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Depuis quelques années, au Québec comme ailleurs, et particulièrement dans les milieux féministes, de plus en plus de chercheuses, d’intervenantes et de militantes s’inspirent, individuellement ou au sein d’un organisme, des approches intersectionnelles pour comprendre et agir sur les inégalités que vivent certains groupes de femmes marginalisées. On peut penser aux situations suivantes : la violence conjugale et familiale vécue par les femmes immigrantes et autochtones; les obstacles à l’intégration des femmes de la diversité dans les organisations féministes; la santé des femmes du point de vue de la justice reproductive; l’accès aux services de santé pour des femmes des milieux ethnoculturels; l’embauche dans des emplois non traditionnels; les discriminations particulières envers des femmes qui s’identifient comme lesbiennes. Or, depuis peu, il est possible de constater une augmentation marquée des usages de l’intersectionnalité dans d’autres milieux de recherche et d’intervention, par exemple les cultural studies, les études LGBT, les sciences juridiques ainsi que les études sur la masculinité, la santé et le VIH / SIDA.

En soi, la notion d’intersectionnalité n’est pas nouvelle. On s’y réfère sous différentes appellations qui ont évolué au fil du temps, souvent dans un dialogue continu avec le féminisme et ses différentes écoles de pensée. Cet échange qui se poursuit encore aujourd’hui a pris plusieurs formes. On peut situer les débuts de la pensée intersectionnelle à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, suite à l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. Les premières traces se retrouvent dans les écrits de Cooper (1892) et de Du Bois (1920). Ces deux auteurs étatsuniens sont reconnus comme pionniers de l’analyse intersectionnelle (Collins, 2000) puisqu’ils ont été les premiers à s’intéresser à la complexité des systèmes d’oppression et à identifier les dynamiques entre identité et structure sociale et leurs effets sur la vie des Américains d’origine africaine.

C’est autour des années 1990 que le terme « intersectionnalité » comme tel a été introduit par Crenshaw (1991). Il a par la suite été théorisé pour explorer comment l’identité des femmes, leur positionnement social et leurs expériences de l’inégalité et de la violence ont été structurés par les multiples systèmes de domination liés à la race, au genre, à la classe et à la nation, entre autres. L’objectif de cette démarche de théorisation était à la fois de développer un modèle pour analyser l’oppression que vivaient les femmes des communautés noires et d’élaborer une stratégie politique pour contester et transformer les rapports sociaux fondés sur l’inégalité incluant ceux entre les femmes et ceux qui existaient au sein des communautés noires (hooks, 1981; Crenshaw, 1991; Collins, 1993; Crenshaw, 1993 / 2005). Entre-temps, de l’autre côté de l’Atlantique, des féministes européennes (Knudsen, 2006; Prins, 2006; Yuval Davis, 2006; Anthias, 2008), en s’appuyant sur une perspective socioconstructionniste, ont proposé une autre vision de l’intersectionnalité. Dans cette seconde version, les individus ne sont pas uniquement vus comme opprimés par les multiples systèmes d’oppressions. Les hiérarchies sociales sont également décrites comme la concrétisation de discours fondés sur différentes divisions sociales et comme effets de pratiques et de processus qui prennent forme au cours des interactions humaines, que ce soit au sein des institutions, de la communauté, du marché de l’emploi ou encore de la famille.

Pour plusieurs, les racines de l’intersectionnalité s’alimentent aux critiques de féministes noires américaines à l’endroit du féminisme blanc, de ses discours et de son programme politique qui ne prenaient pas en compte les connaissances, le vécu et les besoins des femmes qui se retrouvaient aux marges de la société. Chose certaine, les féministes québécoises ont également été préoccupées par l’hétérogénéité des femmes et leurs différences et ont tenté de différentes manières d’articuler la domination masculine aux autres systèmes d’oppression, comme le souligne à juste titre Danielle Juteau (2010). Cette dernière et Sirma Bilge (2009), à partir d’une perspective matérialiste refusant l’approche additive, ont pensé l’intersectionnalité à l’aide de concepts comme l’entrecroisement ou l’imbrication des systèmes d’oppression tels le genre, la race et la classe. Aussi, les féministes de la troisième vague, en s’inspirant des écrits de féministes noires américaines et des théories « queer », explorent les différences entre les femmes, mais à partir d’une variété de perspectives (Mensah, 2005). Finalement, quelques travaux ont exploré l’intégration de l’intersectionnalité dans la pratique de l’intervention. Ceux de Corbeil et Marchand (2006; 2010) proposent une modélisation de l’intersectionnalité dans le contexte de l’intervention féministe en soulevant aussi les enjeux posés par l’usage de l’approche intersectionnelle dans les milieux de pratique. Les écrits de Harper (Harper, 2013; 2014) explorent quant à eux la manière avec laquelle l’intersectionnalité, dans une perspective socioconstructionniste, peut modeler l’approche narrative, plus précisément en intervention avec les femmes immigrantes victimes de violence conjugale.

Cet intérêt pour l’intersectionnalité n’est cependant pas sans soulever des enjeux importants. D’abord, l’intersectionnalité reste à la fois imprécise et ambiguë. Son utilisation et son application en recherche et en intervention sont caractérisées par de multiples interprétations non seulement différentes, mais parfois contradictoires. Tant aux niveaux théorique, heuristique, politique ou pratique, l’intersectionnalité est marquée par une polysémie difficile à réduire. Ceci devient évident lorsque nous examinons le langage utilisé pour en parler. Selon les situations, une multitude de termes seront utilisés pour décrire l’objet qui intéresse chercheuses et intervenantes : les intersections, les systèmes d’oppression entrecroisée, les systèmes de privilèges et d’oppression entrecroisée, les oppressions simultanées, les inégalités imbriquées, les facteurs de risque cumulatifs, la matrice de l’oppression, la prise en compte de la diversité, et la liste est encore longue. De plus, dans les écrits récents sur la question, l’intersectionnalité est définie concurremment comme cadre théorique, paradigme, approche épistémologique, modèle d’intervention, stratégie d’action sociale; elle est même quelquefois sévèrement qualifiée de « buzzword » (Davis, 2008) sans grande portée réelle.

Étant donné les différentes façons de parler et de faire usage de l’intersectionnalité, et compte tenu des significations multiples que ce concept introduit, un certain nombre de questions peuvent être soulevées. De quoi parle-t-on exactement lorsque l’on parle d’intersectionnalité? Quelle est sa pertinence pour la recherche et pour la pratique? Quelle est sa pertinence pour quelles recherches et pour quelles pratiques? D’un point de vue féministe, l’intersectionnalité nous permet-elle vraiment de prendre en compte les différences entre les femmes tout en gardant le cap sur ce qui unit les femmes en tant que groupe social? Quelles en sont les finalités et les potentialités? Qu’apporte-t-elle de nouveau?

Dans ce dossier nous voulons faire le point sur l’intersectionnalité, ses différents usages et explorer son potentiel pour le renouvellement des pratiques sociales, que ce soit dans une perspective de théorisation, de recherche ou d’intervention. Les textes colligés témoignent à la fois d’enjeux théoriques et méthodologiques et indiquent des usages possibles de l’intersectionnalité pour la recherche sur les inégalités sociales et comme outil de changement social.

Pour ce faire, nous avons sollicité des articles qui examinent des débats théoriques, qui traitent de différentes questions liées aux inégalités sociales sous l’angle de l’intersectionnalité et nous avons fait appel à des contributions qui font état d’expérimentation de pratiques d’intervention et d’action sociale inspirées de ce cadre. En bref, nous explorons dans ce numéro bon nombre des usages possibles et des défis de l’intersectionnalité.

Avant d’aller plus avant dans cette présentation, nous tenons à remercier les auteures et auteurs des textes provenant du Québec, mais aussi de la Suisse, de la France et du Mexique. Nous remercions également ceux et celles qui ont contribué à ce dossier comme évaluateurs et évaluatrices des textes.

Présentation des textes

Ce dossier réunit douze textes sous la plume de chercheuses, d’intervenantes et d’activistes qui s’intéressent à l’intersectionnalité [1]. Certains d’entre eux s’attardent aux différents noeuds théoriques liés au concept d’intersectionnalité. D’autres illustrent plutôt les usages des approches intersectionnelles en recherche pour appréhender la manière dont les inégalités sont vécues et combattues, tout en prenant en compte les difficultés et problèmes d’application de cette perspective. Quelques textes, provenant d’Europe, démontrent la pertinence de l’intersectionnalité comme cadre théorique pour analyser les pratiques féministes. Finalement, nous retrouvons dans ce dossier des articles qui se penchent à la fois sur le potentiel de l’approche et sur le travail qu’il reste à faire pour utiliser l’intersectionnalité comme outil de promotion de la justice sociale.

Afin d’en faciliter la présentation, nous avons réparti les textes du dossier sous quatre rubriques : les regards théoriques sur l’intersectionnalité, les usages de l’intersectionnalité en recherche, les usages de l’intersectionnalité pour analyser les pratiques d’intervention et finalement les usages de l’intersectionnalité comme outil de justice sociale.

Avant de présenter le contenu de chacun des textes du dossier, voici trois enjeux se posant dans l’ensemble de ceux-ci avec une grande acuité.

Premièrement, la question du vocabulaire lié à l’intersectionnalité. Un travail de théorisation s’impose autour de ce qui est intersectionnel ou co-constitué et les processus sociaux qui y sont associés. Les conséquences de ne pas s’attarder à l’articulation des rapports sociaux risquent de banaliser les différentes oppressions qui sont en jeu dans des contextes locaux, ce qui peut avoir comme effet d’affaiblir le potentiel d’utilisation de l’intersectionnalité comme outil de promotion de la justice sociale. Certains textes offrent des propositions pour réaliser ce travail théorique.

Un deuxième enjeu concerne une possible réconciliation de l’intersectionnalité avec le matérialisme féministe ou du moins, la mise en dialogue de ces deux écoles de pensée. En d’autres mots, il s’agit de voir quelle est la capacité de l’intersectionnalité de mieux intégrer dans ses analyses les dimensions structurelles, matérielles ou objectives.

Il est souligné par certaines auteures que le mouvement féministe au Québec, par son positionnement géographique et linguistique, est bien placé pour se pencher sur ce défi.

Finalement, il y a des préoccupations de l’ordre de la praxis. Au-delà des analyses intersectionnelles, la question est de savoir comment les ancrer dans des pratiques, dans l’intervention féministe et dans les actions sociales et politiques du mouvement des femmes pour agir sur les préoccupations des groupes qui sont positionnés à l’intersection de différents rapports sociaux.

1) Regards théoriques sur l’intersectionnalité

Le dossier s’ouvre sur un texte intitulé Analyser la violence structurelle faite aux femmes à partir d’une perspective féministe intersectionnelle. Il s’agit d’un texte écrit par Catherine Flynn, étudiante de 3e cycle, Dominique Damant, professeure titulaire, et Jeanne Bernard, étudiante de deuxième cycle; toutes les trois de l’École de service social de l’Université de Montréal. Ce texte porte sur la pertinence d’utiliser un modèle d’intersectionnalité pour analyser différentes dimensions de la violence structurelle envers les femmes et les rapports de pouvoir impliqués dans sa production. Pour bien saisir la violence structurelle vécue par les femmes, il importe selon les auteures de s’attarder à l’ensemble des rapports sociaux et de les considérer comme indivisibles. D’où l’intérêt pour l’analyse féministe intersectionnelle, plus particulièrement pour sa perspective socioconstructiviste, qui intègre à la fois les dimensions structurelles et subjectives. Dans ce modèle, selon les auteures, les femmes sont vues comme des actrices qui élaborent des stratégies pour lutter et résister à l’oppression et à la marginalisation.

Dans le deuxième article du dossier, intitulé Consubstantialité vs intersectionnalité? À propos de l’imbrication des rapports sociaux, Elsa Galerand, professeure au département de sociologie de l’UQAM, et Danièle Kergoat, directrice de recherche émérite au CNRS, proposent un examen de l’oppression et des processus d’émancipation en ramenant à l’avant-plan le concept de consubstantialité des rapports sociaux. Selon elles, la réflexion sur l’articulation des rapports de pouvoir est trop souvent et trop rapidement camouflée sous le vocable d’intersectionnalité alors que cette idée demeure encore imprécise et qu’une confusion ontologique et épistémologique règne toujours au sujet de ce qui est intersectionnel : les identités, les classes, les catégories, les rapports sociaux, les processus d’oppression ou bien l’expérience de cette oppression. Les auteures mettent donc en dialogue l’intersectionnalité et le féminisme matérialiste, tout en soulignant que les deux cadres font des propositions pour appréhender la complexité des mécanismes d’oppression. Le concept de consubstantialité des rapports sociaux, qui met de l’avant l’unité et l’identité de substance des rapports sociaux de classe, de sexe et de race, serait plus approprié pour étudier les processus de domination et d’oppression en permettant la prise en compte de leur caractère matérialiste, qui est rarement mis en évidence par l’intersectionnalité. L’article examine les différents contextes sociopolitiques, européens et nord-américains dans lesquels les concepts de consubstantialité et d’intersectionnalité ont été développés. En prenant l’angle de l’analyse du travail et en utilisant le cas du travail domestique des femmes originaires des Philippines, il illustre la manière dont la théorisation matérialiste des rapports sociaux, à laquelle se rattache le paradigme de la consubstantialité, offre des outils d’analyse qui sont puissants et toujours d’actualité.

Le texte de Sirma Bilge, professeure au département de sociologie de l’Université de Montréal, a pour titre La pertinence de Hall pour l’étude de l’intersectionnalité. L’auteure y aborde une question théorique fondamentale qui perdure dans les débats théoriques autour de l’intersectionnalité, celle de l’articulation des différents rapports de pouvoir. Ces rapports sont-ils nécessairement co-constitués, signifiant alors qu’il faut nécessairement les analyser dans leur globalité et sans les dissocier l’un de l’autre, ou bien peut-on considérer ces rapports comme dotés d’une certaine autonomie, ce qui amènerait à les analyser différemment et à s’intéresser à un aspect des structures et systèmes de pouvoir? Selon l’auteure, dans les écrits sur l’intersectionnalité, l’idée de co-constitution est employée de manière dogmatique, ce qui fait en sorte qu’on est moins porté à analyser de manière indépendante les différents rapports de pouvoir et d’inégalités en présence dans différents contextes locaux. Une telle position peut avoir comme effet de laisser dans l’ombre certains aspects de l’oppression et de la domination. Bilge postule que les rapports de pouvoir sociaux peuvent être analysés de manière indépendante en fonction de différents lieux, mais tout en les situant dans la conjoncture historique de leur émergence, comme l’ont d’ailleurs fait les féministes américaines noires. L’attention accordée à la co-constitution des rapports sociaux ne doit pas faire perdre de vue leurs spécificités historiques. Afin de poursuivre un travail théorique et développer une meilleure articulation des rapports de pouvoir et consolider la pertinence de l’intersectionnalité pour des finalités de justice sociale définies par des groupes minoritaires qui s’organisent pour contrer des inégalités, Bilge met en discussion la contribution théorique de Stuart Hall à l’articulation des rapports de pouvoir et au concept de conjoncture, pour ensuite explorer les liens possibles avec l’intersectionnalité.

2) Les usages de l’intersectionnalité en recherche

Line Chamberland, du département de sexologie de l’Université du Québec à Montréal, et Julie Théroux-Séguin d’OXFAM traitent d’une étude sur le processus de marginalisation opérant en milieu de travail sur la base de l’orientation sexuelle. Dans un article intitulé Les stéréotypes à l'égard des gais et lesbiennes : des révélateurs de l'intersection entre genre et sexualité, elles illustrent comment la pertinence de l’approche intersectionnelle s’est imposée d’elle-même au moment où elles ont réalisé, lors de l’examen des données recueillies, l’impossibilité de dissocier analytiquement les représentations sociales de la sexualité de celles du genre, ainsi que l’impossibilité de traiter l’homophobie et le sexisme comme s’il s’agissait de deux systèmes parallèles. L’article adopte une posture intersectionnelle tout en présentant une discussion sur la pertinence du concept d’hétéronormativité, un terme qui renvoie à la notion butlérienne de « matrice hétérosexuelle », pour mettre en lumière les mécanismes interconnectés de construction de la normativité sexuelle et du genre en milieu de travail. En conclusion, les auteures réitèrent l’importance de ne pas évacuer l’analyse des rapports d’oppression liés à la sexualité à l’intérieur d’une approche intersectionnelle qui s’intéresserait uniquement aux oppressions considérées plus importantes, comme celles basées sur le sexe, la race ou la classe.

Le prochain texte est une contribution collective de Marianne Chbat, étudiante de 3e cycle au Département de sciences humaines appliquées, de Dominique Damant, professeure titulaire et de Catherine Flynn, étudiante de 3e cycle, toutes les trois de l’Université de Montréal. Dans ce texte, intitulé Analyse intersectionnelle de l’oppression de mères racisées en contexte de violence conjugale, les auteures présentent les résultats d’une étude portant sur les expériences de maternité de femmes autochtones et des femmes racisées en contexte conjugal. Cette étude a été réalisée à l’aide de l’approche intersectionnelle, plus spécifiquement avec le cadre conceptuel des domaines d’oppression de Patricia Hill Collins. Cette recherche s’attarde plus spécifiquement aux diverses formes d’oppression que les mères racisées ont subies. Les auteures avancent que le cadre de Collins est pertinent, mais il ne s’applique pas sans problème. Deux limites sont identifiées. D’abord, les analyses des structures sont priorisées au détriment de l’analyse des expériences subjectives. Par rapport à ce constat, les auteures s’appuient sur des écrits qui proposent une reformulation de l’intersectionnalité s’inspirant des perspectives post-structurelles et socioconstructivistes. Ensuite, à l’aide du cadre de Collins, il est difficile d’articuler à partir des témoignages des femmes l’interaction entre les divers domaines du pouvoir. Les auteures sont d’avis qu’il reste un travail théorique à faire pour raffiner les analyses.  

L’article de Guitté Hartog, professeure à l’Universidad Autonoma de Puebla au Mexique et Itzel A. Sosa-Sánchez, professionnelle de recherche au CRI-VIFF de l’Université Laval, a pour titre Intersectionnalité, féminismes et masculinités. Une réflexion sur les rapports sociaux de genre et autres relations de pouvoir. Estimant que le féminisme intersectionnel peut constituer un outil clé pour les études actuelles sur les masculinités, les auteures déplorent le fait que trop peu de recherches utilisent ce cadre conceptuel, et ce, malgré le fait qu’il permet de traiter des questions identitaires et des relations de pouvoir entre les hommes. Les auteures présentent une réflexion sur les possibilités et les défis liés au déploiement d’une perspective intersectionnelle. Elles postulent que l’intersectionnalité permet de porter un regard critique sur les points de vue de l’analyse qui dominent le champ des études sur les masculinités. Pour l’illustrer, elles présentent des exemples de recherches adoptant cette perspective.

L’article de Madeline Lamboley et al[2], doctorante en criminologie à l’Université de Montréal, est intitulé L’approche intersectionnelle pour mieux comprendre le mariage forcé de femmes immigrantes à Montréal. Il traite d’un phénomène peu connu, celui des mariages forcés. À partir d’un cadre intersectionnel et de données empiriques, ce texte propose des indices pour déceler des situations de mariages forcés et des situations dans lesquelles les femmes sont à risque. La manière dont les données sont présentées démontre la pertinence de l’utilisation de l’intersectionnalité pour appréhender comment le positionnement de femmes à l’intérieur de leur famille et dans la société d’accueil peut créer des situations qui rendent certaines femmes vulnérables devant l’imposition d’un mariage. Mais, comme l’auteure le décrit, une fois que ces situations sont dépistées, il faut que les intervenantes soient outillées, et que les services soient adaptés pour offrir aux femmes un soutien adéquat. En conclusion, l’auteure plaide pour la mise en place d’une approche intégrée, concertée et intersectionnelle.

Roxane Caron et Dominique Damant de l’Université de Montréal sont les auteures de l’article intitulé Le féminisme postcolonial à l’épreuve : comment échapper au « piège binaire »? Les auteures présentent certains défis qu’elles ont rencontrés lors de l’opérationnalisation de résultats d’une recherche qualitative portant sur l’expérience d’exil de femmes palestiniennes dans un camp au Liban. Pour ouvrir leur article, elles présentent la pertinence de l’utilisation du féminisme postcolonial comme cadre. Dans un deuxième temps, elles illustrent comment, alors qu’elles ont été confrontées à un certain nombre de limites dans la démarche analytique, la matrice de domination de Patricia Hill Collins s’est avérée pertinente pour mieux comprendre les situations complexes des femmes. Après la présentation de leurs données, les auteures concluent avec une réflexion sur la nécessité de conceptualiser les sites de domination, non pas uniquement comme des lieux d’oppression, mais aussi des lieux de résistance.

3) Les usages de l’intersectionnalité pour analyser les pratiques d’intervention

Le prochain texte du dossier est intitulé L’intervention sociale en faveur des femmes migrantes à l’intersection des rapports sociaux de sexe, de race et de classe; il a été écrit par Dietrich Choffat, animateur socioculturel au Centre de quartier à Lausanne, et Hélène Martin, professeure en études de genre à la Haute école de travail social et de la santé à Lausanne. Cet article présente une analyse des mécanismes de reproduction des rapports sociaux de sexe, de race et de classe à l’intérieur d’une association suisse qui a une mission d’intégration des immigrantes au marché du travail. Après avoir présenté leurs cadres théorique et méthodologique, les auteurs.e.s démontrent comment des discours organisationnels autour de la diversité des femmes font émerger la catégorie sociale de femmes migrantes comme victimes du sexisme propre à leur culture, pour ensuite justifier des activités d’intervention visant à aider ces femmes à s’engager dans une voie d’émancipation, mais celle définie par des valeurs féministes occidentales. Ensuite, les auteurs.e.s s’intéressent à la manière dont les activités d’intégration organisées par l’association pour les femmes s’inscrivent dans la reproduction du système de genre, de classe et de race, une situation qui rend impossible un travail visant la critique des rapports sociaux. Pour conclure, Choffat et Martin offrent quelques pistes pour une intervention sociale qui offre du soutien aux femmes.

Le texte suivant est celui d’Élise Lemercier, du département de sociologie de l’Université de Rouen, intitulé Heurs et malheurs de la lutte contre une pratique sexiste racisée. Regards de médiatrices interculturelles « africaines » mobilisées contre l’excision. Cet article propose d’analyser des pratiques d’un réseau de médiatrices culturelles qui tentent de lutter contre l’excision en France. En s’appuyant sur des données empiriques, l’article expose les pratiques de lutte et les contraintes politiques, juridiques et discursives dans lesquelles s’inscrivent leurs actions. Dans leur analyse, l’approche intersectionnelle a permis de mettre en lumière les injonctions paradoxales qui caractérisent la position sociale des femmes des groupes ethniques pratiquant traditionnellement l’excision. Comme le souligne l’auteure, les femmes immigrantes sont coincées entre la dénonciation du sexisme de leur groupe (au risque de renforcer le racisme) et celle du racisme auquel leur groupe est exposé (au risque de reconfirmer le sexisme), ce qui crée des tensions à l’intérieur des groupes de femmes et renforce les rapports de pouvoir entre femmes. Toutefois, devant ces contraintes, les médiatrices développent des pratiques d’intervention et des stratégies de positionnement comme formes de résistance à ces injonctions paradoxales à l’intersection des rapports sociaux.

4) Les usages de l’intersectionnalité comme outil de justice sociale

Le texte de Rachel Chagnon, professeure au département des sciences juridiques de l’UQAM, nous amène dans le domaine du droit canadien à travers un article intitulé Constats sur la difficulté d’intégration d’une analyse intersectionnelle en droit canadien : le traitement de la polygamie dans l’affaire Bountiful. Dans cet article, l’auteure s’interroge sur l’utilité du concept de l’intersectionnalité pour le droit. Comme elle le souligne, depuis les années 1990, les tribunaux reconnaissent la pertinence de l’intersectionnalité pour résoudre des situations de double discrimination et répondre au besoin de créer différentes catégories de personnes à protéger. Cependant, l’intersectionnalité semble moins efficace comme outil pour venir en aide à des groupes qui n’ont pas, à première vue, un statut clair de victime. L'auteure en fait la démonstration, à travers un cas concret, soit la décision rendue dans l’affaire Bountiful, qui traite de la loi canadienne interdisant la polygamie.

Finalement, le dernier texte intitulé Sur l’indivisibilité de la justice sociale ou Pourquoi le mouvement féministe québécois ne peut faire l’économie d’une analyse intersectionnelle, a pour auteure Geneviève Pagé, professeure au département de science politique à l’UQAM. Dans ce texte, l’auteure s’intéresse à la pertinence des théories de l’intersectionnalité pour le mouvement féministe québécois actuel. Faisant un retour historique sur le mouvement féministe québécois, l’auteure constate que dès les années soixante-dix, les racines d’une pensée intersectionnelle existaient déjà. À cette époque, les luttes se situaient à trois niveaux : contre le patriarcat, contre l’impérialisme américain et contre le colonialisme anglo-saxon. Le mouvement féministe québécois est ainsi bien placé, selon l’auteure, pour transformer ce savoir et cet héritage en outil d’action pour prendre en compte la réalité des femmes qui ne sont pas issues de cette histoire. Dans la même veine, elle développe l’idée que le mouvement féministe québécois est bien positionné historiquement, géographiquement, et même linguistiquement, pour construire des ponts sur le plan théorique entre deux écoles de pensée souvent mises en opposition l’une et l’autre : celle du féminisme matérialiste et celle de l’intersectionnalité. Selon l’auteure, une nouvelle théorisation est à construire pour aborder les préoccupations autour de l’intersectionnalité du mouvement féministe d’aujourd’hui. Face au débat déplorant qu’en raison de son orientation postmoderne, l’intersectionnalité serait une source de fragmentation du mouvement, l’auteure affirme qu’au contraire, l’intersectionnalité ne représente pas un éclatement, mais plutôt un enrichissement. Elle permet au féminisme de renouveler ses analyses et stratégies pour s’assurer que certaines femmes, différentes, ne soient pas laissées pour compte, rejoignant ainsi l’idée d’indivisibilité portée par la notion de justice sociale.

Bonne lecture!