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Un propos bien connu des juifs rappelle avec humour que le judaïsme n’existe pas et qu’il n’existe que des judaïsmes : si tu demandes à trois juifs ce qu’est le judaïsme, tu auras au moins cinq réponses ! Puisque les juifs ne sont pas tenus de croire à des dogmes défendus par un clergé hautement hiérarchisé, comme c’est le cas dans le catholicisme, on pourrait même ajouter que toute définition du judaïsme qui exclut un seul juif n’est pas une bonne définition ! Bien entendu, cette affirmation n’empêche pas l’existence d’un courant juif très important et que l’on identifie souvent en français par l’appellation « orthodoxe ». Ce terme d’origine grecque, qui signifie littéralement « opinion droite », n’est certes pas totalement inapproprié, mais il convient néanmoins de préciser que les juifs pieux sont habituellement plus préoccupés par l’orthopraxie que par l’orthodoxie. Par ailleurs, cette notion d’orthopraxie, c’est-à-dire la pratique droite, celle qui est conforme à la volonté divine, reste une notion parfois bien floue et théorique, car les rabbins ont souvent divergé d’opinion quant à savoir quelle est la bonne conduite à adopter. C’est ce qu’on peut vérifier lorsqu’on étudie l’histoire des règles relatives aux rites autour de la mort.

Comme ces rites sont très nombreux et que l’histoire juive est très complexe, car elle couvre une période de plus de deux millénaires, mon enquête sera ici doublement limitée. Premièrement, elle ne portera que sur quelques rites qui seront analysés dans trois parties de longueur inégale. Dans la première partie, j’examinerai deux règles qui ont traversé les siècles sans modification majeure : le devoir d’inhumer les morts et donc l’interdit de les incinérer, et l’obligation de procéder rapidement à l’enterrement. Dans la deuxième partie, j’explorerai l’histoire de deux rites qui ont subi des modifications plus ou moins importantes au cours de l’histoire : la posture assise en signe de deuil et le devoir de déchirer ses vêtements. Enfin, dans la troisième partie de mon enquête, je m’intéresserai à deux rites qui sont devenus obsolètes à un moment de l’histoire : se mettre de la poussière sur la tête et renverser les lits.

Deuxièmement, mon analyse portera sur un corpus limité, mais qui représente néanmoins très bien l’histoire du judaïsme rabbinique et donc en partie les pratiques actuelles dans le monde juif orthodoxe. Bien entendu, la Bible hébraïque sera ma première source de références, même si elle ne comprend aucun traité sur les rites de deuil et les rites funèbres. Outre le fait qu’elle témoigne des pratiques les plus anciennes, soit celles du premier millénaire avant l’ère chrétienne, elle me sera utile pour mieux comprendre la symbolique des rites étudiés. Pour bien situer ces textes bibliques dans leur contexte, je ferai aussi appel, de manière plus occasionnelle, aux textes de la littérature judéo-hellénistique (la Septante, Flavius Josèphe, etc.), à la littérature dite intertestamentaire ainsi qu’à quelques textes de la littérature ancienne du Proche-Orient. Avec la Bible, les textes talmudiques constitueront ma source de références la plus importante. Deux traités du Talmud de Babylone[1] retiendront plus particulièrement mon attention : le traité Mô‘ēd Qātān (à l’avenir MQ) et le traité Śemāḥôt (à l’avenir Sem). Le choix de ces deux traités n’a rien d’arbitraire, car le premier est l’un des traités talmudiques qui contient le plus grand nombre d’informations relatives aux rites autour de la mort, tandis que le second est le seul traité exclusivement réservé aux règles relatives aux rites autour de la mort. La rédaction du premier traité, qui renvoie aux « fêtes mineures », se situe entre le 2e et le 5e siècle de l’ère chrétienne. Le second traité est un texte para-talmudique qui signifie littéralement « Joies », nom donné par euphémisme à ce qui devait s’appeler ’ĒbelRabbātî, « Le grand deuil ». Sa datation ne fait pas l’unanimité; les spécialistes croient que sa rédaction aurait eu lieu pour l’essentiel autour du 3e siècle, mais qu’elle aurait pu s’étendre jusqu’au 8e siècle de l’ère chrétienne (Cohn-Sherbof, 1992, p. 146; Walfish, 1997, p. 240). La Mišnēh Tôrāh du grand penseur médiéval Maïmonide (1135 ou 1138-1204) constituera ma principale source d’information pour la période du Moyen Âge. Il s’agit d’un ouvrage achevé autour de 1185 et qui se présente sous la forme d’une magistrale synthèse de la Loi juive (à l’avenir MT). Puis, je prendrai en considération l’incontournable Šuleḥān ‘Ārûk, littéralement « La Table dressée », et plus précisément la section Yôreh Dē‘āh, littéralement « Celui qui enseigne la science », qui porte sur les lois relatives au deuil et à la mort (à l’avenir YD). Cette nouvelle codification de la Loi juive, composée par Joseph Caro (1488-1575) dans une période d’intenses changements (les juifs ont été expulsés d’Espagne en 1492 et leur implantation en Europe de l’Est, en Orient et au Maghreb a créé de nouveaux questionnements), fut publiée pour la première fois en 1564-1565, afin de répondre aux attentes des divers savants. Comme les choix juridiques de Caro favorisaient les pratiques en vigueur dans les communautés juives d’Orient et de la Méditerranée, cette nouvelle synthèse juridique avait pour principal défaut de négliger toute référence aux coutumes des juifs ashkénazes qui divergent souvent des coutumes séfarades. C’est pourquoi l’ashkénaze Moïse ben Israël Isserles (autour de 1525-1572) y apporta les compléments nécessaires sous la forme de gloses publiées pour la première fois sous le titre de Ha-Mappāh, « La Nappe », dans l’édition de Cracovie du Šuleḥān ‘Ārûk, en 1569-1571. Avec les textes bibliques et talmudiques, c’est l’ensemble de ces deux synthèses composées au 16e siècle qui s’impose désormais dans le monde juif, plus particulièrement dans le monde juif orthodoxe. Bien entendu, la consultation de ces sources, qui couvrent plus de 2000 ans de jurisprudence juive, ne m’empêchera pas de faire appel à d’autres textes anciens et des études récentes qui ont été publiées aussi bien par des universitaires que par des rabbins[2].

Malgré la double limite de mon enquête – limite au niveau du corpus des textes et des rites étudiés –, celle-ci sera originale, car elle me permettra : 1- de montrer que les pratiques juives autour de la mort, même dans l’orthodoxie, ne sont pas immuables, car si certains rites ont traversé l’histoire sans subir de modifications majeures, d’autres ont été sérieusement modifiés ou carrément abandonnés; 2- de m’interroger sur les raisons de la survivance, des modifications ou de la disparition de ces rites autour de la mort; 3- de montrer que ces rites ne font sens qu’en lien avec le monde symbolique auquel ils renvoient.

1. Les rites inchangés

Parmi les rites autour de la mort qui, pour l’essentiel, n’ont pas changé au cours de l’histoire, figure en premier lieu celui de l’inhumation. C’est ce qu’on peut constater dans le monde juif, mais aussi dans le monde musulman et, de manière moins évidente, dans le monde chrétien. La pérennité de ce rite dans le monde juif n’est pas sans lien avec l’idée de résurrection individuelle et corporelle. De la même façon, l’obligation de procéder rapidement à l’inhumation n’est pas sans lien avec une certaine confiance en la justice divine. C’est entre autres ce que je vais démontrer dans cette première partie de l’étude.

1.1 Le devoir d’inhumer les morts

Le commandement de l’inhumation ne figure pas explicitement dans la Torah. Toutefois, le rite funéraire communément pratiqué par les anciens habitants d’Israël et de Juda était bien l’enterrement. C’est du moins ce qu’indique clairement une brève enquête statistique : le verbe qābar, « inhumer », « enterrer », « ensevelir », apparaît 116 fois dans la Bible hébraïque, tandis que les mots qeber et qebûrāh, « tombe », sont attestés respectivement 47 et 14 fois. L’importance de l’enterrement peut également se déduire des allusions à la crainte de ne pas être inhumé; il est, en effet, bien connu que l’absence d’inhumation était perçue comme une véritable malédiction (Dt 28,25-26; 1 R 14,10-13; 16,4; 21,22-24; 2 R 9,10.22-26.30-37; Is 14,19-21; Ez 29,5; 39,4; Jr 7,33; 14,16; 16,4.6; 22,19; 36,30; Qo 6,3; etc.). C’est aussi pourquoi, parmi les punitions les plus terribles figure l’exhumation des ossements (Jr 8,1-2; Am 2,1; Flavius Josèphe, Antiquités juives XVI, 7, 1).

Le livre de Tobit, qui remonte probablement à l’époque qui se situe entre le milieu du 3e et le milieu du 2e siècle avant l’ère chrétienne, confirme que l’enterrement était perçu comme une obligation. En effet, dans ce récit fictif, Tobit ensevelit ses compatriotes, qui sont victimes de persécution, au risque de sa propre vie (Tob 1,17-19; 2,2-5) et veille soigneusement à prévoir son enterrement et celui de ses proches parents (Tob 4,4; 8,10-12; 14,2.11.13).

Comme le commandement de l’inhumation ne figure pas explicitement dans la Torah, les rabbins ont déduit que ce commandement était indirectement formulé dans divers textes bibliques. Trois textes ont retenu de manière significative leur attention : Dt 34,5-6; Gn 2-3 et Gn 4. Dans le premier texte utilisé par les rabbins, soit celui de Dt 34,5-6, on lit que c’est Dieu lui-même qui enterra Moïse (cf. aussi Sanehederîn 39a). Or, selon le traité Sôtā 14a, on doit enterrer les morts, car Dieu lui-même a enseveli Moïse. Autrement dit, l’obligation d’inhumer les morts procède d’une imitation de Dieu.

Le deuxième texte évoqué par les rabbins pour légitimer l’inhumation est le récit de la création, plus particulièrement Gn 2,17 et 3,19, qui nous rappelle que la poussière est à la fois notre origine et notre fin. Dans le chapitre 11 du Pirqé de Rabbi Éliézer, texte habituellement daté du 8e ou du 9e siècle de l’ère chrétienne, c’est par le moyen d’une longue paraphrase du récit de Gn 2-3 qu’on reconnaît en quelque sorte que l’inhumation constitue la seule pratique funéraire conforme non seulement aux Écritures, mais aussi à la nature. En outre, le jeu de mots entre ’ādām, « être humain », et ’adāmāh, « terre », qu’on retrouve en Genèse 2,5.7 et 3,19, indique aussi que la poussière est l’alpha et l’oméga de l’être humain. Ce jeu de mots n’est d’ailleurs aucunement propre à la langue hébraïque. Par exemple, en français, on pourrait rendre ces deux termes par humain et humus. À ce sujet, il n’est pas sans intérêt de rappeler que le mot latin humanitas appartient à la même famille que les mots humus, « sol », « terre », humatio, « l’action d’ensevelir », « l’inhumation », humo, « enterrer », « faire les funérailles de quelqu’un ». Ce lien entre humain, humus et inhumation indique que l’humanité – et non seulement les juifs ! – est viscéralement liée à l’humus, au sol, à la terre, et qu’être humain, c’est pratiquer l’inhumation.

Enfin, le troisième texte utilisé par les rabbins pour légitimer l’inhumation est le récit de Gn 4. Dans une longue paraphrase de ce récit, le Pirqé de Rabbi Éliezer affirme que l’inhumation a fait l’objet d’une révélation divine à Adam, alors qu’il était en train de pleurer la mort d’Abel :

Adam et son aide étaient assis et pleuraient et menaient deuil pour lui, mais ils ignoraient que faire d’Abel, car ils n’avaient pas la coutume d’enterrer. Survint un corbeau dont un congénère était mort à ses côtés. Le corbeau dit : J’enseignerai à cet homme ce qu’il faut faire. Il prit son congénère et creusa la terre, il l’y cacha et l’y enterra devant leurs yeux. Adam dit : je ferai comme ce corbeau. Il prit la dépouille d’Abel, creusa la terre et l’y ensevelit. 

Les rabbins ne se sont pas contentés de légitimer l’inhumation à l’aide de références scripturaires. Ils ont aussi édicté de nouvelles règles qui illustrent bien l’importance du devoir d’inhumation. La première concerne le Grand-Prêtre. Les rabbins affirment que même lorsque le Grand-Prêtre, le jour sacré de Yom Kippour, rencontre un mort abandonné et inconnu – la mort représentant le père de toutes les impuretés rituelles (’āb tûmôt : Pessāhîm 14b; Nb 19; etc.) –, il a le devoir de s’occuper lui-même de son enterrement si personne d’autre ne peut le faire, et il doit alors reporter à plus tard l’accomplissement de tous les autres commandements de la Torah (Megîllāh 3b; Berākôt 19b; Nāzîr 7,1)[3]. Ce précepte est repris par Maïmonide (MT 4,3,8) et Joseph Caro (YD 374, 3), mais avec quelques petites variantes; par exemple, on omet de signaler que ce devoir s’impose même le jour de Yom Kippour.

La deuxième règle est relative au mort abandonné sur le champ de bataille ou sur un terrain dont on ne connaît pas le propriétaire. Pour les rabbins, c’est un devoir d’enterrer le corps d’une telle personne (Sem 4,18; ‘Ērûbîn 17a et b; Bābā Qammā’ 81b; cf. aussi YD 364,3 et 374,3). À ce sujet, le Talmud rapporte que les Sages, en 135 de l’ère chrétienne, ont même institué une bénédiction de reconnaissance lorsque les insurgés de Béthar, interdits de sépulture par l’empereur Hadrien, purent être inhumés après avoir été longtemps laissés sans sépulture (Berākôt 48b).

La troisième règle stipule que les juifs doivent aussi prendre en charge les non-juifs qui ne seraient pas enterrés et consoler leurs proches attristés afin que la paix règne dans le monde (Gîttîn 61a; voir aussi YD 367,1).

En définitive, l’enterrement est clairement le rite funéraire promu par les textes bibliques et rabbiniques[4]. Il n’est donc pas surprenant de lire dans la MT 4,12,1 de Maïmonide que l’inhumation est le seul rite autorisé : « Si le défunt laisse une notice qui indique qu’il ne veut pas être inhumé (yiqābēr), on ne doit accorder aucune attention à son désir, car l’enterrement est un commandement (šehaqqebûrāhmitsewāh) : tu dois l’enterrer (cf. Dt 21,23) ».

Bien entendu, l’inhumation constitue encore aujourd’hui le seul rite autorisé par l’orthodoxie juive, en Israël aussi bien qu’à l’étranger. L’inhumation est si importante que tout membre ou partie du corps humain (29 grammes de chair minimum) qui proviendrait d’une amputation chirurgicale ou accidentelle doit être enterré, si possible dans la future tombe de la personne. Autrement, ce membre ou partie du corps humain devra être gardé dans une solution de formol jusqu’au moment du décès (Chicheportiche, 1990, p. 177). Par conséquent, on aura compris que maints rabbins orthodoxes ne sont pas vraiment en faveur du don d’organes[5] et qu’ils ont beaucoup de réserve à l’égard de l’autopsie. Bien sûr, l’autopsie est tolérée lorsqu’elle est exigée par les autorités gouvernementales, par exemple pour un cas d’homicide, mais les rabbins insistent alors sur le devoir de conserver toutes les parties du corps qui auraient pu être extraites du cadavre afin qu’elles soient enterrées avec lui. La raison invoquée est tirée de Gn 1,26-28 : comme l’être humain a été créé à l’image de Dieu, il est interdit de mutiler cette image toujours présente dans le corps du défunt (Lamm, 1969, p. 8-12)[6].

Est-ce à dire que la pratique de la crémation est totalement absente des textes anciens et qu’elle n’occupe aucune place dans les rites funéraires des juifs d’aujourd’hui ? Telles sont les deux questions auxquelles il convient maintenant de répondre.

1.2 La crémation

Les spécialistes de la Bible hébraïque sont habituellement d’avis que la crémation ne constitue pas un mode d’inhumation, mais plutôt un châtiment qui précède l’enterrement (Nutkowicz, 2006, p. 76). Pour justifier cet avis, on cite habituellement les cas suivants : Tamar a été menacée d’être brûlée (Gn 38,24); Akkhan et sa famille ont été lapidés, brûlés et enterrés sous un amas de pierres (Jos 7,25); Saül et ses fils ont été brûlés par les habitants de Yavesh Gilead, probablement en conséquence du manque de loyauté du premier (1 Sam 31); Amos a annoncé que les morts allaient être brûlés au moment de la destruction de la capitale (Am 6,10).

Toutefois, selon plusieurs archéologues, la pratique de la crémation en Palestine était déjà en usage à partir de l’âge du Fer I (1200-900), mais surtout du Fer II (900-587) et cette pratique aurait perduré jusqu’à l’époque perse (538-332) (Bloch-Smith, 1992, p. 52-55; 137-138; 178-179; 210-214; 244-245)[7]. Bien que de nombreux archéologues estiment que cette pratique était le résultat d’une influence étrangère, philistine, hittite ou phénicienne, certains chercheurs ne considèrent plus la crémation comme une pratique exogène. Parmi ces chercheurs, Zwickel estime que la crémation du roi Saül et de ses fils en 1 Sam 31,12-13 témoigne d’une pratique funéraire réservée aux couches sociales les plus élevées (1993, p. 168-174). Kuberski abonde dans le même sens, et émet l’hypothèse que le rite de crémation attesté en 1 Sam 31 décrit l’une des formes honorables de funérailles, peut-être réservée aux rois (2009, p. 185-200).

Quoi qu’il en soit des diverses interprétations que peuvent susciter les données archéologiques et les textes bibliques cités ci-dessus, les textes rabbiniques qui font autorité dans l’orthodoxie juive contemporaine, eux, ne font aucun doute : ils n’attestent qu’une seule pratique funéraire et c’est celle de l’enterrement, même si cette pratique ne repose explicitement sur aucune loi scripturaire. Il est vrai que la crémation ne fait l’objet d’aucune interdiction formelle, ni dans le Talmud, ni dans la MT et le YD. Mais ce silence des grands légistes sur la pratique crématoire est sans doute dû au fait que ceux-ci n’ont pas été vraiment confrontés à cette pratique. En effet, dans l’islam aussi bien sunnite que shi‘ite, on ne tolérait et ne tolère toujours que la seule inhumation (Lavoie, 2011, p. 92-97). Quant à la crémation pratiquée par les païens dans l’Empire devenu chrétien, elle fut officiellement interdite par Charlemagne en l’an 789 (Belhassen, 1997, p. 56).

Qu’en est-il de la pratique crématoire aujourd’hui ? En ce qui concerne le christianisme, la réponse varie selon les différentes Églises. Elle est toujours interdite chez les Grecs orthodoxes (Belhassen, 1997, p. 76). Quant aux catholiques, ils ont dû attendre jusqu’au 5 juillet 1963 pour avoir le droit, sous certaines conditions, de se faire incinérer (Belhassen, 1997, p. 63). Par contre, les réformés de France ont autorisé la pratique crématoire dès 1899 (Guetny, 2007, p. 196). Du côté juif, au 19e siècle, certains rabbins italiens ont permis la crémation – et ce n’est pas un hasard que ces rabbins aient été italiens, car c’est l’Italie qui, dès le 19e siècle, se montra la plus favorable à la législation de la crémation (Belhassen, 1997, p. 60) –, mais cette autorisation fut aussitôt vivement contestée par la majorité du rabbinat italien (Attias, 2008, p. 167-168). Bref, la crémation est actuellement interdite par les rabbins orthodoxes (Lamm, 1969, p. 56-57; 84; Chicheportiche, 1990, p. 91-92). À l’instar du texte de Maïmonide cité ci-dessus (MT 4,12,1), ceux-ci ont le devoir d’empêcher par tous les moyens possibles l’incinération d’un juif, même si celui-ci a demandé et ordonné de son vivant qu’on l’incinère après sa mort. Selon ces rabbins, une personne qui désire se faire incinérer rejette tout le bienfait de l’enterrement et nie la résurrection des morts. Par conséquent, cette personne ne ressuscitera pas et il est interdit de déposer ses cendres dans un cimetière juif. Par contre, les cendres d’une personne incinérée par accident ou par contrainte sont considérées comme les cendres d’un sacrifice et, si cela est possible, elles devront être mises en terre dans un cimetière juif.

Malgré cet interdit formel et unanime des rabbins orthodoxes, il convient de rappeler que certains juifs très pieux qui ont survécu à la Shoah, en guise de solidarité avec les juifs morts sous le régime nazi, ont décidé de se faire incinérer (Attias, 2008, p. 168). Il n’est pas non plus inutile d’indiquer que les rabbins appartenant à d’autres tendances, comme les libéraux par exemple, n’interdisent pas forcément la crémation mais demandent généralement à ce que les cendres soient inhumées au cimetière[8].

Reste à expliquer pourquoi la crémation est toujours aussi mal perçue par les rabbins et les juifs en général, et pourquoi l’inhumation est toujours si importante. À mon avis, la farouche résistance des rabbins à l’égard de la crémation n’est pas sans lien avec la symbolique du feu dans l’imaginaire eschatologique juif. En effet, loin d’être un instrument libérateur, comme c’est le cas dans certaines traditions religieuses de l’Asie, le feu est un instrument de châtiment. L’emploi du mot géhenne – qui provient de l’hébreu gaye, « vallée », et du nom d’une vallée au sud de Jérusalem, hinnôm – pour désigner l’enfer dans le monde juif (4 Esdras 7,36; 2 Baruch 85,13; etc.), chrétien (Mt 5,22.29-30; 10,28; 18,9; 23,15.33; Mc 9,43.45.47; etc.) et musulman (voir jahannam dans le Coran 15,43) l’illustre avec éloquence, car ce terme a pu être choisi pour trois raisons qui ne s’excluent pas forcément : 1- le souvenir des enfants qui, à l’origine, étaient sacrifiés par le feu à Baal-Moloch au lieu dit Tophet dans la vallée de Hinnôm ( (Jr 7,32; 19,4-6; 32,34-35; 2 R 16,3; 21,6; 23,10); 2- les fours de potiers qui furent par la suite établis à cet endroit (Jr 19,2); 3- la vallée Hinnôm qui devint par la suite un lieu de décharge, un dépotoir où l’on brûlait les déchets (Flavius Josèphe, Guerre Juive 5,145). C’est pourquoi l’enfer, dans ces trois traditions religieuses, est décrit comme un lieu de feu. Par exemple, selon Berākôt 57b, l’enfer est un lieu de damnation où le feu est soixante fois plus puissant que le feu ordinaire !

Par ailleurs, une analyse plus détaillée des textes bibliques montrerait que l’importance accordée au rite de l’inhumation est intimement liée à la reconnaissance du pouvoir matriciel de la terre (Lavoie, 2011, p. 98-102). Qui plus est, l’apparition au 2e siècle avant l’ère chrétienne de la nouvelle conviction eschatologique, à savoir la résurrection des corps qui se fera à partir du sol poussiéreux (Dn 12,2), ne fera que confirmer l’importance de l’inhumation. En effet, l’enterrement sera dès lors perçu comme une conservation pour l’avenir, une protection en vue de la résurrection (Sanehederîn 10). C’est aussi, pour ne citer qu’un seul texte, ce qu’exprime Genèse Rabbah 20,10 :

‘car poussière tu es et à la poussière tu reviendras’ (Gn 3,19). Chiméon ben Yohaï dit : Ceci nous permet de dire qu’une allusion à la résurrection des morts a été faite par la Torah. Il n’est en effet pas écrit ‘car poussière tu es et à la poussière tu iras’, mais ‘tu reviendras’ [c’est-à-dire une seconde fois après la résurrection].

En définitive, ce sont donc les convictions eschatologiques juives qui ont permis au rite de l’inhumation de traverser les siècles et qui justifient toujours le refus de la pratique crématoire.

1.3 L’obligation de procéder rapidement à l’enterrement

L’inhumation est non seulement la seule pratique funéraire autorisée dans le judaïsme orthodoxe, mais c’est un devoir d’enterrer un mort sitôt après son décès. Cette pratique repose sur le précepte suivant : « Si un homme, pour un péché, a encouru la peine de mort, il sera mis à mort et tu le pendras à un arbre; son cadavre ne passera pas la nuit sur l’arbre, car tu devras l’enterrer le jour même, car le pendu est une malédiction de Dieu » (Dt 21,22-23b). Dans ce texte de la Torah, le délai pour l’inhumation n’est fixé que pour les criminels. Dans l’Antiquité, il pouvait donc en être autrement pour les autres morts. Quoi qu’il en soit, les rabbins ont appliqué ce verset à tous les morts (Sanehederîn 15b; 46b). Ainsi, selon le traité Sem, l’idéal est d’enterrer les morts avant la tombée de la nuit, mais on reconnaît qu’il peut y avoir des empêchements :

Quiconque laisse ses morts sans sépulture jusqu’au lendemain leur fait honte. Si, par ailleurs, le retard est dû au fait qu’il faut creuser une tombe ou trouver un linceul ou attendre que les parents arrivent d’un autre endroit, on peut laisser les morts durant la nuit sans aucune préoccupation.

Sem 11,1

Le traité Sanehederîn 6,5 témoigne du même avis : « car toute personne qui laisse un mort (sans sépulture) commet une transgression; cependant, s’il s’agit d’honorer le mort, de lui procurer un cercueil et un linceul, on ne commet pas de transgression ». Le traité MQ 22a nous donne deux précieux renseignements à ce sujet :

Pour tous les décès, plus on se hâte de sortir le cercueil [pour l’inhumation], plus on fait oeuvre méritoire. Mais pour son père ou pour sa mère, ce serait [au contraire] une conduite condamnable. [Toutefois] la veille d’un Chabbat ou la veille d’une fête, ce serait oeuvre méritoire, puisqu’on ne le ferait que par déférence pour son père ou sa mère [sans retarder outre mesure l’inhumation].

Le traité Sem confirme que c’est un devoir d’enterrer les morts rapidement, sauf s’il s’agit d’enterrer ses parents :

Pour tous les autres morts, l’enterrement doit se faire rapidement et les funérailles ne doivent pas être élaborées. Dans le cas de son père ou de sa mère, il [celui qui est en deuil] doit faire des funérailles élaborées et ne pas se hâter pour l’enterrement, car il est louable de prendre soin de son père et de sa mère. Toutefois, dans des situations d’urgence ou la veille d’un sabbat ou si la pluie va tomber sur le cercueil, il doit se hâter de faire l’enterrement et il ne doit pas prolonger les funérailles.

Sem 9,9

Enfin, si l’enterrement doit se faire rapidement, elle ne se fait quand même pas au pas de course. Le traité MQ nous informe que ceux qui portaient le défunt au cimetière pouvaient s’arrêter en route pour faire une oraison funèbre et, probablement, pour reprendre leur souffle (MQ 27b-28a).

Au Moyen Âge, Maïmonide rappelle aussi que le jour de l’enterrement (yôm haqqebûrāh) doit correspondre au jour du décès (MT 4,1,1) et qu’il est interdit de le retarder (MT 4,4,7; 4,12,5), sauf dans certaines situations (MT 4,4,8) qui recoupent pour l’essentiel les exceptions déjà signalées dans les textes talmudiques. Au 16e siècle, Joseph Caro reprend grosso modo les mêmes consignes (YD 357,1-2). De nos jours, en dehors d’Israël, le délai traditionnel de 24 heures entre le décès et l’inhumation est presque toujours dépassé, souvent pour des raisons administratives et législatives. Par exemple, en France, la loi impose un délai minimum de 24 heures entre le décès et l’inhumation (Cacqueray, 2002, p. 61). Par contre, le délai entre le moment du décès et l’inhumation reste généralement plus court chez les juifs, peu importe leur appartenance socioreligieuse, que dans les autres communautés européennes et américaines. En Israël, les rabbins permettent également de retarder l’inhumation pour diverses raisons humanitaires ou cultuelles. Par exemple, il est permis de retarder l’enterrement d’un bébé afin de pouvoir procéder à sa circoncision ; qui plus est, il est même permis d’exhumer un foetus s’il a été enterré sans être circoncis (Chicheportiche, 1990, p. 88 et 152). Toutefois, pour les orthodoxes qui vivent à Jérusalem, et plus particulièrement dans la vieille ville, l’enterrement ne peut être reporté au lendemain, même pour l’honneur d’un érudit (Chicheportiche, 1990, p. 153).

L’importance de procéder avec diligence à l’enterrement a peut-être une origine hygiénique, mais pour les croyants elle a avant tout une signification théologique : c’est une façon de reconnaître que c’est Dieu qui fait vivre et qui fait mourir (Dt 32,29; 1 Sam 2,6) et que la mort ne peut donc être acceptée qu’avec confiance en la justice divine. C’est d’ailleurs pourquoi, après le décès d’un être cher, la personne endeuillée est invitée à bénir Dieu comme le Juge de vérité (voir Sem 8,12, mais aussi 2,6 et 10,2; cf. aussi les remarques de YD 376,2) et ce, en récitant une prière connue sous le nom de Tsidûq ha-dîn (justification du jugement divin), qui s’inspire des paroles de rabbi Hanina ben Teradion, de sa femme et de sa fille, telles que les rapporte le traité ‘Abôdāh Zārāh 17b-18a :

Les Romains conduisirent Rabbi Hanina ben Teradion [...] au lieu où il devait être brûlé – sa femme, être tuée – et leur fille, être violée […]. À leur sortie du tribunal, tous les trois déclarèrent leur soumission au juste jugement de Dieu. Le premier dit : « Lui, le Rocher, son action est parfaite, tous ses chemins sont justes. » (Dt 32,4) Sa femme poursuivit : « C’est le Dieu fidèle, il n’y a pas en lui d’injustice. Il est juste et droit. » (Dt 32,4) De son côté, la fille dit : «Excellent conseiller et grand réalisateur, Tu as les yeux sur la conduite de toute personne et Tu rétribues chacun d’après sa conduite, d’après les fruits de ses actes ».

Jr 32,9

C’est d’ailleurs pour la même raison que les rabbins du talmud invitent à la retenue dans le deuil :

Ne pleurez pas sur un mort, plus qu’il n’est raisonnable. Et ne vous lamentez pas sur lui, au-delà de toute mesure. Comment cela? Trois jours consacrés aux pleurs. [...] À partir de là, le Saint béni soit-Il dit : Vous n’avez pas à avoir plus de compassion pour lui que Je n’en ai eu Moi-même.

MQ 27b

2. Les rites modifiés

Les rites autour de la mort semblent très souvent identiques à eux-mêmes depuis leurs origines. C’est ce qu’illustre par exemple le rite d’inhumation dans le monde juif. Cette ancienneté du rite sert parfois, consciemment ou non, à légitimer sa pertinence et son maintien dans le temps présent. Bien entendu, le caractère institutionnel des rites autour de la mort – en effet, les rites ne sont jamais l’affaire d’une seule personne mais bien celle d’une communauté d’individus qui constituent un corps social – explique en bonne partie pourquoi les pratiques rituelles changent si peu et si lentement. Pourtant, les rites, comme les individus, s’inscrivent dans le temps et c’est pourquoi des modifications dans les manières de les effectuer apparaissent inévitablement. C’est ce que je vais montrer dans cette deuxième partie de mon enquête historique, en examinant deux rites très anciens, qui témoignent donc d’une stabilité certaine, mais qui ont néanmoins connu quelques modifications et même une certaine réduction du point de vue symbolique : la posture assise en signe de deuil et la qerî‘āh ou la déchirure du vêtement.

2.1 La posture assise en signe de deuil

Durant la période biblique, il était courant, en signe de deuil, de s’assoir à terre (Is 3,26; 47,1; Ez 26,16; Jb 2,13; Lm 2,10), dans la poussière (Is 47,1), au milieu de la cendre (Jb 2,8) ou sur la cendre (Jon 3,6). Ce geste de deuil n’avait rien de singulier, puisqu’il est également attesté dans des textes encore plus anciens. Par exemple, dans le vieux récit mésopotamien de l’Épopée de Gilgamesh (12,97-98), le héros est accroupi dans la poussière en signe de deuil. À Ougarit, un texte religieux identifié sous deux numérotations (RS 34,126 / KTU 1,161) nous informe que le nouveau roi devait descendre en terre et s’abaisser dans la poussière en signe de deuil pour le roi précédent qui venait de mourir (Taylor, 1988, p. 151-177). Selon un autre texte mythique d’Ougarit (Baal et la mort I AB, 6,14), même le dieu El va s’assoir par terre lorsqu’il apprend la mort de Baal.

L’adoption de cette posture près de la terre, de la poussière ou de la cendre était parfois accompagnée d’un geste qui consiste à se mettre de la poussière sur la tête (Baal et la Mort I AB 6,15-16; Jb 2,13; Lm 2,10). À mon avis, ce sont là deux rites complémentaires qui, d’une part, visaient à rapprocher symboliquement la personne endeuillée du défunt qui venait d’être inhumé et, d’autre part, à rappeler que la poussière ou la terre constitue l’alpha et l’oméga de l’être humain.

À l’époque talmudique, le rite relié à la posture assise ne disparaît pas complètement, mais il semble bien avoir été modifié. Voici ce que prescrit le traité MQ 23a :

Nos maîtres ont enseigné : Pendant la première semaine, une personne frappée d’un deuil ne doit pas sortir de chez elle. Pendant la deuxième semaine elle peut sortir, mais sans s’assoir à sa place [à la synagogue]. Pendant la troisième semaine elle peut s’assoir à sa place [à la synagogue], mais sans parler. À la quatrième semaine, elle est redevenue comme tout le monde. 

Lorsqu’un vice-président d’un tribunal de droit juif (bēyt-dîn) vient à décéder, le même passage précise la nouvelle place que doivent prendre les croyants qui viennent à la synagogue : « Ceux qui s’assoient [habituellement] au nord s’assoient au sud, et inversement ». Le traité Sem 10,12 reprend les mêmes règles que MQ 23a, mais apporte quelques précisions en 10,13 :

Lorsqu’un Sage meurt, il doit changer de siège dans son académie; dans les autres écoles, rien ne change. Lorsqu’un vice-président de la haute cour de justice meurt, son académie est fermée; dans les autres tribunaux et écoles, il y a un changement de sièges. Lorsque le président du grand Sanhédrin meurt, toutes les académies doivent être fermées; non pas que les personnes doivent rester inactives, en marchant dans les rues, mais elles doivent plutôt être assises, en douleur et en silence comme des personnes qui sont sans guide. 

À ces règles, le traité MQ 21b en ajoute une autre, relative cette fois-ci à une personne endeuillée qui rend visite à une autre personne endeuillée :

Nos maîtres ont enseigné : Pendant les trois premiers jours, une personne en deuil ne doit pas se rendre chez une [autre] personne en deuil. Ensuite, elle peut y aller, toutefois sans s’assoir à la place de ceux qui viennent apporter leurs consolations, mais avec ceux qui reçoivent les consolations. 

En bref, les textes talmudiques nous indiquent que la personne endeuillée était tenue, pour un certain temps, de prendre un siège différent de celui qu’elle avait l’habitude de prendre. Cependant, les textes ne précisent pas si ce siège était plus bas que ceux qui étaient habituellement utilisés.

Dans la MT 4,7,5, Maïmonide reprend les prescriptions de MQ 21b et 23a citées ci-dessus. Toutefois, en MT 4,13,3, il précise que les consolateurs ne sont autorisés à s’assoir que sur le sol (‘al gobay qareqa‘), car il est écrit : ils restèrent assis avec lui sur la terre (wayyēšebû ’itô lā’ārets) » (cf. Jb 2,13).

Dans les textes du YD, les lois talmudiques citées ci-dessus sont reprises : la personne endeuillée est tenue de changer de siège à la synagogue (374,10; 393,2.4) et à l’académie lors du décès d’un Sage, d’un vice-président et du président du grand Sanhédrin. (344,18). Toutefois, la pratique de changer de siège à la synagogue est déjà relativisée par le représentant des Ashkénazes, qui affirme entre autres que cette coutume (minehag) n’a pas de réel fondement (374,10; 393,2.4). Le texte de YD 393,1 ajoute également que la personne endeuillée ne doit pas s’assoir avec les consolateurs, mais plutôt auprès de ceux qui ont besoin de consolation, mais sans préciser qu’elle doit utiliser un siège plus bas.

De nos jours, du moins dans les milieux orthodoxes, les sept premiers jours, la personne endeuillée – si elle n’a pas la santé trop fragile ou, dans le cas d’une femme, si elle n’est pas enceinte[9] – est invitée à s’abstenir de s’assoir sur tout mobilier qu’elle a l’habitude d’utiliser (chaise, fauteuil, lit, etc.). À la maison, si la personne endeuillée désire s’assoir, elle le fera sur le sol, sur un coussin ou sur une chaise basse, laquelle est désormais fournie par les entreprises funéraires juives.

À la lumière de l’histoire que je viens brièvement de reconstituer, force est de constater que le vieux rite biblique qui consistait à s’assoir à terre, dans la poussière ou sur la cendre, n’est pas resté inchangé au cours des siècles. Par exemple, à l’époque rabbinique, on insiste davantage sur le changement de siège ; au 16e siècle, chez les ashkénazes, même cette dernière pratique est relativisée; enfin, de nos jours, pour satisfaire les orthodoxes – ashkénazes ou séfarades –, les entreprises funéraires juives louent aux personnes endeuillées des chaises basses. En comparant le rite à son origine avec ce qu’il est devenu aujourd’hui, on peut en déduire que les pratiques actuelles constituent des versions modérées ou adoucies du vieux rite biblique qui consistait à entrer plus directement en contact avec la terre, la poussière ou la cendre et ce, en vue de se rapprocher symboliquement du mort.

2.2 La qerî‘āh ou la déchirure du vêtement

Le rite qui consiste à déchirer ses vêtements en signe de deuil, rite connu sous le nom de qerî‘āh, est très ancien. À l’origine, cependant, on déchirait ses vêtements à l’occasion autant d’un malheur, en signe de lamentation, que d’un décès, en signe de deuil. Danel, roi mythique d’Ougarit, déchire son habit en signe de deuil (Légende d’Aqhat C 1, 38-49). Gilgamesh déchire aussi ses vêtements (7,12 selon le fragment de Megiddo) ou les rejette en signe de deuil (8,2,22 selon la version assyrienne). Selon Diodore de Sicile (Livre 1,72), lorsqu’un des rois d’Égypte venait à mourir, tous les habitants prenaient le deuil et déchiraient leurs vêtements. Ce rite de la déchirure du vêtement est largement attesté dans les trois parties de la Bible hébraïque[10], dans les textes judéo-hellénistiques[11], dans la littérature intertestamentaire[12] et dans le Nouveau Testament[13].

Selon certains textes bibliques, il semble que le vêtement était à l’origine bel et bien déchiré en deux (2 R 2,12). Pour bien mesurer la portée de ce geste irréparable, il faut se rappeler que la majorité des gens ne disposaient à l’époque que d’un seul vêtement. (Ex 22,25; Dt 24,12-13.17; Am 2,8) et que posséder deux tuniques était un signe de richesse (Lc 3,11).

Par ailleurs, la littérature talmudique ne témoigne pas d’un rituel en tout point identique à celui présenté dans les textes bibliques. En effet, le vêtement n’est plus totalement déchiré. Selon MQ 22b, le vêtement peut être déchiré jusqu’au coeur ou la déchirure peut être de la largeur d’un empan, c’est-à-dire la largeur de toute la main, les doigts bien écartés (MQ 26b). De son côté, le traité Sem fournit à ce sujet diverses informations. Selon Sem 9,6 la longueur de la déchirure s’apparente à celle qui est indiquée par le MQ, car elle doit mesurer « trois largeurs de doigt, mais le vêtement ne doit pas être déchiré au-delà du nombril ». Par contre, d’autres textes de Sem indiquent que, pour être valide, la déchirure doit se faire au niveau de l’encolure du vêtement :

Pour tous les autres morts, il [celui qui est en deuil] n’a pas besoin de couper au niveau du col du vêtement (mabedîl qamî śāpāh); pour son père et sa mère, il doit couper au niveau du col du vêtement (mabedîl qamî śāpāh). Rabbi Judah a dit : toute déchirure (qera‘) qui n’est pas au niveau du col du vêtement (mabedîl qamî śāpāh) est une déchirure (qera‘) inutile (tîpelāh).

Sem 9,6

Le mot tîpelāh, rendu ici par « inutile », signifie également « obscène ». Si l’on retient ce second sens, il est clair que la déchirure ne doit pas permettre d’exhiber le corps nu. Sem 9,18 apporte une précision qui indique que les deux sens sont possibles : « Un vêtement doit être déchiré seulement entre les deux coutures du cou (bēyn šetēy ḥwmṣywt). Quiconque déchire la partie inférieure ou sur les côtés n’a pas accompli son obligation ».

Peu importe la traduction que l’on retient, il semble donc qu’on ait voulu amoindrir le caractère tragique de ce rite, qui devait aussi s’avérer onéreux. Les textes indiquent que la modification de ce rite a dû se faire autour de la fin du 3e siècle ou au 4e siècle. C’est peut-être ce qui explique que le port du sac, qui suivait jadis le rite de la déchirure des vêtements (voir Gn 37,34; 2 Sam 3,31; 1 R 20,31; 21,27; 2 R 6,30; 19,1-2; etc.), ne fait l’objet d’aucune règlementation dans le traité Sem[14]. Ce rite n’est mentionné que dans Sem 8,8-9, deux brefs textes qui rappellent que certains rabbins se revêtirent du sac à la mort de Rabbi Aquiba (environ en 135 de l’ère chrétienne). Il semble donc que ce rite du port du sac, encore attesté dans quelques textes de la littérature intertestamentaire (Psaume de Salomon 2,20; Martyre d’Isaïe 2,10; Testament de Joseph 15,2; Joseph et Aséneth 10,11.16; 13,3; 14,12), soit disparu durant la période rabbinique, sans doute au moment où le rite de la qerî‘āh ne consistait plus à déchirer totalement le vêtement en deux.

En outre, durant la période rabbinique, ce rite de la déchirure est désormais minutieusement codifié. Par exemple, le vêtement qui doit être déchiré est devenu important et il ne fait pas l’unanimité : « L’obligation de déchirer son vêtement est accomplie sans avoir à toucher le vêtement intérieur (’ipeyqareysîn). Rabbi Benjamin affirme au nom de Rabbi ‘Aqiba : le vêtement intérieur (’ipeyqareysîn) doit être déchiré » (Sem 9,6; avec des variantes, voir aussi MQ 22b). La règle varie aussi selon qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme (Sem 9,7 et MQ 22b). Quant à la réparation du vêtement déchiré, elle fait aussi l’objet de diverses règlementations très strictes (Sem 9,8.19; voir aussi MQ 22b.26a).

Loin d’être un geste spontané de douleur au moment du décès, le rite doit désormais être pratiqué à deux moments distincts : « Ainsi que l’on déchire ses vêtements (šeqqôre‘în ) à la mort de quelqu’un, on doit aussi les déchirer (qôre‘în) le jour où on rassemble les os » (Sem 12,3; voir aussi Sem 1,5 et 8,8-9; 9,1.16-17 et MQ 25a qui ne mentionne que le moment du décès). Ce rite ne doit toutefois pas être pratiqué par tous, mais seulement par les proches parents ou les élèves du maître :

Il ne faut pas déchirer ses vêtements (qôrē‘a) à la mort de tous ceux qui ne sont pas proches parents, sauf dans le cas de son maître qui lui avait appris la sagesse. Rabbi Siméon ben Éléazar a dit : Si un savant meurt, tous ceux qui sont là au moment de sa mort doivent déchirer leurs vêtements (qôre‘în); tous ceux qui ne sont pas là n’ont pas besoin de déchirer leurs vêtements (qôre‘în) pour lui.

Sem 9,1; pour d’autres précisions, voir MQ 20b

Ce rite est interdit aux endeuillés si la personne qui est morte s’est suicidée (Sem 2,1). En ce qui concerne les mineurs, leurs vêtements doivent être déchirés par d’autres (Sem 9,6; MQ 14b.26b).

La MT de Maïmonide reprend pour l’essentiel les lois talmudiques (voir 4,8,1-10; 4,9,1-15), mais avec certaines nuances en ce qui concerne la façon de déchirer le vêtement (beged) : la partie du vêtement que l’on doit déchirer est la partie du devant et non celle de derrière ou celle du côté (4,8,1), sa longueur doit être celle d’une palme et la personne endeuillée n’est pas obligée de rompre l’encolure de son vêtement (śepat habeged); en outre, seul le vêtement de dessus (beged hā‘eleyôn) doit être déchiré (4,8,2).

De son côté, Joseph Caro consacre 39 longs paragraphes aux questions liées à la déchirure (YD 340,1-39). En guise d’introduction, il stipule que le vêtement doit être déchiré avant qu’on ne dissimule la face du cadavre (YD 340,1) et que la déchirure doit se faire tout le long de l’encolure de la partie de devant du vêtement (bekol māqôm babāyt hatsaûâ’r lepānāyw). Si la déchirure du vêtement se trouve dans la partie de derrière, d’en bas ou de côté, elle n’est pas valable (YD 340,2). Moïse ben Israël Isserles introduit toutefois ici une glose intéressante :

Certains disent que l’on s’acquitte de son devoir si l’on déchire la partie inférieure de son vêtement; et telle est la pratique courante qui consiste à adopter le point de vue le plus clément, à savoir de déchirer la partie inférieure du vêtement quand il [celui qui est en deuil] déchire son vêtement pour tous les autres morts. Mais pour les proches-parents, pour qui il faut observer les rites de deuil, il ne s’acquitte pas de son devoir avec une telle déchirure; il doit déchirer l’encolure de son vêtement (babāyt hatsaûâ’r). Telle est la pratique commune.

Le type de déchirure varie donc selon l’identité de la personne dont on fait le deuil. Par exemple, pour un Sage, un disciple ou un maître, la personne en deuil, qui ne peut être ici qu’un homme, est tenue de déchirer son vêtement jusqu’à ce qu’il découvre sa poitrine (YD 340,7.8). Toutefois, certains affirment que pour un maître, on ne déchire son vêtement que la longueur d’une palme (YD 340,8). Quant à YD 340,9, pour ne donner qu’un dernier exemple, il stipule que :

Pour tous les autres morts, il est suffisant de déchirer d’une longueur de palme la partie supérieur de son vêtement (beged hā‘eleyôn), même s’il en porte dix et ce, jusqu’à ce qu’il découvre sa poitrine. S’il ne déchire pas tous ses vêtements, il ne s’est pas acquitté de sa tâche et il sera réprimandé pour cela; et aussi longtemps qu’il aura son vêtement sur lui il sera tenu de le déchirer, même après trente jours.

Au 16e siècle, il n’y a pas que la façon de déchirer le vêtement qui prête à de nombreuses discussions. Le type de vêtement qui doit être déchiré fait aussi l’objet de nouveaux débats, car la tenue vestimentaire des juifs a forcément changé. Par exemple, le texte du YD 340,10 en témoigne avec éloquence :

Il n’est pas nécessaire de déchirer son épikarsion. Certains expliquent que ce terme fait référence à un vêtement (beged) qui colle au corps (hadebûqlibesārô), tandis que d’autres estiment qu’il fait référence au vêtement extérieur (beged hā‘eleyôn) qu’on appelle qufiyah. Et la coutume qui s’est propagée est celle de ne pas déchirer la qufiyah pour aucun mort, pas même pour son père ou sa mère; mais de déchirer pour son père ou sa mère le vêtement appelé chemise.

340,10

Dans ce texte, aucun des trois termes utilisés pour désigner le vêtement n’est d’origine hébraïque, d’où la confusion du propos. Le premier terme, epikarsion, est emprunté à Sem 9,6. Toutefois, il semble bien que Joseph Caro l’emprunte sans trop savoir ce qu’il signifie. Il s’agit en fait d’une métathèse du mot grec episarkion, qui signifie littéralement « sur la chair » et qui désigne donc le vêtement qui colle directement à la peau ou le sous-vêtement. Le deuxième terme, qufiyah, est un mot d’origine arabe, qui désigne un riche vêtement de soie que l’on porte sur la tête ou sur les épaules et qui descend jusqu’au milieu du corps. Enfin, le troisième terme, en hébreu q’amîz, dérive du latin camisia et désigne le vêtement qui était porté à même la peau.

Comme la tenue vestimentaire des ashkénazes n’est pas la même que celle des séfarades, ce paragraphe donne lieu à la glose suivante de Moïse Isserles :

Dans ces pays nous ne suivons pas ces coutumes; nous ne déchirons pas les vêtements de lin, à savoir le sous-vêtement, ni le manteau supérieur. Mais on doit déchirer tous les autres vêtements pour son père ou sa mère, et dans le cas des autres morts, le vêtement extérieur qui se trouve sous le manteau.

340,10

De nos jours, dans les milieux orthodoxes, la jurisprudence est toujours aussi alambiquée. En outre, certaines divergences persistent entre séfarades et ashkénazes, par exemple sur la façon de déchirer le vêtement, laquelle peut varier selon le lien de parenté avec la personne décédée, et sur le ou les moments où l’on doit le déchirer. Par ailleurs, la loi rituelle de la déchirure de son vêtement au moment du décès n’est plus imposée par tous les rabbins, même orthodoxes, afin que nul n’évite d’assister un mourant dans ses derniers instants. Toutefois, de nombreuses personnes en deuil acceptent toujours de déchirer de huit à dix centimètres de leur chemise ou de leur veste, du côté gauche pour les enfants de la personne décédée et du côté droit pour tous les autres proches parents, et de porter cette chemise ou cette veste pendant les sept premiers jours de deuil. Dans le cas des femmes orthodoxes qui pratiquent scrupuleusement le rite, elles doivent retourner le vêtement de dessous de façon à ce que la déchirure se trouve dans le dos. Puis, elles doivent déchirer le vêtement de dessus. Bien entendu, contrairement aux hommes, la déchirure du vêtement de dessous se fait alors en privé. Dans les milieux moins orthodoxes, certains arrachent simplement un bouton de leur chemise afin que celle-ci bâille et apparaisse comme déchirée. Enfin, pour qui le désire, les entreprises funéraires vendent maintenant la pièce de vêtement (cravate pour l’homme et foulard noir pour la femme) qui sera déchirée ou coupée peu avant l’enterrement.

Ce rapide parcours historique indique clairement que les règles relatives au rite de la déchirure ont connu quelques variantes au cours de l’histoire. Par exemple, entre le rite à l’origine (geste spontané de déchirure en deux du vêtement que l’on portait sur soi) et ce qu’il est devenu (déchirure de l’encolure du vêtement à un moment précis ou déchirure de quelques centimètres de la chemise ou encore port d’une cravate coupée ou d’un foulard légèrement déchiré), la transformation est remarquable. Toutefois, dans tous les cas, ce rite de la qerî‘āh  est une façon d’exprimer l’idée que la mort est un déchirement qui provoque une intense souffrance. Plus encore, l’acte de déchirer son vêtement est un rite qui mime en quelque sorte la mort. Plusieurs arguments justifient cette interprétation.

Premièrement, c’est ce qu’indique la comparaison de Sem 12,1 : « le jour où l’on entend la mort est comme celui de son enterrement (qebûrāh), autant que déchirer son vêtement (liqerî‘āh) et prendre le deuil ».

Deuxièmement, il est bien connu que le vêtement est à ce point en relation intime avec celui qui le porte qu’il peut être considéré comme un substitut de sa personne. Par exemple, en Mésopotamie ancienne, certains rituels de guérison étaient des rituels où le substitut (très souvent un animal) était habillé avec les vêtements du malade (Cassin, 1968, p. 61). Toujours en Mésopotamie ancienne, lors de la fête du Nouvel an, comme le roi ne pouvait être partout dans son royaume pour présider la fête, il lui suffisait d’envoyer son manteau pour le représenter (Conteneau, 1975, p. 117). Plus près de nous, chez les Arabes de Moab au début du 20e siècle, la femme stérile empruntait la robe d’une femme qui avait eu plusieurs enfants dans l’espoir d’être tout aussi féconde (Jaussen, 1948, p. 35). Sachant que le vêtement était perçu comme un substitut de la personne, ce rite de la déchirure du vêtement pourrait donc être considéré comme un substitut au rite de deuil qui consistait à se taillader le corps et à faire couler le sang (1 R 18,28 ; Mi 4,14 ; Jr 16,6 ; 41,5 ; 47,5 ; 48,37) – rite qui symbolise par excellence l’acte de se donner la mort –, lequel fut formellement interdit dans la Torah (Lv 19,28 ; 21,5 ; Dt 14,1), dans un texte de Qumran (Rouleau du Temple 48,8-10) et dans le Talmud (‘Abôdāh Zārāh 17b; voir pourtant Sem 9,2!).

Troisièmement, la déchirure du vêtement et l’automutilation comme rites de deuil étaient toujours pratiqués en Palestine au début du 20e siècle et le nom qui était donné à cette cérémonie ne laisse planer aucun doute : « les morts enterrent les morts » (Wad-el-Ward, 1907, p. 112-113).

Quatrièmement, le vêtement est non seulement un substitut de la personne, mais il est aussi signe d’identité. En effet, un changement de vêtement est souvent un indice de changement d’identité. Par exemple, lorsque Élisée, en 1 R 19,19-21; 2 R 2,11-22, reçoit le manteau d’Élie, non seulement il entre à son service, mais il acquiert aussi son esprit, sa personnalité et sa fonction. Selon un vieux rite bien connu dans le monde akkadien, c’est l’acte de couper la frange du vêtement (sissiktaša ibtuq) de son épouse qui indique qu’il y a divorce et que le lien est rompu (Driver et Miles, 1952, p. 291)[15]. De façon semblable, dans le monde arabe ancien, pour indiquer la dissolution d’un lien d’allégeance, on enlevait une pièce d’habillement et on la jetait loin de soi (Goldziher, 1962, p. 126). Dans le même sens, déchirer son vêtement symbolise un changement d’identité. Certes, aux yeux d’autrui, c’est une façon de se faire reconnaître comme une personne endeuillée. Toutefois, pour la personne endeuillée, le rite de déchirer ses vêtements symbolise un retour à la nudité, c’est-à-dire la dépossession[16], l’humiliation[17], la perte d’identité et la mort[18]. Déchirer ses vêtements est donc un rite qui permet de s’identifier symboliquement au mort.

Cinquièmement, MQ 14b-15b confirme que ce rite permet de se donner symboliquement la mort, car on oblige explicitement les lépreux à s’y conformer, ce qui revient à leur dire de se comporter comme des personnes endeuillées et des personnes qui sont retranchées du monde des vivants. Parmi les comportements imposés aux lépreux, qui symbolisent ce retranchement du monde des vivants, figurent plusieurs des obligations qui sont aussi imposées à la personne endeuillée, dont celle de porter un vêtement déchiré (voir aussi Lv 13,45 et 2 Sam 1,2). Il en va de même de l’excommunication qui exclut la personne de la vie avec Dieu et de la vie en société, car les rites qui l’accompagnent sont des rites de deuil : déchirure des vêtements, port de vêtement noir[19], enlèvement des souliers[20], etc. (Bābā Meṣîā’ 59b; pour d’autres parallèles entre l’endeuillé et l’excommunié, voir Sem 5,11-12.14; 6,11 et MQ 14b-15b). En résumé, en plus de symboliser la douleur, le rite de la déchirure du vêtement permet d’effectuer un rapprochement symbolique avec le mort.

3. Les rites abandonnés

J’ai déjà eu l’occasion d’indiquer que le rite du port du sac a été abandonné à la période talmudique, sans doute parce que le vêtement n’était plus complètement déchiré, tandis que le port du vêtement noir a été abandonné plus récemment, vraisemblablement pour des raisons polémiques. Bien entendu, d’autres rites ont aussi fini par être abandonnés au cours de l’histoire. Comme ils sont assez nombreux, je n’en retiendrai ici que deux : se mettre de la poussière sur la tête et renverser les lits. Mon enquête permettra de voir que le moment de la disparition de ces rites est tout aussi varié que les raisons qui peuvent expliquer leur abandon.

3.1 Se mettre de la poussière sur la tête

Le rite qui consiste à se mettre de la poussière sur la tête en signe de deuil est bien attesté dans les textes du Proche-Orient ancien (Baal et la Mort I AB, VI, 15-16; Légende d’Aqhat A 6,34-38), la Bible hébraïque (1 Sam 4,12; 2 Sam 13,19; 15,32; Is 52,12; 61,3; Ez 27,30; Lm 2,10; Jb 2,12), le premier livre des Maccabées (1 Mac 3,47; 4,39; 11,71) et les textes intertestamentaires (Testament de Job 28,3; 29,4; Martyre d’Isaïe 1,10; 4 Esdras 9,38; Vie grecque d’Adam et Ève 9,3; Paralipomènes de Jérémie 12,1-2; 4,6; 7,20; 9,9; Joseph et Aséneth 10,16 et 13,4). Par contre, bien qu’il n’ait jamais fait l’objet d’une interdiction, ce rite est complètement ignoré du MQ et de Sem. On peut en déduire que ce vieux rite ne faisait déjà plus partie des coutumes juives autour du 3e siècle de l’ère chrétienne. C’est sans doute pourquoi Maïmonide n’en souffle mot et que Rachi (1040-1105), dans son commentaire sur Jb 2,13, prend soin de préciser à son lectorat que c’était là une coutume (minehag) liée au deuil (Rachi. 2008, p. 18).

La signification de ce rite abandonné durant la période talmudique ne pose guère de difficulté. La poussière était traditionnellement associée à la mort, aussi bien dans les textes du Proche-Orient ancien (Gilgamesh 7,4,37; 12,96; La descente d’Ishtar aux enfers 1,8) que dans les textes de la Bible hébraïque (‘āpār : Gn 3,19; Jb 4,19; 7,21; 10,9; 17,16; 20,11; 21,26; Ps 22,16.30; 30,10; 44,26; 90,3; 103,14; 104,29; etc.). Par conséquent, se jeter de la poussière sur la tête, c’était vivre symboliquement et temporairement une situation similaire à celle du défunt. La disparition de ce rite, qui provient peut-être du fait que les Juifs vivaient davantage dans des milieux urbains, n’a toutefois pas eu d’incidence majeure, car comme je l’ai montré, le rite de s’assoir à terre ou sur une chaise basse – rite beaucoup plus sobre, il est vrai – permet toujours aux Juifs endeuillés de s’identifier symboliquement et par solidarité au défunt qui retourne à la poussière.

3.2 Renverser les lits

Assez curieusement, ce rite qui consiste à placer la tête du lit (mîṭṭāh) à son pied et son pied à sa tête est inconnu de la Bible. Certes, chaque rite évoqué dans le Talmud fait habituellement référence à un texte biblique, mais force est de constater que les textes bibliques cités dans le Talmud pour justifier ce rite ne parlent pas explicitement de renversement de lit. Par exemple, dans le TJ Berākôt 3,1, les rabbins évoquent un extrait de Job 2,13 : « ‘Et ils s’assirent avec lui à terre’, et non sur la terre ». Par ailleurs, en MQ 21a, on évoque le texte de 2 Sam 13,31 : « et il (David) se coucha à terre ».  Ce rite semble donc être apparu à l’époque talmudique.

Les textes talmudiques consacrent à ce nouveau rite de nombreux paragraphes (Sem 6,1; 11,11-19; 12,4). Par exemple, à la question relative au moment où il convient de retourner le lit (mîṭṭāh), les rabbins apportent les réponses suivantes : « Dès que le défunt a été sorti de la maison; telle est l’opinion de Rabbi Eliézer. Rabbi Yehochoua dit : Quand la pierre tombale aura été roulée pour fermer la tombe. » (MQ 27a; voir aussi Sem 11,19 et TJ Berākôt 3,1). Les rabbins ajoutent également que l’obligation de retourner son lit ne porte pas que sur son lit personnel, mais sur tous les lits que l’on a chez soi (MQ 27a). Sem 11,12 précise qu’une personne qui a cinq maisons et qui utilise ses cinq maisons, devra retourner tous les lits de ses cinq maisons.

Le rite semble avoir varié selon les types de lit et ceux-ci font également l’objet de certains débats : par exemple, l’identification du daregeš pose non seulement quelques problèmes (MQ 27a et b), mais ce n’est qu’à la suite d’une très longue discussion que les rabbins admettent que ce type de lit peut simplement être mis à la verticale lors d’un deuil (MQ 27a). Un débat semblable se trouve aussi dans le TJ Berākôt 3,1 :

Il est enseigné : un lit (dargēš) peut rester dressé sans être renversé. Rabbi Simeon ben Éléazar dit qu’il suffit de relâcher les cordes du lit[21] et que cela suffit. [...] Rabbi Jakob ben Aha au nom de Rabbi José dit : pour un lit[22] dont les poteaux sont en positions verticale, il suffit de les ôter. Qu’est-ce qu’un lit (mîṭṭāh) et qu’est-ce qu’un dargēš ? Rabbi Jérémie dit : celui auquel des courroies sont attachées par dessus est un lit (mîṭṭāh), tandis que le dargēš a ses courroies en dessous. 

La durée du renversement du lit peut varier entre trois et six jours, selon le moment précis du décès (au crépuscule, au crépuscule du sabbat, etc.) (Sem 11,18; MQ 20a). Certaines circonstances permettent un peu de clémence dans l’application de la loi : « Rabbi Simon ben Éléazar dit : Si la nuit tombe tandis que les consolateurs sont près des lits (mîṭṭôt) renversés, en apportant des mots de sympathie, les lits doivent être remis à l’endroit » (Sem 12,4).

La signification accordée à ce rite varie d’un rabbin à l’autre. Le traité Berākôt 3,1 du TJ propose plusieurs interprétations dont l’une est pratique et psychologique. Le lit renversé sert à accentuer l’inconfort de la personne endeuillée : « l’un dit que l’homme en deuil doit se reposer sur le lit (mîṭṭāh) renversé, parce qu’en se réveillant durant la nuit, il va réaliser qu’il est en deuil; l’autre dit que puisqu’il dort sur un lit (mîṭṭāh) renversé, il va se réveiller durant la nuit et réaliser qu’il est en deuil ».

Le TJ Berākôt 3,1 et MQ 15a présentent une explication nettement plus théologique. La personne endeuillée doit renverser son lit, car elle est responsable d’avoir renversé l’image[23] de Dieu en péchant, lequel péché est à l’origine de la mort :

Une personne en deuil doit retourner son lit, car Bar Kappara a enseigné : [Parole du Seigneur] : Je leur ai donné [en les créant] l’image de Ma ressemblance et en raison de leurs péchés, Je l’ai retournée [ou renversée]. Eh bien, retournez vos lits à cause de cela. 

Autrement dit, la mort, qui « dé-image » l’être humain créé à l’image de Dieu (Gn 1,26-28), le dépersonnalise et le rend semblable à un être non-humain, doit être symbolisée par le renversement des lits. Dans le même passage de TJ Berākôt 3,1, Bar Kapara propose encore une autre interprétation : « vous devez retourner votre lit qui a donné l’origine à l’homme ». Autrement dit, le renversement du lit sur lequel la personne a été conçue symbolise l’inversion du cycle de la vie. Bref, le renversement du lit est un rite qui symbolise la finitude humaine, aussi bien dans sa dimension pécheresse que mortelle.

Il est intéressant de noter que ce rite qui semble encore en vigueur au temps de Maïmonide – il ne lui consacre toutefois que quelques lignes (voir MT 4,5,17-18) – est déjà obsolète au 16e siècle et ce, pour deux raisons :

Maintenant, ce n’est plus une pratique courante de renverser son lit (mîṭṭāh), car les païens diront que c’est une sorte de sorcellerie. En outre, nos lits (mîṭṭôt) n’étant plus comme les lits de jadis, leur renversement n’est plus perceptible.

YD 387,2

Ainsi, c’est donc parce que celui qui était en deuil avait peur de passer pour idolâtre ou sorcier (littéralement : un « culte des étoiles ») aux yeux d’autrui que ce rite, qui visait probablement à symboliser un rapprochement avec la mort, a fini par complètement disparaître quelque part au 16e siècle ou un peu avant[24]. À ce motif religieux, s’ajoute un autre motif plus prosaïque, soit celui de la nouvelle forme de lit dans lequel dormaient les juifs. Le renversement du nouveau type de lit ne changeant plus rien au confort, le rite était devenu obsolète. Par ailleurs, de nos jours, certains juifs pieux sont stricts et, faute de pouvoir renverser le lit, ils dorment sur le sol. Bien entendu, il s’agit là aussi d’un rite qui vise à se rapprocher symboliquement du défunt.

Pour ne pas conclure…

En guise de synthèse, je proposerai deux réflexions : l’une sur la tension entre la temporalité historique et la pratique des rites funéraires, et l’autre sur la tension entre la vie et la mort au coeur même de la pratique des rites funéraires.

Par le biais de mon approche diachronique, j’ai montré que l’apparition, la modification et la disparition des rites relatifs à la mort dans le monde rabbinique et orthodoxe ont eu lieu à plusieurs époques : Antiquité, Renaissance et période contemporaine. C’est donc dire que rien ne garantit que tous les rites pratiqués de nos jours vont continuer à être respectés tels quels tout au long du troisième millénaire. S’il est vrai que tradition et fidélité vont de pair, l’histoire nous enseigne que le propre d’une tradition, fut-elle orthodoxe, c’est aussi d’être un lieu de créativité. N’est-ce pas d’ailleurs cette tension du même et du différent qui donne aux rites autour de la mort une bonne partie de leur dynamisme ?

Depuis les travaux des anthropologues (Thomas, 1985, p. 122-123; 141; 167-168; 172; 178; etc.), il est notoire que l’enjeu de la ritualité funéraire est double et d’une certaine façon contradictoire : d’une part, retenir le mort parmi les vivants et, d’autre part, le congédier d’un monde qui n’est plus le sien. Mon enquête historique autour de quelques rites a dévoilé une forme de contradiction ou de tension semblable, c’est-à-dire une tension entre la vie et la mort. En effet, l’interdit de la crémation et l’obligation de l’inhumation, même pour une partie du corps pesant 29 grammes, traduit une forme de respect pour l’intégrité du corps du défunt. Un examen des autres pratiques rituelles autour du défunt (obligation d’une présence continuelle auprès du défunt, prières, allumage de bougies, toilettage, habillage; circoncision d’un foetus ou d’un bébé décédé avant le huitième jour, etc.) indiquerait également l’importance et le très grand soin qu’on accorde à la dépouille du défunt. Pour être bref, on peut dire que les rabbins orthodoxes exigent que l’on traite le défunt comme s’il était vivant. C’est d’ailleurs ce que dit explicitement et d’entrée de jeu le traité Sem : « Une personne morte est considérée comme une personne vivante, à tous les égards » (Sem 1,1).

Inversement, la personne vivante qui vit le deuil d’un être cher est considérée comme morte. C’est ce que dit tout aussi explicitement le traité Sem en 12,1 : « Le jour où l’on entend la mort est comme celui de son enterrement (qebûrāh), autant que déchirer son vêtement (liqerî‘āh) et prendre le deuil ». C’est aussi ce que confirme une bonne partie de mon étude, qui montre que certains rites juifs autour de la mort visent à permettre aux vivants d’expérimenter la mort, de mimer le mort et de se rapprocher symboliquement de lui. C’est par exemple le cas de la posture assise, de la déchirure de son vêtement, de la poussière que l’on se met sur sa tête et du renversement des lits. Plus précisément, j’ai montré dans la section portant sur la déchirure du vêtement que maints rites pratiqués par la personne endeuillée sont non seulement identiques à ceux qui sont imposés à la personne excommuniée ou souffrant de la lèpre, mais qu’ils visent le même objectif : ils indiquent que la personne est socialement morte. Une enquête plus exhaustive confirmerait mon interprétation. Par exemple, il est interdit de se préparer à manger, car c’est une action qui ne peut être posée que par une personne bien en vie; il faut aussi consommer certains aliments qui évoquent la mort, comme les lentilles qui n’ont pas de bouche, à l’image de l’endeuillé qui doit rester silencieux et qui doit s’abstenir de questionner son destin (Sem 2,6; 10,3; 11,2; 12,4; 14,13-14; MQ 23b; 27b; Bābā’ Baterā’ 16b). Les interdits temporaires[25] de se couper les cheveux et de se raser la barbe et la moustache (Sem 5,10-11; 7,8.11; 9,11; MQ 14a; 14b; 17b; 19b; 22b; 27b), de se couper les ongles avec un coupe-ongle (Sem 7,11.13; MQ 17b-18a), de se laver (Sem 6,1; MQ 15b; 21a), de se parfumer (Sem 6,1; MQ 21a; 27a), de laver ses vêtements (MQ 15a; 17b), de les repasser (TJ MQ 3,5), de porter des souliers (Sem 6,1; MQ 15b; 20b; 21a) et des phylactères (Sem 6,3; 10,1; MQ 15a; 21a), de travailler (Sem 5,3-9; MQ 11b; 15b; 21b; 22b; 27b), de lire et d’étudier la Torah (Sem 6,1; MQ 15a; 21a), de dire la prière après le repas ou de s’associer à la prière d’autres personnes (MQ 23b), de saluer autrui (MQ 15a; 21b), de s’informer de sa santé (TJ MQ 3,5), d’avoir des relations sexuelles (MQ 15b; 24a), etc., sont autant d’interdits qui portent sur des gestes qui caractérisent les seuls vivants. Comme le dit si bien MQ 23a, à propos de l’interdit de sortir de chez soi les deux premières semaines de deuil et de l’interdit de s’assoir à sa place et de parler à la synagogue lors de la quatrième semaine, « ce n’est qu’à la cinquième semaine que l’on redevient comme tout le monde », c’est-à-dire comme des personnes normales qui vivent en société. En somme, les rites funéraires du monde juif nous révèlent une tension entre vie et mort, une tension tout aussi paradoxale que celle qui est exprimée dans l’adage hassidique suivant : « Les vivants ferment les yeux des morts; les morts ouvrent les yeux des vivants ».