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Après l’abolition des galères en 1730, les condamnés aux travaux forcés sont allés purger leur peine dans les bagnes portuaires puis, à partir du milieu du XIXe siècle, dans les bagnes coloniaux. Cet ouvrage raconte l’histoire de celui de la Guyane depuis la loi de 1885 lui ayant donné naissance jusqu’à sa fermeture en 1953. Les 13 chapitres couvrent autant d’aspects du système pénitentiaire : conditions de vie des bagnards (hommes et femmes), travaux auxquels ils étaient astreints, moeurs, sexualité, nourriture, discipline, tentatives d’évasion, insalubrité des lieux, maladies, mortalité, etc. L’ouvrage est complet, bien documenté et agrémenté de photographies. Le choix des lettres, rapports et autres témoignages cités est toujours d’une grande pertinence et ces citations hautement intéressantes.

La loi de 1885 sur la relégation des récidivistes découlait d’une idéologie de la seconde moitié du XIXe siècle faisant la distinction entre le criminel d’occasion, qu’une peine d’emprisonnement pouvait amender, et le criminel d’habitude que le système pénal ne parvenait pas à corriger. Cette loi accolait un stigmate de dangerosité aux délinquants trouvés incorrigibles et les condamnait à une mort sociale et à l’oubli. Après avoir purgé toutes les peines auxquelles ils avaient été condamnés, la loi ajoutait automatiquement une « mesure de sûreté » qui les reléguait à vie à l’exil et aux travaux forcés, peines généralement appliquées à des crimes beaucoup plus graves. Le législateur avait imaginé qu’une immersion dans la nature sauvage, c’est-à-dire l’exil dans une colonie, serait un milieu salvateur où ces délinquants, que la vie en société avait corrompus, allaient se réhabiliter et s’insérer par leur travail dans la société qui se développerait autour d’eux. Le bagne de la Guyane était ainsi fondé sur une double utopie : purifier la société métropolitaine en la débarrassant des indésirables qui la menaçaient et confier à des criminels récidivistes le soin d’apporter la civilisation en pays neuf.

De 1887 à 1953 : 18 000 vagabonds, escrocs, mendiants, petits voleurs, dont 519 femmes, furent déportés à vie en Guyane. On se débarrassait d’eux en les « reléguant » dans « un camp de la mort », mais on disait les envoyer refaire leur vie en colonie. Traités en Guyane comme des être dégénérés et méprisables, ces relégués vivaient entassés dans des bâtiments insalubres ou étaient envoyés en pleine jungle comme bûcherons, mineurs, ou pour poser des rails de chemin de fer. Le taux effarant de mortalité qui, à certains moments, affectait 33 %, et même 48 %, de la population carcérale (p. 56 et 311), témoigne des conditions de vie et du régime inhumain auquel ces parias étaient abandonnés. La relégation qui devait leur permettre de se réhabiliter et de se réinsérer dans la société guyanaise n’était en réalité qu’un milieu totalitaire où l’administration régnait en maître absolu, maintenait une discipline inhumaine et annihilait toute possibilité de réhabilitation. Les travaux forcés, qui devaient assurer le développement de la Guyane et permettre une réinsertion sociale ne servaient en fait qu’à maintenir l’existence du bagne lui-même, sorte d’énorme machine se nourrissant des malheureux qu’on lui abandonnait. Il est significatif que des détenus aient préféré se porter volontaires pour aller combattre dans les tranchées de la Première Guerre mondiale et, toute réinsertion étant à peu près impossible, tout aussi significatif que l’administration pénitentiaire ait rejeté la plupart de ces demandes.

L’histoire de la mise en application de cette conception plutôt singulière de l’utilité des colonies devient particulièrement intéressante pour nous, en Amérique française. Elle montre à quel point la France n’avait pas la fibre colonisatrice. Du XVIIe au XXe siècle, elle s’est acharnée à réappliquer en Guyane des procédures de colonisation semblables, mal conçues, mal organisées, mal exécutées, mal administrées et aboutissant toujours aux mêmes échecs et à des hécatombes que l’on qualifierait aujourd’hui de crimes humanitaires.

Un détail nous est encore paru significatif. Alors que la Guyane passait au milieu du XXe siècle du statut de colonie à celui de département français d’outre-mer, la France voulut exorciser, en quelque sorte, le sol national de cette tache honteuse que représentait le bagne sur le plan international. La propagande du ministère des Affaires étrangères fit alors valoir, en 1949, que la Guyane était devenue une terre libre et ouverte aux initiatives après avoir été, « comme le Canada […] un pays de convicts » (p. 326). Cela nous a semblé révélateur de cette vieille conception, manifestement encore persistante à cette époque, de l’utilité des colonies. Depuis le mythe de l’Eldorado, les colonies s’étaient incrustées dans l’imaginaire métropolitain comme des lieux quasi mythiques, symboles de la puissance, de la gloire et de l’opulence de la métropole. Exemptes de grandes richesses facilement exploitables, la Guyane et la Nouvelle-France avaient déçu et projeté dans l’imaginaire collectif l’image de lieux malsains, tout juste bons, peut-être, à absorber les « convicts » et les indésirables de la métropole.

« Plutôt que de questionner l’échec du bagne, c’est-à-dire de la colonisation de la Guyane par l’élément pénal, écrit Jean-Lucien Sanchez dans sa conclusion, ne faut-il pas voir dans le maintien de cette institution durant soixante-dix ans et sa reconduction sur une aussi longue période le signe de son utilité et de sa réussite ? » Le bagne fut « un outil répressif et une déclinaison parmi d’autres de l’usage d’une colonie au sein de l’empire colonial français […]. La colonisation par l’élément pénal est un leurre destiné à légitimer le recours à une pénalité excessive et sévère contre des délinquants et des vagabonds multirécidivistes. On ne corrige pas des incorrigibles, on s’en débarrasse sans espoir de retour en les confiant à un vaste archipel carcéral qui a pour mission de gérer à distance toute cette misère humaine » (p. 338-339).