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Nous rapportons ici les résultats d’une recherche expérimentale qui a eu lieu dans les jours précédant l’élection provinciale du lundi 7 avril 2014 au Québec. Il faut noter d’emblée que les élections provinciales au Québec ne sont pas des élections de second ordre ; par exemple, le taux de participation était plus élevé lors de cette élection provinciale (71 %) qu’à l’élection fédérale précédente (61 %). L’expérience à laquelle nous faisons référence se déroulait donc au moment où beaucoup de Québécois réfléchissaient au candidat ou au parti qu’ils souhaitent soutenir.

Nous avons fait un appel à tous afin de recruter le plus grand nombre possible de participants et de recréer un environnement électoral vraisemblable où un seul vote a très peu de chances de faire une différence et où nous retrouverions une grande diversité de profils sociodémographiques contrastant avec l’homogénéité estudiantine généralement obtenue lors d’études similaires en laboratoire (Bol et al., 2014). Ce recrutement a été un succès partiel ; nous avons bien obtenu un grand nombre de participants, toutefois la moitié de ces derniers étaient pro-Québec solidaire. Nous reviendrons plus en détail sur ce point. Concrètement, l’expérience consistait en une série de six élections, lors de six journées consécutives du lundi 31 mars 2014 (sept jours avant l’élection provinciale) au samedi 5 avril 2014 (deux jours avant l’élection). L’inscription et la participation se faisaient à distance par le biais d’Internet. Ce fut l’« Élection d’à côté », comme nous l’avons appelée.

Notre objectif principal était de déterminer l’impact du système électoral sur le choix d’un parti. Plus précisément, nous voulions vérifier si le système pluralitaire (souvent désigné par l’appellation « système uninominal à un tour ») encourage la désertion stratégique plus que ne le fait le système proportionnel. Notre démarche se distingue notamment par l’emploi d’une expérience où deux niveaux électoraux (circonscription et national) sont pris en compte, alors que généralement un seul des deux est pris en compte.

Les participants ont été invités à un total de six élections, soit trois avec la règle pluralitaire ayant un seul élu par circonscription, et trois élections avec une forme de représentation proportionnelle permettant l’élection de quatre membres dans chacune des circonscriptions. Dans une tentative de maximaliser la validité externe, l’expérience a eu lieu en même temps que la campagne de l’élection réelle, hors laboratoire, avec un échantillon diversifié (voir ci-dessous). Nous donnions aux participants un incitatif monétaire pour que chaque élection ait une conséquence appréciable. La structure de ces incitatifs était construite en considérant les préférences politiques de chaque participant. C’est à notre connaissance une innovation et une amélioration importante puisque ces incitatifs sont généralement imposés arbitrairement par les expérimentateurs. Cela permet d’introduire un incitatif instrumental au vote qui ne serait pas présent autrement et qui pourrait faire en sorte que quelques participants ne prennent pas au sérieux le processus et le résultat électoral. Certains ne considéreront dans leur choix que le bénéfice expressif et le bénéfice abstrait à voir un parti apprécié bien performer au cours de l’expérience, tandis que d’autres ignoreront l’identité du parti qui gagne (ces élections fictives ne menant pas à l’élection d’un gouvernement, on peut comprendre), mais ils ne seront pas indifférents aux chances accrues de gagner 1000 $ si leur parti préféré performe bien. Puisque ce gain instrumental est harmonisé aux préférences révélées par les participants avant de connaître la nature exacte de l’étude, nous éliminons également les risques de désorienter les participants en leur imposant des préférences qui sont éloignées de leurs goûts politiques « naturels ». Notre devis est hybride, dans le sens où nous partons des préférences réelles des participants – contrairement au devis expérimental classique en laboratoire – tout en introduisant une structure incitative monétaire pour que ceux-ci portent attention aux résultats. Cela nous semble correspondre à la « vraie vie ». Le vote est d’abord et avant tout expressif, mais il y a aussi une composante instrumentale en ce sens que beaucoup de gens aimeraient aussi que leur vote « compte », c’est-à-dire qu’il ne soit pas gaspillé et qu’il puisse contribuer à la victoire de partis politiques appréciés. Le caractère hybride unique à notre approche nous semble mieux correspondre au caractère hybride de la satisfaction qu’un électeur typique pourrait retirer de son vote.

La question à laquelle nous nous attaquons est simple : « La décision de déserter son option préférée de manière stratégique est-elle plus fréquente lorsque les élections se déroulent sous le système pluralitaire que sous le système proportionnel[1] ? » La réponse traditionnelle à cette question est : oui. Selon les travaux théoriques de Gary W. Cox (1997), il y a plus de candidats viables là où le nombre de sièges par circonscription est plus élevé. Le faible appui reçu par certains partis est causé par les considérations stratégiques d’électeurs anticipant l’effet mécanique de la règle électorale sur les chances de gagner de leur candidat préféré. Afin de ne pas gaspiller leur vote, les électeurs stratégiques évaluent la viabilité relative des partis et désertent stratégiquement les partis perçus comme moins viables. Selon Cox, cet effet est particulièrement évident dans une circonscription uninominale où les électeurs, réalisant que leur parti préféré qui se positionne au troisième rang – ou moins – en termes de proportion de votes anticipés, devraient soutenir stratégiquement le parti qu’ils jugent le plus intéressant parmi les deux compétiteurs en tête. C’est pourquoi, jusqu’à récemment, la plupart des recherches sur le vote stratégique ont été menées aux États-Unis (Abramson et al., 1992 ; Burden, 2005), au Canada (Black, 1978 ; Blais et al., 2000 ; Merolla et Stephenson, 2007) et en Grande-Bretagne (Cain, 1978 ; Alvarez et al., 2006), des pays dont le système électoral est pluralitaire.

Quelques travaux récents contestent le bien-fondé que cette logique s’applique en exclusivité au système pluralitaire. La conclusion d’une étude comparative des élections aux États-Unis, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en Israël réalisée par Paul R. Abramson et ses collaborateurs en 2009 est même étonnante : le niveau de vote stratégique sous les systèmes pluralitaire et proportionnel est similaire. En effet, le plus grand nombre de petits partis sous un système proportionnel contribue à accroître le nombre d’électeurs délaissant leur premier choix. Une étude d’André Blais et Thomas Gschwend (2011) expose la même tendance, soit autant de défection stratégique du premier choix, que le système soit proportionnel ou non.

Toutes ces études étant observationnelles, nous ne pouvons pas exclure la possibilité que l’apparente absence d’une différence soit en fait attribuable à l’omission d’un facteur exogène qui crée une non-corrélation fallacieuse. Quelques expériences antérieures ont étudié la propension à voter stratégiquement en employant une méthodologie en laboratoire (voir Forsythe et al., 1993 ; Rietz, 2008 ; Tyszler, 2008), mais la plupart d’entre elles ont utilisé la même règle de vote, soit celle de la pluralité. Il existe quelques études comparant le vote stratégique dans le système pluralitaire et le système à deux tours (van der Straeten et al., 2010 ; Blais et al., 2011) et d’autres qui comparent le système pluralitaire et le système proportionnel (Labbé St-Vincent, 2013). Dans ce dernier cas, aucune différence claire n’est observée, mais il faut avouer que le système était relativement peu proportionnel, avec seulement deux sièges par circonscription. Il faut ajouter que les études expérimentales précédentes, à notre connaissance, se limitaient à l’observation des comportements provenant d’une seule circonscription. Notre étude est en ce sens plus sophistiquée puisque le système électoral employé est plus fortement proportionnel, avec quatre élus par circonscription, et que le niveau national est pris en compte en plus de la circonscription.

L’expérience

Comme nous l’avons mentionné précédemment, cette étude a eu lieu juste avant l’élection provinciale au Québec. Notre objectif était de recruter le plus grand nombre possible de participants et notre stratégie pour y arriver a été de publiciser de l’information à travers les médias sociaux, d’afficher des publicités sur Internet et de participer à des interviews dans les médias. Les personnes intéressées étaient dirigées vers une page Web dédiée exclusivement au projet et elles étaient informées des règlements généraux[2]. Pour participer, elles devaient :

  1. Répondre à un court questionnaire de présélection. Le principal objectif de ce questionnaire était de recenser les préférences des électeurs quant aux six principaux partis politiques provinciaux se présentant aux élections. Nous voulions obtenir un portrait des préférences des participants avant que ces derniers ne sachent qu’elles auraient une incidence sur leur structure de gains en cours d’expérience.

  2. Voter en tout six fois, chacun des six jours, trois fois avec le système pluralitaire et trois fois avec le système proportionnel[3].

  3. Répondre à un questionnaire postélectoral.

Les participants potentiels ont été informés que chaque vote prendrait au maximum 5 à 10 minutes par jour et qu’ils auraient à consacrer moins de une heure à l’ensemble de l’étude. Dans les faits, le questionnaire initial a pris en moyenne 8 minutes, les six élections 33 minutes (5,5 minutes par élection), et les questionnaires finaux 9 minutes, soit moins de 51 minutes en moyenne pour l’ensemble. Il n’y avait pas de paiement fixe pour indemniser la participation à l’étude, mais nous nous étions engagés à distribuer 6 prix de 1000 $ à la suite de l’expérience. Les chances de gagner un prix augmentaient avec le nombre de points qu’un participant recevait au cours de l’expérience. Le nombre de points dépendait d’abord et avant tout du nombre d’élections auxquelles le participant a effectivement voté, mais aussi du résultat de chaque élection. De plus, un bonus de 50 points était attribué aux participants qui remplissaient le questionnaire postélectoral. Un participant pouvait ainsi obtenir à une élection donnée un maximum de 24 points si son parti préféré gagnait simultanément au niveau de sa circonscription et à l’échelle nationale. Notons par ailleurs que seuls ceux qui avaient le droit de vote aux élections provinciales et qui n’entretenaient pas de lien avec le groupe de recherche qui réalisait le projet pouvaient participer.

Au total, 1065 participants ont répondu au questionnaire de présélection et voté à au moins une des 6 élections. La grande majorité des participants (91 %) ont voté à 5 ou 6 élections. Les volontaires étaient divisés aléatoirement en deux groupes. Le groupe A (comptant 530 participants) débutait avec le système pluralitaire pour poursuivre avec le proportionnel. Le groupe B (535 participants) à l’opposé commençait avec le système proportionnel et terminait avec le pluralitaire.

Chacun a répondu au questionnaire de présélection avant le début de l’expérience. Une question cruciale demandait au participant de classer les 6 principaux partis à l’élection québécoise par ordre de préférence, en donnant le rang 1 à son parti préféré et le rang 6 à celui qu’il aime le moins[4]. De cette manière, nous obtenions un ordre honnête – ils ne savaient pas à ce moment que ces questions auraient un impact sur leurs gains – de classement des préférences partisanes individuelles. La structure des incitatifs était telle que les participants obtenaient plus de chances de gagner 1000 $ lorsque le résultat de l’élection était en concordance avec leurs préférences réelles. Ces préférences étaient fixes dans le temps. Autrement dit, les participants gagnaient plus de points lorsque les partis placés au sommet dans leur ordre de classement remportaient de nombreux sièges et que les partis classés en bas gagnaient peu de sièges. Ce n’était donc pas le vote en soi qui déterminait le gain d’un participant, mais l’agrégation des votes de tous les participants. Cette logique a été appliquée à la fois au niveau de chaque circonscription et au niveau national. Ainsi, le résultat de l’élection pouvait être apprécié soit de manière purement instrumentale (points), soit pour d’autres raisons non instrumentales qui sont généralement difficiles à saisir dans un contexte expérimental classique.

Lorsque les élections se déroulaient sous le scrutin pluralitaire, les participants étaient répartis au hasard dans 12 circonscriptions (en moyenne 44 personnes par circonscription). Les participants étaient invités à voter pour l’un des 6 partis. Ces paramètres étaient récurrents lors des 3 jours où un même système était employé. Les résultats de l’élection de la veille étaient annoncés juste avant l’élection suivante. Ainsi, avant les deuxième et troisième élections, les participants ont été informés du résultat précédent, soit du nombre de votes obtenus par chaque parti dans leur propre circonscription, du parti ayant remporté la pluralité des voix dans leur circonscription, du nombre de sièges gagnés par chaque parti dans l’ensemble des 12 circonscriptions (niveau national) et du parti ayant remporté la majorité des sièges au niveau national. Ils étaient également informés du nombre de points qu’ils avaient personnellement gagnés ou perdus compte tenu du résultat. Les points reçus dépendaient du résultat au niveau de la circonscription de chaque électeur, mais aussi du résultat national, soit de l’agrégation des résultats de chaque circonscription. Le nombre de points gagnés (ou perdus) par un électeur était de +12 points si le parti avec le plus de votes dans la circonscription s’était classé premier lors du questionnaire de présélection, +8 points si le parti avec le plus de votes s’était classé deuxième, +4 si c’était le troisième, 0 si c’était le quatrième, -4 points si c’était le cinquième et -8 s’il était le pire parti pour cet électeur. Puisque des points négatifs étaient liés aux cinquième et sixième partis dans l’ordre de préférence révélé initialement par un électeur, celui-ci n’avait jamais intérêt à choisir un de ces derniers puisqu’ils apportaient des gains négatifs. La même logique était appliquée au niveau national où c’était la part relative de sièges de chaque parti dans l’ensemble des circonscriptions qui était considérée plutôt que la part de votes dans une circonscription. Comme il y avait 2 résultats simultanés à 2 niveaux différents, le gain d’une personne pouvait varier de -16 points à +24 points pour une seule élection et, par conséquent, de -48 points à +72 points pour l’ensemble des trois élections employant cette règle pluralitaire.

Pour les élections proportionnelles, les participants étaient répartis au hasard en 3 groupes différents, avec 4 sièges chacun (moyenne de 178 personnes par circonscription). Les sièges étaient attribués aux différents partis en proportion du nombre de votes reçus par ceux-ci dans la circonscription. Ce partage était fait en utilisant une méthode classique connue sous le nom de « quotient de Hare ». Un quota devait être calculé à chaque élection en fonction du nombre réel de participants qui avaient voté. Plus précisément, le quota était déterminé en divisant le nombre de votes totaux qu’ont reçus tous les partis par le nombre de sièges en jeu. Le nombre de votes obtenus par chaque parti lors d’une élection donnée était divisé par le quota pour déterminer le nombre de sièges et le reste des votes. Chaque parti remportait un siège pour chaque « quota » de votes reçus. Si des sièges restaient non distribués, les partis ayant le plus de votes restants gagnaient un siège supplémentaire. En cas d’égalité il y avait un tirage au sort. Encore une fois, les participants étaient invités à voter pour un parti 3 jours consécutifs.

Tout comme nous l’avons fait sous le système pluralitaire, nous avons informé les participants du nombre de votes et de sièges que chaque parti avait gagnés dans leur circonscription et du nombre de sièges que chacun avait gagnés au total ainsi que du nombre de points acquis ou perdus lors de l’élection précédente. Sous les deux systèmes, ils avaient la possibilité de tenir compte du résultat de la veille et de reconsidérer leurs attentes et potentiellement modifier leurs votes subséquents. Rappelons que si la distribution des votes, et conséquemment la perception des chances de gagner de chaque parti, peuvent varier d’une élection à l’autre, les préférences des électeurs, elles, sont constantes. Le gain en nombre de points ne dépend pas du choix de l’électeur au moment du vote, mais bien du parti qui gagne l’élection et de la place de ce dernier dans l’ordre de préférence de chaque électeur.

Le gain au niveau de la circonscription était similaire à celui dans le système pluralitaire, la seule différence étant que des points étaient accordés (ou retirés) pour chaque parti remportant au moins un siège et que ces points (de +12 à -8, selon le rang de préférence du parti considéré) ont été multipliés par la proportion (de 1/4 à 1) de sièges remportés parmi les quatre en jeu. Au niveau national des points étaient associés à chaque parti ayant au moins un siège ; ces points (de +9 à -6) ont été multipliés par la proportion des 12 sièges remportés par chaque parti (de 1/12 à 1). De plus, un quart des points potentiels (+3 à -2) ont été attribués au parti obtenant le plus de sièges dans l’ensemble des 3 circonscriptions. La logique derrière ce dernier gain était que le parti avec le plus de sièges est habituellement à la tête de la coalition gouvernementale comme c’est souvent le cas sous les systèmes ayant une règle proportionnelle. La structure des récompenses était plus complexe, mais elle avait l’avantage d’être directement comparable aux gains sous le système pluralitaire, et ce, aux 2 niveaux, puisque le total variait également de -16 à +24 points pour une élection ou de -48 à +72 pour l’ensemble de 3 élections sous un même système électoral. Nous ne demandions pas aux participants de comprendre le détail du calcul des gains qui était présenté par souci de transparence dans la distribution des indemnités. Nous avons toutefois insisté sur le fait que plus leurs partis préférés – tels que révélés dans le sondage pré-expérimental – remportaient de sièges, plus leurs gains étaient élevés.

Un de nos objectifs était d’attirer une plus grande diversité de profils socioéconomiques que celle qui se retrouve généralement lors d’expériences de laboratoire, où les participants sont traditionnellement des étudiants. La plupart de nos sujets n’étaient pas des étudiants et la moitié provenaient de l’extérieur de Montréal. Cela étant dit, notre échantillon était relativement jeune (37 ans en moyenne) et scolarisé (66 % avaient un diplôme universitaire). Toutefois, le biais le plus important n’était pas socioéconomique, mais plutôt d’ordre politique. La moitié de nos participants ont indiqué dans le questionnaire de présélection que leur parti préféré était Québec solidaire (QS). QS est un parti de gauche qui a reçu seulement 7 % des voix aux élections provinciales. Il est plus populaire parmi les étudiants, en particulier dans la région de Montréal. Peut-être plus important encore, QS est favorable à une réforme du système électoral québécois actuel (pluralitaire) vers une forme plus proportionnelle, et nous supposons que l’étude a suscité énormément d’intérêt parmi ceux en faveur d’une telle réforme, dont beaucoup sont partisans de QS. Également, nous croyons que les partisans de partis de gauche sont surreprésentés dans notre échantillon du fait que ces citoyens ont une plus forte tendance à être actifs et surtout à s’organiser dans les médias sociaux (Giasson et al., 2014)[5]. Nous reviendrons sur cette question du biais d’échantillonnage dans notre conclusion.

Les résultats

Nous rapportons à l’annexe I les résultats de nos élections. Ils sont relativement simples. QS a remporté toutes les élections sous le système pluralitaire, dans toutes les circonscriptions, et ce, dans les 2 groupes. Lors des élections proportionnelles, QS a toujours gagné 3 ou sinon 2 sièges (sur un maximum de 4) dans chaque circonscription. Le Parti québécois (PQ) – parti gouvernemental sortant lors de la campagne électorale québécoise – a toujours eu 1 siège. Lorsque QS avait seulement 2 sièges, l’autre siège allait parfois au Parti libéral (PLQ) – qui a remporté l’élection au Québec le 7 avril 2014 –, ou à la Coalition Avenir Québec (CAQ), ou encore à Option nationale (ON). Il faut aussi noter que la part de votes pour QS a augmenté dans le temps, de la première à la troisième élection, de 44 % à 64 % dans le groupe A (pluralitaire) et de 47 % à 60 % dans le groupe B (proportionnel). Indépendamment du système électoral, l’augmentation était beaucoup plus faible lors des 3 dernières élections que lors des 3 premières. Nous discutons plus en détail cet apparent effet de ralliement au parti le plus fort ci-dessous.

Notre objectif principal était de comparer la fréquence de désertions stratégiques des partis « faibles » selon le système électoral utilisé. Nous souhaitions également évaluer si les gens apprennent à déserter de manière stratégique d’une élection à l’autre, autrement dit, si le vote stratégique est plus fréquent lors de la troisième élection sous une règle donnée que lors de la seconde. Pour cette partie de l’analyse, nous ne considérons pas la première élection – lorsque le système électoral est nouveau –, puisque les participants n’ont alors pratiquement aucune information au sujet de la viabilité des différents partis au niveau de leur circonscription ou de leur groupe, contrairement aux deuxième et troisième élections, où les résultats des élections précédentes peuvent contribuer à se former une idée plus claire. Nous souhaitions par ailleurs établir s’il existe des indications d’un ralliement au parti le plus fort, ce qui est suggéré par le soutien accru au parti QS au fil du temps.

Il faut toutefois noter que les incitatifs à déserter n’étaient pas très forts, en particulier sous le système pluralitaire. Dans le groupe B, QS a obtenu la majorité des votes dans chaque circonscription, sauf une – où il avait 48 % des voix –, ce qui a fait en sorte qu’anticiper les résultats à ces élections était relativement facile (voir annexe I, tableau B2). Les élections ont été un peu plus compétitives dans le groupe A, où QS avait moins de 45 % dans 7 des 12 circonscriptions, et où l’écart entre les 2 premiers partis était inférieur à 10 points de pourcentage (moins de 5 votes) dans 4 circonscriptions. Dans la plupart des cas, cependant, les résultats de la première élection ont clairement indiqué que QS allait remporter toutes les élections. Au passage, notons toutefois que cette forme de stabilité dans le temps de la dominance d’un parti sur les autres n’est pas complètement différente de la réalité lors d’élections ordinaires. Dans notre contexte expérimental, ce parti n’est pas celui que l’on retrouve typiquement lors des élections provinciales au Québec ; il reste que ce type de rapport de force inégal ne devrait pas être étranger à nos participants québécois, notamment en ce qui concerne la compétition au niveau de la circonscription.

Les motivations à déserter stratégiquement sont moins évidentes sous la règle proportionnelle, puisque la viabilité des partis est plus complexe à évaluer. Dans l’ensemble, il n’y avait que 5 élections où au moins 1 électeur était « pivot », c’est-à-dire que son vote seul pouvait créer ou briser une égalité dans sa circonscription : 4 sous la proportionnelle contre 1 seul en employant le système pluralitaire. Sous la proportionnelle, les premières élections ont fortement suggéré que QS allait obtenir au moins 2 sièges et que le troisième irait au PQ. Il subsistait toutefois une incertitude quant au parti qui allait gagner le quatrième siège.

Pour mener notre analyse, nous avons construit une typologie du vote basée conjointement sur les préférences individuelles (fixes) révélées par le questionnaire préélectoral et sur la viabilité des différents partis déduite des résultats électoraux (variables) de chaque circonscription à l’élection précédente.

  • Un vote est défini comme « sincère » si la personne vote pour le parti qu’elle a classé premier dans son ordre de préférence.

  • Un vote est défini comme « désertion stratégique » si, et seulement si, la personne ne vote pas pour son parti classé premier (sincère), mais plutôt pour le parti qu’elle aime le plus parmi les partis « viables » dans sa circonscription. Un parti est considéré comme « viable » s’il est l’un des W + 1 partis ayant eu le plus de votes à l’élection précédente (où W correspond au nombre de partis ayant au moins 1 siège).

  • Un vote de « ralliement » n’est ni un vote sincère, ni une désertion stratégique. Un vote est défini comme « ralliement » si la personne vote pour le parti ayant obtenu le plus de voix dans sa circonscription lors de l’élection précédente, ET qu’elle n’a pas classé ce parti premier (pas un vote sincère) ET que ce parti n’est pas son parti préféré parmi les partis identifiés comme viables (pas une désertion stratégique).

  • Les votes qui ne correspondent à aucun des 3 types sont classés dans la catégorie « autre ».

Le tableau 1 montre la distribution des différents types de votes. Dans l’ensemble, 77 % des votes sont sincères, 10 % stratégiques et 8 % de ralliement. Cette proportion de désertions stratégiques est de l’ordre de grandeur qui est habituellement observé dans les études empiriques par sondage (voir Blais et al., 2001 ; Alvarez et al., 2006), et elle est 2 ou 3 fois moins élevée que le niveau enregistré lors d’études expérimentales en laboratoire (Blais et al., 2011). Nous pensons que cela est attribuable en partie au fait que les gens renoncent plus difficilement à leur parti préféré lorsque celui-ci porte le nom d’un parti du monde politique auquel ils appartiennent. Nos participants sont probablement plus attachés à un tel parti qu’à un parti neutralisé et nommé par une lettre ou une couleur, habituellement employé lors d’expériences en laboratoire (Blais, 2002). Notons d’ailleurs que le fait que nos élections ne soient pas très compétitives diminue la motivation à réfléchir de manière stratégique.

Tableau 1

La proportion de chaque type de vote dans toutes les circonscriptions

La proportion de chaque type de vote dans toutes les circonscriptions

Les chiffres entre parenthèses excluent les votes des électeurs dont le parti classé premier est Québec solidaire.

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Le faible taux de désertions stratégiques de nos électeurs peut également provenir du fait que la moitié de nos participants préféraient QS, ce qui fait en sorte que leur choix optimal était assez évident et simple : ils n’avaient qu’à voter pour leur préférence sincère, qui demeurait constamment viable[6]. Et, en effet, 93 % de ceux qui ont mis QS au premier rang ont voté pour ce parti.

Dans une seconde étape, nous excluons les partisans de QS et regardons seulement les participants dont le premier choix n’était pas QS. La distribution des types de votes est indiquée au tableau 1 entre parenthèses. Nous voyons que la proportion de votes sincères est encore élevée (58 %), mais nous observons beaucoup plus de désertions stratégiques (18 %) et de ralliements au parti le plus fort (16 %)[7]. Les votes sincères découlent probablement de la motivation plus expressive de notre modèle hybride et les votes stratégiques pour leur part découlent de motivations instrumentales, puisque ce comportement maximalise les chances de gagner un des prix de 1000 $.

Nous sommes surpris de trouver autant de ralliements que de désertions. Un résultat similaire est rapporté par Simon Hix, Rafael Hortala-Vallve et Guillem Riambau (2013) dans leur étude expérimentale en laboratoire portant sur l’impact de la taille de la circonscription sur le vote stratégique. L’existence d’un effet d’entraînement ou de ralliement (bandwagon effect) a été notée dans des recherches précédentes (Laponce, 1966 ; Fleitas, 1971 ; Ansolabehere et Iyengar, 1994 ; Mehrabian, 1998 ; Bischoff et Egbert, 2013). Mais la littérature sur le vote stratégique est beaucoup plus vaste, et nous sommes donc quelque peu perplexes d’observer autant de ralliements que de votes stratégiques. Nous pensons que cela est en partie attribuable au fait que nos élections ne sont pas très compétitives, ce qui réduit les incitatifs à voter de manière stratégique… et augmente la tentation, aussi irrationnelle soit-elle, de rejoindre le parti en tête[8].

Une explication intéressante vient de la littérature sur le vote sans répercussion (non consequential voting) (Shayo et Harel, 2012 ; Bischoff et Egbert, 2013 ; Bischoff et al., 2013). Un vote stratégique est un vote instrumental. Mais un vote ne peut pas être instrumental lorsque le résultat du vote ne fait aucun doute. Un tel contexte incite l’électeur à considérer exclusivement la nature même du vote plutôt que les conséquences de ce vote. Cela donnerait davantage de place à des motivations comme celles d’envoyer un message « positif », d’avoir l’impression de faire le « bon » choix, ou d’avoir la satisfaction de faire « comme tout le monde ».

Les motifs précis qui guident le comportement de ralliement restent ambigus. Une interprétation est que certains individus qui se rallient présument de l’existence d’une « sagesse collective » et déduisent qu’un parti ou un candidat obtenant un fort soutien doit être « bon » pour la collectivité. C’est l’hypothèse du « signal » (Lupia et McCubbins, 1998). Ce mécanisme peut être présent et bien fonctionner dans un contexte où les électeurs n’ont pas de véritables préférences ou, sinon, ont peu d’information au sujet des candidats (ou des partis). Ce n’est probablement pas le cas dans notre expérience, puisque les participants ont un ordre de préférence bien établi par rapport à ces partis.

Une seconde explication est que certaines personnes ont subi cet effet d’entraînement vers le vainqueur du fait qu’ils ne comprennent pas bien la structure d’incitatif et croient à tort que voter pour le gagnant leur permettra d’obtenir plus de points, alors qu’au contraire, cela ne peut jamais être instrumentalement avantageux pour un individu qui adopte un tel comportement. Nous avons peu de raisons de croire que cette explication soit la bonne, puisque ceux qui ont indiqué dans le questionnaire postélectoral qu’ils ont trouvé l’expérience compliquée n’étaient pas plus susceptibles que les autres de se rallier au parti en tête (nous fournirons ces résultats sur demande). En outre, nous observons des niveaux similaires de ralliements sous le système pluralitaire et sous le système proportionnel, même si nous pouvons qualifier le dernier de plus complexe.

Une troisième interprétation est que certaines personnes ont une préférence pour la conformité (Aronson et al., 1997). Nous sommes toutefois incapables de vérifier cette hypothèse, le questionnaire postélectoral ne comportant aucune question sur ce sujet. Il faut rappeler que l’effet d’entraînement vers QS se produit lors des trois premières élections dans un groupe donné, quel que soit le système électoral utilisé (voir annexe I).

Une dernière explication repose sur la proximité que peuvent avoir certains partis politiques entre eux. Par exemple, il est possible d’amalgamer le PQ, ON et QS sur la base de leur position concernant la souveraineté du Québec (un enjeu saillant pour une fraction importante de l’électorat québécois), ou encore opposer le PLQ et la CAQ à tous les autres partis sur l’axe gauche droite (Bastien et al., 2013). C’est l’hypothèse du « vote du même bord » que nous allons explorer plus loin[9].

Dans la dernière partie de l’analyse, nous examinons les facteurs qui augmentent ou diminuent la propension à voter de manière stratégique ou par effet d’entraînement. Pour ce faire, nous procédons à une régression logistique multinomiale dans laquelle la variable dépendante est le type que nous avons attribué à chaque vote (selon notre typologie). Le type de vote sincère est la catégorie de référence. La régression exclut ceux qui ont indiqué que QS était leur parti préféré. Nous testons trois hypothèses.

  • Hypothèse de ralliement. La propension au ralliement devrait être plus forte lorsque la part de votes pour QS est plus élevée lors de l’élection précédente.

  • Hypothèse de désertion stratégique. La désertion stratégique devrait augmenter lorsque le premier choix d’un individu a reçu une faible part de votes lors de l’élection précédente.

  • Hypothèse du système électoral. La désertion stratégique devrait diminuer lorsque le système électoral est proportionnel. C’est l’attente classique ; toutefois des études récentes suggèrent que l’on peut également s’attendre à ne trouver aucune différence.

Le tableau 2 présente les résultats. La variable « Tête » indique, au niveau de la circonscription, la proportion de votes reçus par le parti ayant obtenu le plus de votes lors de l’élection précédente (toujours QS lors de nos élections)[10]. La variable « Préféré » indique la proportion de votes reçus à l’élection précédente par le parti le mieux classé de chaque participant[11].

Tableau 2

Analyse du type d’électeur par une régression logistique multinomiale

Analyse du type d’électeur par une régression logistique multinomiale

* significatif à 95 % de confiance ;

** significatif à 99 % de confiance.

Ceux dont le parti classé au premier rang est Québec solidaire sont exclus. Afin de tenir compte de la non-indépendance des votes provenant d’un même individu dans la structure des données, les résultats rapportés proviennent d’analyses employant la méthode de regroupement (cluster) par participant. Le modèle comprend également les contrôles suivants dont les coefficients ne sont pas présentés puisqu’ils ne sont pas significatifs : âge, niveau d’études, lieu de résidence à Montréal, revenu et genre.

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Le modèle inclut les variables sociodémographiques suivantes : âge, niveau d’études, lieu de résidence à Montréal ou ailleurs, revenu et genre. Le modèle présenté au tableau 2 avant l’introduction des variables sociodémographiques comprenait 1995 observations. Puisqu’un bon nombre de participants n’ont pas rempli tout le questionnaire final présenté à l’annexe II, ou répondu à toutes les réponses permettant d’inclure ces informations, nous comptabilisons 1283 observations. Toutefois, les conclusions sont exactement les mêmes, à l’exception de la proportion de votes reçus par le parti qui était en tête. Sans les contrôles, donc avec un plus grand N, nous observons un impact statistiquement significatif sur la décision de déserter. Le coefficient est de 0,02. En accord avec l’argument du vote sans répercussion, la tendance à la désertion stratégique décroît lorsque QS était fort à l’élection précédente et qu’il y a peu de doute qu’il va gagner à nouveau.

Conformément à nos attentes, l’effet de ralliement est significativement plus grand quand QS est particulièrement fort et que, conséquemment, la pression pour se rallier au parti le plus populaire peut également être plus élevée.

Nous incluons également une variable dichotomique qui est égale à 1 lors des élections proportionnelles, 0 autrement. Nous observons un peu moins de désertions stratégiques sous la proportionnelle que sous le système pluralitaire. Dans l’ensemble de nos élections, 21 % des votes sont stratégiques avec la règle pluralitaire, contre 15 % lorsque la règle est proportionnelle. Ce résultat est en accord avec le point de vue classique voulant que le système pluralitaire incite au vote stratégique. Lorsque nous comparons l’ensemble des électeurs participant à notre expérience (donc en réintégrant ceux qui préfèrent QS), la proportion est de 11 % contre 9 % (différence significative [t (4049) = 2,16]). L’amplitude du phénomène est inférieure – environ de moitié – à ce que nous retrouvons hors laboratoire, mais la différence entre les deux systèmes n’est pas beaucoup plus grande lorsque nous comparons nos résultats à l’étude de Blais et Gschwend (2011) (23 % contre 22 %, basé sur 25 élections, soit 24 080 votes). Il faut souligner, cependant, que notre étude se limite à la désertion stratégique des partis faibles dans une circonscription donnée. Nous évacuons toutes les autres considérations pouvant mener au vote stratégique, soit provenant de l’anticipation de la formation d’une coalition au gouvernement ou de la plus forte présence de petits partis sous la proportionnelle (Gschwend, 2007 ; Abramson et al., 2009). Nos résultats ne sont donc pas incompatibles avec l’idée qu’il y a autant de désertions stratégiques peu importe la proportionnalité de la règle électorale en place.

Finalement, nous testons une dernière hypothèse pouvant expliquer la décision de se rallier au parti le plus fort. Le ralliement se fait-il « systématiquement » vers des partis du « même bord » ? Afin de construire une variable indiquant si l’électeur penche davantage du bord de QS ou de « l’autre bord », nous avons regardé les corrélations entre la préférence pour QS et les 5 autres partis. Ces informations proviennent de la question 9 du questionnaire pré-expérimental qui demandait aux participants d’indiquer leurs sentiments à l’égard de chaque parti par une note de 1 (n’aime pas du tout) à 10 (aime énormément) (pour plus de détails, consulter l’annexe II[12]). Il s’avère que la corrélation est positive et moyenne avec le Parti vert (0,52) et ON (0,51), positive et faible avec le PQ (0,06), moyenne et négative avec le PLQ (0,33) et la CAQ (0,40). Nous avons donc créé une variable « Bord QS » qui indique si le parti en tête de l’électeur est le PQ, ON ou Vert (1) ou plutôt le PLQ ou la CAQ (0). Le tableau 2 fait clairement ressortir que cette variable est significative et dans le sens attendu. La tendance au ralliement est plus forte parmi les électeurs qui sont du bord de QS. Au total, les ralliements sont plus fréquents chez les personnes du bord de QS (19 %) que chez celles de l’autre bord (9 %). Le ralliement est une option plus attrayante lorsque le parti auquel on peut se rallier appartient à la même famille politique, même si ce n’est pas dans l’intérêt instrumental de l’électeur. Il reste tout de même une part importante d’électeurs de l’autre bord qui exercent ce type de vote.

Conclusion

Nous avons effectué une expérience électorale en ligne tout juste avant une élection provinciale réelle, avec l’espoir d’accroître la validité externe de l’étude en recrutant une multitude de participants provenant de situations économiques, sociales et politiques variées et en les faisant choisir entre les partis se présentant à l’actuelle élection et pour lesquels ils pouvaient avoir développé des sentiments forts. L’objectif principal de cette recherche était de comparer le niveau de désertions stratégiques entre des élections adoptant le système électoral uninominal à un tour (pluralitaire) et un système proportionnel utilisant des quotas de Hare. Nous avons trouvé plus de désertions stratégiques dans un système pluralitaire. La différence est inférieure à ce qui est généralement attendu, mais confirme partiellement la position classique sur la question. Le phénomène qui nous apparaît comme le plus étrange est que nous observons une quantité importante de votes de ralliement (ou d’effet d’entraînement), pour laquelle nous n’avons pas d’explication définitive.

La grande question qui demeure concerne la fécondité de l’introduction d’une stratégie innovatrice qui consiste à utiliser un modèle expérimental à l’extérieur du laboratoire. L’approche classique consiste à imposer aléatoirement, donc arbitrairement, des préférences aux participants. Nous avons sondé les préférences des participants envers les principaux partis se présentant à l’élection provinciale avant de leur fournir des incitatifs financiers compatibles avec leurs préférences révélées. L’avantage pratique de ce modèle hybride est de nous faire connaître parfaitement les préférences des électeurs tout en conservant toutes sortes de considérations plus complexes qui ne sont pas nécessairement liées directement au bénéfice instrumental du résultat électoral, ce qui pourrait contribuer à la crédibilité de nos conclusions. En laboratoire, les préférences sont connues puisqu’elles sont arbitrairement attribuées aux participants. Cet arbitraire peut causer des distorsions liées au fait que certains électeurs peuvent se retrouver dans une situation qu’ils jugent artificielle. Le modèle hybride permet d’intégrer des préférences « habituelles » tout en recréant des élections qui ont une certaine importance induite par un gain (ou une perte) à la suite de chaque vote. Le vote est d’abord et avant tout expressif, mais il y a aussi une composante instrumentale en ce sens que beaucoup de gens aimeraient aussi que leur vote « compte », qu’il ne soit pas « gaspillé ». Le caractère hybride du devis nous semble correspondre au caractère « naturel » du vote. À notre avis, le devis hybride met en scène des élections qui se rapprochent de la réalité tout en permettant aux chercheurs d’introduire des traitements expérimentaux et de saisir plus « en finesse » certains phénomènes impossibles à observer naturellement ou simplement rares, par exemple une modification à la règle électorale.

Il y a un danger inhérent à cette approche. Ainsi, du fait que nous n’avions pas le contrôle des préférences des participants qui ont répondu à notre appel, nous nous sommes retrouvés avec un groupe expérimental dominé par des partisans d’un parti généralement marginal, probablement parce que ces derniers étaient plus attirés par ce type de recherche. La leçon à en tirer est plutôt évidente. Lors de la planification d’expériences de ce genre dans lesquelles les préférences des participants sont un ingrédient clé du devis expérimental, les chercheurs devraient accorder une attention particulière aux biais qui sont susceptibles d’advenir et prendre des moyens afin de prévenir ou de « corriger » ces biais. Après coup, nous croyons que nous aurions dû cibler davantage nos efforts de recrutement sur des groupes ayant peu de chances d’être des partisans de QS au lieu de faire un appel généralisé. Une autre option aurait été de sélectionner nos participants sur la base de quotas reproduisant les rapports de force entre les partis provinciaux au Québec. Par ailleurs, notre stratégie pour lutter contre l’attrition en introduisant un gain progressif dépendant d’une participation assidue a très bien fonctionné, car plus de 90 % des participants ont voté dans au moins cinq des six élections.

Cela étant dit, nous croyons toujours que les chercheurs devraient continuer à développer des méthodes permettant d’exporter le modèle expérimental à l’extérieur du laboratoire. Les expériences en laboratoire comportent de nombreux avantages, le plus déterminant étant que le chercheur a le contrôle ou détient l’information sur presque tout. Mais il reste toujours des doutes quant à leur validité externe. Bref, il existe un besoin pour conduire des expériences « hors laboratoire », qui ont leur propre ensemble d’avantages et d’inconvénients.