ils participent au processus de nocturnalization en créant une atmosphère de sécurité et de participation active à la vie urbaine, ainsi que de sociabilité nocturne à travers la mise en spectacle de la ville (voir les figures 7 à 12). Le Quartier des spectacles, avec sa programmation d’événements, en particulier ceux en plein air, nourrit cette vitalité nocturne qui tourne essentiellement autour d’activités commerciales telles que les bars, restaurants, brasseries, clubs, théâtres, cinémas et salles de spectacles. On en trouve une concentration aux alentours de certains axes et noeuds de circulation, dont le boulevard Saint-Laurent et la rue Sainte-Catherine. Toutefois, des plages horaires s’appliquent, et trois heures du matin constituent le seuil au-delà duquel très peu de commerces restent ouverts à Montréal : quelques restaurants « 24 heures sur 24 » ou des boîtes de nuit qui font des afterhours. Si ces divers endroits animent la nuit urbaine, très peu se trouvent directement aux abords des espaces publics, à part les théâtres et les salles de spectacles de la Place des Arts qui constituent l’un des centres névralgiques de la vie culturelle nocturne montréalaise[46]. En ce qui concerne les espaces publics, le couvre-feu sonne beaucoup plus tôt, car les événements cessent généralement vers minuit[47].

Fig. 7

Promenade des artistes, Festival Montréal en lumière, février 2016.

© Eleonora Diamanti

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Fig. 8

Place des festivals, Festival Montréal en lumière, février 2016.

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Fig. 9

Esplanade de la rue Sainte-Catherine, Festival Montréal en lumière, février 2016.

© Eleonora Diamanti

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Fig. 10

Esplanade de la Place des arts et rue Sainte-Catherine, Festival Montréal en lumière, février 2016.

© Eleonora Diamanti

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Fig. 11

Place des Festivals, Festival Montréal en lumière, février 2016.

© Eleonora Diamanti

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Fig. 12

Esplanade de la Place des Arts et rue Sainte-Catherine, Festival Montréal en lumière, février 2016.

© Eleonora Diamanti

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Les nuits de la saison ordinaire sont assez calmes dans le Quartier des spectacles, d’autant plus que les températures chutent au-dessous de zéro en hiver. Le Parterre et la Promenade des Artistes se trouvent au milieu d’une voie uniquement animée par les moyens de transport et demeurent pauvres en attraits pendant la nuit. La seule exception à ce « vide nocturne » s’incarne dans les deux « vitrines habitées », restaurants vitrés qui dynamisent le mur aveugle du Musée d’art contemporain donnant sur la Place des Festivals. À part ces derniers, les abords des places et des espaces publics du Quartier des spectacles ne présentent pas de réelle vie nocturne, outre celle reliée à des événements ponctuels, même si le secteur possède une grande concentration de centres de diffusion culturelle et artistique.

Depuis 2011, le concours « Luminothérapie » est lancé chaque hiver dans les espaces publics du Quartier des spectacles. Ce dernier vise à animer, à éclairer et à réchauffer les froids hivers montréalais. Le concours prévoit deux volets, qui se concentrent essentiellement sur les projections vidéo et l’animation des espaces publics, notamment de la Place des Festivals. Le nom du concours renvoie à son pouvoir d’antidote à la noirceur par une activité événementielle brillante. L’éclairage électrique s’empare alors de l’obscurité hivernale et cherche à compenser ce manque de lumière. Parmi les sens pris en charge, la vision y est privilégiée. Les façades des bâtiments deviennent des écrans géants sur lesquels projeter des images à partir de la tombée du jour, ce qui les rend visibles. De même, les installations présentes tout au long de la journée peuvent jouer avec des effets lumineux à l’arrivée de l’obscurité. En outre, des événements exclusivement nocturnes ont lieu pendant l’un des mois les plus froids de la saison hivernale. Le festival Montréal en lumière, qui se termine avec la Nuit blanche, se tient en effet en février, quand les pratiques ont tendance à s’intérioriser, notamment dans un endroit qui n’offre pas d’abri en surface, mais qui déploie un système important de tunnels intérieurs (voir les figures 13 et 14).

Fig. 13

Place des Festivals, Festival Montréal en lumière, février 2016.

© Eleonora Diamanti

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Fig. 14

Place des Festivals, Festival Montréal en lumière, février 2016.

© Eleonora Diamanti

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Dans le cadre de ces événements, qui ont lieu la nuit et l’hiver, deux temporalités symbolisant l’obscurité, le froid et la suspension de la vie à l’extérieur, des activités associées au jour et à la lumière se mettent alors en place. Un aménagement événementiel de l’espace (avec des bars et des bistrots, des concerts, des expositions, des pistes de danse, des jeux et des installations éphémères) s’accompagne d’un aménagement du temps. Si l’aménagement événementiel se situe dans une chronotopie, la réalisation des espaces a par contre suivi « des principes internationaux d’urbanisme, lesquels nient essentiellement l’hiver ou s’appliquent à des climats chauds », comme le souligne Norman Pressman[48]. Des événements comme Montréal en lumière peuvent alors aider à accepter l’hiver et à ramener les pratiques en surface, mais cette stratégie devrait être accompagnée du souci d’un urbanisme bioclimatique exprimé par Pressman. Une attention aux rythmes quotidiens et aux saisons demeure fondamentale pour aménager un centre-ville convivial dans une ville aux hivers glaciaux. Le souhait de Gwiazdzinski, d’un « urbanisme des temps[49] », voire un chrono-urbanisme qui réfléchit à l’espace en relation au temps et qui remplace l’événementialité, peut être alors fécond pour repenser l’aménagement éphémère et l’animation des espaces du Quartier des spectacles.

En fait, dès que la belle saison arrive, entre juin et septembre, un aménagement événementiel particulier s’empare du Quartier des spectacles. Des installations éphémères, des jeux d’eau, des festivals, des bars et des camions de nourriture de rue apparaissent soudainement et disparaissent aussi subitement à la fin de cette période, transformant radicalement l’aspect, la fonction et l’usage des espaces. Plutôt qu’une saison estivale au sens strictement astronomique (basé sur les solstices), il s’agit d’une saison festivalière. Cette dernière débute en juin, voit son zénith poindre en juillet et diminue peu à peu pour se terminer en septembre : « à quelques jours de calendrier près, le Festival de Jazz marque le solstice d’été, celui des Films du Monde nous signale que les vacances sont finies[50] ». Durant cette période, les festivités s’étalent en journée et principalement en soirée, jusqu’à tard dans la nuit. Le quartier devient une zone piétonnière et une grande scène ouverte présentant des événements temporaires et ponctuels. Fréquenter le Quartier des spectacles durant cette période la nuit veut alors dire s’attendre à voir, à assister ou même à participer, son nom l’indique clairement, à un spectacle. En plus des pratiques festives et licencieuses, la ville la nuit incite (ou l’on pourrait dire afforde) des pratiques autres, que je nommerai ici des pratiques contestataires.

« Montréal, ville rebelle »

Dans une série spéciale dédiée aux villes et aux contestations qui ont agité de nombreux pays entre 2011 et 2012, le Courrier international a consacré un numéro spécial à Montréal, la qualifiant de « ville rebelle »[51]. La ville avait été, en fait, investie par des mouvements de contestation majeurs qui ont occupé ses espaces publics. Le plus important a été le mouvement de grève étudiante, renommé Printemps érable, qui, en 2012, a vu descendre dans les rues de la métropole des milliers d’étudiants universitaires et collégiaux[52]. Dans le cadre de cette protestation, un nouveau rythme s’est emparé de certains espaces publics la nuit. Pendant plusieurs mois, à la tombée du jour, à 20 heures, les manifestants se retrouvaient, quotidiennement, à la place Émilie-Gamelin, pour ensuite défiler dans les rues[53]. C’est encore à la tombée de la nuit que les protagonistes de l’appropriation de l’espace par des actions non normatives et peu tolérées de jour se mettent à l’oeuvre. La nuit correspond à cette temporalité de clandestinité des pratiques marginales qui défavorise la vue et, par le fait même, le contrôle. C’est aussi le moment où la circulation des véhicules est la moins intense, tout comme la fréquentation humaine des lieux. On pourrait alors dire que la nuit afforde des pratiques clandestines, non autorisées, de réappropriation de l’espace et du temps. Ainsi, dans une perspective chronotopique, ces pratiques sont couplées aux configurations spatiales de la place publique, lieu de rencontre, et de la rue, lieu de passage, de circulation et de déambulation.

Dans ce contexte, les espaces publics du Quartier des spectacles ont été à peine touchés par le mouvement de revendication. Pourtant, dans leur ensemble, ils constituent la plus grande étendue d’espace présente dans le centre-ville montréalais et seraient des endroits propices au regroupement des foules de manifestants tout en donnant une occasion de visibilité aux pratiques contestataires. Nonobstant cette configuration physique, ils n’ont été affectés qu’à l’occasion d’un grand événement de masse qui avait été préalablement autorisé par le Service de police de la Communauté urbaine de Montréal. Le 22 mai 2012, afin de souligner la centième journée de grève dans la province québécoise, une foule de plus de 100 000 personnes a envahi l’étendue de la Place des Festivals, de l’Esplanade de la Place des Arts, de la Promenade des Artistes et du Parterre (voir la figure 15). L’événement, après avoir été préalablement autorisé, s’est déroulé à la lumière du jour, sous les rayons du soleil d’une belle et chaude journée printanière. Les pratiques contestataires avaient été, dans ce cas, acceptées à l’avance et donc, en quelque sorte, désamorcées. Le contrôle s’était exercé en aval de la manifestation, qui avait pris son envol dans les immenses espaces publics du Quartier des spectacles, pour ensuite se déverser dans les rues montréalaises. Ce sont ces dernières, les grandes artères de la ville, qui ont été les plus affectées dans le périmètre du Quartier des spectacles durant les manifestations quotidiennes de nuit. Elles ont souvent vu défiler, en soirée, les manifestations spontanées et non autorisées, auxquelles les autorités devaient faire face dans un esprit de constant ajustement où l’imprévu était à l’ordre du jour, pour ne pas dire de la nuit, dans ce cas spécifique. Dans le Quartier des spectacles, l’Esplanade Clark, espace vide qui n’a pas encore été touché par le plan de réaménagement, s’est à de nombreuses reprises transformé en lieu privilégié par les moyens de contrôle favorisant leur mobilité. Durant les manifestations, elle a souvent servi de stationnement temporaire aux moyens de transport du Service de police de la ville et aux autobus de la Société de transport de Montréal (voir figure 16). Le potentiel vide de l’Esplanade, sa proximité avec le Quartier général du service de police et son emplacement central ont permis de créer une sorte de hub éphémère pour un contrôle mobile réseautique au centre-ville. Les espaces publics du Quartier des spectacles participent donc d’une logique de programmation[54] offrant un lieu privilégié pour les stratégies de contrôle et, par ce fait, laissant très peu de place à l’imprévisibilité. Ces espaces n’ont donc pas incité, ou affordé, des mouvements d’occupation spontanée comme l’ont fait d’autres endroits de la ville, mais ont, au contraire, permis la mise en place de pratiques de contrôle. En fait, l’ouverture de l’espace dépourvu d’obstacles au regard et largement illuminé facilite la visibilité, donc le contrôle. Enfin, l’aménagement événementiel accroît la fréquentation du lieu, rendant moins visibles les pratiques contestataires dans la foule festivalière, et crée des barrières à l’entrée qui défavorisent l’infiltration et l’apparition spontanée de ces mêmes pratiques. De plus, l’esthétisation de l’espace sous l’angle de la spectacularisation risque d’avaler le message contestataire lui-même, le dénuant de sa puissance d’opposition. En somme, les pratiques contestataires, tout comme les pratiques libertines, émergent de la noirceur de la nuit en y trouvant un repaire, et participent à ce qu’on pourrait appeler un processus de décolonisation de la nuit, contrastant avec la nocturnalization à laquelle la ville festive promue par le Quartier des spectacles adhère parfaitement.

Fig. 15

Rue Sainte-Catherine, Place des Festivals et Place des Arts, mai 2012.

© Eleonora Diamanti

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Fig. 16

Esplanade Clark, mai 2012.

© Eleonora Diamanti

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Pour conclure : entre esthétique et politique

Les identités multiples et mouvantes de ville festive, libertine et rebelle se côtoient constamment la nuit dans le Quartier des spectacles. Le projet constitue donc un champ d’expérimentation et de réflexion sur les politiques nocturnes à Montréal (la prolongation des horaires nocturnes des bars lors de la Nuit blanche en est un exemple). Ces identités sont également liées à des besoins qui sont parfois contrastés, et concernent des questions de sécurité, de normativité et de sociabilité dans l’espace public la nuit. À travers cette étude, j’ai montré comment des besoins parfois divergents correspondent à des relations esthétiques différentes à la nuit, qui dès lors devraient être incarnées par des politiques spécifiques. Ces contrastes sont clairement saisissables si on prend en compte un point de vue chronotopique et sensible des rythmes des pratiques : le temps du repos pour certains côtoie le temps de la fête pour d’autres, tout comme des pratiques liées à la sphère privée pour certains se déroulent dans la sphère publique pour d’autres[55]. Les stratégies d’esthétisation mises en place dans le Quartier des spectacles insistent sur la vision, tandis que l’expérience de la ville la nuit, caractérisée par une carence en acuité visuelle, est plutôt centrée sur les autres sens : le toucher, l’ouïe et le rapport corps-monde. La « problématique d’aménagement […] qui s’appuie sur l’instrumentalisation de l’esthétique », mentionnée au début de l’article et décrite par Jacques Lolive comme une « esthétique du grand contre [une] esthétique des petits[56] », est ici évidente. L’étude chronotopique des espaces publics conçus comme des formes médiales permet alors de prendre en considération les différentes dimensions sensibles qui constituent l’expérience de la ville la nuit. C’est donc du point de vue sensible, affectif et esthétique que le chronotope ville et nuit agit en termes d’affordances. Cette conception écologique et médiale de la ville laisse émerger la circulation et le mouvement des pratiques de l’espace-temps et des stratégies d’aménagement du point de vue sensible et esthétique. Les relations qui ressortent configurent les espaces publics en tant que formes médiales dynamiques en mutation. Ceci est encore plus évident dans un secteur où l’aménagement des espaces est encore en cours et où l’aménagement du temps est assujetti à l’événementialité. Comment repenser alors cette éphémérité pour « passer de l’événementiel au quotidien » et promouvoir un « urbanisme des temps[57] » dans un lieu qui se concentre sur le ponctuel plutôt que sur la durée ? Comment formuler des politiques inclusives qui prennent en compte les besoins différents et parfois divergents de la ville la nuit ? Comme le souligne Sandra Mallet, « la nuit constitue un moment conflictuel particulier et le sera certainement encore plus dans les années à venir face au développement du travail de nuit, à la diversification des loisirs durant cette période et à la diffusion géographique des activités nocturnes dans l’ensemble de l’espace urbain [58] ».

La nuit urbaine demeure un territoire contesté décrit par Koslofsky dans le processus de nocturnalization, où des pratiques de colonisation et décolonisation s’affrontent constamment. Dans le cas du Quartier des spectacles, la nuit tisse des liens non seulement avec la ville festive ou la ville qui travaille, mais également avec des pratiques autres, liées à la ville libertine et rebelle, qui méritent une attention dans la planification et l’aménagement chronotopique du secteur. Si l’aménagement des espaces publics du Quartier des spectacles a répondu majoritairement aux besoins de la ville festive et des grands événements misant sur la « grande esthétique », l’aménagement du temps pourrait alors s’intéresser à l’expérience esthétique de la ville, ou « esthétique des petits », et ainsi constituer le chantier des politiques nocturnes à Montréal. Les pratiques et les formes médiales que j’ai décrites au fil de ces pages, et qui caractérisent Montréal comme ville festive, libertine et rebelle, peuvent donc aider à repenser l’aménagement du Quartier des spectacles la nuit, tout en dessinant une géographie culturelle et médiale de la ville, sans pourtant la figer.