Corps de l’article

Dans un ouvrage récent intitulé Writing in the Time of Nationalism: From Two Solitudes to Blue Metropolis, Linda Leith avance que l’arrivée au pouvoir du Parti québécois en 1976 a provoqué une double marginalisation des écrivains anglophones du Québec qui, depuis les années 1940, avaient dominé la scène littéraire canadienne. D’une part, ils se sont retrouvés isolés par rapport à l’institution littéraire canadienne-anglaise, dont la capitale se situait désormais à Toronto; d’autre part, ils se sont sentis aliénés par rapport à l’institution littéraire québécoise alors en plein essor. Selon Leith, l’invisibilité qui en a résulté était en grande partie attribuable à l’absence d’organisations et de maisons d’édition de langue anglaise au Québec, ce qui a eu pour effet de contribuer tant à entériner le nouveau statut linguistique et culturel minoritaire des écrivains anglophones qu’à exacerber le discours des deux solitudes (Leith, 2010).

Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1990 – soit au lendemain du deuxième référendum – que la communauté anglophone a commencé à se doter d’une infrastructure institutionnelle apte à promouvoir les oeuvres de ses écrivains et, par-là, à leur assurer une plus grande présence au sein des milieux littéraires francophones. Si le « mur de Chine » (Marcotte, 1998/1999, p. 9) qui avait séparé jusque-là les deux littératures n’a pas été démantelé pour autant et si, nous le verrons plus loin, la définition même de qui appartient à la communauté anglophone a soulevé (et soulève encore) d’importants enjeux, il reste que la traduction a joué un rôle crucial dans l’ouverture graduelle de l’institution littéraire québécoise à ce que l’on appelle, depuis la fin des années 1990 et sans que la désignation n’ait fait l’unanimité, la littérature anglo-québécoise[1]. Mieux, certains critiques francophones soutiennent que, une fois traduites, les oeuvres anglophones font bel et bien partie de la littérature québécoise (Biron, 2011), tandis que, pour leur part, nombreux sont les écrivains contemporains de langue anglaise qui estiment avoir plus d’affinités sociales, culturelles et politiques avec le Québec qu’avec le Canada anglais.

En prenant pour postulat de départ que la traduction littéraire, en tant que processus et produit, engage des agents, des agences et des textes (Wolf, 2007, p. 1), le présent article s’inscrit dans un projet nettement plus ambitieux ayant pour objectif général d’interroger, dans une double perspective sociologique et traductologique, la place de la traduction littéraire, le rôle des traducteurs et l’impact des instances institutionnelles dans l’évolution des rapports entre les communautés anglophone et francophone du Québec depuis l’arrivée au pouvoir du Parti québécois. Ce projet vise à proposer des éléments de réponse à des questions qui nous semblent particulièrement pertinentes dans la conjoncture québécoise actuelle où l’intégration des minorités s’effectue selon le modèle de l’interculturalisme : dans quelle mesure et selon quelles modalités la traduction littéraire a-t-elle favorisé (ou non) la mise en circulation de perceptions, attitudes, savoirs et images du soi et de l’autre qui ont créé des brèches dans ce « mur de Chine » a priori si infranchissable il y a à peine une vingtaine d’années? Que révèle-t-elle au sujet des enjeux soulevés par l’échange interculturel au Québec? Au sujet des rapports de force et de place? Dans quelle mesure la traduction littéraire est-elle symptomatique, d’un côté, d’une ouverture de la majorité francophone à une minorité qui, historiquement, a toujours été perçue comme menaçante et, de l’autre, de cette volonté d’identification de la part de la communauté anglophone aux réalités tant linguistiques que culturelles de la société québécoise que l’on observe depuis les années 1990?

L’objectif du propos qui suit est bien plus modeste. À partir du double constat qu’il manque, sur le plan théorique, une base méthodologique pour l’articulation entre sociologie de la traduction et traductologie[2] (voir Wolf, 2007) et, sur le plan empirique, une liste complète de toutes les oeuvres anglo-québécoises traduites en français, il s’agit ici de poser les premiers jalons de l’étude esquissée ci-dessus en rendant compte des difficultés rencontrées et des résultats obtenus dans le cadre d’un projet pilote plus circonscrit portant sur la traduction de la littérature anglo-québécoise. Ce dernier consistait dans un premier temps à établir un répertoire aussi exhaustif que possible de toutes les oeuvres de fiction (romans et nouvelles) publiées par des auteurs anglo-québécois depuis 1990[3] et de toutes celles qui ont été traduites en français. Dans un deuxième temps, il s’agissait d’effectuer une série d’analyses statistiques en vue de répondre à un ensemble de questions ponctuelles : qui a été (n’a pas été) traduit? Par qui? Quand? Où? Y a-t-il des tendances (subventionnaires, éditoriales, de légitimation, etc.) qui se dessinent? Qu’est-ce qu’une telle base de données permet de dire sur la vitalité artistique de la communauté littéraire anglophone, l’intérêt manifesté à son égard par son homologue francophone et l’évolution de leurs rapports au cours des vingt-cinq dernières années?

Ces questions ont pour prémisses que « la minorité anglophone du Québec ne saurait s’épanouir pleinement que dans un contexte où son avenir est inévitablement lié à l’avenir d’une population dont la priorité est la survie du français » (Chaput et Champagne, 2011, p. 2) et que [traduction] « la communauté artistique anglophone a joué un rôle de pionnier dans le processus de transformation d’une solitude isolée en une minorité intégrée » (Rodgers, Needles et Garber, 2008, p. 108). Dans ces conditions, nous avons émis l’hypothèse selon laquelle non seulement la traduction littéraire a été un facteur non négligeable dans la consécration de ce processus d’ouverture et d’intégration, mais l’établissement d’un tel répertoire constitue un point d’articulation on ne peut plus concret entre la sociologie de la traduction, axée sur les pratiques sociales, et la traductologie, axée sur les pratiques de traduction.

Or, il a rapidement fallu se rendre à l’évidence : la compilation des données bibliographiques s’est heurtée d’emblée à des obstacles inattendus qui ont conduit à une remise en cause de l’utilisation des banques de données à des fins de recherche, d’une part, et, de l’autre, ont nécessité une réévaluation des critères habituellement retenus pour définir la littérature anglo-québécoise, critères qui témoignent, comme nous le verrons, des tensions tant démographiques qu’historiques, culturelles et institutionnelles qui la sous-tendent. Aussi les objectifs particuliers du présent article consistent-ils à rendre compte de la nature des difficultés rencontrées comme des solutions retenues, à analyser les défis méthodologiques que ces difficultés et solutions posent à une sociologie de la traduction soucieuse de consolider son arrimage à la traductologie et à faire part de quelques-uns de nos résultats préliminaires. Mais auparavant, une brève mise en contexte du projet pilote s’impose.

État des lieux de la recherche bibliographique en traduction littéraire au canada

Publiée en 1975, augmentée et rééditée en 1977, la Bibliographie de livres canadiens traduits de l’anglais au français et du français à l’anglais du comparatiste et traducteur Philip Stratford a eu un effet d’autant plus retentissant sur les recherches traductologiques alors en voie d’émergence au Canada anglais et au Québec qu’elle a rendu possibles des analyses quantitatives et qualitatives jusqu’alors inexistantes, faute d’accès autre que partiel à des données ainsi réunies – la Bibliographie contient 640 entrées – pour la première fois. En effet, Stratford énumère dans son « Introduction » les principales pistes de recherche que, selon lui, la Bibliographie ouvre et dont la plupart relèvent d’une approche institutionnelle : comparaison du nombre d’oeuvres traduites dans les deux langues officielles; progression au fil des années; genres privilégiés; analyse de l’infrastructure éditoriale et subventionnaire; conditions de travail des traducteurs littéraires; rôle joué par les éditeurs et traducteurs européens et américains; études comparées de la transmission de connaissances[4]. Il note par ailleurs que, tout en confirmant l’absence de traductions systématiques de la littérature de l’« autre », sa Bibliographie révèle ce qui a été traduit, ce qui n’a pas été traduit et, surtout, l’ampleur de la tâche qu’il reste à faire (Stratford et Newman, 1977, p. i-viii).

Tout au long des années 1980 et 1990, les données bibliographiques recueillies par Stratford, auxquelles se sont ajoutées des statistiques sur les subventions à la traduction littéraire octroyées depuis 1972 par le Conseil des arts du Canada, ont été le point de départ non seulement de la mise au jour de la persistance d’inégalités de fait quant au nombre d’oeuvres traduites dans chaque langue officielle et à la valeur des subventions accordées à chaque communauté linguistique, mais aussi d’analyses des critères de sélection d’oeuvres à traduire ou encore de l’image que chaque communauté culturelle était susceptible de se faire de l’autre en fonction des traductions à sa disposition. On a pu constater, entre autres, que : le Canada anglais privilégiait la traduction d’oeuvres de fiction, alors que le Québec préconisait celle d’oeuvres de non-fiction (Homel, 1993); le Québec tendait à ne traduire que des ouvrages d’histoire portant sur l’histoire du Québec (Linteau, 1996); entre 1972 et 1980, la traduction de la poésie comptait pour moins de 10 % de l’ensemble des traductions littéraires subventionnées par le Conseil des arts, malgré le fait que [traduction] « la poésie représente l’une des expressions culturelles les plus vivaces au Canada » (Ellenwood, 1983, p. 67); les oeuvres québécoises à contenu politique explicite avaient plus tendance à être traduites en anglais que celles qui en étaient dépourvues (Shouldice, 1983, p. 75); le lectorat anglo-canadien a une vision déformée et limitée du canon littéraire québécois, en raison des stratégies de sélection des éditeurs qui préfèrent des « valeurs sûres », souvent les mêmes, ce qui favorise la vente tout en facilitant leur éventuelle assimilation au canon littéraire canadien (Koustas, 1997 et 1998)[5]. En effet :

[…] les années soixante servent de base, de norme, de mesure, de point de référence pour traduire la littérature québécoise. […] Dans la poésie, dans le roman, on traduit massivement les oeuvres publiées dans les années soixante, puis le retour en arrière – les années cinquante, quarante et au-delà – s’effectue à partir d’une vision, d’une conception de la littérature bien ancrée dans les années soixante.

Giguère, 1983, p. 58-59[6]

Si donc les bibliographies – mais aussi les catalogues d’éditeurs, les listes d’oeuvres primées, les anthologies – reposent de prime abord sur des variables restreintes et a priori peu informatives (nom de l’auteur, titre, éditeur, etc., nous y reviendrons), elles sont de véritables mines d’or à des fins d’analyses statistiques et, par suite, institutionnelles et textuelles. La Bibliographie de Stratford fut un catalyseur des processus de professionnalisation, de reconnaissance et de légitimation de la traduction littéraire au Canada. De plus, elle est l’un des piliers de l’école canadienne de traductologie pour autant qu’elle a rendu possible, grâce aux conceptions, représentations, tendances, stéréotypes et rapports de force réels qu’elle emmagasine, l’appréhension de [traduction] « la question compliquée de l’identité canadienne – qui soulève des problèmes liés à la colonisation, au bilinguisme, au nationalisme, à l’héritage culturel, à un système littéraire faible et au genre » (Gentzler, 1993, p. 184; voir aussi Cronin, 2006, ch. 2)[7]. Du coup, on est en droit de s’étonner que l’initiative de Stratford n’ait jamais eu de suite.

D’où l’intérêt de la reconduire dans le cadre d’un projet pilote portant sur un corpus – les oeuvres de fiction anglo-québécoises traduites en français depuis 1990 – dont le caractère volontairement restreint est immédiatement contrebalancé par son caractère hautement politisé. En effet, la spécificité de la littérature anglo-québécoise, soit ce qui fait de celle-ci ainsi que de la bibliographie que nous avons établie des objets de recherche à part entière, réside en grande partie dans l’inversion somme toute spectaculaire des rapports de force linguistiques et culturels que cette littérature affiche à même sa désignation clivée, symbole de sa double minorisation par rapport aux littératures canadienne-anglaise et québécoise. Aussi la traduction ou la non-traduction d’oeuvres de fiction anglo-québécoises en français est-elle déterminée dans une large mesure par des facteurs d’ordre sociologique, politique et économique propres au contexte québécois.

Nous avons donc fait le pari que l’établissement d’une bibliographie exhaustive de toutes les oeuvres de fiction anglo-québécoises publiées depuis 1990 et de celles qui ont été traduites en français permettra d’identifier, quantifier, interpréter et conceptualiser ces facteurs à partir du principe que les variables retenues sont indicatives de l’ensemble des conditions sociales de possibilité de la traduction littéraire. Dans cette optique, notre projet pilote, à l’instar du projet plus ambitieux dont il relève, se fondait sur la prémisse supplémentaire que voici :

[traduction] La traduction rend visible l’existence [des critères qui gouvernent les rapports entre textes et cultures]; ce faisant, elle contribue à une prise de conscience des éléments sous-jacents à sa propre culture pour ainsi déterminer la définition du soi collectif en fonction (et ce, très souvent sur le mode de la dénégation) d’un autre, de l’autre.[8]

St-Pierre, 1993, p. 63

De la spécificité de la traduction littéraire au Québec

Que le corpus littéraire anglo-québécois constitue un objet d’étude doté d’une spécificité propre ne fait aucun doute. Sur le plan théorique, tout d’abord, il s’avère quelque peu réfractaire aux visées de la sociologie de la traduction telles qu’elles ont été formulées par la sociologue française Gisèle Sapiro. Sapiro précise clairement qu’il s’agit de :

[…] poser une série de questions […] qui portent sur les enjeux et les fonctions des traductions, leurs agences et agents, l’espace dans lequel elles se situent et les contraintes, à la fois politiques et économiques, qui pèsent sur elles. Une approche sociologique de la traduction doit prendre en compte plusieurs aspects des conditions de circulation […] des biens culturels, à savoir la structure de l’espace des échanges culturels […], les instances et agents de l’intermédiation, ainsi que les processus d’importation et de réception […].

Sapiro, 2008, p. 28

Elle ajoute que :

[…] pour comprendre l’acte de traduire, il faut donc, dans un premier temps, l’analyser comme imbriqué dans un système de relations [… dans lequel] les ressources économiques, politiques et culturelles sont inégalement distribuées, ce qui engendre des échanges asymétriques reflétant des rapports de domination.

Sapiro, 2008, p. 29

Or, sa perspective demeure résolument transnationale. À cet égard, elle ne saurait rendre que partiellement compte des enjeux et des fonctions de traductions intranationales caractéristiques de pays officiellement bi- ou multilingues comme le Canada, mais aussi la Belgique, la Suisse, Israël, la Finlande, le Cameroun, l’Inde – pour ne nommer que ceux-ci (voir Lane-Mercier,Merkle et Meylaerts, à paraître).

Plus précisément, la perspective transnationale de Sapiro l’amène à définir, à la suite de Johan Heilbron (1999) et de Louis-Jean Calvet (2002), un système mondial de la traduction à quatre sphères inégales, soit la langue hypercentrale (l’anglais, « étant donné que la moitié environ des livres traduits mondialement le sont de l’anglais » [Sapiro, 2008, p. 29]), les langues centrales (le français et l’allemand), les langues semi-périphériques (au nombre de 8, dont l’italien et l’espagnol) et les langues périphériques (soit toutes les autres, qui détiennent moins de 1 % du marché mondial de la traduction). Il reste que, en tenant compte de la complexité des rapports de domination dans lesquels la traduction d’oeuvres anglo-québécoises se trouve prise, ce système paraît problématique. Langue hypercentrale sur le plan mondial, langue officielle du Canada au même titre que le français, l’anglais a toutefois statut de langue minoritaire (non officielle) au Québec et, de ce fait, y est protégé conformément à la partie VII (articles 41 à 45) de la Loi sur les langues officielles du Canada. Selon l’article 41 :

Le gouvernement fédéral s’engage à favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et à appuyer leur développement, ainsi qu’à promouvoir la pleine reconnaissance et l’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne.

Cette formulation est paradoxale pour autant qu’elle vise simultanément les Québécois (comme minorité francophone au sein de la fédération canadienne) et les Anglo-Québécois (comme minorité anglophone au sein du Québec). À cet engagement s’ajoute celui des institutions fédérales « de veiller à ce que soient prises des mesures positives pour [le] mettre en oeuvre […] dans le respect des champs de compétence et vitalité des pouvoirs des provinces », afin d’avoir un impact réel sur « la vitalité des communautés de langue officielle, le progrès vers l’égalité du français et de l’anglais dans la société canadienne et l’avenir de la dualité linguistique au Canada » (Commissariat aux langues officielles, 2013).

Autrement dit, une sociologie de la traduction littéraire au Canada et, à plus forte raison, au Québec, doit se munir d’outils conceptuels et méthodologiques aptes à rendre compte de flux traductionnels qui se trouvent en porte à faux avec la hiérarchie des relations transnationales postulée par Sapiro[9]. D’où la nécessité non pas de contester mais plutôt de complexifier les rapports de domination et la direction ostensiblement unilatérale de la traduction que cette hiérarchie implique, de même que le présupposé selon lequel l’anglais est par définition en position d’hypercentralité. Dans le cas des Anglo-Québécois, c’est moins la langue qui est menacée que la vitalité et la survie de leur communauté, de leur culture et de leur identité : « Notre priorité consiste à établir la ’marque’ de la culture anglo-québécoise en tant que force positive et créatrice au sien du Québec. C’est tout un défi! » (Rodgers cité par Fraser, 2011). Ce défi pourrait être reformulé comme suit : notre priorité est de participer à la société québécoise grâce, entre autres, à la traduction en français de notre littérature définie en termes de reconnaissance par et d’intégration dans la culture majoritaire.

Il semble clair que le concept d’hypercentralité se trouve ici tant soit peu dévoyé.

Les langues dominées sont des langues peu dotées en capital littéraire et en reconnaissance internationale. Les langues dominantes, du fait de leur prestige spécifique, de leur ancienneté, du nombre de textes déclarés universels écrits dans ces langues, sont détentrices d’un capital littéraire important.

Sapiro, 2008, p. 34

Cette affirmation demande à être nuancée à partir du moment où l’anglais hypercentral se trouve en position de langue officielle ou non officielle minoritaire[10]. Dans cette optique, l’un des indicateurs des effets « positifs » de l’article 41 serait le nombre de subventions octroyées par le Conseil des arts à des éditeurs québécois pour traduire des oeuvres anglo-québécoises comparé au nombre de subventions accordées pour la traduction d’oeuvres anglo-canadiennes. L’objet de notre projet pilote revêt donc un intérêt d’autant plus grand qu’il constitue, par la dynamique intraprovinciale, intranationale et internationale dont il participe, à la fois un cas unique dans le contexte canadien et un corpus de choix pour vérifier notre hypothèse selon laquelle les bibliographies d’oeuvres traduites contiennent en creux les conditions sociales de possibilité de la traduction et, par-là, offrent un terrain fertile pour jeter les bases méthodologiques d’une articulation entre sociologie de la traduction et traductologie[11].

Qui est un auteur anglo-québécois?

Ceci dit, les problèmes méthodologiques soulevés par l’établissement d’un répertoire exhaustif des oeuvres de fiction anglo-québécoises traduites en français depuis 1990 ont été de taille, symptomatiques de la difficulté à réaliser, du moins dans le contexte canadien, une telle articulation. Ces problèmes ont été dus, dans un premier temps, à l’absence d’une bibliographie exhaustive des oeuvres de fiction anglo-québécoises : il a donc fallu développer nos propres critères d’inclusion/exclusion en fonction de bibliographies déjà existantes plus ou moins « fiables », sur lesquelles nous reviendrons dans la section suivante. Cette tâche a été d’autant plus délicate que diverses instances proposent, à des fins démographiques que sous-tendent des intérêts politiques à peine voilés, une définition tantôt inclusive, tantôt restrictive de qui fait partie de la communauté anglophone du Québec et, partant, du pourcentage de la population totale de la province que cette communauté représente.

Comme le notaient sans ambages les auteurs d’un rapport préparé pour Statistique Canada sur la minorité anglophone du Québec à partir des informations fournies par le Recensement de la population de 2006, « il n’existe pas de définition canonique de qui est anglophone » (Corbeil, Chavez et Pereira, 2010, p. 8; voir aussi Jedwab, 2010) puisque tout dépend du critère utilisé. Ainsi, si la population totale du Québec en 2006 était de 7 435 900 habitants, la population anglophone pouvait osciller entre 607 200 personnes (8,2 %) ayant l’anglais pour langue maternelle et 1 275 000 personnes (17,1 %) affirmant parler anglais à la maison ou régulièrement, en passant par 994 700 personnes (13,4 %) ayant déclaré l’anglais comme première langue officielle parlée, ces deux derniers critères comprenant bien entendu les Autochtones et les allophones qui n’ont aucun statut linguistique officiel au Canada[12].

Il va sans dire que la vitalité d’une communauté minoritaire est facteur, entre autres, du nombre absolu de ses membres et de leur distribution à travers le territoire. Dans cette optique, les critères d’inclusion et d’exclusion peuvent être manipulés tantôt par la communauté elle-même (ou par certaines de ses factions), tantôt par la majorité, en l’occurrence les gouvernements fédéral et provincial dont les engagements vis-à-vis de la minorité anglophone du Québec divergent considérablement. Contrairement au gouvernement fédéral qui a tout intérêt à mettre en évidence la progression de la dualité linguistique au Québec, le gouvernement québécois ne retient que le seul critère de la langue maternelle, ce qui a le triple avantage de réduire la diversité ethnique et culturelle de la communauté anglophone, de limiter le financement institutionnel octroyé à cette dernière et d’augmenter le nombre d’allophones sans statut ou reconnaissance officielle (Jedwab, 2008, p. 3-4). De telles restrictions ont amené le sociologue Barry Lazar à conclure :

[traduction] Le terme anglo-québécois est une construction démographique forgée par des gouvernements relativement récents. Il s’agissait d’un moyen efficace de transférer des communautés non francophones, non britanniques, dans une troisième dimension. Juifs, Italiens, Chinois, Grecs, etc. se sont tout à coup retrouvés dans cette construction artificielle d’« autre » ou allophone. Trouver une définition juste de l’Anglo-québécois est aussi difficile que lorsqu’il s’agit de définir toute autre communauté créée de manière artificielle. Pour la plupart d’entre nous, c’est un terme qui ne signifie rien.

Lazar, 2001, p. 17

D’où l’importance qu’il convient d’accorder à l’auto-identification, qui a permis à plus de 80 % de la minorité anglophone d’affirmer le caractère « distinct » de sa communauté lors d’un sondage effectué en 2006 pour Patrimoine Canada (Jedwab, 2008, p. 5). Et voici où il fallait en venir, car la difficulté à formuler une définition claire de qui est anglophone au Québec se reproduit, comme on pouvait s’y attendre, lorsqu’il s’agit de déterminer qui est un auteur anglo-québécois. Or c’était là la pierre angulaire de notre projet pilote. Sans revenir ici sur les débats souvent houleux et désormais amplement documentés sur l’épithète « anglo-québécois » (voir Lane-Mercier, 2012; Leclerc, 2007/2008; Moyes, 1998/1999), il suffit de mentionner les réserves – voire le refus – exprimées vers la fin des années 1980 par des écrivains de langue anglaise sondés sur leur positionnement par rapport à cette désignation (Leith, 1989/1990). Il reste que celle-ci semble avoir « pris », du moins dans les milieux critiques et universitaires, à en juger par les dossiers spéciaux consacrés à la littérature anglo-québécoise depuis une dizaine d’années[13], sans que l’on soit parvenu à s’accorder sur les critères définitionnels qu’il importe de retenir. Du coup, on retrouve les mêmes tendances à l’intégration ou à la restriction que celles constatées ci-dessus, à la différence près que les critères démographiques et linguistiques utilisés par les instances gouvernementales tendent à être tantôt augmentés, tantôt remplacés par des critères thématiques, stylistiques et génériques – soit des critères à forte dominante esthétique.

À titre d’indication, l’écrivain anglo-québécois est celui qui : a écrit sur « l’expérience québécoise », peu importe son lieu de résidence (Stratford, 1982); a écrit sur le Québec et/ou est domicilié au Québec depuis au moins cinq ans (Donovan, 2007); habite au Québec mais se distingue par le recours aux motifs de l’exil et du déplacement (Bordeleau, 1999 et 2006); représente dans son oeuvre la communauté anglophone minoritaire; interpelle le lecteur québécois dans un geste de reconnaissance mutuelle (Brossard, 1998/1999); préconise un travail de reterritorialisation de la langue anglaise en sol québécois (Moyes, 1998/1999; Reid, 2009), lequel déclenche des « effets de traduction » (Simon, 1994, 2000 et 2007); témoigne, dans son oeuvre, « d’une hétérogénéité de formes d’affiliation » à l’endroit de la littérature québécoise (Leclerc et Simon, 2005, p. 25), de [traduction] « pratiques narratives audacieuses et d’un engagement intrépide à traverser les frontières des langues, des temporalités, des styles » (Schwartzwald, 2007/2008, p. 100) ou encore de « loyautés conflictuelles » à des lieux d’appartenance collective multiples (Harel, 2007/2008; Lane-Mercier, 2012). À la limite, l’écrivain anglo-québécois n’existe tout simplement pas, car son oeuvre fait partie intégrante de la littérature canadienne, voire de la littérature mondiale (Mcgimpsey, 2000).

On le voit : non seulement les critères se démultiplient au point parfois de s’annuler, au pire, dans l’assimilation, au mieux, dans le multiculturalisme ou le cosmopolitisme, mais les processus d’inclusion et d’exclusion sont en flux constant, liés tant à des conceptions historiquement déterminées de la communauté anglo-québécoise depuis 1976 qu’à des tensions, conflits et scissions internes qui n’ont cessé de la traverser. Dans ces conditions, force était d’abandonner la quasi-totalité de ces « constructions esthétiques » qui, pour valides qu’elles puissent être dans le domaine de la traductologie où elles ont donné lieu à des analyses stimulantes, occultent une bonne partie, sinon l’ensemble, des relations sociales à l’intérieur desquelles les oeuvres sont produites et circulent. D’où la décision d’accorder, dans le cadre du projet pilote, la priorité à ce que l’on pourrait appeler le critère « performatif » : est écrivain anglo-québécois celui qui se proclame tel.

Le caractère problématique des bases de données existantes

Les détours par la démographie et l’esthétique dans la section précédente ont été motivés par le constat que voici : chacune des bibliographies, archives ou banques de données sur la littérature anglo-québécoise présentait des problèmes reliés ou bien au même phénomène d’inclusion-restriction déjà noté, ou bien à des lacunes plus ou moins flagrantes, attribuables tant à son incomplétude (avouée ou non) qu’à des entrées erronées ou lacunaires, des omissions inexplicables, des inclusions discutables et des erreurs. Il a fallu par conséquent procéder à un immense travail de comparaison, fusion et vérification des données fournies par nos quatre sources primaires – la bibliographie publiée par Linda Leith (2010), le site web construit par des chercheurs à l’Université de Sherbrooke[14], la Bibliographie du Québec et la banque de données créée par la Quebec Writers’ Federation (QWF) –, tout en recourant également à d’autres sources, dont surtout Bibliothèque et Archives Canada, WorldCat et Google[15], elles-mêmes ni parfaitement fiables ni toujours complètes.

Les variables retenues pour ce premier répertoire d’oeuvres de fiction (récits, romans et nouvelles[16]) en version anglaise originale étaient : auteur, titre, éditeur, date et lieu de publication, réimpression/réédition (incluant éditeur, date et lieu) et prix reçus ou pour lesquels l’auteur a été finaliste (incluant la date). Aucune de nos sources primaires ne contenait toutes ces informations, dès lors éparpillées et parfois difficiles à compiler, notamment en ce qui avait trait à cette dernière variable. Bibliothèque et Archives Canada ainsi que WorldCat se sont alors avérés les plus utiles pour les vérifications, malgré les omissions de la première et les erreurs (de dates, surtout) du second. Qui pis est, une fois la comparaison des sources primaires entamée, il est apparu qu’elles ne véhiculaient pas tout à fait la même vision de qui est un auteur anglo-québécois.

Aussi convient-il de proposer un rapide aperçu des problèmes soulevés par nos sources primaires, en admettant que la consultation de répertoires bibliographiques comme l’identification de critères d’inclusion et la manipulation de chiffres relèvent – au même titre que la création de banques de données – d’une sociologie de la traduction. Citons de nouveau Sapiro, qui souligne l’importance non pas tant de critiquer le manque d’exhaustivité des bases de données (l’exhaustivité étant plus un idéal qu’une réalité) que d’en cerner à la fois les visées et les limites :

La production de chiffres est une pratique sociale. Dans une perspective sociologique, la question n’est pas seulement « comment utiliser ces données? » mais « qui produit quoi et pour qui? » Afin de ne pas tomber dans le fétichisme du chiffre, il faut se donner les moyens de comprendre les conditions de production et la validité des données utilisées. […] La richesse de ces données et des analyses qu’elles permettent ne doivent pas faire oublier les problèmes qu’elles posent et leurs limites.

Sapiro, 2008, p. 46 et p. 50

La bibliographie des oeuvres de fiction qui clôt l’ouvrage, déjà mentionné, de la romancière et essayiste anglo-québécoise Linda Leith (2010) nous a servi de point de départ. Connue surtout comme cofondatrice du Festival international Metropolis bleu (1999), Leith n’a cessé de se battre, tout au long des années 1980 et 1990, pour la revitalisation de la communauté anglophone en général et de celle des écrivains anglo-québécois en particulier, s’efforçant de les « sortir » de la double aliénation dont ils se sentaient victimes depuis 1976 et, pour ce faire, de nouer des rapports avec l’institution littéraire québécoise, y compris la très nationaliste Union des écrivains québécois (UNEQ). Son leadership, de même que sa connaissance intime des agents et des agences du milieu littéraire anglo-québécois, étaient autant de garants de la fiabilité de sa bibliographie, effectivement excellente grâce au soin apporté à l’exactitude des entrées, mais pourtant très incomplète en termes quantitatifs : elle ne comprend que 254 titres pour la période qui nous intéresse. On a pu recenser par la suite 16 oeuvres supplémentaires dans la bibliographie de Donovan (2007) et plus de 60 sur le site de l’Université de Sherbrooke, auxquelles nous avons ajouté près de 400 autres dont la vaste majorité provenait, plus ou moins à parts égales, de la Bibliographie du Québec et de la base de données de la QWF, pour un total de 734 oeuvres de fiction anglo-québécoises publiées entre 1990 et 2013. Cela nous a semblé d’autant plus étonnant que les critères d’inclusion de Leith, qui comprend des facteurs démographiques (non spécifiés, hormis le fait d’être domicilié au Québec) et esthétiques (style, thèmes), étaient relativement englobants; de plus, la quasi-totalité des entrées de Leith se retrouve également dans la base de données de la QWF, ce qui en confirme la fiabilité[17].

Les problèmes soulevés par la Bibliographie du Québec étaient avant tout tributaires de la multiplicité des critères d’inclusion, qui correspondent à la conception de l’écrivain anglo-québécois défendue par Stratford (voir supra) tout en l’élargissant pour comprendre des écrivains de langue anglaise n’ayant jamais habité le Québec mais dont l’oeuvre soit a été publiée au Québec soit contient des références au Québec[18], des écrivains ayant quitté le Québec depuis fort longtemps (ou y ayant séjourné à un moment donné) et dont l’oeuvre est clairement associée à une autre littérature (albertaine, britannique, etc.) qu’elle fasse ou non référence au Québec, des écrivains n’ayant jamais habité ou publié au Québec et qui n’y font aucune référence dans leur oeuvre[19]. Tous ces cas de figure et les différentes combinaisons auxquelles ils donnent lieu nous ont semblé problématiques à cause de l’effet de « gonflement » que, pris ensemble, ils engendrent, de sorte que nous avons écarté 141 titres inclus dans la Bibliographie (voir infra). En revanche, des écrivains anglo-québécois aussi connus que Mordecai Richler ou, plus récemment, Heather O’Neill n’y figurent pas. Si de telles entrées et lacunes peuvent remettre en question la validité d’une partie des données, elles sont motivées, on peut le soupçonner, par un désir d’attester de la vitalité et de l’ouverture de la littérature québécoise contemporaine. Il reste que, dans le cadre du projet pilote, elles ont eu l’avantage d’attirer l’attention sur les risques encourus lorsque les critères de sélection, devenus trop souples, manquent de systématicité au point de ne plus servir de balises définitionnelles reconnaissables et où la catégorie « auteur anglo-québécois », dé-substantialisée, délocalisée, inopérante, éclate. Cette tendance de la littérature québécoise depuis 1980 à se servir de l’« autre » pour mieux asseoir, le cas échéant, une image complaisante du soi a été bien analysée par Harel (2007/2008).

Il en va autrement de la banque des données de la QWF, qui effectue une reterritorialisation éclatante de la littérature anglo-québécoise sans lui retirer sa spécificité propre : [traduction] « Du coeur du Québec français, la Quebec Writer’s Federation (QWF) présente les oeuvres de notre communauté littéraire d’expression anglaise. C’est un lieu animé à habiter » (page consultée le 24 avril 2014) [20]. La particularité de cette banque réside dans le fait qu’elle est fondée, précisément, sur le critère performatif en ce sens que tous les auteurs recensés sont à la fois membres de la QWF et (donc) écrivains anglo-québécois. Cette logique de l’auto-désignation a ceci d’efficace qu’elle coupe court à toute spéculation plus ou moins arbitraire basée sur la potentielle manipulation des critères de contenu, de domiciliation et de lieu de publication – ce dernier étant d’autant plus discutable que, jusqu’à tout récemment, la majorité des écrivains anglo-québécois ont publié leurs oeuvres à Toronto[21]. Nous y reviendrons. S’il est vrai que pour être admissible aux prix de la QWF il faut avoir vécu au Québec pendant les cinq années précédentes, se déclarer membre de la communauté relève d’un choix assumé. Et si l’on peut constater les mêmes cas de figure, tant soit peu incohérents, que ceux qui caractérisent la Bibliographie du Québec, les enjeux ne sont plus les mêmes à partir du moment où les contradictions se trouvent annulées dans et par l’idée d’affiliations multiples : on peut très bien, comme Nino Ricci, né en Ontario et domicilié à Toronto, être perçu avant tout comme auteur canadien-anglais et s’inscrire à la QWF pour la simple raison que l’on a fait ses études de maîtrise à Concordia (1984-1987) et que l’on s’identifie aussi à la communauté littéraire anglo-québécoise.

Dans ces conditions, il serait difficile d’accuser la QWF d’inclusions et d’exclusions intéressées, complaisantes ou abusives, à plus forte raison lorsque les exclusions sont elles aussi volontaires. À preuve, certains écrivains expérimentaux tels Robert Majzels et Gail Scott qui, tout en revendiquant leur statut d’anglo-québécois, sont réfractaires à la mission de la QWF et refusent de s’y inscrire (voir Majzels, 2007/2008). C’est dire que le critère performatif que nous avons fini par adopter n’est pas sans soulever d’autres types de problèmes qui ont nécessité, de nouveau, un travail de comparaison et de fusion avec des données provenant d’autres sources. Il n’en demeure pas moins que ce critère a le mérite de concevoir la vitalité d’une communauté artistique non plus en fonction d’indicateurs préétablis, sujets à des manipulations par ceux qui les appliquent, mais en fonction d’allégeances électives dont l’éventuelle conflictualité est à l’image des tensions, rapports de force et lignes de faille qui traversent tout pays officiellement bi- ou multilingue. À ce titre, notre bibliographie des oeuvres de fiction anglo-québécoises reproduit à plus petite échelle les enjeux sous-jacents aux analyses sociodémographiques, linguistiques et esthétiques citées ci-dessus, tout en reconfirmant si besoin est l’intérêt à prendre pour corpus une littérature minoritaire dont les frontières sont particulièrement délicates à établir.

Solutions et résultats préliminaires

Comme toute base de données, celle de la QWF n’est pas complète, si bien que nous avons inclus dans notre premier répertoire, outre les 232 romanciers et nouvellistes recensés par la Fédération, ceux qui, absents de cette dernière mais présents dans l’une des autres sources primaires, ont pu être clairement identifiés à la suite de recherches sur Internet comme écrivains de langue anglaise domiciliés au Québec (84) ou qui, ayant résidé au Québec pendant plusieurs années, y ont contribué à la vie littéraire (19). Au critère performatif se sont donc ajoutés, par défaut, des critères démographiques et institutionnels[22]. Enfin, 4 titres ont été gardés sans que l’on ait pu déterminer l’affiliation des auteurs, ce qui a donné un total de 339 auteurs. En admettant que notre répertoire contienne à son tour des lacunes, il importe cependant d’insister sur la visée de complétude et de cohérence qui a guidé notre travail de compilation, lequel s’est avéré un préalable aussi inattendu qu’onéreux au projet pilote, auquel nous revenons dans cette dernière partie.

Une fois le répertoire des oeuvres de fiction anglo-québécoises publiées entre 1990 et 2013 établi, il a été relativement aisé de dresser celui des traductions françaises, grâce en particulier à Bibliothèque et Archives Canada, qui permet de trier par langue de traduction, et à WorldCat, qui permet de faire des vérifications[23]. Le Conseil des arts, seule instance subventionnaire à laquelle les éditeurs québécois puissent faire une demande d’aide à la traduction littéraire, a mis à notre disposition la liste des subventions accordées depuis 1991[24]. Aux variables associées aux oeuvres originales, nous avons donc ajouté les variables suivantes pour les traductions : titre; traducteur(s); date, lieu, éditeur; subvention (ou non); prix; réimpression/réédition(s); date(s), lieu(x), éditeur(s), soit 21 variables maximum et 10 variables minimum par entrée.

En reprenant notre hypothèse de départ selon laquelle les bibliographies d’oeuvres traduites contiennent en creux les conditions sociales de possibilité de la traduction, l’analyse statistique de ces variables ouvre de multiples pistes de recherche, dont le dénominateur commun s’exprime le mieux sous forme de question, déjà formulée en introduction : qu’est-ce que notre répertoire permet de dire sur la vitalité de la communauté littéraire anglophone du Québec, sur ses rapports à la communauté littéraire francophone et sur les images de l’« autre » anglo-québécois mises en circulation par le biais de la traduction? Si une telle question fait partie intégrante de la sociologie de la traduction, attendu qu’elle engage aussi le problème du statut et du fonctionnement de la traduction au sein de la société québécoise contemporaine, des points d’articulation méthodologiques et conceptuels entre sociologie et traductologie – en particulier l’approche fonctionnaliste forgée par les traductologues de l’école de Tel-Aviv – se dessinent. À titre d’exemple, des analyses à partir des variables retenues sont aptes à livrer des statistiques sur :

  • les agences et les agents responsables du processus de traduction

  • la non-traduction

  • la cotraduction et la coédition

  • la répartition géographique des maisons d’édition, des auteurs et des traducteurs

  • le rapport entre le centre et la périphérie, le majeur et le mineur

  • les délais de traduction

  • l’impact des processus de légitimation

  • le rôle et l’impact des agences subventionnaires

  • l’impact de la réimpression et de la réédition

  • l’impact du nombre d’oeuvres publiées par un auteur et ses chances d’être traduit

  • les « affinités traductives » (tel auteur a son traducteur attitré)

  • la retraduction et l’auto-traduction

  • les (sous-) genres privilégiés

  • la « sur-traduction » (les auteurs systématiquement traduits) et la « sous-traduction »

  • la présence de tendances/traditions spécifiques au champ anglo-québécois

Par la suite, des thèmes à dominante traductologique (dont certains ont déjà fait l’objet d’excellentes études partielles) pourront bénéficier d’analyses à la fois élargies et plus systématiques dans une perspective tant synchronique que diachronique et comparatiste[25] :

  • les normes et conventions de la traduction d’oeuvres anglo-québécoises

  • les processus de sélection, de production et de distribution

  • la logique de l’industrie de la traduction et du marché du livre traduit

  • la fonction de la traduction entre cultures non paritaires

  • les stratégies de traduction

  • les images de soi et de l’autre véhiculées par les textes traduits

  • la (non-) inclusion d’oeuvres traduites dans des programmes scolaires et universitaires

  • les stratégies de réception des oeuvres traduites (par ex. inclusion/non-inclusion dans le canon littéraire d’accueil)

  • le rôle (capital symbolique) des écrivains anglo-québécois qui sont aussi traducteurs d’oeuvres québécoises

  • l’impact de la traduction sur la vitalité de la communauté anglo-québécoise

  • la collecte de données auprès des institutions et de leurs agents

Si elles sont loin d’être complètes, ces deux séries de problématiques proposent néanmoins un aperçu non seulement de la richesse des pistes effectivement ouvertes, mais également de la manière de conférer des bases méthodologiques d’ordre quantitatif et qualitatif davantage solides à la sociologie de la traduction.

Nous aimerions terminer cette section en présentant de façon encore très schématique quelques résultats préliminaires. Une première analyse « comptable » des deux répertoires révèle un certain nombre de données chiffrables, dont les suivantes :

Sources : 1) Deux traductions n’ont jamais été publiées; 2) Deux traductions n’ont jamais été publiées; 3) Il a été impossible de trouver le lieu de publication de 5 originaux; 2 originaux n’ont jamais été publiés (mais les traductions l’ont été).

-> Voir la liste des tableaux

En nous référant aux documents fournis par le Conseil des arts, nous pouvons faire des calculs supplémentaires :

Sources : 1) Seules les oeuvres traduites et publiées au Canada par des traducteurs canadiens sont admissibles; 2) C’est l’éditeur qui doit faire la demande. Jusqu’à récemment, un échantillon du traducteur était nécessaire.

-> Voir la liste des tableaux

Il est bien évident que de nombreux autres calculs, plus complexes, sont possibles mais, pour l’instant, nous nous limitons aux plus élémentaires. Soulignons que si plusieurs de ces calculs se situent dans le sillage des travaux menés au cours des années 1980 et 1990 à partir de la Bibliographie de Stratford, d’autres pointent vers de nouvelles avenues à explorer. Fait important : pris ensemble, ces chiffres portent aussi bien sur les textes que sur les agents et les agences. Par ailleurs, quelques-unes des variables – en particulier celles du lieu et de la date de publication des oeuvres originales – sont susceptibles de faire ressortir des tendances traductionnelles intéressantes. Certaines tendances sont sans doute prévisibles  : la probabilité de traduction diminue d’environ 49,4 % par année; la probabilité que des oeuvres originales ayant été réimprimées et/ou finalistes à ou récipiendaires d’un prix soient traduites est de 84 % , 58 % et 52 %, respectivement.

D’autres tendances, en revanche, sont plus surprenantes : en prenant pour groupe de référence Montréal, la probabilité de traduction augmente de 69,2 % lorsque l’original a été publié à Toronto, de 64,2 % lorsqu’il a été publié ailleurs au Canada et de 85,25 % lorsqu’il a été publié aux États-Unis. Encore faudrait-il tenir compte d’exceptions : que Dimitri Nasrallah ait été finaliste au Grand Prix du Livre de Montréal pour Blackbodying (2005) ou que Nino Ricci ait gagné le Prix de fiction du Gouverneur général pour The Origin of Species (2008) sont a priori des exceptions qui confirment la règle[26].

D’autres tendances, en revanche, sont plus surprenantes : en prenant pour groupe de référence Montréal, la probabilité de traduction augmente de 2,53 lorsque l’original a été publié à Toronto, de 0,05 lorsqu’il a été publié ailleurs au Canada anglais et de 2,42 lorsqu’il a été publié aux États-Unis. En un mot : si l’on désire se faire traduire, il vaut mieux ne pas publier au Québec…

En rappelant le sentiment de double aliénation éprouvé par bon nombre d’écrivains anglo-québécois à l’endroit de la majorité francophone au Québec, d’une part, et de la majorité anglophone à l’extérieur du Québec, de l’autre, il conviendrait dès lors d’apporter quelques nuances qui à la fois démentent une telle perception tout en la confirmant : s’il semble en effet paradoxal de se croire « invisibles » au Canada anglais alors que 60,7 % des oeuvres anglo-québécoises y sont publiées[27], le fait que des éditeurs francophones québécois « boudent » les maisons d’édition anglophones du Québec pourrait être attribuable aussi bien à des questions de prestige qu’à une volonté plus ou moins tacite d’inhiber la revitalisation de la communauté littéraire anglo-québécoise ou encore, dans une perspective davantage traductologique, à l’idée que l’écrivain anglophone est soit plus « autre », soit plus facilement « assimilable » par l’institution littéraire québécoise lorsqu’il publie ailleurs. Voici, précisément, un bel exemple de recherches que l’analyse statistique est à même d’ouvrir dans le cadre d’une sociologie de la traduction, lesquelles peuvent par la suite servir de passerelles méthodologiques vers la traductologie.

Cela dit, si l’on tient compte de l’effet combiné du lieu et de la date de publication des originaux, on constate depuis 2005 un regain de vitalité des maisons d’édition anglophones du Québec, désormais nettement plus concurrentielles par rapport aux maisons torontoises et new-yorkaises (figure 1).

Figure 1

Lieu et date de publication des oeuvres originales

Lieu et date de publication des oeuvres originales

-> Voir la liste des figures

Il reste que le nombre de traductions d’oeuvres de fiction anglo-québécoises est à la baisse depuis 2000. Comme l’illustre la figure 2, si l’écart entre le nombre d’oeuvres non traduites et le nombre d’oeuvres traduites va en diminuant entre 1990 et 1998, la tendance s’inverse à partir de 1999, si bien qu’entre 2000 et 2010 l’écart augmente de presque 200 %. Par ailleurs, le nombre d’oeuvres traduites par année est lui aussi à la baisse depuis 2009, avec deux périodes de traduction plus intenses se trouvant, respectivement, après le deuxième référendum sur la souveraineté-association en 1995 et après la publication du rapport de la Commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables en mai 2008. Autre piste traductologique ouverte, du coup, par l’analyse statistique : il serait en effet pertinent de voir si le contenu des oeuvres traduites pendant ces deux périodes se démarque par rapport à des périodes moins polarisées sur le plan politico-culturel. Comme certains ont pu le noter, le fait que les Anglo-Québécois se soient impliqués dans les débats publics sur les accommodements raisonnables atteste de leur sentiment d’appartenance à la société québécoise.

Figure 2

Oeuvres traduites vs oeuvres non traduites

Oeuvres traduites vs oeuvres non traduites

-> Voir la liste des figures

Une troisième variable se démarque sur le plan comparatif, soit le nombre de subventions à la traduction accordées par le Conseil des arts pour la fiction anglo-québécoise depuis 1991, comparé au nombre de subventions accordées pour la fiction canadienne-anglaise pendant cette même période (figure 3). Afin de mieux contextualiser ces données, nous avons incorporé dans la figure 3 les subventions octroyées pour la traduction de la non-fiction. Si celle-ci demeure, comme cela était déjà le cas dans les années 1980-1990, de loin le genre le plus traduit (p˂0,0138), depuis quelques années le nombre d’oeuvres de fiction canadiennes-anglaises traduites augmente de manière significative (p˂0,0034), ce qui n’est pas le cas de la fiction anglo-québécoise. Les trois lignes présentent toutefois sensiblement les mêmes tendances.

Figure 3

Nombre de subventions à la traduction de l’anglais au français

Nombre de subventions à la traduction de l’anglais au français

-> Voir la liste des figures

En chiffres absolus, 841 subventions ont été accordées entre 1991 et 2013 :

  • 422 pour la non-fiction (50,2 %)

  • 321 pour la fiction canadienne-anglaise (38,2 %)

  • 98 pour la fiction anglo-québécoise (11,6 %)

Or, si l’on écarte la non-fiction, un peu plus de 30 % des subventions à la traduction de l’anglais vers le français ont été octroyées à la fiction anglo-québécoise, ce qui est somme toute très élevé lorsqu’on considère que, selon les critères, les Anglo-Québécois ne forment qu’entre 8,2 % et 17,1 % de la population du Québec, laquelle représente environ 25 % de la population du Canada. En admettant que la vitalité d’une communauté artistique minoritaire se mesure aussi à l’aune de la traduction littéraire, pour autant que traduire l’« autre » symbolise une manière de l’accueillir et qu’en subventionnant les éditeurs francophones du Québec le Conseil des arts entérine aussi leurs choix d’oeuvres à traduire, force est de reconnaître que, en dépit des (ou grâce aux?) inégalités et tensions – salutaires, dirait Harel (2007/2008), à partir du moment où elles donnent lieu à des loyautés aussi conflictuelles que créatives –, l’époque de la double aliénation comme celle de la double invisibilité semblent révolues.

Dans l’introduction à Quebec City’s Literary Heritage  : A Bibliography. Volume 1: Fiction, Journals, Memoirs, Travel Writing, Childrens’ Literature, Patrick Donovan précise que sa bibliographie propose un tableau plus complet,

[traduction] […] une base de savoir utile et accessible qui servira à promouvoir l’héritage littéraire d’expression anglaise de la Ville de Québec. Une meilleure connaissance de ce passé favorisera de nouvelles façons de voir et de comprendre la ville, tout en promouvant un sentiment d’identité plus fort.

Donovan, 2007, p. 3

Il nous semble évident que les bibliographies véhiculent des savoirs qui plongent leurs racines simultanément dans le social, le politique et l’identitaire, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de bibliographies de traductions d’une littérature minoritaire où dominent tant le rapport non paritaire de soi à l’autre que le rapport des deux au territoire, à la culture et à la société. Plus encore, la collecte de données est un travail foncièrement intéressé, comme l’a rappelé Sapiro, avec ses visées, ses difficultés de méthode, ses solutions, ses agents. L’un des aspects les plus fascinants du projet pilote a consisté, précisément, à interroger les inclusions/exclusions des banques de données consultées de même que les critères explicites ou implicites les justifiant. C’est en prêtant attention aux « blancs » – absence de telle(s) variable(s), de tel(s) auteur(s) – comme aux « excès » qu’il a été possible de se forger une image, aussi embryonnaire soit-elle, des relations sociales que ces répertoires construisent.

Aussi la visée de complétude qui a animé le projet pilote est-elle avant tout tributaire du désir d’inscrire les enjeux soulevés par la collecte et la manipulation de données bibliographiques dans une réflexion sur la traduction littéraire en contexte de bilinguisme officiel où les rapports de force entre les communautés linguistiques sont complexes. Il importait non seulement de relancer le défi relevé par Stratford, mais également de contribuer à poser les jalons méthodologiques d’une meilleure articulation entre, d’un côté, les agents et agences qui rendent possibles les traductions et, de l’autre côté, le fonctionnement de celles-ci au sein des communautés en contact. Pour ce faire, il fallait, comme le dit Donovan, disposer d’un tableau complet et, en l’occurrence, le critère performatif s’est avéré le plus pertinent. Reste maintenant à continuer la tâche à la fois en remontant jusqu’à 1978 et en élargissant le répertoire pour progressivement inclure d’autres genres littéraires, ainsi que, bien entendu, la littérature majoritaire canadienne-anglaise, pour ensuite faire le travail dans l’autre sens, du français vers l’anglais en passant par de nouvelles aires minoritaires.

Nous sommes persuadée que la prise en compte systématique de données bibliographiques dans le cadre de la sociologie de la traduction aura une incidence considérable sur la recherche traductologique au Canada. Cette première est bien équipée pour effectuer le lien entre approches quantitatives et approches qualitatives, peu exploité par les traductologues canadiens malgré les travaux pionniers d’Ellenwood, de Giguère et de Koustas, de sorte qu’il est parfois difficile de différencier, lorsqu’il s’agit de rendre compte de la mise en circulation d’images des sociétés source et cible, entre ce qui relève de la perception, du stéréotype, du préjugé ou de l’erreur transformés en certitudes et ce qui découle de faits empiriques. Gabrielle Roy n’est pas une auteure canadienne-anglaise, n’en déplaise à d’aucuns. À l’intention de ceux qui persistent à déplorer le manque de vitalité de la communauté artistique anglo-québécoise ou à reconduire le motif sempiternel des deux solitudes, il suffira de citer quelques chiffres. Cela dit, au vu du nombre d’oeuvres anglo-québécoises n’ayant jamais été traduites, et ce, en dépit, le cas échéant, d’une forte consécration de la part d’institutions littéraires anglo-québécoises, canadiennes-anglaises et internationales, nous nous trouvons dans l’obligation de conclure en paraphrasant Stratford : si notre répertoire montre ce qui a été fait et ce qui n’a pas été fait, s’il confirme par ailleurs le regain de vitalité socioculturelle de la communauté anglo-québécoise, il montre l’ampleur de ce qu’il reste à faire.