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La question du rythme en formation est souvent entendue comme la recherche d’une répartition optimale des stages à l’intérieur du calendrier de la formation. Cela suppose implicitement qu’il serait possible de trouver un rythme idéal entre les stages et les présences en classe qui, à lui seul, permettrait de développer l’apprentissage professionnel, comme si il était possible de définir une alternance idéale, identifiée comme processus de professionnalisation. Cependant, plusieurs travaux concernant les temporalités en formation (Aubry, 2012; Lesourd, 2009; Pineau, 2000) démontrent que la question du temps en formation ne peut être réduite à une simple répartition mécanique des situations formatives et qu’il est indispensable de considérer les processus de construction des connaissances, ainsi que les processus de professionnalisation pour repenser les temporalités des formations professionnalisantes. Cela implique que le temps doit être compris et étudié en formation selon une approche compréhensive et dialectique, où la notion de rythme devient nécessairement significative dans la construction de l’apprentissage professionnel et de la construction de la professionnalité. Chez Bachelard (1932), le rythme permet une reconstruction du temps et donne forme et sens aux instants qui structurent et scandent indiscutablement tout projet de formation. Pineau (2000) mentionne d’ailleurs à propos de la rythmanalyse de Bachelard que « cet apprentissage formation fait mettre ensemble et en sens des moments autrement séparés » (p. 122). Il s’agit pour Pineau de penser la « complexité des métamorphoses de la formation » (Ibid.). Cette affirmation invite à requestionner les processus de professionnalisation moins sur le plan organisationnel que sur le plan de la construction des connaissances et de l’apprentissage professionnel dans le registre du temps vécu. Pineau rappelle à cet effet que pour Bachelard, « comprendre un phénomène nouveau, ce n’est pas simplement l’adjoindre à un savoir acquis, c’est réorganiser le principe même du savoir » (Pineau, 2000, p. 135). Cette réorganisation du savoir, nécessaire à tout apprentissage professionnel, se joue dans un instant complexe qui mobilise lui-même différents instants situés comme des marqueurs de situations. La construction et la maîtrise de cet instant complexe nécessite un mouvement où la dimension rythmique est centrale dans la mesure où chaque apprenant définit son propre rythme d’apprentissage. Dès lors, questionner les processus de professionnalisation, c’est repenser les rythmes qui permettent la construction de l’apprentissage professionnel.

La formation doit donc pouvoir prendre en compte ce mouvement perpétuel de dialogue entre différents instants (Fabre, 1994), ce qui supposerait de mettre en place des situations qui ne soient plus des « unités temporelles très liées à un lieu » (Pineau, 2000, p. 160), comme représentatives d’une forme d’alternance définie au regard d’une visée organisationnelle de la formation, mais comme une dialectique de situations relatives, formelles et non formelles, parfois dépourvues de significations, mais qui, repensées dans un instant complexe et fécond, développent un apprentissage professionnel. Comment ainsi considérer une formation professionnalisante reposant sur une mise en mouvement d’instants, selon un rythme défini par le formé, soutenant une visée d’apprentissage professionnel? Ce numéro propose d’étudier cette question du rythme en formation dans une perspective dialectique et en considérant que les processus de professionnalisation s’appuient sur la construction de l’apprentissage professionnel.

Michel Alhadeff-Jones propose d’envisager six finalités caractéristiques d’un apprentissage réflexif et critique permettant de concevoir et d’interroger les rapports entre professionnalisation et temporalités. Il propose en particulier d’interroger la façon dont on apprend à discriminer, évaluer, interpréter, argumenter, juger et mettre en crise les temporalités et les rythmes, vécus ou observés, tels qu’ils déterminent la vie quotidienne et l’apprentissage tout au long de la vie. Ce faisant, cette réflexion suggère de concevoir la professionnalisation comme capacité à (ré) organiser une autonomie rythmique.

Christine Gauthier-Chovelon expose le processus de mise en visibilité des temporalités en mettant l’accent sur la méthode et la posture adoptées par le formateur dans le contexte des masters des métiers de l’enseignement des ESPE. L’auteure cherche à mettre en lumière en quoi un espace ouvert permet de mieux appréhender la temporalité de la professionnalisation dans un tout, dans un continuum entre la théorie et la pratique; et quelle place pourrait être donnée au langage analogique métaphorique en formation?

Bruno Grave cherche à mettre en évidence les dynamiques professionnelles des nouveaux chefs d’établissements scolaires, l’analyse de ce dialogue, de cette rythmique « formation/expérience » participe à une typification d’entretiens correspondant à un « monde socioprofessionnel », à une « forme identitaire » spécifique de ces chefs d’établissements.

Francis Lesourd interroge en termes d’arts de faire l’expérience des enseignants dans un contexte de formation en ligne, passant du présentiel au distanciel. Arts de faire relatifs à la complexité des temps et des rythmes vécus, mais aussi à l’angoisse face au temps de l’institution qui s’estompe dans l’enseignement à distance. L’auteur met en lumière qu’à travers les tours de main inventés et les angoisses traversées, ce passage du présentiel au distanciel s’accompagne de formes de professionnalisation de l’organisation et des acteurs

François Aubry explique en quoi l’intégration des nouveaux préposés aux bénéficiaires dans les organisations gériatriques au Québec doit être considérée comme un processus problématique en termes de santé et sécurité du travail. L’auteur propose un référencement des causes pouvant jouer un rôle dans la fragilisation du processus de transmission des stratégies inhérentes à l’apprentissage des règles et des procédures de santé et de sécurité au travail.

Pascal Roquet, en synthèse de ce numéro, présente une approche par les rythmes qui permet de mieux saisir l’organisation temporelle et le mouvement temporel dans la compréhension des processus de professionnalisation. La différenciation macro temporel/méso temporel/micro temporel donne le cadre conceptuel d’interprétation de la variation des rythmes dans la construction des activités formatives et professionnelles.

Bachelard nous permet de penser une reconstruction temporelle de la formation à travers trois concepts : les instants, la chronotechnique et la rythmanalyse (Bachelard, 1932 ; Bachelard, 1950). Il faut d’abord comprendre que l’importance de la situation réelle (les instants). Les situations réelles existent et constituent bien le matériau de base à l’analyse des savoirs. Mais l’apprentissage professionnel en lui-même ne se construit pas sous nos yeux, nous ne pouvons qu’en observer les résultats et les effets. Ces résultats observés sont les produits d’une chronotechnique, donc d’une reconstruction temporelle des savoirs. Or, il y a bien un instant où cet eurêka! s’est produit et s’il demeure impossible de l’observer en temps réel, nous pouvons envisage de créer les conditions favorables pour qu’il se produise, mais surtout, pour qu’il se produise conformément au modèle d’esprit critique qu’est le Nouvel Esprit Scientifique. Cet eurêka! bachelardien, c’est « l’Instant complexe et fécond », le moment où l’apprenant, seul à sa « table d’existence, devant sa page blanche et à la lumière de sa chandelle » (Bachelard, 1961), construit son savoir. Il faut comprendre ici la métaphore; la table d’existence constitue tout le vécu du sujet, ou autrement dit toutes ses situations de vie, la page blanche représente la reconstruction nécessaire qui doit être faite par l’apprenant et la lumière, sa conscience. Cet Instant engage l’apprenant dans un moment de rêverie anagogique, une rêverie consciente qui le conduit à déconstruire ses images, pour les transformer, créer de nouvelles images et contribuer à une nouvelle organisation des idées. Cette rêverie, consciente, crée des images particulières qui existent sans avoir besoin de contexte. Mais cet instant complexe et fécond ne doit pas jouer qu’une seule fois au cours de la formation, il doit y avoir une alternance de ces instants chez l’apprenant. Cette alternance, c’est la rythmanalyse. Il nous semble en effet que la vraie question de l’alternance en formation repose sur la capacité des parcours proposés à initier cette rêverie anagogique, nécessaire au développement de l’esprit critique.