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Si le mouvement des femmes autochtones a toujours été et demeure hétérogène, il semble bien se développer depuis quelques années, au Canada et ailleurs, quelque chose comme un « discours » féministe autochtone « cohérent et autonome » (Giroux 2008b : 29). Au-delà du militantisme de terrain, celui-ci trouve sa place à l’intérieur d’un corpus théorique progressif et toujours en évolution. Dans le présent article, je caractériserai ainsi de « pensée féministe autochtone » une production intellectuelle et militante, transnationale, et principalement de langue anglaise, qui se revendique elle-même du féminisme depuis la fin des années 90. Comme Zoe Todd (2014) le soulignait récemment, de nombreux intellectuels et intellectuelles autochtones travaillent depuis plusieurs décennies déjà afin de développer une pensée singulière, inspirée d’épistémologies et d’ontologies ancrées dans leurs propres traditions. La pensée féministe autochtone me semble s’inscrire au coeur de ce mouvement, de même que dans celui plus particulier d’une « pensée politique autochtone contemporaine » (Giroux 2008b : 29). La critique postcoloniale de l’intersectionnalité susceptible d’y être lue constitue, à mon avis, un apport essentiel au féminisme contemporain et à la théorie politique. J’aurai atteint mon but si mon article parvient à rendre visible le sens de cette critique pour un lectorat francophone, moins familiarisé peut-être avec cette tradition.

Au Canada seulement, les écrits de pionnières comme Lee Maracle (1996), Patricia Monture Angus (1995 et 2009) ou Mary Ellen Turpel (1993)[1] ont participé aux débats intellectuels et politiques depuis les années 90. En dépit d’un manque de visibilité certain – une question politique complexe que je n’aborderai pas ici[2] –, ces auteures ont su problématiser des enjeux importants de la réalité des femmes autochtones, comme la violence coloniale et l’inégalité dans l’accès au droit. En parallèle à ce mouvement, un renouveau de la pensée féministe se développe depuis quelques années, plus directement inspiré de la théorie postcoloniale et de portée internationale. En 2002, par exemple, le Saskatchewan Institute of Public Policy a été l’hôte d’un important symposium féministe qui a reçu des femmes autochtones de différents horizons et de divers pays, militantes aussi bien qu’intellectuelles (Green 2007b : 15)[3]. Le mouvement féministe autochtone continue à s’affirmer et à se diversifier depuis à travers des blogues comme celui de Todd, la poésie, le travail universitaire[4], etc.

Malgré leurs différences, le point de convergence le plus apparent de toutes ces tendances me semble être leur traitement intersectionnel du « genre », de la « race » et du colonialisme. En ce sens, ce courant de pensée s’insère presque naturellement dans le présent numéro de la revue Recherches féministes sur l’intersectionnalité. Comme Joyce Green le faisait remarquer récemment, « [l]es féministes autochtones attirent l’attention sur les enjeux de la colonisation, du racisme et du sexisme, et sur la fâcheuse synergie entre ces trois violations des droits de la personne[5] » (Green 2007c : 20). Suivant Julia Emberley (2001 : 62), « [l]a gouvernance coloniale exige la microgestion des relations biopolitiques situées à l’intersection de plusieurs axes, comprenant ceux formés par les antinomies féminité/masculinité, primitifs/civilisés, de même que par la division des espaces public et privé, civique ou domestique ». À la différence de la théorie intersectionnelle classique ou du féminisme noir (Black feminism), le féminisme autochtone fait une large place à l’articulation du racisme et du patriarcat d’État et se situe ainsi à la frontière des études postcoloniales, du militantisme autochtone et des études de genre.

Je procéderai dans les pages qui suivent à une analyse plus circonscrite des travaux d’Andrea Smith[6]. Intellectuelle et activiste se réclamant d’une descendance cherokee, cofondatrice de INCITE! Women of Color Against Violence, Smith a travaillé durant plusieurs années comme intervenante auprès des femmes victimes de violence et a longuement réfléchi aux circonstances de la violence sexuelle et domestique chez les femmes autochtones américaines. Elle est l’une des rares à s’inscrire explicitement au sein du paradigme intersectionnel, bien qu’elle en fasse la critique. Son ouvrage majeur, Conquest : Sexual Violence and the American Indian Genocide (2005), présente une critique radicale de la violence sexuelle et replace les enjeux de « genre » et de « race » au coeur des politiques coloniales. Il rappelle ainsi la proximité des discriminations raciales et sexuelles dont sont victimes les femmes autochtones dans le contexte (post)colonial. Comme Smith (2005 : 1) l’affirme, « [l]es femmes de couleur vivent à l’intersection dangereuse du genre et de la race ». Suivant cette position, j’aborderai l’intersectionnalité par la porte de la violence sexuelle. Il s’agira, entre autres, de circonscrire la place occupée par les femmes autochtones dans les circonstances de cette violence, à la fois comme victimes, courroies de transmission et agentes d’émancipation. À la manière d’une spirale, les analyses de Smith me donneront un point d’appui afin d’élargir la discussion vers d’autres auteures et perspectives du champ.

La critique de la violence occupe le centre de mon analyse parce qu’elle m’apparaît être le point nodal de ce discours, responsable à cet effet de sa cohérence et d’une certaine unité. À noter aussi que la violence sexuelle s’inscrit au coeur des premières théories intersectionnelles du féminisme noir (Crenshaw 1989 et 1991; Hill Collins 1995 et 2000) : elle constitue, de ce fait, une articulation théorique partagée par les deux courants, et dont l’intérêt dépasse ici la seule méthode. Certes, le problème élargi de la violence se situe au centre des revendications des femmes autochtones à l’échelle mondiale. Or, la violence telle qu’elles la conçoivent ne se limite ni au genre, ni aux rapports interindividuels, ni aux inégalités structurelles, bien qu’elle s’y rattache nécessairement. La violence en question, violence proprement coloniale, se révèle structurelle au sens philosophico-politique du terme, c’est-à-dire de l’ordre des conditions qui servent à asseoir et à perpétuer le mode d’être d’une société. La majorité des auteures que j’ai rencontrées dans le contexte de mon étude perçoivent ainsi la violence de genre comme un outil du colonialisme d’État et appellent à son renversement. C’est là sans nul doute l’une des thèses les plus fortes et les plus originales de cette pensée féministe.

Les trois parties qui composent mon article sont complémentaires, au sens où elles s’emboîtent les unes dans les autres. J’espère ainsi rendre compte de la densité argumentative contenue dans les textes autochtones eux-mêmes. La première partie présente la position de Smith sur l’intersectionnalité, tout en traitant de l’aspect victimaire de la violence coloniale. J’y établirai un premier lien critique avec la théorie intersectionnelle classique. Dans la deuxième partie, je discute de la position de « courroie de transmission » des femmes autochtones et présente les bases de la critique féministe du patriarcat d’État. Approfondissant cette critique, j’examine, dans la troisième et dernière partie, certaines composantes de l’imaginaire colonial qui concourent à l’assujettissement des femmes et des peuples autochtones.

La critique postcoloniale de l’intersectionnalité

Dans sa forme la plus simple, l’analyse intersectionnelle se définit par l’attention accordée aux dominations multiples et à leurs agencements particuliers. Ainsi, suivant Sirma Bilge (2009 : 70) :

[l]’intersectionnalité renvoie à une théorie transdisciplinaire visant à appréhender la complexité des identités et des inégalités sociales par une approche intégrée. Elle réfute le cloisonnement et la hiérarchisation des grands axes de la différenciation sociale que sont les catégories des sexe/genre, classe, race, ethnicité […] et postule leur interaction dans la production et la reproduction des inégalités sociales.

Cette définition met en avant la dimension méthodologique de la question. Or, l’intersectionnalité comme concept et champ d’études répond aussi à un problème politique. Issue du féminisme noir, l’approche intersectionnelle s’articule historiquement autour de la politique de l’identité (identity politics) dont elle fait la critique. Pour Kimberlé Crenshaw (1989 et 1991), à qui l’on attribue généralement la création du terme, l’intersectionnalité a d’abord été une réponse à la triple invisibilisation des femmes afro-américaines au sein des mouvements antiracistes et féministes et devant le système judiciaire américains. Au début des années 90, la féministe a bien démontré la manière dont les femmes de couleur se trouvaient marginalisées par l’unidimensionnalité des approches dominantes dans la lutte contre la discrimination raciale et sexiste aux États-Unis, approches conçues le plus souvent sur le mode de l’alternative : ou vous êtes « noir », ou vous êtes « femme », mais jamais les deux à la fois. Comment combattre les discriminations subies par les femmes « racialisées » dans un contexte où ni les lois ni les politiques publiques ne prévoyaient les inégalités résultant de l’intersection de ces deux types de domination? « Bien que le racisme et le sexisme interagissent dans la vie des personnes réelles, leur intersection est rarement considérée par les pratiques féministes et antiracistes » (Crenshaw 1991 : 1242). L’approche intersectionnelle lui a permis de mettre en lumière une faille importante dans les structures et les discours chargés de veiller au respect des droits des minorités et à l’établissement des mesures antidiscriminatoires associées. La conceptualisation des expériences d’oppression vécues par les femmes afro-américaines, par la « cartographie des marges » (mapping the margins), a permis de mieux répondre aux problématiques qui les concernaient, de leur offrir des services plus appropriés et de revoir leur place au sein des luttes d’affirmation identitaires.

Le féminisme autochtone s’insère dans cette dimension politique de l’intersectionnalité presque de facto, à défaut d’en articuler une théorisation directe. Il partage avec le féminisme noir des bases analytiques et le même contexte historique, celui de l’empire colonial. Les deux courants répondent parallèlement à des problématiques similaires : invisibilisation des femmes de couleur, violence sexuelle, politiques sociales déficientes, et une certaine critique du patriarcat[7]. Néanmoins, la théorisation politique portée par chacun des courants ne permet pas de les réduire l’un à l’autre. Les écrits théoriques des féministes autochtones s’inscrivent le plus souvent dans une perspective d’émancipation globale plutôt que dans une politique de l’identité. Aussi, leur intervention dans le champ intersectionnel cible le fait de la colonisation par-delà le sexisme et les enjeux relatifs aux femmes de couleur, incarnant chacune à leur façon une hypothèse radicale reprise par Schmitt (2005 : 3) : « les colonisateurs à travers l’histoire ont instrumentalisé la violence sexuelle à des fins de génocide ».

On comprendra mieux le sens de cette hypothèse si on la situe à l’intersection du féminisme radical et de la critique postcoloniale. Contre toute attente, considérant les premières critiques adressées au féminisme blanc par les femmes de couleur, cette hypothèse (ré)affirme la centralité du patriarcat et de la violence sexuelle et de genre dans une « matrice de domination » (Hill Collins 2000 : 227) coloniale qui surplombe en quelque sorte toutes les autres. Cette posture radicale ne tente toutefois pas de reproduire une version essentialiste du patriarcat. Elle amorce plutôt une réflexion sur les fondements sociohistoriques d’un système de domination global, le colonialisme, et cherche à comprendre le rôle joué par la violence sexuelle dans sa perpétuation et son maintien. On remarquera à ce compte un certain déficit théorique dans l’approche intersectionnelle classique. Comme Smith l’affirme (2005 : 8), « malgré son approche, Crenshaw ne parvient pas à articuler une politique de l’intersectionnalité susceptible de transformer fondamentalement l’analyse de la violence sexuelle et domestique. Si celle-ci n’est pas un simple instrument du patriarcat, mais un outil du colonialisme et du racisme tout à la fois, alors les communautés de couleur dans leur entier en sont les victimes ».

Cette critique de Smith souligne une limite dans l’approche de Crenshaw sans toutefois en rejeter les bases, à l’image de la position contrastée du féminisme autochtone au sein de l’intersectionnalité. À l’instar de Crenshaw, Smith (2005 : 1) dénoncera en premier lieu la double marginalisation des femmes autochtones au sein des mouvements de lutte contre le sexisme et le racisme :

Le mouvement de lutte contre la violence dominant aux États-Unis exige généralement des femmes de couleur qui survivent aux abus sexuels et domestiques qu’elles se désolidarisent de leurs communautés, souvent dépeintes comme violentes, avant d’entreprendre leur processus de guérison. Parallèlement, les communautés de couleur militent pour que les femmes gardent le silence sur la violence sexuelle et domestique afin de préserver un front commun contre le racisme. Les mesures mises en place par les mouvements de lutte contre la violence sexuelle se sont généralement montrées inefficaces devant la violence de genre ordinaire, et cela est d’autant plus vrai de la violence envers les femmes de couleur.

Au même titre que les femmes noires, chicanos ou immigrantes, les femmes autochtones sont donc sujettes à diverses formes de racisme au sein des mouvements féministes et de lutte contre la violence faite aux femmes : politiques langagières, services inadaptés, préjugés raciaux. En contrepartie, elles s’exposent à une seconde forme de marginalisation à l’intérieur de leur communauté d’origine, où la loi du silence à l’égard de la violence sexuelle et de genre et devant certains enjeux féministes est souvent en vigueur. Comme Green (2007b : 18) le faisait remarquer, plusieurs militantes féministes autochtones affirment encore subir des pressions internes ou devoir répondre à des discours qui critiquent leur incursion apparente hors de la tradition autochtone et qui les accusent aussi de travailler en fonction d’intérêts partiels ou sectoriels – ceux des seules femmes – plutôt que pour le bien de la communauté plus large. Cette situation de double marginalisation contribue dans les faits à instaurer un climat institutionnel et social qui rend le processus de guérison difficile pour beaucoup de femmes autochtones. En cela, les expériences de vulnérabilité qu’elles vivent au quotidien s’apparentent à celles que décrivent les femmes afro-américaines (Smith 2005 : 8) :

Cependant que les hommes et les femmes autochtones sont les proies d’un même régime de terreur sexualisée, la violence sexuelle ne les affecte pas de la même manière. Lorsqu’une femme autochtone est victime d’abus, celui-ci constitue une atteinte à son identité en tant que femme et en tant qu’Autochtone. Les enjeux relatifs au colonialisme, au genre et à la race ne peuvent être dissociés. Cela explique pourquoi toutes les survivantes autochtones que j’ai rencontrées dans mon travail auprès des femmes victimes de viol m’ont dit un jour : « Je souhaiterais ne plus être Indienne. »

La perspective intersectionnelle permet de mieux saisir les mécanismes de la violence qui touchent les femmes racialisées, et d’influer dans un premier temps (du moins en théorie) sur les politiques publiques et les soins élaborés par les gouvernements, les groupes de soutien et les individus aidants. En dépit de ce premier rapprochement, la critique de Smith souligne aussi l’insuffisance d’une politique intersectionnelle qui ne s’intéresserait qu’à l’étude des politiques publiques ou à la seule dimension identitaire du problème. Bien qu’elle cible les femmes de couleur en priorité, la violence sexuelle dépasse à ses yeux les enjeux de l’identité et de l’inégalité structurelle liés au genre et à la race. Le sens de l’analyse intersectionnelle se situe en fait ailleurs, dans l’étude des fonctionnements, des processus et des pratiques historiques par lesquels la violence survient en premier lieu (Smith 2005 : 1) :

Il ne s’agit pas simplement d’offrir des services multiculturels aux survivantes de la violence. En fait, les analyses et les stratégies mises en place pour combattre la violence de genre ont échoué à saisir la profondeur du problème. La violence de genre n’est pas seulement un outil de contrôle patriarcal, elle sert aussi de fondement au racisme et au colonialisme.

Le problème auquel les féministes autochtones s’intéressent de prime abord dépasse ainsi l’intersection des dominations raciale et sexuelle per se pour inclure le système de domination plus large et les mécanismes qui les rendent possibles a priori, c’est-à-dire le colonialisme et la position des femmes de couleur à l’intérieur de celui-ci. Le recentrement sur l’expérience des femmes autochtones permet d’effectuer le déplacement nécessaire pour saisir d’un autre oeil la dimension politique de la violence intersectionnelle et de genre. Affirmer, comme le fait Smith, que la violence sexuelle n’est pas un simple outil de contrôle patriarcal ni, par extension, un phénomène restreint à la sphère domestique, mais un outil du racisme et du colonialisme au sens propre, porte sa signification et l’analyse de ses effets bien au-delà des dynamiques catégorielles ou de classes qui orientaient les premières théorisations intersectionnelles. Cette direction théorique attire plutôt l’attention sur la composante étatique de la violence sexuelle et cible les stratégies historiques et biopolitiques qui transforment la violence de genre en un moteur de contrôle des peuples entiers (Smith 2005 : 3) :

Recentrer l’analyse sur l’expérience des femmes autochtones nous oblige à observer le rôle de l’État dans la poursuite de la violence fondée sur la race ou le genre. Nous ne pouvons limiter notre conception de la violence sexuelle aux actes individuels comme le viol. Au contraire, la violence sexuelle englobe un large éventail de stratégies conçues pour détruire des peuples entiers, jusqu’à leur sentiment de former un peuple.

Suivant cette position, on dira que la violence exercée envers les femmes de couleur ne peut être comprise ni combattue sans tenir compte du contexte colonial à l’intérieur duquel elle se développe, lui-même tributaire des politiques d’État au moyen desquelles le racisme et le sexisme s’entrecroisent aujourd’hui encore. Une théorie postcoloniale et intersectionnelle de la violence devra donc comporter, en plus de la dimension micropolitique normalement associée à l’analyse féministe, une dimension macropolitique au sens fort, soit une critique de l’articulation entre la violence de genre et l’État colonial. Le féminisme autochtone s’intéresse en ce sens à la manière dont l’intersection des dominations de race et de genre structure les relations coloniales au sein de la matrice de colonisation globale, ce qui élargit ici le rapport « colonisé/colonisateur » présenté par un auteur comme Memmi (1985). La particularité de cette position par rapport à la théorie postcoloniale classique réside dans sa capacité à appréhender le racisme à partir de l’expérience des femmes, plutôt que l’inverse, et à voir dans le sexisme un outil de la violence coloniale et raciale. Dans ce contexte, l’approche intersectionnelle lève le voile sur les différentes pratiques au moyen desquelles les femmes de couleur ont pu devenir la cible principale et le point d’articulation de la domination coloniale dans l’espace moderne et contemporain.

Smith défend ce point de vue en reprenant deux thèses centrales à l’ensemble du féminisme autochtone, où elle présente tour à tour la violence sexuelle racialisée comme un fondement commun du système patriarcal et du colonialisme, et le patriarcat comme un facteur de déstructuration des modèles de genre dans les sociétés traditionnelles. La violence personnelle à l’égard des femmes existe ainsi à l’intersection d’une violence politique qui se manifeste à l’échelle plus large de l’État-nation et de ses dispositifs de reproduction. Aussi, l’intérêt premier de la critique de Smith est de montrer la façon dont cette violence politique s’insère dans l’espace commun à travers l’intimité des corps et des relations sociales. On dira ainsi que les femmes autochtones occupent une position centrale dans une politique de déshumanisation qui s’attaque à la dignité des peuples entiers, celle-ci participant à la construction de représentations sociales dégradées qui facilitent en retour l’appropriation territoriale et raciale par la société dominante (voir aussi LaRocque (2010)). En ce sens, la vulnérabilité des femmes de couleur paraît nécessaire au fonctionnement du système social colonial et des politiques patriarcales qui le maintiennent en place[8]. En négligeant de concevoir cette position, le paradigme intersectionnel classique comme le postcolonialisme avant lui contribuent à perpétuer une vision segmentaire de la domination, ce qui favorise des stratégies de lutte plus ou moins efficaces contre une violence domestique qui se révèle coloniale avant toute chose[9].

Le colonialisme et le patriarcat d’État

L’influence de Smith sur le féminisme autochtone contemporain est notable par la force avec laquelle plusieurs souscrivent à sa critique de la violence sexuelle (Kuokkanen 2007a; LaRocque 2007; Stewart-Harawira 2007; Green 2007b). En reprenant celle-ci, Smith s’inscrit elle-même dans une tradition qui la précède de quelques années (Emberley 2001; Anderson 2000; Monture Angus 1995; Turpel 1993; Allen 1986; Maracle 1996) et n’est donc pas originale en ce sens. Néanmoins, elle demeure l’une des premières à le faire en adoptant une position ouvertement féministe. Elle élargit ainsi la critique de la violence sexuelle à une nouvelle dimension politique et théorique qui dépasse paradoxalement le seul intérêt des femmes. Cet apport de Smith au mouvement féministe autochtone est souligné par Rauna Kuokkanen (2007b : 81) notamment, qui lui attribue le mérite de renverser le lien généralement admis entre le colonialisme et le sexisme : « Andrea Smith soutient que la violence sexuelle dans les sociétés indigènes est intimement liée à la colonisation (Smith 2005b) […] En d’autres mots, l’assujettissement des communautés autochtones repose sur l’assujettissement des femmes. »

Coeur de la critique intersectionnelle autochtone, cette proposition fait du sexisme le fondement premier du racisme d’État plutôt que l’inverse. Elle s’oppose d’abord aux idées répandues dans plusieurs milieux nationalistes, voulant que le féminisme soit sinon hostile aux luttes anticoloniales, du moins secondaire par rapport à ces dernières (Ouellette 2002; Grey 2004). Au contraire, l’analyse féministe replace le genre au centre des relations de pouvoir qui concourent à l’assujettissement historique des peuples autochtones; sa déconstruction devient alors essentielle à la formulation d’un projet de décolonisation complet et cohérent, c’est-à-dire capable d’inclure les femmes et de reconnaître l’influence du patriarcat sur les pratiques de libération en cours. Aussi, la valeur première de l’argument réside dans sa capacité à lier le sort des sociétés à celui de ses individus les plus vulnérables. Faire du genre et de la « race » un fondement commun du colonialisme, ou dire avec Kuokkanen (id.) que « l’assujettissement des communautés autochtones repose sur l’assujettissement des femmes », revient à situer les femmes autochtones au centre de processus d’appropriation qui les dépassent. Cette position, pour ainsi dire de courroie de transmission, les engage d’emblée dans une situation intersectionnelle implicite que la perspective féministe aide à apercevoir.

À titre d’exemple, des auteures comme Makere Stewart-Harawira et Kuokkanen soulignent les liens persistants entre l’impérialisme néolibéral et les politiques sexistes imposées aux sociétés indigènes depuis le début de la colonisation. À leurs yeux, l’une des conséquences les plus importantes des politiques impériales sur la situation des femmes et des sociétés indigènes a été ni plus ni moins que le « renversement des sociétés gynocentriques par des modèles patriarcaux » (Stewart-Harawira (2007 : 133)). Suivant cette dernière, les tactiques de gouvernance coloniale auraient contribué à l’édification d’une société hiérarchique fondée sur le genre et la race en retirant aux femmes autochtones un pouvoir et une autorité qu’elles avaient autrefois, sort qui équivaut, selon certaines auteures, à celui des paysannes européennes du Moyen Âge (Federici 2014; Kuokkanen 2007a et 2011; voir aussi Anderson (2000)). L’influence de ces politiques sur les sociétés indigènes marque la déstructuration des systèmes éthiques et politiques traditionnellement plus égalitaires et entraîne du même coup l’internalisation des processus coloniaux, et un certain effet d’absorption du modèle occidental chrétien par les communautés indigènes partout dans le monde. Plus près du féminisme matérialiste, Kuokkanen fournit des exemples concrets de ces processus d’expropriation. Ses travaux expliquent en particulier la manière dont la position centrale des femmes au sein des économies de subsistance a été touchée par les politiques sexistes dans les pays scandinaves (où les femmes étaient présentes notamment dans l’élevage des rennes (Kuokkanen 2007b)) et les économies du Sud élargi (Kuokkanen 2007a). En l’occurrence, ses analyses dénoncent les conséquences néfastes du travail salarié et de l’échange capitaliste sur les modèles sociaux autochtones (post)coloniaux. En excluant les femmes des postes de pouvoir et de gouvernance, lieux de décision et de direction essentiels, les politiques coloniales, en ce sens hautement patriarcales, auraient facilité la redéfinition interne des sociétés indigènes et des rapports de genre plus égalitaires qui en assuraient l’équilibre durant la période précoloniale, ce qui aurait favorisé de même une certaine normalisation des modèles économique et politique responsables en premier lieu de l’appropriation coloniale (voir aussi Emberley (2001)).

Les analyses de Smith s’insèrent au coeur de cette critique en insistant sur la dimension biopolitique de la colonisation. À la manière d’une histoire théorique de l’appropriation, son ouvrage Conquest trace une ligne directrice entre la symbolique du langage patriarcal européen, le corps autochtone (individuel, psychique et social) et la matérialité de la « prise de terre » coloniale en Amérique du Nord[10]. Smith rend compte du fonctionnement complexe du racisme d’État en empruntant aux outils théoriques du féminisme antiraciste (Tadiar, Stoler) et de la théorie postcoloniale classique (Fanon, Taussig). Les éléments de biopolitiques propres à chacun lui permettent, entre autres, de concevoir le corps individuel comme un lieu de médiation effectif du pouvoir politique et de rétablir les liens nécessaires (souvent invisibles) entre la violence sexuelle et la formation du corps social colonial. Suivant la théorie antiraciste, en premier lieu, elle rappelle la façon dont l’État colonial agit comme une puissance impériale – une puissance de mort – en s’appropriant l’identité de la personne colonisée. Dans le racisme, le corps biologique devient l’objet d’une construction sociale qui tend à inférioriser l’Autre tout en le créant ainsi, brouillant la distance entre les dimensions physique, psychique et symbolique de la domination. L’imaginaire colonial se représentera ainsi « l’autre » comme un être intrinsèquement violent, sale, paresseux, impudique, sanguinaire, etc., un être à tout le moins différent, inférieur, moins humain que les membres de la société dominante. Le langage de la « race » se présente alors comme une tactique, un instrument dans la division interne des sociétés et dans la hiérarchisation des groupes humains; il fait du « corps étranger » l’objet d’un stigmate qui justifie la violence tout en camouflant la destruction, comme on peut le voir dans la conquête ou dans l’esclavage (Smith 2007 : 8) :

Loin d’être une réaction de crise faisant des autres races les boucs émissaires de problèmes sociaux, le racisme est une composante permanente du tissu social. « Le racisme n’est pas un effet, mais une tactique propre à la division interne des sociétés autour de codes binaires, un moyen de créer des ennemis intérieurs “ biologiques ” contre lesquels la société doit se défendre[11] » […] la purification et l’élimination continue des ennemis racialisés au sein de l’État assurent la croissance du corps national dans la modernité.

L’État se présente en ce sens comme un agent primordial dans la fabrication de cet « ennemi intérieur » (qu’il soit l’objet de haine ou de mépris) nécessaire aux pratiques de domination et à la justification de l’appropriation coloniale. L’exercice de la violence physique fait alors des corps individuels le substrat d’un dispositif de pouvoir qui assure la division symbolique du social, ce qui crée ainsi, dans le cas à l’étude, un « corps autochtone » distinct auquel les mécanismes de déshumanisation peuvent s’accrocher. L’argumentaire de Smith ne s’arrête toutefois pas qu’à cette critique du racisme. Le coeur de son propos réside au contraire dans le lien qu’elle établit entre la théorie antiraciste et la matérialité de la violence envers les femmes autochtones en Amérique du Nord. Elle montre ainsi comment, dans leur dimension la plus concrète, les pratiques d’appropriation coloniales relèvent d’abord d’habitudes sexistes. C’est, en effet, en ciblant le corps des femmes que cet ancrage physique et symbolique de la division sociale, nécessaire à la domination coloniale, prendrait forme en Amérique du Nord.

Aussi l’apport simple mais essentiel du féminisme autochtone à la théorie antiraciste classique consiste-t-il à montrer la manière dont le racisme lui-même s’organise autour de politiques ancrées dans la tradition hétérosexiste et chrétienne de l’Occident. À ce compte, on notera un lien de filiation direct entre le génocide américain et l’inconscient patriarcal de l’Europe. Ce lien est visible notamment dans la structure des stratégies coloniales les plus importantes, que l’on pense simplement à la Loi sur les Indiens au Canada, reconnue pour comporter de nombreuses mesures patrilinéaires et sexistes, ou encore aux pensionnats indiens qui, outre la violence, auront contribué à l’internalisation des valeurs et des modèles hiérarchiques chrétiens. Smith (2005) ajoute à ce tableau les pratiques historiques de mutilations des corps dirigées vers les organes génitaux féminins, le cas des « féminicides » (Walter 2014) autochtones au Canada et au Mexique, et jusqu’aux politiques contemporaines qui, comme elle le précise, visent encore une fois les femmes en s’articulant autour d’enjeux tels que la reproduction, l’expérimentation médicale, la violence environnementale ou l’appropriation spirituelle[12].

Le sens du renversement intersectionnel effectué par les féministes autochtones devient plus clair en considération de ces questions. La violence de genre est la pierre angulaire qui permet d’articuler le narratif raciste autour des politiques d’appropriation coloniales, c’est-à-dire de faire le pont entre le pouvoir symbolique du discours et la matérialité de l’emprise sur le territoire, les ressources et la culture autochtones. Le sexisme présent dans la société patriarcale est ainsi transféré au « corps racial » entier, et jusqu’au territoire qu’il occupe, ce qui fait de celui-ci, pour ainsi dire, une « femme sans grande vertu » que le pays colonisateur peut léser sans conséquence : « À travers la violence sexuelle, le projet colonial assoit l’idéologie voulant que les corps autochtones puissent être violés impunément – de même que, par extension, les terres autochtones » (Smith 2005 : 12). On expliquera ainsi la prégnance et la réalité statistique d’une violence coloniale qui se maintient par l’oubli ou la négation simple de son fondement dans la forme patriarcale de l’État. Comme nous le verrons plus bas, l’emprise sur les peuples autochtones dépend de cette idéologie sexiste dans sa matérialité historique la plus profonde.

La violence sexuelle au coeur de l’imaginaire colonial

Par patriarcat, on entendra finalement un système hiérarchique de domination fondé réciproquement sur le genre et sur l’entretien de la soumission et de l’infériorité d’un Autre, qu’il s’agisse d’une personne, d’un groupe ou d’un peuple. Le patriarcat d’État participe ainsi d’un système en « échelle », comme le suggère Rémi Savard (1977 : 20) – ou « linéaire » selon Georges Sioui (1999 : 133) – qui ne repose pas seulement sur des représentations, mais aussi sur des pratiques de normalisation qui en assurent l’efficacité. À travers lui, le sexisme devient une composante indissociable de la division sociale historique et de la construction des classes en Occident; il n’est pas étonnant en ce sens qu’il se trouve au centre du projet colonial. Comme le soulignent les féministes, la colonisation touche les peuples autochtones en détruisant et en reconstruisant leur monde selon des lignes de genre. Celles-ci impliquent des transformations durables qui s’observent sur le plan aussi bien social que psychologique, émotif, physique ou spirituel.

D’une part, les femmes autochtones dénoncent depuis longtemps la façon dont les pratiques coloniales ont transformé les rôles de genre dans les sociétés traditionnelles, que ce soit par la traite des fourrures (Anderson 2000; LaRocque 2007; Devens 1992; Emberley 2001 et 2007; Anderson 1987), les politiques d’État officielles (Lawrence 2003; Monture Angus 1995; Turpel 1993) ou les pratiques modernes discutées plus haut par Stewart-Harawira et Kuokkanen. Cet argument à valeur institutionnelle cible, entre autres, les pratiques commerciales et les politiques étatiques libérales ayant favorisé la déstructuration de modèles sociaux historiques dans lesquelles les femmes autochtones occupaient (ou occupent encore selon certaines auteures : voir Fiske (2006) et Kuokkanen (2007a)) des rôles de pouvoir réels et reconnus. On dira ainsi que la violence de genre sert la colonisation au sens où elle aide à implanter la hiérarchie patriarcale au sein de sociétés dans lesquelles la répartition horizontale des forces de genre assurait un équilibre social plus égalitaire. On ne parle pas d’un « éden de l’égalité des sexes », comme le dit Emmanuelle Walter (2014 : 151), mais de sociétés où les femmes occupaient des positions centrales dans les sphères politique, économique et spirituelle : « Afin de coloniser un peuple dont l’organisation sociale n’était pas hiérarchique au départ, les colonisateurs ont dû naturaliser la hiérarchie à travers l’institution du patriarcat. La violence de genre patriarcale est le processus par lequel les colonisateurs inscrivent la hiérarchie et la domination dans le corps des colonisés » (Smith 2005 : 23).

D’autre part, à l’instar de Smith, plusieurs féministes attirent aussi l’attention sur le rôle de la violence sexuelle dans cette déstructuration. En fait, celle-ci constitue, selon elles, le coeur des tactiques par lesquelles l’État parvient à établir son contrôle structurel sur les peuples autochtones : la violence sexuelle remplit donc une fonction matérielle symbolique essentielle à la colonisation et à sa logique historique. Suivant l’argument, la violence de genre participe à la construction d’un imaginaire colonial qui réduit les femmes autochtones au rang d’objet appropriable. Elle s’impose alors comme moteur de cette inscription « de la domination dans le corps du colonisé » évoquée par Smith (id.).

La première dimension de cette critique se rapporte au caractère proprement sexuel de la violence de genre. En ce sens, l’imaginaire colonial serait fondé sur un rapprochement implicite entre l’immunité accordée au viol des femmes et le pillage des sociétés autochtones. Cet aspect de la question replace les femmes autochtones au centre de stratégies de déshumanisation qui relèvent avant tout d’une rhétorique de l’impureté, jouant ici sur la proximité entre le corps physique et les tabous les plus profonds de la société occidentale pour ancrer les dichotomies raciales dans la sphère intime. À travers la dichotomie pur/impur, le corps autochtone est à la fois construit, perçu et reconstruit comme un déchet, une « pollution » (Smith 2007 : 9) au mieux sans importance, au pire à éliminer. Une part importante de ce « marquage » s’imprime dans la psyché coloniale par une logique de mise en abyme fondée sur le genre : en forçant la sexualisation des femmes autochtones, la violence sexuelle contribue à l’institution d’un lieu d’exclusion qui permet de tenir le peuple à l’écart de la société dominante. Cette violence crée ainsi le stigmate qui entretient la différence. Le corps désormais « sali » n’appartient plus à l’humanité ordinaire et peut donc être conquis sans que les règles de la morale soient transgressées. Le viol des femmes autochtones a alors pour effet d’inscrire le stigmate dans le réel, le reste devenant habitude : « Les corps indiens “ souillés ” sont traités comme étant sexuellement disponibles, “ violables ” en quelque sorte, car le viol de corps salis ou jugés intrinsèquement impurs ne compte tout simplement pas » (Smith 2007 : 10).

En l’occurrence, la violence sexuelle se révèle particulièrement efficace pour stimuler la rhétorique de l’impureté dans une société chrétienne marquée de toutes parts par le sceau du péché originel, du refus du corps et de la soumission des femmes au pouvoir du père (ou des hommes à celui du prêtre). Le fait que les femmes sont ciblées par les politiques coloniales n’est pas un hasard, mais une marque de la société patriarcale qui les enferme. Dans une société « blanche » qui reconnaît la valeur de la femme à sa pureté, la violence sexuelle permanente dénie la féminité des femmes autochtones et ce déni lui-même permet en retour d’entretenir la violence à leur égard et envers leur communauté. La société entière est ainsi souillée lorsqu’on s’attaque au corps de ses femmes, ce qui permet également d’imprimer dans la psyché coloniale l’idée paradoxale (parce qu’elles sont si importantes dans cette logique) que les femmes autochtones sont sans morale, sans valeur, sans droits… Maracle (1996 : 17) l’exprime ainsi :

Par la négation de la féminité des femmes autochtones, c’est tout un peuple que l’on réduit à un niveau sous-humain. L’animalité appelle l’animalité. Les impératifs du patriarcat placent les femmes autochtones sous l’autorité des hommes autochtones. Ceux du racisme placent les hommes autochtones sous celle des femmes blanches, et quant aux femmes autochtones, elles ne sont pas dignes d’être considérées sous la référence « femme ».

La dimension sexuelle de la violence de genre contribue de la sorte à construire une image négative des femmes autochtones. Kim Anderson rappelle à cet effet la figure archétypale de la squaw, qui suggère à la conscience occidentale une image lascive, « facile », appropriable des femmes indigènes (Anderson 2000 : 105). Cette imagerie négative se révèle d’autant plus efficace qu’elle se construit en parallèle avec l’exploitation de l’association spirituelle et symbolique entre la terre et les femmes autochtones. Cet aspect de la question se comprendra plus facilement, puisque le terme même de « colonisation » fait référence à une prise de terre concrète. C’est ce qu’Anderson (2000 : 100-101) indique une fois encore :

Les cadres de pensée historiques occidentaux et indigènes ont toujours assimilé les femmes autochtones au territoire. En conséquence, l’image des femmes autochtones construite par les Européens reflète les attitudes occidentales à l’égard de la terre. Malheureusement, cette relation s’est développée dans un contexte typique de contrôle, de conquête, de possession et d’exploitation […] L’assimilation de la femme indigène à la terre vierge, ouverte à la consommation, crée un archétype de la femelle qui, comme Elizabeth Cook-Lynn le faisait remarquer, peut ensuite être « utilisé pour le plaisir et le profit du colonisateur ».

Le jeu de cette symbolique permettra de justifier à nouveau l’appropriation physique du territoire par le pays colonisateur : la violation des femmes équivaut ici à un viol de la terre, acte qui réaffirme du même coup la puissance du pouvoir blanc (et masculin) en Amérique. Or, une telle association comporte en outre le danger de son internalisation par les communautés autochtones. Maracle (1996 : 11) explique ainsi la « violence latérale » et les phénomènes d’autodestruction visibles au sein même des communautés autochtones. L’internalisation de la violence coloniale résulte de processus de transfert bien connus de la psychologie sociale, par lesquels la violence est reprise sur soi par les sociétés à qui elle s’adresse, récupérée pour ainsi dire dans le corps social de la victime. La violence sexuelle constitue ici une forme de violence indirecte qui contribue à cette internalisation. Le silence qui l’entoure ne relève pas seulement d’un tabou moral : il masque la violence première perpétrée par le pays colonisateur, jouant le jeu de sa « présence absence » dans la vie du groupe colonisé (Smith 2005 : 9). Sans substrat visible, la haine envers l’Autre se transforme alors en une haine de soi qui, du fait du supplément de haine patriarcale, s’exprime par de nouvelles violences dirigées contre les femmes[13]. Ce cercle entretient finalement la violence coloniale bien après l’application de la contrainte légale ou physique. L’État tire ainsi sa force de ce qu’il n’a plus à être l’agent direct de la destruction, comme l’exprime si bien Maracle (1996 : 11) : « Si l’État ne nous tue pas, il faudra nous tuer nous-mêmes. »

Cette critique de la violence sexuelle et de genre déconstruit ainsi les effets de pouvoir qui interfèrent avec la structure sociopolitique première des sociétés colonisées. On notera à cet effet une différence importante entre le féminisme autochtone et la théorie intersectionnelle classique. En visant les aspects structurels/déstructurants de la colonisation, le féminisme autochtone dépasse les analyses qui focalisent sur la question des besoins, comme c’est souvent le cas des politiques de l’identité; ses auteures se positionnent ainsi davantage sur le plan de la théorie politique que sur le plan de la microsociologie. Leurs analyses se différencient également de la critique de l’État-nation présentée par Hill Collins dans la deuxième édition de Black Feminism Thought (2000 : 229-234), qui explique la marginalisation nationale des femmes de couleur en termes d’intérêts patriotiques du groupe dominant, reportant les structures de privilèges intergroupes à un autre niveau d’analyse. Sans nier l’importance de ces questions, on constatera toutefois le recentrement du féminisme autochtone vers l’analyse de l’efficace colonial. C’est en s’articulant autour des pratiques hétérosexistes de la société dominante que l’État arrive à transformer les structures sociales et culturelles des sociétés dominées. En contrepartie, la violence envers les femmes de couleur devient aussi un moyen de garder les femmes blanches à leur place, et d’assurer le maintien d’un ordre étatique fondé sur la hiérarchie patriarcale, ce qui naturalise de la sorte un modèle sociétal aux dépens d’un autre.

Vers une décolonisation féministe?

La pensée féministe autochtone reconstruit les ponts entre les pratiques politiques qui touchent les femmes et l’état des sociétés autochtones dans leur ensemble. À cet effet, la perpétuation, mais aussi l’invisibilisation, du racisme colonial résulte de l’ancrage complexe du pouvoir au coeur de pratiques qui ciblent avant tout les femmes, et semblent confirmer ainsi le vieil adage amérindien : « une nation n’est jamais conquise avant que le coeur de ses femmes ne soit sur le sol » (Smith 2007 : 33). Par cette critique, les féministes soulignent une articulation centrale et souvent négligée du politique, invisible lorsqu’on le conçoit du seul point de vue de la gouvernance ou des politiques de reconnaissance. Leurs analyses se distinguent dès lors d’une analyse intersectionnelle classique qui s’oriente davantage vers la question des privilèges et des inégalités. Or, à travers cette critique, c’est aussi l’ensemble du système occidental patriarcal qu’elles révèlent à lui-même, et ce, en exposant la position de déni par laquelle la société coloniale se masque à elle-même sa propre violence. Les féministes attirent néanmoins l’attention sur la vulnérabilité accrue des femmes autochtones dans ce schéma global. Si ces dernières constituent le point d’attache des mécanismes de violence coloniaux, ne pas s’attaquer à ceux-ci dans la mise en place des politiques antisexistes contribuera à perpétuer le sexisme et le racisme, au même titre que le ferait l’oubli du sexisme par les politiques antiracistes.

En réarticulant le sens d’une appropriation historique bien connue – le colonialisme – à l’analyse de l’intersectionnalité race/genre, les féministes autochtones élargissent aussi la portée du mot « féminisme ». Celui-ci devient dès lors un espace de pensée du changement social global. Comme leurs analyses le rappellent, le genre ne peut pas être mis de côté lorsqu’il s’agit de penser la colonisation et, a fortiori, la justice sociale. À ce compte-là, l’intérêt le plus marqué du féminisme autochtone (dont, faute d’espace, je devrai toutefois réserver l’analyse pour un autre moment) réside dans les politiques de résistance sociale et citoyennes avancées par ses auteures. Celles-ci se distinguent de la théorie sociale et politique moderne en ce qu’elles replacent l’éthique et la spiritualité au coeur du politique. De ce point de vue, la guérison postcoloniale devra nécessairement s’articuler autour d’une transformation radicale de l’ordre social patriarcal et des rapports sociaux qui le déterminent. Je laisse à Kuokkanen (2007b : 85) le mot de la fin :

Je crois fermement que notre survie en tant que peuple dépend de la manière dont nous transformerons et décoloniserons le discours colonial et patriarcal qui se réverbère dans tous les aspects de nos sociétés. Celui-ci nous distrait et nous empêche de restaurer et d’imaginer à nouveau nos communautés et l’avenir de nos peuples. Le processus de décolonisation doit contester la fondation de l’ordre social et culturel prescrit par les systèmes coloniaux et patriarcaux, c’est-à-dire s’attaquer à l’intersection des oppressions et des mécanismes de pouvoir à des niveaux institutionnels et structurels.