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« Une revue littéraire n’est pas d’abord un objet appartenant à la classe des livres et imprimés. C’est plutôt — comme le furent en leur temps le marché ou la place publique, la cour princière, le salon, le café, le cabaret — un lieu où la littérature se fait. »

Georges-André Vachon, « Faire la littérature », Études françaises, vol. 6, no 1, 1970

« Faire la littérature » est le titre d’un article que Georges-André Vachon a publié à l’occasion du 5e anniversaire d’Études françaises. Une revue, soutenait alors l’auteur, devait être un lieu de rencontre, d’accueil, mais surtout de discussion et d’échange entre l’université et le grand public. Le critique littéraire avait un rôle social, « avec le créateur, il [devait] faire la littérature, et [être] soumis comme lui, à l’épreuve de la lecture publique[1] ». Au sein de ce projet, la littérature québécoise avait bien sûr une place centrale car, commentant l’actualité littéraire et les nouvelles productions culturelles, les collaborateurs de la revue entendaient « aider le Québec à s’approprier l’entier domaine de la culture d’expression française ; […] faire sa littérature[2] ». Aussi idéaliste soit-elle, cette conception de la critique littéraire n’est pas pour autant disparue de l’espace public contemporain ; elle résonne encore dans les pages de Liberté et de Spirale, publications culturelles qui s’attachent principalement à l’actualité littéraire. Sans pour autant renier ses anciennes ambitions, Études françaises s’est quant à elle éloignée de ce qu’elle fut jadis, s’adressant de plus en plus exclusivement à un lectorat de spécialistes et d’universitaires.

Loin de moi l’intention de cultiver une sorte de nostalgie des premières années d’Études françaises : la revue, sans doute engagée davantage dans l’espace public pendant la première décennie de son existence, m’apparaît plutôt comme un baromètre de l’évolution des discours sur la littérature québécoise, et par là même de la pratique de la critique littéraire au Québec. En 2014, la littérature québécoise n’est plus à faire ; elle existe, elle est diffusée, traduite, enseignée, elle possède ses canons, ses bornes temporelles, ses traditions de lecture, répondant ainsi aux voeux de Georges-André Vachon. Certains ont parlé de sa normalisation, voire de son devenir postlittéraire, postnational ou postquébécois[3]. Sans souscrire entièrement à ces interprétations téléologiques de l’histoire littéraire du Québec, force m’est de reconnaître que les études d’oeuvres québécoises désormais publiées dans les pages d’Études françaises ne s’inscrivent plus sous le signe de la fondation et de l’engagement de la parole critique. Elles se soucient peu de l’établissement et de la légitimité du corpus québécois, mais cohabitent, tout naturellement pourrait-on dire, avec des études sur les autres littératures de langue française. L’enjeu n’est plus de « faire la littérature », mais bien d’en approfondir la connaissance, de la relire et de la réévaluer. Sans prétendre à l’exhaustivité, le présent article esquissera les contours d’un récit de la littérature québécoise, telle qu’elle a pu être commentée, discutée, pratiquée à Études françaises depuis 1965. De l’invention d’une littérature aux relectures des canons, en passant par l’heure des bilans, la revue a traversé plusieurs phases, lesquelles ont été marquées par des voix critiques singulières. Il s’agira de renouer le fil entre le passé et le présent de la littérature québécoise à Études françaises, de montrer comment celle-ci s’est donnée à lire, à écrire et à penser.

Des lettres canadiennes-françaises à la littérature québécoise

Publié en 1965, le numéro inaugural d’Études françaises, d’ailleurs sous-titré « Revue des lettres françaises et canadiennes-françaises », se termine avec une section intitulée « Actualités », laquelle aura une vie fort brève puisqu’elle sera abandonnée dès la livraison suivante. Constituées de nouvelles éphémères, les « Actualités » témoignent éloquemment de l’esprit du temps, de la vie du Département d’études françaises de l’Université de Montréal comme des différents champs de recherche qui semblaient alors y émerger. On y apprend entre autres que le Département a organisé une série d’entretiens avec des écrivains canadiens-français et que « M. J. A. DE SÈVE, de Montréal, a mis à la disposition du Département d’études françaises de l’Université de Montréal, des fonds qui lui permettent d’inviter chaque année des professeurs, des critiques ou des écrivains à parler des lettres canadiennes-françaises, et de publier le texte de leurs conférences[4] ». Enfin, on y annonce la création d’un centre de documentation des lettres canadiennes-françaises, placé sous la direction de Réginald Hamel. Ces trois nouvelles, anodines en apparence, font littéralement signe vers l’avenir de la littérature québécoise, alors appelée canadienne-française : la liste des écrivains invités à s’entretenir avec les étudiants du Département est impressionnante[5], réunissant des auteurs établis et émergents qui font toujours partie aujourd’hui du canon de la littérature québécoise ; les conférences J.-A. DeSève donnent lieu à la publication d’essais littéraires marquants, dont « Miron le magnifique » (1966) de Jacques Brault, « Ducharme l’inquiétant » (1967) de Michel Van Schendel et « Une tradition à inventer » de Georges-André Vachon (1970), pour ne nommer que ceux-là ; le centre de documentation des lettres canadiennes-françaises se présente en quelque sorte comme l’ancêtre du CÉTUQ, puis du CRILCQ. C’est donc sous l’égide de la fondation et de l’établissement d’un corpus, mais aussi de sa critique et de son institution, que s’inscrivent les premières années de la revue Études françaises. Dans l’avant-propos du premier numéro, la rédaction dit vouloir « initier le public d’outre-mer aux problèmes si particuliers de la littérature canadienne-française, qui s’est longtemps cherchée et qui maintenant se trouve. C’est pourquoi environ la moitié des études publiées dans ces colonnes lui seront consacrées, le reste portant sur la littérature française[6]. » Et la rédaction tient ses promesses : les trois numéros parus en 1965, sous la direction de René de Chantal, présentent des sommaires très équilibrés, accordant une importance quasi égale aux littératures française et québécoise. Aux articles savants s’ajoutent les chroniques de Jean Éthier-Blais sur les « lettres canadiennes-françaises » et les « bibliographies des lettres canadiennes-françaises » constituées par Réginald Hamel.

Les chroniques de Jean Éthier-Blais, alors professeur à l’Université McGill et critique littéraire au journal Le Devoir, traduisent une réelle volonté de défense et d’illustration de la littérature locale. Le projet vise plus particulièrement à doter le corpus littéraire canadien-français d’un horizon historique, de traditions de lecture et de figures emblématiques. Dans les trois textes qu’il fait paraître en 1965, l’auteur s’attache à ce qu’il qualifie d’« écoles » littéraires, soit Parti pris, l’Hexagone et l’École littéraire de Montréal. La quatrième et dernière chronique qu’il publie en 1966 est consacrée, quant à elle, à l’oeuvre de Mgr Félix-Antoine Savard. Parue un mois seulement après la publication du dossier programmatique de la revue Parti pris « Pour une littérature québécoise » — Jean Éthier-Blais en avait-il pris connaissance ? —, la première chronique, « Une nouvelle littérature », s’intéresse littéralement à « l’école de Parti pris[7] ». Une telle dénomination a de quoi étonner… Née deux ans plus tôt, la revue Parti pris peut-elle être ainsi associée à ce qui fait école, soit l’institution, l’académisme, voire la canonisation des oeuvres ? S’agit-il d’une sorte de boutade ? Le critique vieillissant semble admonester gentiment

[ces] jeunes écrivains qui […] ont émis sur la littérature et sur la façon dont on devait la pratiquer au Québec, des idées précises ; dans un premier temps, ils la veulent engagée dans le combat politique et social qui mènera le Québec jusqu’à l’indépendance et au socialisme ; cette littérature doit donc correspondre au milieu qu’elle s’apprête à décrire. Elle sera à la fois un témoin et une arme[8].

Qu’elle voile ou non des remontrances, cette lecture du programme de Parti pris m’apparaît révélatrice d’un certain ethos partagé par la communauté critique de l’époque. Les oeuvres et les mouvements y sont souvent lus à l’aune de critères qui leur sont plus ou moins bien adaptés — maîtrise de la langue, achèvement de la composition, référentialité de l’univers fictionnel, et j’en passe —, ce qui provoque un bouleversement de l’horizon d’attente[9]. Comme le notait si justement Hans Robert Jauss dans Pour une esthétique de la réception, la critique en vient en de telles circonstances à célébrer une « esthétique de la négativité » rompant artificiellement avec le milieu social qu’elle dénonce, dans la mesure où « tout didactisme, toute intention d’exemplarité sont [désormais] considérés comme des hérésies[10] ». Dans cette perspective, il est donc envisageable de transformer la revue Parti pris en une école littéraire, d’en faire le lieu d’une pratique concertée vouée à inspirer les contemporains et la postérité.

Dans ses deux chroniques suivantes, sorte de diptyque consacré aux figures emblématiques de la modernité poétique canadienne-française, Éthier-Blais n’hésite pas à adopter une approche impressionniste, fustigeant ouvertement les auteurs et les critiques conservateurs du xixe siècle qui, à l’instar de Louis Fréchette, affichent un « verbe ampoulé[11] », se font « l’écho métallique des sonorités parisiennes[12] ». À ces auteurs décriés s’oppose un panthéon de créateurs légitimés : Crémazie se présente comme le protestataire isolé, exilé malgré lui en France ; Borduas devient le maître d’une école dont les « peintres [étaient] poètes et […] prophètes[13] » ; Grandbois est l’écrivain de l’universel. Au sein de ce panthéon de grands aînés, c’est bien sûr Nelligan qui mérite la première place. Selon Éthier-Blais, il « viendra rompre la monotonie de cette littérature d’imitation. Il poussera ses propres rugissements, ceux de la folie en marche, au milieu de ses camarades qui arboraient à leur boutonnière des oeillets » ; « il [sera] le précurseur de l’Hexagone[14] ». Mieux, « ce jeune poète a pris conscience de ce qu’était sa langue, encore, dans cet ordre, le premier des Canadiens français, et précurseur[15] ». Les analyses textuelles sont rares dans les chroniques d’Éthier-Blais. L’auteur semble préférer les figures auctoriales et leurs légendes au contenu des oeuvres. Tout se passe comme si les traditions devaient se créer à partir d’archétypes précis renvoyant tous ou presque à la malédiction des génies littéraires. Crémazie l’exilé, Borduas l’incompris, Grandbois le visionnaire et Nelligan le sacrifié deviennent les personnages tragiques d’un récit qui, comme le résume Vincent Lambert, « est celui d’une absence à soi qui s’ignorait, donnant à croire que les anciens venus d’ici étaient ontologiquement déracinés, sans communion possible avec le monde naturel et d’autant moins avec leur propre nature, hantés, voire obsédés par la mort[16] ». J’irais jusqu’à affirmer que Jean Éthier-Blais cultive peut-être sans le vouloir une sorte de folie, au double sens de passion et d’aliénation, des filiations. Il lui faut élire les maîtres et les disciples, esquisser entre eux des rapports d’influence et d’émulation ; en somme, inventer des mythologies.

La chronique de Jean Éthier-Blais disparaît dans le deuxième numéro de l’année 1966. C’est dans le numéro suivant que Laurent Mailhot publie une note de lecture intitulée « Une critique qui se fait » consacrée au renouveau des études littéraires au Québec. Dans le préambule de son texte, Mailhot se demande s’il est pertinent,

dans le monde de la francité, d’inscrire au programme des universités et des collèges des oeuvres si proches de nous dans le temps, des oeuvres auxquelles nous tenons et qui nous tiennent par toutes sortes de liens concrets et affectifs[.] Certains répondent négativement : « Il faut être diablement inculte pour croire que la littérature canadienne-française puisse être source de formation[17] ». 

La réponse citée, qui met en cause la transmission de la littérature canadienne-française, est de Jean Éthier-Blais. Elle est d’ailleurs critiquée par Mailhot qui n’hésite pas à défendre une conception moins élitiste de l’enseignement de la littérature : « l’étude de la littérature n’est pas qu’un moyen élégant d’apprendre la grammaire et le “beau style”. La recherche du mieux pourrait ici devenir l’ennemie du bien[18]. » Si la note de lecture se présente sous la forme d’une recension des plus récentes études parues sur la littérature québécoise[19], elle sert surtout de prétexte à la mise en place de principes d’analyse inspirés de la nouvelle critique. L’ouverture aux écritures contemporaines, le refus des théories du reflet, le souci de la forme se conjuguent à la défense de la littérature québécoise. Selon Laurent Mailhot, « La critique de la littérature québécoise (ou canadienne d’expression française, si l’on préfère ce terme bâtard) n’est pas une entreprise d’enfantement forcé ou une impossible résurrection des morts — vieux cadavres décomposés ou embryons mort-nés[20] ». Il s’agit là de la première occurrence du syntagme « littérature québécoise » dans les pages de la revue Études françaises, à l’exception de certains des titres recensés par Réginald Hamel dans ses bibliographies des lettres canadiennes-françaises. Il importe également de relever le renvoi implicite à l’avant-propos du dossier « Pour une littérature québécoise » de la revue Parti pris paru en janvier 1965. Dans ce texte intitulé « Le poète et le permanent », Pierre Maheu affirme que « la “littérature canadienne d’expression française” (le nom est aussi bâtard que la chose) est morte, si jamais elle a été vivante, et que la littérature québécoise est en train de naître[21] ». À l’instar de Maheu et des partipristes — dont il semble s’inspirer directement —, Mailhot associe la littérature canadienne-française à l’illégitimité et à la stagnation. Mais contrairement aux partipristes, il ne souhaite pas assimiler la pratique du critique littéraire aux naissances forcées et aux embaumements. Ces dernières métaphores sont particulièrement évocatrices en ce qu’elles font signe vers les mythes les plus tenaces de la littérature canadienne-française — entretenus, comme nous l’avons vu, par Jean Éthier-Blais — qui condamnent la littérature locale à une existence souffreteuse, mortifère, attachée aux destins funestes de quelques auteurs stellaires. Ni accoucheur ni croque-mort en somme, le critique serait plutôt, selon Mailhot, chargé d’accompagner les oeuvres en devenir, car « [i]l n’y a pas de CRITIQUE QUI SE FAIT sans littérature[22] ».

Peu de temps après la parution d’« Une critique qui se fait », l’appellation « littérature québécoise » est adoptée par la rédaction d’Études françaises. En 1967, la parution d’un premier dossier thématique intitulé « La poésie québécoise », dirigé par Réginald Hamel, confirme ce qui circulait depuis quelques années dans le milieu culturel québécois : la littérature canadienne-française n’est plus de saison.

Des traditions à inventer : le rôle de Georges-André Vachon

Le dossier intitulé « La poésie québécoise » porte en réalité sur la figure et l’oeuvre d’Émile Nelligan. Il est composé d’une chronologie, d’une bibliographie, d’un article sur le Canada français de la fin du xixe siècle (Jean-Charles Bonenfant), de poèmes de Nelligan et de Fernand Ouellette, de témoignages d’écrivains et d’un article abondamment commenté de Georges-André Vachon, « L’ère du silence et l’âge de la parole ». Dans l’histoire d’Études françaises, écrit Laurent Mailhot, « la première rupture structurelle — annonciatrice — est celle du numéro spécial sur Nelligan, en août 1967. Désormais, chaque été, un numéro thématique (“Chateaubriand et ses précurseurs français d’Amérique”, etc.) viendra rompre l’uniformité des trois autres saisons, car la revue paraît alors quatre fois par année[23]. » En plus de l’adoption de la dénomination « littérature québécoise » qui signe la fin d’une époque, le titre de l’article de Georges-André Vachon annonce le passage à un nouvel âge, celui de la parole enfin acquise. L’opposition entre le silence et la parole renvoie bien sûr à une certaine conception de l’histoire québécoise largement cultivée par la critique littéraire des années 1960. Si les bornes temporelles varient dans le discours des critiques — l’ère du silence ne se termine pas toujours au même moment —, les interprétations des deux périodes sont le plus souvent consensuelles. Au silence s’attachent l’agonie du Canada français, l’impuissance et l’aliénation des écrivains, représentés dans l’article de Georges-André Vachon par Crémazie et Nelligan. L’âge de la parole, quant à lui, renvoie à un mouvement de libération et de conquête du sujet, de l’histoire collective et du territoire, voire du pays. Selon Vachon, la rupture a lieu en 1941, à la mort de Nelligan :

Disons, avec Roland Giguère, que nous sommes entrés dans « l’âge de la parole ».

Pour les poètes québécois, comme pour les écrivains négro-africains d’expression française, l’âge de la parole commence avec la découverte du surréalisme. Les ressemblances sont nombreuses entre Refus global, profession de foi de quelques artistes automatistes groupés autour de Borduas, et le manifeste des étudiants antillais de Paris, intitulé Légitime défense. Les uns et les autres se réclament de Breton et crient leur résolution de rompre avec les valeurs traditionnelles de leur milieu. Les premiers exerceront une influence directe sur les poètes de l’Hexagone, les seconds, sur Senghor, Césaire, Damas et le mouvement de la Négritude. Ces hommes appartiennent à des sociétés dont l’aliénation culturelle est profonde ; et si le surréalisme exerce sur eux un tel attrait, c’est qu’il leur propose le moyen d’abolir tous les ordres établis[24].

Refuser, renverser, bouleverser les règles admises, les « ordres établis », ces injonctions seront au coeur de nombreux plaidoyers en faveur de la « nouvelle » littérature québécoise[25].

Cette lecture de l’histoire littéraire du Québec, fort subjective, est reprise et nuancée dans les articles ultérieurs de Georges-André Vachon. Loin de célébrer uniment « l’âge de la parole », celui qui dirige Études françaises de 1966 à 1977 joue en effet un double rôle au sein de la revue : il est à la fois le compilateur et le défenseur des oeuvres de la littérature québécoise, mais aussi l’un de leurs critiques les plus lucides. Soucieux des « traditions à inventer », pour citer le titre de la conférence J.-A. DeSève qu’il présente en 1970, il fait paraître plusieurs numéros consacrés à des écrivains méconnus ou sous-estimés du corpus local. Journalistes canadiens-français du xixe siècle (1969), Arthur Buies (1970), Marcel Dugas (1971), démocrates canadiens (1973), entre autres, ont droit à des dossiers thématiques généralement composés d’extraits de leurs oeuvres respectives et d’amples introductions rédigées par Vachon. Rénovant en quelque sorte le corpus littéraire du xixe et des premières années du xxe siècles, Vachon fait le tri dans les oeuvres du passé et donne à lire les textes qui seront éventuellement partie intégrante du canon littéraire. Comme il l’écrit dans « Primitifs canadiens », la littérature est pour lui « un répertoire criblé de lacunes qui se constitue à travers une série de choix passionnés et demeure toujours ouvert. Ces choix intimes, une espèce de pensée collective peut feindre ensuite de les imiter[26]. » En tant que directeur de la revue, il entend offrir un « panorama critique de l’activité littéraire, au Canada français[27] » en investissant les domaines de la critique, de la recherche et de la création. Entre 1967 et 1974, année de l’abandon du sous-titre de « Revue des lettres françaises et canadiennes-françaises », paraissent, en plus des dossiers thématiques déjà évoqués, des comptes rendus et des chroniques consacrés presque exclusivement à des textes québécois. Des poèmes et des nouvelles d’auteurs contemporains sont intégrés à certains des numéros (Roch Carrier, Alexis Lefrançois, Michel Lemaire, Juan Garcia, Michel Beaulieu, entre autres, y figurent) ; des bilans sont proposés ponctuellement, d’abord sous la forme de chroniques régulières, puis de dossiers portant sur les années littéraires 1973 (vol. 10, no  2) et 1974 (vol. 11, no 2). Lise Gauvin, quant à elle, publie un dossier bibliographique sur les rapports entre littérature et langue parlée au Québec (vol. 10, no 1) qui vise à « mettre en évidence : d’une part, les intentions des créateurs et, d’autre part, les multiples polémiques qui ont entouré quelques oeuvres ou quelques essais[28] ». La pratique de l’inventaire, voire la constitution d’un répertoire organisé, classé, des oeuvres de la littérature québécoise, est au coeur du mandat d’Études françaises jusqu’en 1977, année pendant laquelle Laurent Mailhot remplace Georges-André Vachon à la direction de la revue. C’est d’ailleurs cette année-là que paraît le « Petit manuel de littérature québécoise », bilan bibliographique et critique couvrant la littérature québécoise de la Nouvelle-France à la période contemporaine. Au cours de l’année 1978, pour la première fois depuis sa fondation, Études françaises ne publie aucun article sur la littérature québécoise. Serait-ce le symptôme de la « normalisation » d’une littérature qui n’est plus en processus d’institutionnalisation ? Sans doute… À partir de 1978, la littérature québécoise ne semble plus nécessiter un traitement particulier. Elle cohabite avec les autres littératures de langue française, sans prendre le devant de la scène, mais sans occuper non plus les marges du discours de la revue.

Il importe de revenir brièvement au rôle de critique, sans doute plus important encore que celui d’animateur et de compilateur, de Georges-André Vachon. Loin de porter un regard complaisant sur les productions littéraires québécoises contemporaines, Vachon se permet le plus souvent d’interroger les poncifs de l’époque — sur l’usage de la langue orale dans les oeuvres littéraires, sur la valorisation et la nationalisation du corpus, notamment — en revenant aux textes eux-mêmes. La pratique de l’auteur ne repose nullement sur une quelconque politique de la littérature qui accorderait la préséance à des partis pris idéologiques, ce que pouvait laisser entendre à tort certains constats de l’article « De l’ère du silence à l’âge de la parole ». Au contraire, les textes de Vachon reposent tous ou presque sur une forme de poétique de la lecture, au sens fort du terme. La création d’une « tradition de culture » doit s’édifier sur la relecture critique des oeuvres, et non pas sur la seule mise en vitrine de celles-ci, procédé publicitaire condamnant à la myopie :

Ce n’est pas en surchargeant nos programmes d’oeuvres composées sur le territoire national, mais dont la valeur est peut-être douteuse, que nous favoriserons, chez les étudiants l’acquisition d’une culture autochtone ; il faut plutôt lier fortement l’étude des deux littératures : française et québécoise, et donner une importance particulière aux oeuvres autochtones vraiment représentatives. Il faut surtout, à travers celles-ci, redonner aux Québécois le sentiment que, depuis trois siècles, les hommes d’ici ont vécu en français, ont exprimé en français leur expérience de la vie en terre d’Amérique ; en un mot, constituer de toutes pièces ce dont le Québec d’aujourd’hui manque le plus : une tradition de culture[29].

Deux articles, publiés au cours de son mandat de directeur, témoignent plus particulièrement de sa méfiance à l’endroit des lieux communs alors en vogue dans le champ de la critique québécoise. Dans « Le roman — une littérature qui se louisianise ? », paru en 1971, l’auteur s’inquiète déjà des errements de la critique littéraire contemporaine qui transformerait trop rapidement les succès du moment en classiques, de manière à satisfaire les attentes d’une institution trop vorace. Il s’en prend par là même à l’exiguïté du milieu culturel québécois :

dans cette communauté quasi paroissiale, les romanciers, agents complaisants d’une espèce d’autocolonialisme culturel, apprennent sans effort à se conformer à l’attente de leur public. Ils composent des oeuvres qui appellent, réclament, provoquent le commentaire, travaillent dans l’archi-connu, se gardent bien d’en bouger, s’imitent eux-mêmes deux, trois, quatre fois, et cessent d’écrire. Voilà comment le Québec, comme on dit, tue ses écrivains ! Mais les écrits restent, se réimpriment, instruments d’une volonté d’identification de plus en plus anticanadienne, antiaméricaine et antifrançaise. Pauvre littérature, qui sert l’idéologie régnante, et l’illusion régnante, celle de la vie quotidienne, là où rien ne respire, où l’amour croit être amour, la haine, haine, où les catégories : états dits de conscience ou états de la société, purs de tout désir, se gardent soigneusement de leur contraire[30].

La charge est double : elle est destinée, d’une part, au conformisme des romanciers ; d’autre part, elle vise la critique qui, souhaitant se libérer des influences extérieures, en vient à entretenir un discours dangereusement univoque. Les constats défendus dans ce texte de Vachon sont particulièrement singuliers dans le contexte littéraire québécois de l’époque et annoncent les travaux les plus importants sur l’institution littéraire québécoise, L’écologie du réel de Pierre Nepveu et L’absence du maître[31] de Michel Biron notamment.

« Le colonisé parle », paru en 1974 dans le dossier « Écrire, c’est parler », reprend certaines des idées avancées dans « Le roman — une littérature qui se louisianise ? » Il présente un préambule articulé autour d’une lecture de passages empruntés à Guignol’s Band de Céline et à L’hiver de force de Ducharme. S’attachant à l’oralité des deux textes, au naturel contrefait qu’ils affichent, Vachon en conclut :

Aura, vêtement, voile sonore moulé sur le corps, la parole marque violemment ma différence. L’usage, et sa grammaire, elle fait mine de les suivre, pour mieux montrer combien elle s’en écarte. Elle digresse, prend appui sur le geste, le cri, le silence, âme damnée du corps. Ce que je ne suis pas elle l’affirme, l’affiche, le magnifie. Ce que je suis, au bout du compte elle le masque. La parole c’est le règne de Babel. Elle cesse, et avec elle la confusion des langues, là où commence l’écriture, invention d’une parole redevenue totalement limpide et expressive[32].

Entre la parole, affective, indissociable du corps, des inflexions de la voix, et l’écriture, lieu de la création et de l’illusion, l’écart se creuse. En insistant ainsi sur l’artificialité de la parole écrite, Vachon refuse implicitement de reconduire des interprétations qui feraient correspondre la littérature à une norme sociale et à un référent précis. La littérature est plutôt ce qui échappe au familier, « Je est passé à l’oubli, armes et bagages. Son corps, son univers, ses habitudes, le texte les abolit à mesure qu’il se fait[33] ». C’est dans cette perspective que s’inscrit son analyse du joual littéraire :

à la faveur d’une utilisation politique de la langue populaire dans le roman et le théâtre, se répand l’illusion d’une identité québécoise acquise, au moins sur un point. Entre-temps être Québécois c’est toujours friser l’inexistence : il n’y a pas là-dessus à corriger les analyses de Parti pris.

L’entre-temps c’est aussi l’espace propre de l’écriture.

Et l’écriture à cru est un mythe, comme le joual. Pour qui écrit la réalité est une immense camelote, qui peut toujours servir[34].

La récupération politique des oeuvres littéraires serait ainsi en parfaite contradiction avec le projet même de l’écriture, lequel exige, comme le note l’auteur, un espace propre, mais aussi une temporalité singulière, résolument étrangère aux élans de l’improvisation et à la prétendue spontanéité de l’oralité. En défendant une telle lecture de l’écriture jouale, Vachon insiste sur le travail inhérent à toute entreprise littéraire et invalide les théories par trop commodes de l’inspiration brute. Céline et Ducharme sont des écrivains car ils ont su s’approprier la langue orale, la transformer en matériau de leurs fictions respectives. Le joual ou l’oralité littéraire, en ce sens, ne représentent rien ni personne ; ils ne peuvent être les emblèmes d’une condition collective parce qu’ils se déclinent en de nombreuses versions. La poétique de la lecture qui s’esquisse au fil des articles de Georges-André Vachon accueille les contradictions et les paradoxes de la littérature, refuse d’enfermer les oeuvres et les auteurs dans des catégories, privilégient en somme le particulier plutôt que l’universel, sans pour autant nier les conditions particulières présidant à la création des oeuvres. Dans son texte « L’épervière orangée », publié dans le dossier « Georges-André Vachon » en 1995, Ginette Michaud rend hommage à l’auteur en dévoilant l’un des paradoxes originels de sa pensée :

notre généalogie comme nation ne nous place pas sous le signe du désir, mais de l’abandon. Et pourtant, cette vérité est aussi une libération. Car même si une pointe de regret s’insinue dans cette prise de conscience — tout enfant, bâtard ou divin, préfère se raconter un glorieux roman familial —, il y a aussi chez Vachon une certaine satisfaction à voir l’espace se libérer, se vider des grands récits qui, tout schématiques soient-ils, servaient encore d’armature à notre propre histoire : la spécificité du sujet québécois est de n’avoir rien à célébrer, ni âge d’or édénique en amont, ni révolution inaugurale en aval[35].

Il y a dans cette prise de conscience, me semble-t-il, une véritable leçon de lecture : renoncer aux grands récits, aux mythologies, ne signifie pas nécessairement rompre avec la conscience de sa propre historicité, mais permet plutôt de proposer une juste lecture des fictions collectives.

Lire, relire

À partir des années 1980, la critique universitaire québécoise se spécialise, se moulant de plus en plus aux exigences de la recherche subventionnée. Ce changement de paradigme est certes perceptible dans les pages d’Études françaises[36], mais il n’altère en rien le style et le ton des articles publiés par la revue. Si, comme le notent Robert Dion et Frances Fortier, les critiques universitaires des années 1980-1990, lassés des études sémiotiques et structuralistes trop pointues, reviennent à « des positions paradoxalement plus littéraires, c’est-à-dire déterminées par des modes stylistiques et subjectifs[37] », force est de constater que le souci de lisibilité, voire de littérarité, de la parole critique n’a jamais disparu des pages d’Études françaises. Les directeurs qui succèdent à Georges-André Vachon[38] demeurent fidèles à la poétique de la lecture de leur prédécesseur, s’attachant, comme le note Ginette Michaud, « à la qualité de l’écriture, signe qui devint peut-être au cours des années, au-delà du mouvement des modes théoriques et des engouements critiques, le critère le plus sûr et le plus distinctif de la revue[39] ». Qu’en est-il de la littérature québécoise dans un tel contexte ? Comme je le notais un peu plus tôt, il n’y eut ni dilution ni dispersion du corpus, mais une sorte d’effacement des frontières entre les différents territoires culturels francophones. À l’occasion du 15e anniversaire de la revue, Laurent Mailhot écrit qu’« Études françaises voudrait être une revue québécoise et internationale, littéraire et interdisciplinaire, théorique dans et par la pratique, faite par des spécialistes passionnés, des professeurs écrivains…[40] » Qualifiée de « carrefour » par Robert Melançon[41], elle s’ouvre davantage aux oeuvres de la francophonie sous la direction de Lise Gauvin, par l’entremise notamment du prix de la revue Études françaises relancé en 1995 et dès lors attribué à « un essai inédit d’environ cent cinquante pages écrit par un auteur francophone[42] ».

Poétique de la lecture, mais aussi poétique de la relecture… Aux années de fondation, à la littérature et à la critique en voie de construction, à la découverte des minores, succède la relecture des auteurs et des courants dominants de la littérature québécoise. On relit Ducharme dès 1975, Saint-Denys Garneau en 1984, on souhaite aller au-delà des « jugements superficiels » sur VLB et revenir à ses textes[43], on « revendiqu[e] comme sienne, ailleurs que dans quelques manuels, l’oeuvre de François-Xavier Garneau[44] », on entend « susciter de nouvelles lectures de […] deux oeuvres majeures [Le survenant et Bonheur d’occasion][45] », des textes automatistes[46], de la poésie de Miron[47], et j’en passe. Plus d’une trentaine de dossiers thématiques sont consacrés à la littérature québécoise, dont seize à des auteurs précis. Parmi ceux-ci s’imposent plus particulièrement les figures de Réjean Ducharme et de Saint-Denys Garneau.

Revenons aux premières années de la revue. En 1967, Jean-Cléo Godin fait paraître un compte rendu de L’avalée des avalés de Réjean Ducharme dans lequel il se montre sensible à la modernité et à l’originalité de l’oeuvre sans pour autant crier au génie comme certains de ses contemporains : « Si belle que soit la légende de Réjean Ducharme — et elle est très belle ! — ne vaut-il pas mieux l’ignorer ? Et que reste-t-il alors : une oeuvre géniale ? une fumisterie ? un jeu verbal et irrévérencieux, pour amuser et emm… les bourgeois ? Tout cela à la fois, me semble-t-il[48]. » La même année, des témoignages d’écrivains sont publiés dans le fameux dossier sur la poésie québécoise. Ce florilège d’hommages à Émile Nelligan se clôt sur le témoignage de Réjean Ducharme, dont le titre « Nez lit gant » préfigure Le nez qui voque :

Je me rappelle en avoir récité, en silence s’entend, dans les autobus Berthier-Joliette et Berthier-Montréal. Je ne me souviens plus par coeur avec assurance que du premier quatrain du Vaisseau d’or.

Il y a deux ans, je suis allé voir sa maison, rue Laval. Elle ressemble à celles qui se trouvent à droite, à gauche et en face.

Il y a un mois, je suis allé voir sa pierre tombale au cimetière de la Côte-des-Neiges. Elle est plus grande que les autres, blanche, plate, toute neuve et ornée d’un médaillon ; je ne l’ai pas aimée du tout. Je m’attendais à une croix haute comme trois pommes.

J’éprouve pour Émile Nelligan une grande affection fraternelle. J’éprouve à divers degrés la même affection pour Saint-Denys-Garneau, Marie-Claire Blais, Hubert Aquin, André Major, Claude Jasmin, Jacques Renaud, Andrée Maillet et un grand nombre d’autres[49].

Nelligan, on l’a dit et redit, est une référence centrale dans les premiers romans de Ducharme. Accompagnée de son amie Constance Chlore et des poèmes de Nelligan, Bérénice Einberg apprend à aimer la littérature. Mille Milles, quant à lui, « écri[t] des pages et des pages sur Nelligan[50] ». À l’instar de leur créateur, les personnages de Ducharme ne parviennent pas — ne souhaitent pas ? — distinguer les relations affectives, l’amitié, le compagnonnage, de la lecture et de l’écriture. Il faut « aimer les livres d’amour[51] », entretenir avec eux des relations à la fois exclusives et singulières. Ainsi en va-t-il de leurs auteurs qui composent, dans le témoignage de Ducharme, une véritable famille. En 1975, Études françaises consacre un dossier à Ducharme, éloquemment intitulé « Avez-vous relu Ducharme ? » Dans l’avant-propos, Georges-André Vachon conçoit la relecture sous la forme d’une « lecture vraiment première » :

La première fois, ajoute-t-il, (il est rare qu’on se souvienne de la toute première fois), sous le choc du texte, j’aurai cessé de lire vers la centième, ou la dixième page ; ou j’aurai continué, comme à mon corps défendant. Aujourd’hui, le texte conservant toute son étrangeté, je choisis, je souhaite, je me hâte de m’aliéner en lui[52].

Se laisser transformer par le texte, se perdre en lui, mais en en faisant le voeu conscient, ce geste critique nous ramène encore une fois à une conception affective de la lecture. Dans le dossier, les articles savants côtoient des lectures plus personnelles de l’oeuvre de Ducharme — « Morceau du littoral détruit — vue sur L’océantume » d’André Gervais notamment — et surtout un fragment inédit de L’océantume. En 1977, dans « L’avenir de la littérature québécoise » de Nicole Brossard, court article paru dans le dossier « Petit manuel de littérature québécoise », l’oeuvre de Réjean Ducharme est associée à une littérature au futur. Nicole Brossard avait vu juste : plus d’une quarantaine d’articles, publiés entre 1975 et 2014, font référence à l’oeuvre ducharmien.

Le cas de Saint-Denys Garneau est plus éclairant encore. En plus de nombreux articles portant sur son oeuvre, trois dossiers[53] lui sont consacrés au fil des années et témoignent de sa fortune critique. Dans « Saint-Denys Garneau, 1968 », sorte de prélude au premier des trois dossiers, Jacques Brault déplore le mépris de certains de ses contemporains qui ne se reconnaissaient pas dans la poésie dépouillée jusqu’à l’os de l’auteur :

Peu à peu Saint-Denys Garneau est devenu un poète mineur, une espèce de jeune ancêtre qui n’a pas su oser, ne sachant d’ailleurs pas écrire. Mais un mouvement s’amorce qui nous convertira au Saint-Denys Garneau de la littérature québécoise (le seul qui m’intéresse), les travaux se multiplient qui permettront de lire et d’accompagner les textes à leur juste allure[54].

Un an plus tard paraît « Hommage à Saint-Denys Garneau », composé de textes présentés lors d’un colloque soulignant le 25e anniversaire de la mort de l’auteur. Le titre annonce le contenu d’un dossier qui s’attache autant, sinon plus, à la figure de Garneau qu’à son oeuvre écrite. Le colloque avait pour objectif de situer la figure de Garneau dans une tradition de lecture, de montrer comment elle avait pu être perçue par les représentants de différentes générations, de l’inscrire en somme dans une histoire de la culture québécoise contemporaine :

Cette célébration québécoise ne pouvait se terminer sans le témoignage des « générations » qui, parfois à moins de cinq ans d’intervalle, se sont succédé, depuis celle de Saint-Denys Garneau et de la Relève (Jean-Louis Gagnon, Robert Élie), celle de Liberté et de l’Hexagone (Fernand Dumont, Gaston Miron), et enfin, la génération de Parti pris n’ayant point délégué de porte-parole, celle des écrivains de moins de trente ans (Luc Racine)[55].

Les interventions publiées par Études françaises adoptent toutes la forme du témoignage, à l’exception de l’article de Roland Bourneuf sur « la culture européenne de Saint-Denys Garneau d’après les inédits ». Dans « En ce temps-là », Jean-Louis Gagnon évoque son amitié adolescente pour Saint-Denys Garneau et présente le portrait d’une époque hostile au radicalisme politique. Chez Fernand Dumont, le témoignage est aussi sociologique, Saint-Denys Garneau devenant le représentant de la génération de la Relève qui dut porter le fardeau d’une « longue histoire », « celle d’une certaine parole traditionnelle portée sur nous-mêmes. Celle aussi, par conséquent, d’un certain silence[56]. » Gilles Hénault, quant à lui, relate sa découverte de Regards et jeux dans l’espace, propose une lecture intuitive de certains vers de l’auteur, laquelle se substitue à l’« exégèse, si savante soit-elle[57] ». Les lectures historicisantes et sociologiques de l’oeuvre de Garneau sont ouvertement récusées dans le second dossier consacré à l’auteur en 1984. Intitulé à juste titre « Relire Saint-Denys Garneau », il entend renouer avec la lettre des textes garnéliens. « Nous proposons de considérer le texte de Garneau. On pourra légitimement prétendre le situer historiquement quand on l’aura vraiment lu[58] », annonce Robert Melançon dans la présentation. En plus des articles de Pierre Nepveu, de Jacques Blais et de Normand Doiron, le dossier réunit trois synthèses bibliographiques dans une section intitulée « Notes et documents », témoignant ainsi du renouveau des études garnéliennes. Le troisième dossier consacré au poète paraît en 2012 sous le titre « Saint-Denys Garneau. Accompagnements ». Selon Michel Biron et François Dumont, directeurs du numéro, « il s’agit de proposer quelques lectures qui ont en commun de chercher à situer le texte de Garneau dans un horizon élargi et d’inviter à d’autres lectures qui iraient dans le même sens[59] ». Québécisée, mise en situation dans un contexte historique et idéologique précis dans les textes de 1968-1969, l’oeuvre poétique de Saint-Denys Garneau est ensuite relue de façon autonome, pour enfin être ramenée au « contexte transnational de la littérature et de l’art[60] ». Au fil des trois dossiers se dessine un mouvement qui témoigne assez fidèlement de l’orientation générale des études québécoises depuis la fin des années 1960. Au mythe de l’écrivain maudit, aux portraits des « suicidés de la société » canadienne-française, succède le dépaysement, voire le repaysement, de la littérature québécoise.

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Ce repaysement de la littérature québécoise est-il le signe d’une ouverture à l’altérité, d’une maturité enfin atteinte ou de l’indéniable réussite de l’institution littéraire ? Je ne saurais et ne souhaiterais trancher. Les verdicts sur le sort des littératures nationales sont trop souvent voués à être renversés. Chose certaine, les avenues empruntées par les québécistes d’Études françaises à l’époque contemporaine sont de plus en plus nombreuses et variées, et ne sauraient être présentées de manière exhaustive dans le cadre d’un article d’une vingtaine de feuillets. De l’américanité à la judéité de la littérature québécoise, en passant par les réflexions sur les bibliothèques imaginaires, plusieurs thématiques ont été négligées, faute d’espace. Mon récit, partial et partiel sans doute, visait surtout à esquisser la poétique de la lecture et de l’écriture qui a toujours été au coeur du projet d’Études françaises. « Les méthodes passent ; le texte demeure[61] », écrivait Georges-André Vachon dans « Qu’est-ce que cela veut dire ? » « Le texte » dans toute sa singularité, avec ses zones d’ombre, ses langages, ses jeux, ne peut s’évanouir. C’est à partir de lui que se créent les traditions de lecture, les filiations intellectuelles, les récits. Si l’on relit encore aujourd’hui Ducharme et Saint-Denys Garneau, c’est bien parce que leurs oeuvres ont su traverser l’épreuve du temps et toucher — affectivement, intellectuellement — différentes générations de lecteurs. De naissances en renaissances, la littérature québécoise est toujours un répertoire vivant. Elle est bien loin du tombeau dans lequel certains critiques trop pessimistes voudraient l’enfermer.