Corps de l’article

Aborder la seconde moitié du xviiie siècle en France après que tant d’autres avant nous l’ont fait n’est certes pas sans difficulté. Les chemins paraissent balisés d’avance. La Révolution française, par exemple, est souvent analysée ou bien en fonction des conditions matérielles, ou comme un mouvement émancipateur libéral duquel naîtra l’individu doté de droits, ou encore comme une mise en péril de l’Autel et du Trône. Peu importe la définition ou la signification qu’on lui donne, la Révolution française s’accompagne le plus souvent d’un corpus d’auteurs choisis qui définit le cadre de l’analyse. Cependant, à proposer une lecture strictement marxiste, libérale ou contre-révolutionnaire, on en vient souvent à oblitérer certains penseurs ou à en figer d’autres dans une catégorie reflétant mal la pluralité de leurs écrits. Le tri de l’Histoire faisant son oeuvre, certains personnages font figure de proue, ils deviennent les caractères principaux du grand récit de la Révolution, rangés à leur tour dans une pensée, une idée, un régime politique, alors que d’autres se voient tout simplement écartés, marginalisés, oubliés.

Cependant, au coeur de cette période charnière se chevauchent toute une série de réflexions plus diverses les unes que les autres et ce, parfois, chez un seul et même auteur que l’on verra passer par exemple de monarchiste à républicain ou encore de sceptique à révolutionnaire dogmatique… Le xviiie siècle français institue en actes une nouvelle langue et cette institutionnalisation engendre un travail de la pensée que le présent numéro cherche à laisser entendre. De ce que l’on a tenté de réduire au passage de l’« ancien » au « nouveau » régime se dessine, à y regarder de plus près, une toile aux délimitations beaucoup plus poreuses sur laquelle apparaissent des personnages ou bien tenus pour secondaires (Brissot de Warville, Mallet du Pan, Sénac de Meilhan) ou encore — victimes de préjugés — peints sous des traits ne rendant pas compte de toutes les teintes que comprend leur pensée (l’abbé de Mably, Benjamin Constant). Dès lors, plusieurs questions nous taraudent : entre autres, comment s’opère ce tri de l’Histoire ? Et comment ne pas refermer la parenthèse en proposant, à notre tour, un tri trop sélectif ?

Le recueil ici présenté ne cherche pas à imposer un point de vue unique, une interprétation unifiée de la Révolution française. Au contraire, il vise d’abord à ouvrir sur des perspectives qui donnent à voir différents visages de la Révolution et de la Contre-Révolution, mais aussi — et surtout — à faire entendre plusieurs de leurs voix. Entre concorde et vertu, poésie et prose, scepticisme radical et dogmatisme politique, républicanisme et libéralisme, métaphysique et matérialisme, discours antiphilosophique et discours dit « éclairé », des points de vue se font écho et c’est bien cela que nous cherchons à faire résonner. L’analytique que nous proposons ici se veut un témoignage de ces discours minorisés que les paradigmes discursifs dominants ont cherché, volontairement ou non, à faire taire. Aucune volonté de faire bloc, ou de clore le débat qu’ouvre ce numéro. Il s’agit plutôt de laisser entendre la pluralité de ce qui se dit, de ce qui se pense à partir et avec la Révolution ; pluralité ouverte qui vise à fédérer les différents savoirs disciplinaires sous l’égide d’une réflexion commune autour de la littérature qu’a produite cette fin de siècle et qui pourrait aussi être complétée par plusieurs autres textes, puisque cette recension n’est évidemment pas exhaustive.

Par cet exercice, nous souhaitons laisser surgir des pensées qui permettront — c’est notre prétention — de nuancer la trame historique linéaire qu’implique une étude partielle ou trop synthétique de cette période d’effervescence intellectuelle, artistique, philosophique et politique. Notre recueil propose donc d’interroger des écrits et des documents de la seconde moitié du xviiie siècle en France afin de penser la question d’un politique qui s’institue dans l’oscillation entre les projets de réformes mesurées et les utopies radicales ; entre l’éloge nostalgique du passé et les appels à la rupture et à la violence ; entre les rêves d’égalité absolue et la volonté de maintenir les privilèges et l’ordre social. Cela prendra la forme d’une relecture d’auteurs plutôt méconnus, ou « mal » lus, ou encore de textes passés à la trappe de l’histoire (tels que la Constitution de l’an i ou encore le Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française). Notre entreprise se veut modeste, mais elle permettra peut-être d’éclairer sous d’autres angles cette indéniable période d’effervescence. Tel est le défi autour duquel s’unissent les auteurs des six textes qui suivent.

Brissot de Warville demeure un auteur peu connu, et ce, malgré les importants travaux de Richard Popkin et de Leonore Loft à son sujet. Dans « Scepticisme et politique. Le cas Jacques-Pierre Brissot de Warville », Sébastien Charles trace les grandes lignes de la fascinante trajectoire intellectuelle de Brissot, étudiant celle-ci à l’aune d’un questionnement plus général sur les rapports complexes entre, d’une part, scepticisme radical et apolitique et, d’autre part, engagement politique militant, voire dogmatique. Une étude attentive des écrits de jeunesse et de ceux plus tardifs de Brissot révèle le poids considérable qu’eurent les circonstances sociopolitiques des années 1776-1789 sur sa pensée. Ce sont ces circonstances exceptionnelles qui ont mené Brissot à reconsidérer son apolitisme et son scepticisme radical de jeunesse et à remplacer celui-ci par un « pyrrhonisme raisonnable ». Le Brissot engagé des années 1780-1793 s’affaira à dénoncer avec verve l’esclavage, le despotisme et toute forme d’oppression, ne croyant plus alors que le philosophe devait être indifférent à la chose politique. Au contraire, le philosophe devait — selon Brissot — se consacrer de façon pleine (voire immodérée) à la poursuite du bien collectif. Au-delà du fait qu’elle rétablit un penseur oublié dans l’histoire des idées politiques, l’étude de Charles est importante en ce qu’elle signale plusieurs changements au sein de la tradition sceptique au xviiie siècle.

Le texte qui suit s’intéresse également à un philosophe politique relativement peu étudié de nos jours, soit l’abbé Gabriel Bonnot de Mably. Que l’abbé soit tombé dans l’oubli dès le début du xixe siècle tiendrait en partie, selon Stéphanie Roza, au fait que plusieurs ont vu en lui un trop ardent admirateur de l’austère Sparte et un trop ardent champion d’une communauté des biens. Or ce sont précisément ces deux dimensions de sa pensée qui expliquent pourquoi Mably a tant été lu et relu pendant la Révolution française. En effet, l’argument principal qui nous est présenté dans « L’abbé de Mably, entre modérantisme et radicalité » établit que les écrits de Mably ont profondément nourri la pensée révolutionnaire — pas seulement celle des modérés (1789-1791), mais aussi celle des radicaux (1792-1797). L’égalitarisme radical de Mably, sa critique du despotisme et des privilèges ont en effet trouvé une oreille attentive chez plusieurs (entre autres, Babeuf et Robespierre). Au final, Roza montre qu’il est erroné de voir chez Mably une vision rétrograde ou conservatrice. S’il est vrai que le style de l’abbé semble parfois sombrer dans une nostalgie, le contenu de sa pensée nous invite plutôt à percevoir chez lui un égalitarisme et un républicanisme social radicaux.

Mably a certes été légèrement marginalisé par l’historiographie moderne, mais les auteurs Jacques Mallet du Pan, Gabriel Sénac de Meilhan et Jean-Joseph Mounier, qui font l’objet de l’article suivant, l’ont été encore plus. Dans son article « De l’autorité et la Révolution », Philippe Münch présente non seulement un excursus dans les écrits de ces contre-révolutionnaires modérés, mais aussi une analyse fine du paradigme discursif nourri par leurs écrits, soit le paradigme de l’autorité monarchique. Si chacun de ces auteurs a été cité ici et là par quelques historiens, aucun n’a fait l’objet de l’attention soutenue dont ils sont pourtant dignes. Comme le montre Münch, l’étude de leurs écrits s’avère des plus fructueuses parce que leur analyse des causes de la Révolution est beaucoup plus subtile que celles qui furent proposées par divers détracteurs ou admirateurs de 1789 ; en effet, ces modérés comprennent la Révolution en grande partie comme le résultat d’un graduel affaiblissement de l’autorité de la monarchie. Par leur relecture des origines de la Révolution, ces auteurs « modérés » viennent par ailleurs, à rebours, interroger les lectures simplistes des Lumières (ils le font, en outre, en rappelant non seulement le caractère pluriel des Lumières, mais aussi la nature plutôt circonscrite du lectorat des Philosophes). Lire Mallet du Pan, Mounier et Sénac de Meilhan aujourd’hui nous oblige ainsi à nuancer les idées réductrices qui circulent encore au sujet, d’une part, des origines de la Révolution et, d’autre part, de la philosophie des Lumières. Bien ancré dans une méthodologie inspirée de l’École de Cambridge, l’article de Münch nous permet aussi d’apprécier à quel point ces auteurs oubliés avaient déjà articulé, au début du xixe siècle, plusieurs des arguments persuasifs dont nous créditons aujourd’hui l’école critique de la Révolution française.

Si Benjamin Constant n’est évidemment pas un auteur « oublié » au même degré que le sont Mallet du Pan, Mably ou Brissot de Warville, force est de reconnaître qu’il pourrait néanmoins être l’objet d’une attention plus soutenue de la part des philosophes politiques. La seconde partie de notre dossier interrogera donc quelques auteurs qu’il est intéressant de relire. Dans « Le libéralisme avant la liberté. Le républicanisme et la crise du Directoire chez Benjamin Constant », Augustin Simard vise à signaler la richesse des écrits de Constant, mais, surtout, à examiner une lecture fréquemment proposée de ce dernier dans les dernières années, soit la lecture « républicaine libérale ». Les limites de cette lecture tiennent, d’abord, au fait que Constant était bel et bien ancré dans un contexte intellectuel au sein duquel la thématique de la corruption était encore dominante. Celle-ci est sous-tendue par une certaine méfiance à l’endroit des divisions, des intérêts particuliers et des factions, ce qui rend plus malaisée l’articulation d’une vision véritablement libérale, puisque le thème de la corruption tend à conduire à une conception moniste de la communauté. Qui plus est, la lecture « républicaine libérale » est problématique en ce qu’elle sous-estime l’importance de la dimension rhétorique des écrits de Constant. Selon Simard, il y a certes des lieux communs républicains chez Constant, mais ceux-ci sont campés dans une rhétorique qui sert des fins libérales. Nous avons donc affaire, dit Simard, à une « ruse libérale » plutôt qu’à un véritable « mélange » de deux visions du politique.

Dans la troisième et dernière partie de notre dossier, nous nous tournons non pas vers des auteurs oubliés ou « mal interprétés », mais plutôt vers des textes oubliés. Le texte considéré par François Charbonneau est celui de la Constitution de l’an i — une constitution rédigée en 1793 par Marie-Jean Hérault de Séchelles et Louis Antoine de Saint-Just. Jamais mise en application, cette constitution pourrait, à première vue, sembler un curieux objet d’analyse, mais, comme le montre bien Charbonneau dans « Institutionnaliser le droit à l’insurrection : l’article 35 de la Constitution montagnarde de 1793 », l’analyse d’une clause importante de ce document (le droit de résistance à l’oppression) est des plus pertinentes pour la pensée politique et pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire du républicanisme. Il est remarquable que cette constitution ne présentât pas seulement la résistance à l’oppression comme un simple droit, mais qu’elle proposât de la définir, de façon beaucoup plus radicale, comme « le plus indispensable des devoirs ». Contrairement aux interprètes qui ont vu dans cette disposition un simple ajout de circonstance, Charbonneau nous invite plutôt à y déceler un moyen sciemment embrassé par ses auteurs pour contrecarrer des risques bien concrets de la vie politique : l’abus de pouvoir et la corruption du pouvoir exécutif. En nous offrant ici et là de belles vignettes de la pensée de Saint-Just et d’un auteur peu connu comme Hérault de Séchelles, Charbonneau révèle non seulement la cohérence de la Constitution de l’an i, mais aussi la vision singulière du politique qui l’informe.

Dans « Une langue nourricière, politique de la prose (Rousseau, Sand) », article qui clôt notre numéro thématique, Étienne Beaulieu prend comme point de départ un document peu étudié par les philosophes et les historiens des idées, soit le Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, rédigé par l’abbé Grégoire et présenté à la Convention nationale en 1794. Replaçant avec soin la politique de francisation de l’abbé dans le contexte intellectuel et philosophique plus large d’un xviiie siècle optimiste et universaliste, Beaulieu souligne l’aspect répressif et policier d’une politique vouée à l’éradication du local, du particulier, du populaire, du protéiforme. Après un excursus chez Rousseau et Herder (dont les écrits « phonocentristes » sur les origines du langage sont décisifs pour comprendre les rapports qu’entretiennent la philosophie des Lumières et celle des Contre-Lumières avec les langues « populaires » et la voix), Beaulieu propose ensuite de se tourner vers un roman de George Sand (Jeanne). L’oeuvre de Sand lui permet de souligner quelques-uns des effets qu’aura eus le Rapport Grégoire (et la philosophie « éclairée » qui l’informa de façon indirecte ou directe) sur les relations de la littérature à la poésie originelle, à l’oralité et au patois.

Nous terminons en remerciant bien chaleureusement tous les auteurs qui ont accepté de participer à notre projet et, aussi, le comité de direction et de rédaction de la revue Tangence, pour sa réception enthousiaste du présent dossier.