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Avec L’invention de Saint-Germain-des-Prés, Éric Dussault nous offre un ouvrage vulgarisé inspiré de sa thèse doctorale en histoire. Dussault postule que l’on connaît peu l’histoire véritable de Saint-Germain-des-Prés, ce quartier du 6e arrondissement de Paris. À propos de l’historiographie qui le précède, l’auteur écrit : « qu’ils soient historiens, écrivains, témoins ou eux-mêmes germanopratins [habitants de Saint-Germain-des-Prés], leurs écrits sont empreints d’une profonde et durable nostalgie » (p. 12). Cette nostalgie sert de ciment pour édifier le mythe d’un quartier qui a connu, après 1945, une vitalité intellectuelle et artistique exceptionnelle. L’auteur vise plutôt à nous convaincre que Saint-Germain-des-Prés a été, après la Seconde Guerre, un « microcosme parisien parmi tant d’autres » (p. 208).

Pour ce faire, une approche comparative soutenue aurait été nécessaire. Or, l’approche de Dussault est tout autre. Ce dernier veut nuancer le mythe d’un « âge d’or » par le recours à de multiples citations. Au total, le corps de l’ouvrage contient 197 pages, dont 148 sont pourvues de citations en exergue. Ces citations proviennent notamment d’archives policières, d’entrevues menées par l’auteur ainsi que d’une vaste recension de films, de romans et d’articles de journaux.

Dans le premier tiers de l’ouvrage, l’auteur détaille les étapes de la fabrication d’un mythe. Si l’on en croit ce mythe, Saint-Germain-des-Prés a été le chef-lieu de l’avant-garde culturelle parisienne et française après 1945. Plusieurs témoignages ont décrit ce quartier comme étant l’épicentre parisien du jazz, des cafés, de la bohème, de la jeunesse, et de l’intelligentsia existentialiste. Le mythe a été popularisé par des films comme Les tricheurs, par des journalistes du quotidien parisien Samedi-Soir et par un reportage du magazine américain Life, publié en 1947. Depuis les années 1950, « [à] force d’entendre dire que les années 1940 et 1950 à Saint-Germain-des-Prés ont été extraordinaires, la mémoire collective a fini par adhérer à la légende » (p. 13). Fait à noter, l’ouvrage ne contient aucune enquête qui pourrait appuyer ce constat.

Dans la partie centrale de l’ouvrage, Dussault présente des faits en périphérie du mythe de l’âge d’or. Des sources policières sont utilisées pour nous rappeler que des avortements illégaux étaient pratiqués à Saint-Germain après la Seconde Guerre. À cette époque, ce quartier était aussi le lieu de prédilection des rencontres homosexuelles à Paris. Enfin, Dussault fait preuve d’une fine connaissance du milieu parisien du jazz. Il détaille notamment la féroce compétition que se livraient les musiciens pour jouer dans les caves.

Le mythe de l’âge d’or de Saint-Germain est en partie vrai. Par exemple, après la Seconde Guerre, des caves étaient vacantes et disponibles dans le quartier et celles-ci ont été transformées en clubs de jazz prisés par de jeunes troglodytes. Or, l’auteur souligne que le jazz n’était pas nécessairement le type de musique le plus populaire dans les clubs de la « rive gauche » de la Seine. Effectivement, la mythification du quartier a laissé peu de place à la nuance.

La conclusion de l’ouvrage se consacre aux fonctions commerciales du mythe de l’âge d’or. L’auteur fait état des stratagèmes employés par certains ambitieux, comme Juliette Gréco et Anne-Marie Cazalis, qui ont instrumentalisé le travail des journalistes pour mousser leur propre carrière. Ce sont les commerçants qui ont surtout bénéficié du mythe. Des endroits comme le Café de Flore ont largement profité de la publicité « gratuite » offerte par des journaux, des films et des romans. Aujourd’hui, la valeur de l’immobilier dans Saint-Germain le situe au deuxième rang des quartiers parisiens en la matière. Cette bulle immobilière est largement tributaire de la « légende ».

En somme, Dussault relativise l’âge d’or de Saint-Germain-des-Prés. Pour défendre l’ambitieuse prémisse de l’ouvrage – Saint-Germain est un quartier parmi tant d’autres – l’auteur étiquette souvent sans nuance une bonne partie des sources invoquées. Dussault se pose en historien réaliste face à une historiographie qualifiée de nostalgique. Par exemple, un mémoire de maîtrise au sujet quasi identique à celui de l’ouvrage est congédié en un paragraphe puisque son auteure serait une nostalgique, et sans que Dussault nous propose les apports de ce travail à son analyse. Ce même jugement moral – apposer l’étiquette de nostalgique – est utilisé pour qualifier les dires de témoins qui ont vécu l’âge d’or. Prenons l’exemple d’Anne-Marie Cazalis et d’Éric Ollivier. Cazalis est celle qui a incité plusieurs journalistes à visiter les caves de jazz à Saint-Germain. Pour elle, l’âge d’or du quartier « n’a duré que quelques mois − un an peut-être » (p. 188). Le romancier Éric Ollivier est d’avis contraire, lui qui a fréquenté le quartier après 1945 et qui a écrit un roman à ce propos. En 2009, il déclarait que la récréation a duré plusieurs années à Saint-Germain au sortir de la Seconde Guerre.

Ce type de témoignages contradictoires est fréquent dans l’ouvrage. Qui croire? Cazalis ou Ollivier? Pour Dussault, les gens comme Ollivier qui appuient l’idée d’un âge d’or sont la plupart du temps taxés de nostalgiques : « Tous ont la conviction que “c’était mieux avant” » (p. 204). Ceux qui comme Cazalis nuancent la légende ne reçoivent pas cette étiquette. L’auteur nous dit plutôt que Cazalis « écrit franchement » (p. 200) quand celle-ci nous relate sa jeunesse, alors qu’elle voulait mousser sa carrière et celle de Gréco en fabriquant la renommée de Saint-Germain. Nous aurions aimé davantage de nuances dans la présentation de l’historiographie et des sources consultées. Celles-ci nous semblent parfois empreintes de nostalgie, mais non dépourvues de rigueur dans la description d’une autre vision de la réalité que celle détenue par l’auteur. La posture classique de l’historien voulant injecter au mythe une dose de réalité montre ici ses limites.