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Peut-on envisager l’idée d’une guerre civile transfrontalière, c’est-à-dire transcendant la force séparatrice de la frontière des États ? Cette réflexion se donne pour ambition de contribuer à remettre en cause « l’assignation à résidence territoriale » des guerres civiles au nom de la taxonomie consacrée qui oppose la guerre classique à la guerre civile, la frontière étant de ce point de vue la variable de catégorisation. La trilogie de Robert Cooper (2003), La fracture des nations, fondée sur le rapport de l’État au territoire, laisse envisager une catégorie pré-moderne pour laquelle le piège territorial (Agnew, 2009) n’a pas encore de sens, tant la maîtrise des éléments d’identité tels que la frontière relève encore du domaine de l’ambition pour certaines catégories d’États. En gardant à l’esprit cette dernière catégorie qui, avec les États moderne et postmoderne, constitue la trilogie, on peut envisager l’idée d’une guerre civile transfrontalière sui generis, différente de la guerre civile classique. Du moins, l’actualité africaine donne sens à une telle posture. Depuis au moins avril 2014, le Cameroun et le Nigéria font l’objet d’attaques de la part de la secte islamiste Boko Haram[2]. Dans ces conditions, le nord-est du Nigéria et l’extrême nord du Cameroun représentent pour cette secte un territoire unique à partir duquel elle attaque les symboles des deux pouvoirs à travers le massacre des populations, l’assassinat de policiers, d’élèves et d’étudiants, de gendarmes et de militaires, la destruction de bâtiments administratifs, etc. Est-il dès lors pertinent de considérer la guerre de/contre Boko Haram qui se mène simultanément au Nigéria et au Cameroun comme une guerre civile transfrontalière ?

L’étude des guerres civiles est presque totalement marquée par la tyrannie du territoire de l’État. Quel que soit le courant explicatif de la guerre civile, le territoire national est le cadre obligatoire et généralement le seul pertinent pour appréhender le phénomène. Le courant du greedandgrievance de Paul Collier et Anke Hoeffler (2004), tout comme les courants qui mettent l’accent sur les causes idéelles de la guerre (Aspinal, 2007 ; Duffy Toft, 2007 ; Rousseau et Garcia-Retamero, 2007 ; Lindemann, 2010 ; 2012), est resté prisonnier du prisme stato-territorial. Leurs analyses des causes de la guerre n’ont pas ébranlé la certitude stato-territoriale de la guerre civile. Leurs préoccupations étaient d’ailleurs éthologiques plutôt que géographiques.

La théorie du nationalisme de James D. Fearon et David D. Laitin (2003) renforce cette perspective en expliquant la guerre civile par un degré élevé de fragmentation des identités ethniques, qui peut coïncider avec une inégalité horizontale observée entre les groupes ethniques (Cederman et al., 2011) ; idée cependant relativisée par Randall J. Blimes (2006) qui ne trouve aucun lien direct entre la diversité ethnique et la guerre civile, et ce, d’autant plus qu’on peut considérer des processus de défection au sein d’une même ethnie comme étant la conséquence de la guerre civile (Kalyvas, 2008). Cette lecture retient cependant l’attention sur le territoire de l’État. Même si cette théorie questionne l’homogénéité ethnique qui quelquefois est démentie par les épanchements extraterritoriaux dans le cadre des groupes ethniques transfrontaliers, le territoire étatique est demeuré le cadre pertinent d’analyse.

Plusieurs autres auteurs ont voulu quitter le niveau national pour analyser les guerres civiles au ras-du-sol, en privilégiant le niveau micro-national. Leur perspective vise à appréhender le territoire national comme une réalité hétérogène et à chercher l’explication de la guerre civile dans des éléments de contexte géographique (Buhaug et Ketil Rod, 2006 ; Cederman et al., 2009). C’est dans ce sens que Halvard Buhaug et Scott Gates (2002), par exemple, se sont intéressés à la géographie en prenant au sérieux la localisation des épicentres de la guerre par rapport à la capitale, la proximité de la frontière avec un État voisin et la richesse du sous-sol. Le poids du clivage nord/sud devient dès lors un facteur explicatif de la guerre civile, combiné avec d’autres clivages qui s’y superposent tels que la religion, l’ethnie et le niveau de développement. Mais, une fois de plus, ils sont restés captifs du prisme stato-national, au point que Monica Duffy Toft (2003) consacre le territoire en tant que réalité indivisible, comme une pré-condition de la guerre civile.

Ces théories, par ailleurs très intéressantes, portent cependant un regard stato-centré sur la guerre civile. De plus, elles en examinent surtout les causes explicatives plutôt que la dynamique. Ici, il s’agit, en se penchant sur la dynamique d’une guerre civile, de l’envisager sur deux territoires simultanément.

Mary Kaldor (2001) pense que la guerre civile en tant que « guerre nouvelle » prospère spécialement dans des régions telles que l’Afrique et l’Europe de l’Est, où le monopole de la violence qu’exerce l’État s’est érodé. Même lorsqu’elle fait allusion à la mondialisation en tant que réalité globale (Barbieri et Reuveny, 2005), ce n’est que pour expliquer l’incidence de sa rencontre avec l’État sur les structures de ce dernier et leur affaiblissement relatif qui crée les conditions de félicité de la guerre civile (Holsti, 1966 ; 1995 ; Kaldor, 2001). Pendant longtemps d’ailleurs, les études portant sur la guerre civile avaient réifié le territoire national en le totémisant. Envisager une guerre civile en dehors du territoire d’un État aurait fait figure d’hérésie. La situation n’a guère évolué. Même si, à cause de la mondialisation justement, les sorties de territoire sont envisageables du fait de la souveraineté relative face à des réalités de parenté ethnique transfrontalière (Mamdani, 2002). De la même manière que l’irrédentisme, la sanctuarisation (Salehyan, 2007 ; 2008) et d’autres quêtes de ressources naturelles autorisent des guerres par procuration, des interventions et des externalisations (Clark, 2002 ; Gebrewold, 2009). Ces éléments, qui font dire à Kristian Skrede Gleditsch, Idean Salehyan et Kenneth Schultz (2008) que la guerre civile peut constituer une cause de guerre internationale (Graeme, 2002), ne permettent pas d’affirmer qu’une guerre civile qui a des épanchements extraterritoriaux est une guerre civile transfrontalière. À notre sens, une guerre civile transfrontalière rassemble tous les ingrédients de la guerre civile mais, en plus, elle a lieu simultanément sur au moins deux territoires étatiques et est le fait d’un même groupe insurgé. Elle est dès lors autre chose qu’une intervention, une externalisation ou alors une logique de sanctuaires, même si ces logiques ont été observées, dans le contexte de la guerre de Boko Haram, à un moment ou à un autre. L’hypothèse d’une guerre civile « transfrontalière » repose sur un certain nombre d’indicateurs. Il s’agit de la simultanéité des attaques, de la nature des symboles visés au sein des deux États, de la présence d’un même groupe insurgé qu’affrontent à la fois plusieurs États et la définition d’un territoire transfrontalier comme théâtre de la guerre par les insurgés.

La présente étude dépasse le simple examen des logiques de sanctuaires ou de bases arrière dans la guerre civile que le groupe Boko Haram mène au Cameroun et au Nigéria. Elle analyse ce phénomène comme une guerre civile dont la simultanéité des opérations sur deux territoires nationaux, au moins depuis avril 2014, permet d’enrichir la littérature relative à l’étude de la guerre civile. Pour ce faire, elle s’appuie sur deux banques de données, Uppsala Conflict Data Program et Nigeria Watch Database, ainsi que sur la littérature grise. Elle s’appuie aussi sur nos propres observations de terrain, comme membre d’une des équipes thématiques de recherche de l’Université de Yaoundé II, menées durant la période juillet-octobre 2014 dans la région de l’extrême nord du Cameroun directement affectée par cette guerre, principalement dans la zone frontalière entre les deux pays. Celles-ci ont donné sens à l’hypothèse d’une guerre civile transfrontalière. Une telle hypothèse se déclinerait d’abord dans l’idée que la guerre de Boko Haram remplit les conditions d’une guerre civile. Ensuite, qu’une réflexion peut être envisagée autour de l’idée d’une « guerre civile transfrontalière » au regard de cette guerre.

L’insurrection de Boko Haram à l’épreuve des postulats de la guerre civile

Si la condition de la guerre civile n’est pas remplie, il est alors illusoire de poser l’hypothèse d’une guerre civile transfrontalière. C’est parce que l’insurrection de Boko Haram observe les critères de la guerre civile que l’idée de sa simultanéité sur plusieurs territoires étatiques, face à plusieurs pouvoirs souverains, prend sens. Pour vérifier au préalable sa conformité à la catégorie « guerre civile », il convient de répondre avec Nicholas Sambanis à la question : « How would we know a civil war if we saw one ? » (2004 : 816)

La définition de la guerre civile ne fait pas consensus parmi les auteurs. Celle-ci s’esquisse souvent à partir de certains critères qui la distinguent de la guerre classique opposant deux ou plusieurs États. Ainsi, Melvin Small et David J. Singer définissent la guerre civile comme « any armed conflict that involves a) military actions internal to the metropole, b) the active participation of the national government, and c) effective resistance by both side » (1982 : 210). Selon Sambanis, onze critères permettent de qualifier une guerre civile. Ces derniers n’ont pas tous la même valeur heuristique. Cependant, en plus de la question du nombre de victimes qui fait débat selon les différentes bases de données, notamment celle de Small et Singer (1972 ; 1982) et celle du PRIO (Peace Research Institute of Oslo) (Gleditsch et al., 2002), on peut également dégager un centre d’intérêt commun des autres critères autour des antagonismes constitutifs et de l’institution fondamentale de la guerre. Ceux-ci feront alors ressortir une atmosphère conflictogène fortement clivée qui met en scène des antagonismes structurels et une organisation politique disposant d’un objectif politique clair, qui défie l’autorité d’un pouvoir central.

Les antagonismes constitutifs et l’institution fondamentale d’une guerre civile

Lorsqu’on discrimine la question du nombre de victimes d’une guerre comme élément fondamental dans la critériologie de la guerre civile, tous les autres critères pertinents de Sambanis peuvent être regroupés dans ce qu’Andrew Latham et James Christenson (2014) appellent les « antagonismes constitutifs » et l’« institution fondamentale de la guerre ». Engagés dans une interrogation de la catégorie « guerres nouvelles », ces auteurs ont esquissé trois éléments qui permettent de statuer sur la transformation d’une guerre : l’architecture politique de la violence organisée, les antagonismes constitutifs et l’institution fondamentale de la guerre. Les antagonismes constitutifs renvoient aux oppositions et aux contradictions de certains intérêts socialement construits dans la structure sociale. Deux catégories permettent de rendre compte de la logique de tels antagonismes dans le travail des auteurs : l’opposition entre l’Umma (la communauté des croyants) et les incroyants. Dans le cas de la guerre civile de/contre Boko Haram, l’antagonisme structurel est également bâti autour de ce clivage religieux qui oppose les musulmans aux « hypocrites » et aux « infidèles ». Cet antagonisme renseigne par ailleurs sur l’idéologie du groupe insurgé. On peut rassembler autour de deux idées les critères qui ressortissent de cette logique : l’atmosphère idéologico-politique fortement clivée et la présence d’un groupe politique ayant des objectifs politiques clairement annoncés.

À l’origine, Boko Haram s’illustrait par la dénonciation de la corruption des autorités politiques et religieuses de la ville de Maiduguri dans l’État de Borno. Aux angoisses d’une nation inachevée et aux intrigues d’un pouvoir mal légitimé (Pérouse de Montclos, 2012) s’ajoutait la réalité d’une pauvreté accrue. Comme le rappelle Alain Vicky (2012), dans la foulée des statistiques alarmantes sur le cas du nord-est du Nigéria, en 2012 par exemple, 2 pour-cent seulement des enfants de moins de 15 ans étaient vaccinés, 83 pour-cent des jeunes étaient illettrés, 48,5 pour-cent d’enfants en âge d’aller à l’école n’étaient pas scolarisés et 34,8 pour-cent des musulmans de quatre à 16 ans n’avaient jamais fréquenté aucune école. Ce terreau de misère a nourri la dénonciation par un groupe de religieux musulmans intégristes animé à l’origine par Ustaz Muhammad Yusuf. Ce dernier commence ses prêches à l’aube des années 2000 dans l’État de Yobe, voisin de Borno. La situation sociale des États du nord-est va être imputée aux autorités politiques et religieuses accusées de corruption. Cette opposition originelle évoluera par la suite en se cristallisant sur le rejet de tous les aspects séculiers de la société nigériane. La radicalisation de l’enseignement des guides de Boko Haram entraînera la stigmatisation de certains imams dont la position est jugée hypocrite par les intégristes. Nombre d’entre eux vont d’ailleurs faire l’objet d’assassinats ciblés. L’antagonisme constitutif donne donc lieu à deux catégories irréconciliables : d’une part, le gouvernement central du Nigéria et, de l’autre, l’insurrection Boko Haram. En même temps, de ce climat explosif se dégage une institution fondamentale de la guerre.

Andrew A. Latham et James Christenson (2014) estiment en effet que les croyances solidement ancrées et socialement construites qui spécifient le caractère, le but et la signification de la violence organisée fondent l’institution fondamentale de la guerre. On a vu comment le processus de recrutement des jeunes désoeuvrés dans les États du nord-est du Nigéria, tout en vérifiant l’un des critères de Sambanis, c’est-à-dire le recrutement local, a permis la banalisation du phénomène Boko Haram. Le processus bien pensé était jalonné dans des écoles coraniques appelées Almajirai ou Tsangaya au sein desquelles les élèves (Almajiris) subissaient un formatage idéologique par lequel on expliquait leur situation sociale par l’école occidentale dont les thuriféraires que sont les autorités politiques et les imams mal formés perpétuaient la domination. En substance, Muhammad Yusuf articulait ses prêches autour de l’idée que fréquenter l’école séculière et travailler pour le gouvernement étaient interdits (Boko haram da aïkingomenati haram) (Chouin et al., 2014). Cette ambiance de crise forme la trame, les antagonismes constitutifs de la guerre civile. Elle permet de vérifier en bloc les critères énoncés par Sambanis pour rendre compte d’un clivage structurel qui nourrit l’insurrection et donne sens à la guerre civile, en tant que contestation et défiance vis-à-vis d’une autorité centrale. À cette trame s’ajoute la présence d’une organisation politique disposant d’un objectif politique précis. Cette dernière présence complète la liste des critères qui, avec la variable du nombre de victimes, permet de qualifier une guerre civile.

Le mouvement Jama’atu Ahlus Sunna Lidda’awati wal Jihad (communauté des disciples pour la propagation de la guerre sainte et de l’islam), encore appelé Boko Haram, constitue clairement le principal groupe insurgé qui conteste l’autorité du pouvoir central au Nigéria et nourrit des velléités quant à certaines localités de l’extrême nord du Cameroun, en y attaquant les symboles de l’État. Toutes les études sur la guerre civile posent, pour lui accoler ce qualificatif, le préalable de l’existence d’une telle organisation. Si l’on résume Sambanis (2004), les critères de la guerre civile sont : la présence de groupes bien organisés qui ont des visées politiques, la contestation d’une autorité souveraine, la violence réciproque et le nombre de victimes. En attendant d’examiner dans des développements ultérieurs la question des victimes, on observe que les deux premiers critères se vérifient dans le cas de la guerre de Boko Haram.

Au Nigéria, ce groupe est actif depuis le début des années 2000 et, au Cameroun, depuis au moins février 2013, lorsqu’il a posé un acte d’éclat en enlevant la famille Moulin-Fournier à Dabanga dans l’extrême nord du pays (Guibbaud, 2014). Si l’existence du groupe est récente au Cameroun, il a cependant une histoire plus longue au Nigéria. Alors que les autorités nigérianes s’inquiétaient des prêches et des dérives islamistes de Muhammad Yusuf et de ses yusufiyas, la police a lancé en 2003 une attaque contre une espèce de « cité céleste » créée par le groupe alors naissant. On peut cependant penser que la secte avait un objectif défini : établir un gouvernement parallèle dans les États pauvres du nord-est du Nigéria. On observe par exemple que lors des élections de 2003, Boko Haram avait soutenu discrètement la candidature d’Ali Moddu Sheriff comme gouverneur de Maiduguri. Ce dernier va créer après son élection en avril 2003 un ministère des Affaires religieuses qu’il confie à Buju Foi (Pérouse de Montclos, 2012 ; Chouin et al., 2014).

Du côté militaire, la secte lance ses premières offensives contre les forces de sécurité nigérianes le 22 décembre 2003. Elle fera régner ce régime de terreur au point que le 26 juillet 2009 une vaste offensive sera lancée contre des banques et des commissariats dans quatre États simultanément ; la riposte de l’armée fera 800 morts, parmi lesquels le leader Muhammad Yusuf (Vicky, 2012). Cette date marque le départ en exil de plusieurs cadres. Un virage est franchi en 2010 lorsque, avec la reconstitution du mouvement autour d’Abubakar Shekau, celui-ci va déclencher des attaques de grande ampleur contre les forces de sécurité et même, le 26 août 2011, contre un bâtiment des Nations Unies à Abuja.

L’année 2010 marque donc un changement dans l’organisation politique et les objectifs politiques de Boko Haram. Deux indicateurs permettent de le penser. Il y a, d’une part, le changement de dénomination ; en effet, l’organisation qui se faisait appeler Ahl al-sunna wal jama’a minlay al salaf (Association du peuple de la Sunna pour l’application du modèle des Salafs) devient Jama’a ashlus-sunnah lidda’awati wal jihad (Association du peuple de la Sunna pour le prosélytisme et la guerre sainte). D’autre part, l’attentat d’Abuja d’août 2011 est une marque d’internationalisation du conflit ; en s’attaquant aux locaux des Nations Unies dans cette ville, Boko Haram défie en effet la communauté internationale incarnée par l’ONU et donne la preuve d’une dimension internationale de sa lutte. Cette internationalisation est également traduite par la composition interne. Pendant que Shekau incarne le « canal historique », Mamman Nur quant à lui dirige la « cellule internationaliste » qui est constituée des cadres réfugiés à l’étranger depuis la répression violente de juillet 2009. L’organisation dirigée par un shura (conseil) marque par ailleurs sa volonté claire de créer un califat en tant qu’organisation politique distincte de l’État du Nigéria. Il faut noter que depuis les attaques observées sur le territoire camerounais en février 2013, et en raison de la présence massive de combattants originaires du Cameroun, la région allant du nord-est du Nigéria à l’extrême nord du Cameroun était considérée indifféremment comme devant faire partie d’un califat, à l’image de celui instauré par Abu Bakr Al-Baghdadi sur l’espace transfrontalier Syrie-Irak. C’est pourquoi le 13 juillet 2014 Shekau manifeste son soutien à Al-Baghdadi qui a réussi à instaurer un califat au Levant. Manifestement séduit par cette idée, il proclame le 24 août 2014 la création d’un califat islamique à Gwoza (Huffington Post et AFP, 2014).

Boko Haram est donc une organisation politique structurée qui poursuit un objectif politique dont l’évolution dans le temps, à partir d’un substrat de contestation religieuse à l’échelle d’une ville puis d’un État, a donné lieu à une organisation d’ampleur mondiale qui réclame sa solidarité avec le mouvement mondial du Djihad. Avec l’atmosphère conflictuelle clivée qui fait figure d’antagonisme constitutif, l’existence d’une organisation politique poursuivant des objectifs politiques déterminés constitue la trame de la guerre civile. Cependant, à côté de ces éléments de qualification, la question du nombre de victimes occupe une place déterminante dans la littérature consacrée aux guerres civiles.

La querelle des chiffres et la qualification de la rébellion de Boko Haram

La question du nombre de victimes d’une guerre civile a occupé une place centrale dans la littérature consacrée à ce type de guerre. La question de fond est de savoir comment distinguer une guerre civile d’une autre forme de conflit interne. Si l’on table sur cette interrogation au regard de l’insurrection de Boko Haram, on va, à la suite de Sambanis (2004), mettre en débat le réflexe développé depuis les travaux de Small et Singer (1972) dans le projet Correlates of War (COW), qui a réifié le nombre de 1000 victimes comme l’indicateur pertinent de la guerre. Non pas que l’insurrection de Boko Haram n’ait pas fait 1000 morts en un an, loin de là. L’intention est de camper un cadre plus large qui prenne en compte la réalité camerounaise où la guerre est relativement récente et la comptabilisation ne fait pas l’objet de la même attention qu’au Nigéria où le projet Nigeria Watch est dédié au décompte des victimes de la violence en général et de celles de la guerre de Boko Haram en particulier. L’indicateur des COW laisse cependant sans réponse plusieurs questions, entre autres celle du débat autour du décompte. C’est pour cela qu’il est important de considérer une variable supplémentaire que propose le Uppsala Conflict Data Program. En effet, au sens de cette base de données, l’année où le conflit fait 25 morts constitue le début de la guerre civile. À partir de cette variable, la base établit une taxonomie allant de 0 à plus de 100 000 morts. Mais en plus du début de la guerre civile qui est informé par le cap de 25 morts, il faut prendre au sérieux la magnitude du conflit. Cela permet au Uppsala Conflict Data Program de dégager une variable supplémentaire liée à l’intensité de la violence. Ainsi, selon cette base, une guerre est dite civile lorsqu’elle a franchi le cap de 25 morts et si en plus elle fait au moins 1000 morts au cours d’une année.

Cette tentation du millier permet cependant de minorer beaucoup de conflits. En faisant une réflexion contrefactuelle, imaginons que, du côté camerounais, on ait abouti brusquement à un cessez-le-feu à la fin d’octobre 2014. Selon les statistiques disponibles et qui n’ont malheureusement qu’une fiabilité relative, on ne pourrait atteindre que difficilement le nombre de 1000 victimes. S’agit-il d’un argument suffisant pour nier la nature de cette guerre civile ? Pour pallier ce risque de dénégation, Sambanis rejette le chiffre de 1000 morts en raison des difficultés qu’il soulève et propose une nouvelle grille de variables. À son avis, une guerre peut être dite civile dès que le cap de 100 à 500 morts est franchi et si on totalise un minimum de 1000 morts dans une période de trois ans. Il reste le cas des guerres qui ont lieu dans des États de faible population ; Sambanis estime alors qu’une guerre qui n’excède pas 500 à 1000 victimes peut tout de même être qualifiée de civile si le nombre de victimes représente le 1/1000e de la population (2004 : 820-821). Cela rejoint le critère de la population totale de l’État qui est victime de la guerre civile et qui doit être supérieure ou égale à 500 000 habitants (ibid. : 829).

La confrontation de ces éléments de débat à la réalité de terrain, après avoir procédé à un alignement derrière la critériologie de Sambanis, permet de constater que le nombre de victimes atteste largement de la nature de cette guerre. Pour rendre compte de cette réalité, on peut s’appuyer sur la Nigeria Watch Database. Et du côté du Cameroun, l’inexistence d’un tel outil impose de procéder au dépouillement de la presse locale et internationale pour faire une compilation des données avec une marge possible d’erreur, pour deux raisons fondamentales. D’une part, les attaques sporadiques de Boko Haram sur les populations locales n’ont pas attiré l’attention très tôt, en raison de la prévalence dans cette région des Zaraguinas (coupeurs de routes). Il s’agit d’une race de brigands armés qui écument les routes pour dépouiller les populations, razzier les bêtes et prendre en otages des enfants de dignitaires locaux en échange de rançons (Saïbou, 2010). Pendant longtemps donc, l’État a pensé qu’il s’agissait de la rémanence de cette forme de criminalité et n’a pas immédiatement accordé au phénomène l’attention qu’il méritait. D’autre part, avant la nuit du 30 avril au 1er mai 2014 où a eu lieu l’attaque du poste-frontière de Goulfey, il y a avait certes une évolution par la prise d’otages étrangers, notamment la famille Moulin-Fournier en février 2013, le Père Georges Vandenbeusch en novembre 2013 et l’enlèvement de deux prêtres italiens et d’une religieuse canadienne en avril 2014. Cependant, c’est avec cette attaque de Goulfey que l’opinion nationale et internationale a pris conscience de l’état de guerre avec la revendication des attaques par Boko Haram, la nature des symboles attaqués et la forme récurrente et bien militarisée des attaques[3]. Pour ces deux raisons, l’attaque de Goulfey constitue une rupture et l’année 2014 semble correspondre, selon les critères de Sambanis, au début de la guerre civile de Boko Haram au Cameroun. En cette seule année, le cap de 25 morts est franchi et, avant qu’elle ne s’achève, l’intervalle de 500-1000 morts était atteint.

Quelques combats ont été particulièrement violents et ont rapidement donné de l’envol au décompte. Le 16 octobre 2014 par exemple, de violents combats ont opposé l’armée camerounaise aux combattants de Boko Haram dans les localités d’Amchidé et de Limani. Le bilan a fait état de huit soldats camerounais et 107 assaillants tués[4]. De toute évidence, malgré les marges d’erreur possible que justifie l’absence de décompte systématique des victimes de cette guerre dans l’extrême nord du Cameroun, les critères de Sambanis sont observés. Le Cameroun est un État de plus de 20 millions d’habitants, soit plus de 40 fois 500 000. Le suivi des attaques de la seule année 2014 tel que rendu possible par le journal L’oeil du Sahel permet de situer le nombre de victimes entre 500 et 1000. À cela s’ajoutent des dizaines de milliers de réfugiés que Sambanis intègre également comme indicateurs de la guerre civile.

La situation au Nigéria est nettement plus dramatique, donc plus conforme à la qualification de la guerre civile. Le quatrième rapport de Nigeria Watch consacré à la violence au Nigéria et qui couvre la période allant du 1er juin 2006 au 31 mai 2014 indique qu’il y aurait eu 14 006 incidents meurtriers ayant provoqué 60 858 morts. Le rapport précise qu’il y a une intensification de la violence depuis 2012 à cause des activités de Boko Haram, et le bilan est passé à 7650 morts par an. Même si la violence politique par le fait de Boko Haram est classée troisième source de violence derrière les accidents de la route et la délinquance urbaine, cette ampleur donne toutefois une idée du nombre de victimes de la guerre menée par Boko Haram. D’après Nigeria Watch, durant la période de septembre à décembre 2014, on a enregistré 5220 cas de mort causée par la violence politique au Nigéria et 3964 étaient le fait de Boko Haram dans le nord-est du pays[5]. Les autorités nigérianes et l’ONU avancent régulièrement le chiffre de 10 000 morts depuis l’apparition de la secte au Nigéria. Amnesty International dans son rapport annuel 2014-2015[6] estime, en ce qui concerne le Nigéria, que depuis juillet 2014 il y a eu des milliers de civils tués par Boko Haram dans les villes du nord-est du Nigéria.

Civil war beyond borders : de la pertinence de la catégorie « guerre civile transfrontalière »

En postulant l’existence d’une guerre civile transfrontalière là où l’on aurait peut-être rapidement parlé d’une simple guerre aux effets d’externalisation, notre posture s’inscrit également dans une sorte de rébellion contre la tyrannie de la méthode consacrée (Aradan et Huysmans, 2014). Nous faisons le pari de la résilience de l’idée qu’une guerre civile transfrontalière est autre chose qu’un effet pervers d’une guerre civile au sens traditionnel, c’est-à-dire une guerre interne à un État.

La définition négative de la guerre civile transfrontalière

La guerre civile transfrontalière n’a de sens que si elle se distingue des effets d’optique qui peuvent laisser penser à la rémanence de la force explicative du territoire étatique. De ce point de vue, l’intervention, l’externalisation et la sanctuarisation méritent d’être élaguées en tant que réalités partielles de la guerre civile de Boko Haram. À l’observation, cette guerre a connu une transformation en avril 2014. Si au Cameroun la rhétorique consistait à qualifier le phénomène Boko Haram de guerre nigériano-nigériane, c’est parce qu’on voulait éviter de créer un effet de psychose. Mais au fond, les services de renseignements généraux savaient que des connexions élitaires expliqueraient les incursions en territoire camerounais. Or, jusque-là, il s’agissait effectivement d’une guerre civile au Nigéria qui avait des incidences au Cameroun. Avril 2014 marque donc une rupture avec des attaques armées répétées contre les institutions camerounaises, même si l’absence d’un discours politique structuré autour des objectifs politiques pouvait laisser interrogateur. À partir de cette date charnière, en faisant l’impasse sur les années antérieures qui ont effectivement été marquées par une violence interne au Nigéria et qui se justifiaient par des objectifs déclarés de Boko Haram autour de la défiance du pouvoir d’Abuja, on est en droit de rejeter l’argument de l’intervention.

La guerre civile contre Boko Haram n’est pas une intervention. Au sens du droit international, une intervention armée a deux déclinaisons. Elle est dite directe lorsqu’elle s’effectue par la pénétration de troupes étrangères sur le territoire d’un État. L’intervention armée indirecte quant à elle consiste en l’action de soutenir les insurgés dans une guerre civile, ou les activités subversives de l’opposition ou les activités sécessionnistes (Salmon, 2001 : 609-610). Quelle que soit sa nature, James Rosenau (1969) pense que toute intervention a deux caractéristiques principales : en même temps qu’elle interrompt brutalement le cours des relations établies entre unités politiques, elle vise à influencer la structure de l’autorité politique dans la société visée. Cette conception pacifique ne colle pas beaucoup à la réalité dans un contexte de guerre civile. En se projetant dans l’atmosphère conflictogène, l’intervention directe rappelle beaucoup les pratiques de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) que l’on a pu observer à quelques reprises : l’opération « Force délibérée » en Bosnie en 1994 ; l’opération « Force alliée » au Kosovo au printemps 1999 ; l’opération « Liberté immuable » en Afghanistan déclenchée fin octobre 2001 (Battistella, 2011 : 91). Une observation attentive montre qu’il ne s’agit pas d’une telle opération dans l’un quelconque des États considérés. Boko Haram n’est pas une partie de l’armée nigériane qui serait en intervention au Cameroun, et vice versa.

D’un autre point de vue, l’intervention au sens indirect que privilégie Neil Macfarlane (2003) peut viser soit à soutenir les adversaires politiques d’un souverain, soit à aider un gouvernement allié à résister à une menace interne. La configuration conflictuelle en Afrique a souvent donné l’occasion de voir ce type d’intervention. Les interventions réciproques entre le Tchad et le Soudan avant la réconciliation amorcée en 2010 l’illustrent d’ailleurs fort bien. Le Tchad a soutenu pendant longtemps le Mouvement de libération du Soudan (MLS) et le Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE) de Khalil Ibrahim qui, opérant au Darfour, constituaient une menace à l’intégrité territoriale du Soudan. À l’opposé, Khartoum soutenait le Rassemblement des forces démocratiques (RAFD) regroupant le Socle pour le changement, l’Unité nationale et la démocratie (SCUD) de Yaya Dilo Djerou et le Front uni pour le changement (FUC) de Mahamat Nour, entre autres mouvements, contre le pouvoir de N’djamena. L’hypothèse d’une telle intervention dans le cas de la guerre de Boko Haram n’est pas envisageable dès lors que le gouvernement du Nigéria étant en guerre contre cette secte, on ne saurait établir qu’il soit en même temps l’instigateur des attaques par la même secte au Cameroun. Aucun fait avéré ne permet de l’affirmer, même si les configurations complexes au sein des gouvernements fédérés notamment dans les États du nord-est du Nigéria peuvent donner sens à l’idée des soutiens internes en prenant au sérieux par exemple le rôle de l’ancien gouverneur de Maiduguri, Ali Moddu Sheriff, et l’ancien émir de Yola.

De même, la guerre menée par Boko Haram n’est pas simplement un effet d’externalisation et de sanctuaire. L’effet d’externalisation est une conséquence de la guerre civile. Gleditsch, Salehyan et Schultz écrivent à ce sujet :

As a further direct linkage, governments engaged in civil wars can initiate military actions against neighboring states, a phenomenon we call “externalization.” Externalization occurs for at least two reasons. First, governments engaged in civil wars may undertake cross-border counterinsurgency actions. Rebels often seek out foreign sanctuaries or attempt to flee repression by slipping across borders […] A second form of externalization occurs when states experiencing civil war engage in retaliatory attacks against interventionist neighbors in the hope of coercing them into withdrawing support.

2008 : 486

Le rapport entre les deux effets est donc évident, l’effet de sanctuaire (Salehyan, 2007 ; 2008) peut inciter un État aux prises avec la guerre civile à mener des actions hors de son territoire, l’objectif étant de poursuivre les rebelles qui se servent du territoire d’un État voisin comme base arrière. Tel fut le cas de l’intervention éthiopienne au Soudan au début des années 2000 (Corten, 2007). Le processus d’externalisation d’une guerre civile est donc une transposition de la guerre civile au sein d’un État vers un État voisin en raison de la mobilité transfrontalière du groupe rebelle. L’un des États n’est pas en guerre, il ne combat pas la rébellion mais au contraire quelquefois peut la soutenir. L’externalisation s’apparente donc à l’effet de sanctuaire dans la mesure où l’une impose parfois l’autre. C’est ainsi que les rebelles de l’Armée de libération nationale du Karen ont à plusieurs reprises été poursuivis par le Myanmar en territoire thaïlandais. De même, la Turquie a effectué des incursions en territoire iraquien pour combattre les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan – PKK).

Il est donc difficile de démontrer que, dans le cas de la guerre de Boko Haram, le Cameroun servirait de base arrière à cette secte. La saisie des armes de guerre et la découverte des caches d’armes dans l’extrême nord du Cameroun peuvent donner du crédit à l’idée qu’il y aurait des cellules dormantes de cette secte en territoire camerounais. En plus, avant la prise au sérieux du problème Boko Haram par le Cameroun et la déclaration de guerre du 17 mai 2014, il arrivait que les membres de cette rébellion se replient en territoire camerounais après avoir été attaqués par l’armée nigériane. Cette situation a poussé le Nigéria à demander au gouvernement camerounais un droit de poursuite[7], une demande qui n’a pas prospéré. Depuis l’entrée en guerre du Cameroun, un tel repli n’est plus envisageable, tant les forces de défense camerounaises s’attèlent à préserver l’inviolabilité du territoire du pays. Par ailleurs, même lorsque la porosité des frontières et l’intérêt insuffisant accordé au phénomène par le Cameroun permettaient des replis tactiques de Boko Haram, le Nigéria n’a en aucune occasion procédé à une poursuite dans le territoire camerounais. On peut donc penser que depuis le début des affrontements entre le Cameroun et Boko Haram, cette guerre a cessé d’être une simple conséquence des effets d’externalisation et de sanctuaire. Il est à noter que postuler l’idée d’une guerre civile transfrontalière n’a de sens que si l’on prenait en compte le moment où les deux États sont effectivement impliqués dans la guerre contre un ennemi commun qui est un groupe rebelle. Il s’agit de penser que la guerre civile est dite transfrontalière parce qu’elle a des traits propres qui la distinguent des effets de débordement d’une guerre civile classique dans un État voisin.

De la pertinence de la catégorie « guerre civile transfrontalière » à l’aune de la rébellion de Boko Haram

Une définition négative de la guerre civile transfrontalière a permis de lever les points de débats entre cette catégorie et les pratiques voisines. Il faut dès lors considérer qu’à partir du mois d’avril 2014, il existe des éléments de preuve qui permettent de qualifier cette guerre de « transfrontalière ». Ces éléments sont une extension des critères de la guerre civile. Cependant, il convient de lever l’« hypothèque de la territorialité » qui, souvent, justifie l’appellation guerre civile et constitue son code génétique. Comment envisager qu’une guerre civile soit dite transfrontalière ? On peut procéder par simple transfert de la critériologie du type originel vers cette catégorie à systématiser ; mais il faut d’abord sortir du piège territorial. En d’autres termes, affirmer l’existence d’une guerre civile transfrontalière exige au préalable que soit posée comme postulat la relativité de la frontière en tant que cloison entre les États, pour éviter « l’assignation à résidence territoriale de l’individu », selon l’heureuse formule de François Constantin (1996 : 2).

La frontière, cette fiction juridique qui a donné sens à l’idée de la souveraineté, produit des effets de réalité (Krasner, 1999 ; 2001 ; Sindjoun, 2001). L’identité des États est fondée par leur accession à la souveraineté internationale. Un des éléments de cette souveraineté est la frontière qui illustre la maîtrise d’un territoire sur lequel s’exerce la puissance souveraine du prince. À ce titre, la frontière est un élément de rupture, une réalité qui divise entre « nous » et « eux ». Plusieurs travaux inspirés par les effets de la mondialisation ont proclamé la fin des territoires en tant que sanctuaires des États-nations (voir Badie, 1995). Une telle affirmation a été justifiée par les flux qui donnent l’impression qu’on assiste à une revanche des sociétés sur les États (Badie, 2008). La frontière aurait cessé dans bien des cas d’être opérante, car il n’est pas rare de voir même des États développés et dotés de logistique sophistiquée afficher quelques limites en matière de contrôle de leurs frontières. Il n’existe pas en fait de contrôle sûr dans l’absolu. Bertrand Badie (1999) a même défendu la thèse d’un monde sans souveraineté, dans un contexte de bouleversements de l’ordre du monde par le fait des acteurs transnationaux et primordiaux (Smouts et Badie, 1999). Cette réalité relative de la frontière se conjugue en plus avec une autre de ses fonctionnalités : la frontière unit également « eux » et « nous ».

Parce qu’elle unit, la frontière est un espace d’activités sociales ainsi que le ferment de pratiques et de relations de fraternité, comme l’a démontré Michel Hastings (1984) au sujet de « Halluin la rouge » aux confins de la frontière franco-belge. Des pratiques de paix, de commerce et de trafic de tous genres qui peuvent rendre relative la fonction séparatrice de la frontière (Constantin, 1996). Toutefois, cette restructuration des espaces d’échanges n’empêche pas la pérennité de l’État et le maintien du cadre territorial ancien (Bennafla, 1999). Force est de noter que, parce qu’elle est relativisée ou parce qu’elle s’impose aux populations qui revendiquent d’autres lignes de clivages que celles territoriales, la frontière peut devenir un facteur de risque pour la sécurité des États. Cette réalité a une acuité particulière dans l’espace géographique qui sert de frontière entre le Cameroun et le Nigéria, notamment dans l’extrême nord du Cameroun. Cette aire socio-anthropo-culturelle Kanouri que les deux pays ont en partage rend l’idée de frontière difficilement opérante et comporte un haut degré de continuum social, culturel, historique et anthropologique. Au nom de l’uti possidetis juris[8], les deux États ont maintenu les frontières héritées des colonisations allemande et britannique, frontières tracées à la suite d’accords qui n’ont tenu aucun cas des multiples réalités de la région . En effet, les accords anglo-allemand du 15 novembre 1893 prolongeaient la frontière entre les deux possessions jusqu’au lac Tchad ; ceux du 19 mars 1906 redéfinissaient la frontière entre les deux États de Yola jusqu’au lac Tchad ; l’échange de notes franco-britanniques du 9 janvier 1931 fixait la frontière du point triple du lac Tchad au pic Kombon ; tandis que l’ordonnance royale britannique du 2 août 1946 définissait le secteur 2 de la frontière de Kombon à la rivière Gamana. Tous ces instruments ont privilégié les intérêts bien compris des puissances respectives qui ont eu la mainmise sur ces territoires.

Sans refaire l’histoire, force est de constater que la séparation a été faite sans tenir compte de l’aire culturelle kanouri qui peuple cet espace depuis au moins le huitième siècle (Mveng et Beling-Nkoumba, 1983). Les populations implantées de part et d’autre de la frontière Cameroun-Nigéria dans cette région sont en majorité des descendants de l’empire Kanem-Bornou qui, à son apogée, était une fédération de provinces s’étendant du nord du lac Tchad jusqu’au centre du plateau Baoutchi au Nigéria et du plateau de l’Adamaoua au Cameroun (ibid.). Cette réalité historique, ainsi que le rôle fédérateur que l’islam qui y fut introduit dès le onzième siècle a joué, créent une allégeance ethnique fondée sur l’appartenance à l’aire Kanouri. Celle-ci supplante l’allégeance citoyenne aux États du Nigéria et du Cameroun, au point que les jeunes recrutés par Boko Haram se reconnaissent frères malgré la frontière. Cet état de fait est facilité par une commune infortune qui fait que, de part et d’autre de la frontière, on a des périphéries délaissées par les centres respectifs du pouvoir. La frontière entre les deux États, à Amchidé par exemple, est simplement matérialisée par une chaîne. Les populations utilisent la monnaie nigériane, captent les médias audiovisuels nigérians et partagent les mêmes langues, le kanouri et le haoussa en l’occurrence. Dans ces conditions, lorsqu’ils sont recrutés par la secte, les habitants pensent combattre aux côtés de leurs frères contre des régimes qui les ont délaissés. Cela donne sens à l’idée d’un grief partagé par-delà la frontière entre les deux communautés. Ainsi, les troupes de la rébellion sont transfrontalières, tout comme l’antagonisme structurel de la guerre.

En effet, au clivage nigérians/camerounais se substitue celui musulmans contre infidèles/hypocrites. Ce clivage se superpose à un autre historiquement fondé sur l’appartenance à l’aire kanouri. Autrement dit, puisque toute guerre met en scène un antagonisme structurel (Latham et Christenson, 2014), l’idée d’une guerre civile transfrontalière est ici nourrie par l’existence d’un antagonisme qui enjambe la frontière. Ce n’est pas une guerre opposant les peuples de deux États, non plus une guerre opposant un État à une partie de sa population, auquel cas on serait en présence d’une guerre civile classique ; il s’agit bien d’une guerre de deux États affrontant une rébellion composée d’une partie des populations coalisées des deux États.

En même temps, ce clivage met en scène un grief qui est transfrontalier. Dans les deux cas de figure, les régions septentrionales sont majoritairement musulmanes. Boko Haram, qui y a trouvé un terreau favorable, stigmatise les valeurs occidentales et les institutions politiques des deux États qui les incarnent. Ce grief, nourri par le partage du fardeau de la pauvreté qui là encore est transfrontalière, agrège les milices de Boko Haram. C’est ainsi que l’effort de guerre est naturellement transfrontalier. Les armes circulaient sans difficulté à travers la frontière dans les deux sens, pour alimenter la guerre. En outre, plusieurs attaques de Boko Haram en territoire camerounais se soldaient par le vol de bétails, de vivres et d’argent pour soutenir l’effort de guerre.

Du point de vue des États aux prises avec cette rébellion, certains aspects de la réponse à y apporter ont également un caractère transfrontalier. En ce qui concerne le Cameroun et le Nigéria, un accord bilatéral a été signé en février 2012 et prévoyait la création d’un comité mixte pour sécuriser la frontière. Le Cameroon and Nigeria Transborder Security Committee fut effectivement créé en novembre 2013 et visait la mise en place de patrouilles mixtes. De même, le « sommet de Paris pour la sécurité au Nigéria », organisé à l’instigation du président français le 17 mai 2014, participe de ces efforts transfrontaliers pour faire face à une guerre civile transfrontalière. Dans la foulée, les États de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) concernés par cette guerre ont convenu le 1er novembre 2014 de former une force de 8 700 hommes chargée de sécuriser la région du lac Tchad. Cette décision faisait suite à l’annonce, en octobre de la même année, de la création d’un centre de commandement pour une force multinationale régionale censée être opérationnelle au 20 novembre 2014.

Conclusion

Cette réflexion, qui se veut une note introductive et provisoire ayant vocation à provoquer le débat et à être enrichie, se proposait d’examiner la pertinence de la guerre civile transfrontalière en tant que catégorie révélée par l’insurrection Boko Haram. Il a fallu partir de la compréhension de la guerre civile pour déboucher sur cette catégorie qui en est une extension géographique. Il ressort en somme que l’observation empirique de la conduite de la guerre du/contre Boko Haram démontre que parler d’une guerre civile transfrontalière ne fait plus figure d’hérésie. Sous réserve d’une systématisation approfondie et peut-être d’une comparaison avec ce qui se passe avec Daech en Syrie et en Iraq, cette donnée révèle un potentiel heuristique qui permet d’enrichir la théorie de la guerre civile, et donc des études de sécurité au regard des États faibles. La littérature sur la guerre en Afrique ouvre ainsi une fenêtre possible d’analyse qui peut autoriser les comparaisons tout autant que l’applicabilité dans d’autres aires régionales. Cette analyse se veut donc provisoire, c’est-à-dire qu’elle ouvre des pistes de réflexion potentiellement porteuses d’intérêt. Si elle retient l’attention, alors elle aura permis aux études de sécurité de faire quelques pas vers la dénonciation des certitudes méthodologiques et, ainsi, de sortir de ce que Claudia Aradan et Jef Huysmans (2014) appellent la « tyrannie de la méthode », mais aussi du « piège territorial » que dénonce John Agnew (2009).