Corps de l’article

Introduction

Le Caucase du Nord, région située à la frontière sud de la Fédération de Russie, est secoué depuis le milieu des années 1990 par des violences récurrentes. Les deux guerres[2] russo-tchétchènes (1994-1996 et 1999-2009) en constituent les épisodes aux conséquences les plus durables (Gilligan, 2009 ; Sakwa, 2005 ; Schaefer, 2011 ; Tishkov, 2004 ; Wood, 2007). En 2009, le président russe alors en poste, Dmitri Medvedev, déclare la fin de « l’opération antiterroriste » que les forces armées russes ont lancée en 1999, mettant officiellement un terme à un conflit, qui reste pourtant non résolu. D’une part, des violences continuent régulièrement à secouer la Tchétchénie. D’autre part, aucune négociation politique n’a été entreprise, les dirigeants russes ayant privilégié une stratégie de « tchétchénisation » du conflit (Russell, 2008). Cette dernière a conduit à la mise en place d’un régime tchétchène prorusse autoritaire (Russell, 2010). Surtout, les dirigeants russes ont choisi d’occulter jusqu’en 2009-2010 une réalité tangible depuis 2003 : la montée des violences dans les républiques voisines de la Tchétchénie, évolution qui consacre la diffusion progressive du conflit tchétchène au-delà des frontières de la république. Alors que l’épicentre des violences se situe encore en Tchétchénie en 2006, il se déplace petit à petit vers l’Ingouchie et le Daghestan. En 2013, le Daghestan constitue la république la plus instable du Caucase du Nord. Bien que le nombre des violences ait diminué en Ingouchie depuis 2009, l’équilibre qui y règne demeure fragile. Enfin, la Kabardino-Balkarie a gagné en instabilité depuis 2010 (Dzutsev, 2010a ; Schwartzbaum, 2013 ; Vatchagaev, 2011).

Les travaux portant sur cette région ont principalement abordé ce phénomène de régionalisation de la violence sous quatre angles non exclusifs. Le premier souligne les conséquences de la seconde guerre russo-tchétchène (O’Loughlin & Witmer, 2011). Le second insiste sur la nature islamiste de l’insurrection, qui s’est développée sur fond de réislamisation des sociétés nord-caucasiennes et de progression du salafisme (Malashenko & Yarlykapov, 2009 ; Shterin & Yarlykapov, 2011). Le troisième attribue cette montée de la violence aux difficultés structurelles que connaît cette partie de la Russie qui compte parmi les plus pauvres de la Fédération (Sokolov, Magomegov & Silaev, 2013). Le quatrième fait de la répression indiscriminée un facteur de la radicalisation de nombre de jeunes Nord-Caucasiens (Toft & Zhukov, 2012).

Si ces explications saisissent une partie des processus à l’oeuvre, elles tendent à se concentrer avant tout sur l’environnement socioéconomique, politique et religieux, ainsi que sur les stratégies des insurgés. Peu de travaux portent sur les dynamiques propres aux politiques russes antiterroristes et leurs impacts sur le conflit. Pourtant, sans en faire une cause directe de l’expansion géographique du conflit, nous faisons l’hypothèse que les réponses formulées par l’État russe participent des processus qui nourrissent la montée de la violence dans cette région déjà profondément instable. Cet article aborde cet aspect précis. Il traite plus particulièrement des interactions entre les différents acteurs impliqués dans la mise en oeuvre des politiques décidées à Moscou. Ce faisant, il met en évidence un décalage patent entre discours et pratiques ainsi que l’existence de croyances, d’intérêts et des temporalités divergents. Il analyse les impensés et les impasses de la « politique antiterroriste russe », telle que dessinée sous Dmitri Medvedev (2008-2012). Cette dernière a été, du moins sur papier, réorientée[3]. Après avoir privilégié une approche purement coercitive, Moscou s’est engagé dans une stratégie qui allie répression, contrôle des dirigeants locaux et tentative de gagner l’adhésion des populations locales (Campana, 2013b). L’objectif est de tenter de contenir le conflit et d’éviter que la persistance de ce dernier ne vienne perturber la bonne tenue des Jeux olympiques de Sotchi, qui se déroulent à une encablure des républiques les plus instables.

Cet article comporte trois parties. La première présente notre cadre analytique, basé sur le concept de configuration violente, qui met en évidence le rôle des interactions entre acteurs et des interdépendances qui les lient dans les dynamiques de violences. La seconde partie revient brièvement sur l’historique des conflits dans cette région, sur les réponses formulées par l’État russe et sur leurs évolutions. La troisième partie s’arrête sur les interdépendances entre les différents acteurs de l’antiterrorisme et sur leur nature. Ces dernières, qui mêlent coopération, compétition et affrontement direct ou indirect, ne peuvent se comprendre sans tenir compte du localisme, du clientélisme et du clanisme qui agissent comme autant de principes organisateurs sur le plan local. Nous montrons que de telles pratiques contribuent à alimenter le cycle des violences, entravant les politiques antiterroristes et contre-insurrectionnelles jusqu’à créer les conditions de l’échec.

Le conflit comme configuration violente

Nous postulons que la violence relève de processus relationnels (Tilly, 2005). Nous distinguons quatre relations idéal-typiques : entre les acteurs engagés dans un jeu de nature conflictuelle ; entre les acteurs qui appartiennent à une même mouvance ou à une même catégorie d’acteurs, insurgés et acteurs étatiques par exemple ; entre ces différentes catégories d’acteurs et l’espace social et politique dans lequel ils évoluent ; et entre ces mêmes acteurs et les environnements locaux, régionaux et internationaux. Dans le cadre de cet article, nous nous concentrerons sur le second idéaltype, sans toutefois écarter les autres types de relations, en tant qu’elles influencent la nature et la densité des interactions entre les groupes et les individus qui appartiennent à la catégorie « acteurs étatiques ».

Une telle approche oblige à déconstruire la catégorie « acteurs étatiques », suivant la perspective défendue par le courant des « micro-dynamiques des conflits », qui montrent que les conflits internes[4] aux États ne sont pas des « binary conflicts but complex and ambiguous processes that foster an apparently massive, though variable, mix of identities and actions » (Kalyvas, 2003, p. 475). Elle conduit également à considérer les interdépendances qui lient les différents acteurs en conflit. Afin de mieux saisir ce concept d’interdépendances et sa contribution à une meilleure compréhension des dynamiques conflictuelles, nous proposons d’utiliser le concept de configuration tel que développé par Norbert Elias. Selon le sociologue allemand, une configuration existe quand des individus ou des groupes établissent des relations entre eux et rentrent en interdépendances (Elias, 1978, p. 130). Opposé à toute forme de réification des relations sociales, Elias (1978) souligne le caractère dynamique de la chaîne d’interdépendances qui se crée. Ces interdépendances lient les individus ou groupes appartenant à une même catégorie d’acteurs, mais également ceux qui appartiennent à des groupes opposés dans et par le conflit. La violence devenant un mode de dialogue dans un conflit intra-étatique, nous qualifions la configuration que nous étudions de configuration violente.

La transposition du concept de configuration à l’étude des conflits offre selon nous des pistes de réflexion intéressantes. En effet, ce concept met l’accent sur l’interpénétration dynamique des comportements, des représentations et des pratiques des différents acteurs impliqués dans le conflit. Les acteurs prennent des décisions stratégiques motivées par un ensemble de croyances et d’intérêts, mais contraintes par les comportements des autres acteurs (Elias & Dunning, 1986). Les types d’interdépendances oscillent entre la coopération, l’alliance ou au contraire l’affrontement ; ils incluent, comme le montrent de nombreuses recherches sur la violence politique, la surenchère ou la compétition (voir par exemple, Bloom, 2004 ; Devotta, 2005 ; Horowitz, 1985). Ces dynamiques relationnelles marquent de leur empreinte la chaîne d’interdépendances qui se crée et obligent les acteurs à de constants réajustements. Leur capacité à se repositionner dans un contexte mouvant dépend alors des ressources qu’ils possèdent, mais aussi de leur aptitude à jouer le jeu. Ceci veut dire que même un acteur initialement dépourvu de ressources matérielles ou symboliques peut progressivement gagner en influence et contribuer à modifier les règles du jeu.

Le concept de configuration invite à déconstruire les catégories d’acteurs et à analyser les interdépendances qui les lient, indépendamment des ressources et identités revendiquées avant le début du conflit. Il permet donc de déplacer le regard vers les clivages multiples, les identités à géométrie variable et les pratiques situées qui évoluent dans le conflit. Une telle perspective répond à l’une des critiques formulées à l’endroit des chercheurs qui s’inscrivent dans le courant des « micro-dynamiques » des conflits. Ces derniers se sont vu reprocher leur tendance à analyser le comportement des acteurs au regard des conditions qui prévalaient avant le début du conflit et sans toujours tenir compte de leurs évolutions une fois le conflit déclenché (Kalyvas, 2008, p. 403). De plus, une telle perspective permet de mieux penser les « interconnexions entre les différents niveaux d’analyse » (Kalyvas, 2010, p. xii), en tant que la notion de configuration offre « un continuum entre le macro et le micro » (Emirbayer, 1997, p. 294). Enfin, le nombre d’acteurs impliqués dans ce type de conflits rend, comme le rappelle Soeters (2005, p. 31), le jeu imprévisible et amoindrit la potentialité de lier le résultat aux préférences d’un acteur. Le concept de configuration permet ici de replacer l’ambiguïté au centre de l’analyse, en la considérant non pas comme « un bruit », mais comme « la structure même de ces conflits » (Raleigh, 2011, p. 473).

Avant d’analyser les différents acteurs impliqués et les dynamiques relationnelles auxquelles ils participent, nous faisons un bref historique des conflits qui secouent cette région et des réponses formulées par Moscou pour les circonscrire et ultimement y mettre fin.

Le conflit au Caucase du Nord : bref rappel historique

Un conflit, des conflits ?

La montée des violences que connaît le Caucase du Nord depuis 2003 se situe dans le prolongement du second conflit russo-tchétchène. Plusieurs chefs de guerre tchétchènes ont mis en place une stratégie de diffusion du conflit, s’appuyant sur les réseaux interpersonnels tissés au cours des deux guerres et bénéficiant du soutien de mercenaires djihadistes (Moore & Tumelty, 2008). Elle s’est concrétisée par la création, en 2007, de l’Émirat du Caucase du Nord, chargé de fédérer les différents groupes insurgés islamistes actifs dans la région (Hahn, 2011). L’apparition de cette structure aux contours flous consacre deux évolutions : le glissement de plusieurs groupes tchétchènes d’un registre nationaliste vers un registre islamiste et l’influence grandissante des non-Tchétchènes (Dagestanais, Ingouches et autres) au sein d’une insurrection devenue régionale (Campana & Ratelle, 2014). La seconde guerre russo-tchétchène a eu d’autres impacts déstabilisateurs à plus ou moins long terme. Elle a drainé son lot de réfugiés, rentrés depuis en Tchétchénie, souvent sous la contrainte (Gilligan, 2009, pp. 98-118) et a constitué un terreau propice au développement de réseaux criminalisés (Galeotti, 2002). Elle a enfin entraîné une forte militarisation de la région (Melvin, 2007, p. 24).

Si les conséquences de cette guerre ne doivent pas être minimisées, elles ne doivent en rien occulter les difficultés structurelles que traversent ces républiques. La région est en effet traversée de trois crises qui se superposent (Campana, 2013a). La première, d’ordre socio-économique, engendre de graves inégalités, alimentées par un chômage galopant et une économie souterraine surdimensionnée par rapport à l’économie réelle. La seconde renvoie à la perte de légitimité des autorités locales, accusées de néo-patrionalisme et clanisme[5] (Derluguian, 2005). La troisième crise touche l’Islam traditionnel, engagé dans une compétition féroce avec les salafistes dans un contexte de réislamisation des sociétés nord-caucasiennes. Parallèlement, plusieurs des conflits qui ont secoué cette région dans les années 1990, que ces derniers aient été motivés par des enjeux politiques, territoriaux, mémoriels ou par l’accès aux ressources légales ou illégales, restent non résolus. Ils constituent autant de zones d’instabilité potentielle, dans un contexte de prolifération de groupes armés non démobilisés et de circulation massive d’armes (« V Kabardino-Balkarii… », 2010). La méfiance envers l’État a largement été exploitée par ces groupes dont la nature et les motivations restent diverses. Ainsi, si les violences qui secouent le Nord-Caucase sont le plus souvent attribuées à des insurgés islamistes opposés à l’État, elles relèvent bien souvent d’autres logiques.

Les stratégies russes entre antiterrorisme et contre-insurrection

Les réponses russes à cette montée de la violence oscillent entre antiterrorisme et contre-insurrection, bien que le second terme ne soit jamais utilisé par les dirigeants russes. Cette posture rhétorique tient tant à la définition du problème qu’à une volonté explicite de criminaliser les opposants à l’État[6] et de nier les dimensions politiques du conflit (Campana, 2014). Elle fait en cela suite aux stratégies, tant discursives que politiques et militaires, déployées lors du second conflit russo-tchétchène (Campana & Légaré, 2011). L’antiterrorisme russe privilégie une approche coercitive et répressive. Toutefois, à cette utilisation de la violence, souvent entachée d’abus (Amnesty International, 2012), s’articule depuis 2009-2010 une approche civile dont les objectifs sont de moderniser une région aux prises avec de multiples difficultés structurelles, de restaurer les capacités de l’État et de le doter d’une légitimité qui lui fait défaut pour ultimement couper les insurgés de leur base sociale. Cette dernière relève à bien des égards de la contre-insurrection, même si l’objectif n’est pas tant de « gagner les coeurs et les esprits » que d’assurer la loyauté des autorités et des populations locales envers Moscou. Cette approche se concrétise également par le financement de projets de développement économique (Markedonov, 2010). Une grande partie des subsides envoyés par Moscou viennent toutefois alimenter la corruption, considérée comme « endémique » dans la région (« Korrupciâ na Severnom Kavkaze… », 2010).

Les acteurs chargés des différents aspects de l’intervention de l’État russe dans la région sont divers. Le président de la Fédération de Russie et son administration y tiennent un rôle premier. Entre 2008 et 2012, le premier ministre en fonction, Vladimir Poutine, a occupé une place centrale dans les processus de décision. Cet investissement tient à une redistribution informelle des pouvoirs et des rôles entre les deux têtes de l’exécutif sous Medvedev (Kryshtanovskaya, 2012, p. 7). Le représentant du président de la Fédération de Russie dans le district fédéral du Nord-Caucase, fonction créée en 2010, sert de courroie de transmission entre l’administration présidentielle fédérale et la région. Son titulaire depuis 2010, Aleksandr Khloponin, est supposément chargé de toutes les affaires régionales et doit être tenu informé des opérations antiterroristes, coordonnées depuis 2006 par le Comité national antiterroriste (NAK). Ce dernier est dirigé par le Service fédéral de sécurité (FSB), censé travailler de concert avec les troupes des ministères de l’Intérieur et de la Défense. Les ministères fédéraux des Régions, des Finances et du Développement économique sont également impliqués à différents niveaux. Ces acteurs fédéraux doivent parallèlement composer avec une multitude d’acteurs locaux : les présidents ou gouverneurs de chacune des entités fédérées qui composent le district fédéral du Caucase du Nord (les républiques de Tchétchénie, d’Ingouchie, du Daghestan, de Kabardino-Balkarie, de Karachevo-Tcherkessie, d’Ossétie du Nord et le territoire de Stavropol) ; les membres des gouvernements locaux ; les polices et milices locales ; sans oublier les représentants des sections locales du FSB, des ministères fédéraux de l’Intérieur et de la Défense, des renseignements militaires… pour ne nommer que les acteurs parmi les plus importants.

Si ces acteurs semblent partager une même appréciation de la situation dans la région, ils sont mus par des croyances et des intérêts parfois divergents. Dès lors, les interdépendances qui les lient se révèlent d’autant plus changeantes qu’elles sont organisées autour de trois principes, le localisme, le clanisme et le clientélisme.

Des interdépendances à géométrie variable et l’impossible gestion de l’incertitude

La configuration violente à laquelle les protagonistes de l’antiterrorisme russe participent implique une multitude d’acteurs, très divers par leur nature, leurs motivations et la structuration des groupes auxquels ils appartiennent. Comme mentionné dans la discussion théorique, trois dynamiques relationnelles principales façonnent la chaîne d’interdépendances : la coopération, l’affrontement et la surenchère (outbidding). Ces dernières apparaissent comme le reflet des jeux de pouvoir locaux, dont la teneur jette un flou sur la mise en oeuvre des politiques antiterroristes, qui servent bien souvent de paravent aux actions guidées avant tout par des considérations locales. Ces dynamiques relationnelles transcendent tous les ordres de gouvernement. Puisque les dirigeants russes font, depuis l’adoption d’une approche civile, de la restauration des capacités de l’État dans la région un maillon essentiel de leur politique antiterroriste, nous nous penchons d’abord sur les relations qui se nouent entre le fédéral et les entités fédérées, avant de nous tourner vers les interdépendances qui lient les acteurs de terrain de l’antiterrorisme.

Jeux de pouvoir locaux et dynamique de violences

La lutte antiterroriste est enchâssée dans des pratiques plus larges. Comme R. Sakwa (2011) le montre, l’État russe est un « État duel », caractérisé par la superposition de deux régimes : le régime constitutionnel, régi par la Constitution, et un régime administratif, qui transcende le premier sans en annuler les principes fondateurs. Ce dernier est basé sur l’informalité, qui s’exprime avant tout dans des relations de type clientéliste, qui régissent les interactions entre les différentes factions engagées à différents niveaux dans des luttes de pouvoir. Ce régime administratif est à la fois un « réseau de relations sociales, dans lequel les ressources politiques et économiques s’entremêlent […], et un acteur du processus politique » (Sakwa, 2011, p. 42). Son renforcement depuis l’arrivée de V. Poutine au pouvoir en 2000 n’a fait qu’ancrer plus fermement les valeurs de « hiérarchie, paternalisme et clientélisme » dans la conduite de la politique (Gorenburg, 2012, p. 5). Cependant, l’établissement d’une « verticale du pouvoir » est loin de s’être concrétisée dans les faits. De nombreuses résistances existent sur le plan local, révélant des fractures horizontales, entretenues par l’absence de volonté des acteurs locaux de mettre en oeuvre les directives de Moscou, la persistance du localisme et l’omniprésence de la corruption (Monaghan, 2012).

La politique antiterroriste ne fait pas exception à cette règle non écrite. Bien au contraire, le quasi-chaos institutionnel et organisationnel qui règne au Caucase du Nord ne fait qu’accentuer la prévalence du clanisme, du localisme et du clientélisme comme principes organisateurs des relations entre les acteurs impliqués de près ou de loin dans la mise en oeuvre des politiques antiterroristes. La nomination des présidents des républiques fédérées par le président de la Fédération, procédure mise en place par les réformes de 2004, prend ici une saveur toute particulière. Il s’agit en effet d’adouber des dirigeants loyaux envers Moscou, mais capables de s’imposer aux clans omnipotents. Ce faisant, Moscou poursuit une politique mise en place lors de la seconde guerre de Tchétchénie, moment fondateur du régime Poutine. L’objectif n’est pas tant de mettre immédiatement fin aux violences, mais de contenir le conflit et de tirer des « bénéfices collatéraux » (Baev, 2004, p. 347 ; Le Hérou & Remangey, 2008), qui s’expriment en termes de renforcement du régime et de l’État. Cela passe par des tentatives répétées d’instrumentaliser les jeux locaux afin de maintenir Moscou dans une position dominante.

Le cas du Daghestan est emblématique de l’influence des jeux de pouvoir sur les dynamiques du conflit qui secoue cette république multiethnique et instable. La nomination en janvier 2013 de Ramazan Abdulatipov à sa tête, en remplacement de Magomedsalam Magomedov qui a été remercié deux ans avant la fin de son mandat, a été interprétée comme une nouvelle tentative de Moscou d’installer une personnalité politique proche des réseaux moscovites et capable de mettre de l’ordre dans les querelles entre clans, oligarques et autres potentats locaux (Markedonov, 2013). Cette nomination a entraîné un repositionnement des différents acteurs, ponctué de nouvelles violences (Dzutsev, 2011b). Toutefois, Abdulatipov, peu inséré dans les jeux locaux avant son entrée en fonction, se révèle relativement dépourvu de soutiens. Afin de ne pas être marginalisé, il a d’abord nommé G. Makhachev au poste stratégique de vice-premier ministre. Ce dernier, dont l’origine de la fortune est controversée (« Dagestan’s representative… », 2010), est à la tête d’un clan influent au Daghestan ; il possède également de très bons ancrages à Moscou. Puis, Abdulatipov a constitué son administration présidentielle en s’entourant de personnalités recrutées sur les critères de loyauté, eux-mêmes fondés sur l’appartenance à un même groupe ethnique ou à une même région (Magomedov, 2014). Loin de mettre fin à la surenchère entre clans et groupes ethniques, ces nominations n’ont fait que les raviver, perpétuant les pratiques qu’Abdulatipov entendait pourtant combattre.

L’afflux massif de subsides en provenance de Moscou ne fait qu’exacerber un climat de compétitions. Toutefois, le Daghestan n’est pas la seule république aux prises avec ce type de difficultés. De manière générale, les élections ou les changements anticipés à la tête de l’exécutif se traduisent par des montées de violence, qui ne sont, de l’aveu même des principaux intéressés, que le reflet des luttes de pouvoir. Le président de la Kabardino-Balkarie, écarté de son poste en décembre 2013, estime ainsi que l’explosion de violence de 2010 correspond à des tentatives de ses concurrents de démontrer son incapacité à combattre l’insurrection et donc de provoquer sa chute (Dzutsev, 2010a). De telles stratégies passent par la conclusion d’alliances ponctuelles avec des groupes insurgés (International Crisis Group, 2012, p. 80). La violence est ainsi détournée pour satisfaire des intérêts privés et permettre à certains de se maintenir ou de se repositionner dans les luttes de pouvoir quelquefois très localisées. Une telle logique se manifeste, entre autres, par une mise en oeuvre à géométrie variable des directives de Moscou, qui se révèle être fonction non pas des objectifs assignés à la lutte antiterroriste ou aux politiques contre-insurrectionnelles, mais découle avant tout d’impératifs immédiats liés à la survie politique d’une personnalité locale, à la préservation ou à l’acquisition de positions de pouvoir pour un groupe, un clan ou une faction locale.

Entre absence de coordination et compétition : une régionalisation de la lutte anti-terroriste en trompe-l’oeil

À ce contexte marqué par une compétition à peine voilée pour l’accès aux ressources symboliques, politiques et matérielles s’ajoute une absence manifeste de coordination entre les différents intervenants. Cette dernière s’explique par la juxtaposition de trois réalités : une forte compartimentalisation bureaucratique et l’absence d’une culture de la concertation ; la coexistence de visions et d’intérêts divergents, qui entravent toute velléité de collaboration ; et le manque de confiance entre les différents acteurs. Medvedev et Poutine ont reconnu à plusieurs occasions les problèmes que l’absence de coordination pose sur le terrain (Kremlin, 2010a). Ils passent toutefois sous silence les problèmes structurels, tout comme la compétition qui oppose ces mêmes acteurs. La chaîne de commandement militaire reste ainsi déficiente, malgré les réformes lancées après la guerre contre la Géorgie en 2008. À cela s’ajoutent les problèmes posés par la réduction du nombre d’officiers, la vétusté du matériel et le manque de discipline (Khramchikhin, 2010). Parallèlement, Khloponin, qui s’est vu confier une mission de développement économique, n’est doté d’aucun mécanisme de contrôle des actions des forces armées. Ces dernières ne l’informent peu ou pas du lancement d’une opération antiterroriste (Sukhov, 2010), alimentant ainsi la confusion et la compétition inter-agences. Deux visions continuent ainsi à s’affronter sans s’articuler l’une à l’autre : une intervention dominée par une approche civile, axée sur les populations, et une approche favorisant le tout coercitif. Les tensions entre lutte antiterroriste, confiée aux agences et organismes chargés du respect de la loi (police, armée, FSB), et contre-insurrection ont ainsi une résonance toute particulière sur le terrain puisqu’elles consacrent une lutte pour l’accès aux moyens déployés par Moscou.

Cette absence de coordination se manifeste également entre les acteurs fédéraux chargés de redistribuer les subsides alloués par Moscou. En décembre 2012, le ministère des Régions a annoncé qu’une partie des fonds irait à la rénovation ou la construction d’infrastructures sociales. Les ministères des Finances et du Développement économique ont fait immédiatement savoir leur désaccord, alors que Khloponin rappelait qu’aucun arbitrage définitif n’avait été établi (Karpenko, 2012). À cette cacophonie s’ajoute l’existence de tensions locales récurrentes, qui découlent d’intérêts divergents et annihilent toute velléité de coopération. Le conflit entre les Ingouches et les Ossètes du Nord au sujet de la région du Prigorodnyj reste latent et est ravivé à chaque épisode violent qui comporte une dimension interethnique, comme l’attentat à la voiture piégée qui a touché en septembre 2010 le marché de Vladikavkaz (Dzutsev, 2010b). L’absence de volonté des présidents ingouche et ossète de négocier de bonne foi ne font qu’exacerber les tensions et annihiler toute volonté de collaboration.

L’absence de coordination avec les acteurs fédéraux et locaux participe d’une même dynamique, mais s’explique également par un manque de confiance envers les polices et milices locales. Ainsi, en 2006, le ministre de l’Intérieur fédéral a mis en place en Ingouchie des « départements de police temporaires », composés de policiers d’origine ethnique russe. Ces derniers agissent parallèlement aux unités policières régulières, composées en majorité d’Ingouches. Des accusations de collusion entre certains membres de ces unités ingouches avec des insurgés ont été invoquées pour justifier la création d’unités qui font double emploi avec les premières et dont l’existence même crée des tensions en Ingouchie (Saradzhyan, 2009). De manière générale, les unités appartenant aux différentes forces armées présentes sur le terrain ne partagent que peu leurs informations (Kramer, 2005, pp. 249-250), agissant en vase clos et rendant illusoire toute régionalisation de la lutte antiterroriste.

Clanisme, criminalisation et détournement de la violence

Dans un contexte marqué par une asymétrie des relations et la maximisation des intérêts immédiats, les relations entre les représentants de l’État et les autres acteurs en conflit, les insurgés et les réseaux criminalisés, sont loin d’être linéaires et de se résumer à la seule confrontation. Elles comportent deux autres aspects. Tout d’abord, elles peuvent inclure l’échange d’informations, que cette pratique soit le fait de transfuges ou qu’elle soit motivée par une appartenance ethnique, clanique, ou encore par la corruption. De nombreux cas de collusion entre des policiers appartenant aux milices tchétchènes de R. Kadyrov et des insurgés ont ainsi été rapportés (Kramer, 2005, pp. 214-215). Un même constat a été fait dans les autres républiques (« Corruption in North Caucasus… », 2006). Il ne concerne pas les seuls miliciens ou soldats, puisque le chef déchu de la police de Makhachkala a été accusé de connivence avec des groupes insurgés (« MVD Dagestana… », 2013). Il met en évidence un phénomène de circulation des acteurs d’une catégorie à l’autre.

Deuxièmement, les relations entre dépositaires de la force publique et insurgés peuvent être motivées par des considérations économiques. Le rôle joué par la corruption, l’économie souterraine et les réseaux criminels est ici patent. Le trafic d’armes, les pots-de-vin versés aux membres des forces de l’ordre dans de nombreuses situations (passage aux check-points, négociation de la libération d’un individu arrêté, voire récupération d’un corps…) sont légion (Trenin, Malashenko & Lieven, 2004, p. 144). De telles pratiques, d’abord cantonnées en Tchétchénie, se sont rapidement étendues à toute la région, contribuant ainsi à une extension des réseaux criminels. P. Baev (2006, p. 81) n’hésite pas à parler dans le cas tchétchène d’une « interpénétration » entre polices et groupes criminels, souvent contrôlés par les insurgés eux-mêmes. De telles interdépendances existent dans les autres républiques, à l’image de ces policiers accusés de vente d’armes aux insurgés en Kabardino-Balkarie (« Corruption in North Caucasus… », 2006). Ces pratiques incluent également les fonctionnaires des gouvernements locaux, régulièrement mis à contribution par des groupes insurgés pour financer la « guerre sainte » (Rybina & Sergeev, 2013).

Par ailleurs, la corruption constitue un problème bien plus profond au Caucase du Nord qu’ailleurs, d’après Medvedev lui-même. Il impute cette situation au fait que les réseaux criminalisés se confondent bien souvent avec les clans qui contrôlent l’économie souterraine (Kremlin, 2010c). Cette dernière ne se limite pas aux trafics de matières illicites, mais inclut des biens de consommation courante ou encore l’accès aux services publics comme l’entrée à l’université (sur ce dernier aspect, voir La Cava & Michael, 2006, p. 10). Dès lors, dans un conflit où les frontières entre catégories d’acteurs sont brouillées par la prédominance du clanisme, la violence est détournée pour disqualifier les rivaux (Baev, 2006, p. 81). Plusieurs opérations menées au nom de la lutte antiterroriste cachent des règlements de compte entre clans rivaux ou anciens alliés, comme l’illustre cette action menée en décembre 2007 dans le village daghestanais de Gimri (RFE/RL, 2008).

Dans un tel contexte, les objectifs généraux des politiques antiterroristes rentrent bien souvent en confrontation directe avec les pratiques des représentants chargés de les mettre en oeuvre. Alors que Medvedev appelle au développement d’une approche « compréhensive » qui mette les populations civiles au centre des préoccupations (Kremlin, 2010a), les actions menées sur le terrain vont dans un sens tout autre. Ce décalage entre discours et mise en application des décisions prises à Moscou tient à deux dimensions concomitantes : l’absence de discipline dans les rangs des forces armées et des polices locales et le détournement de mesures répressives à des fins privées. Nombre d’abus et de discriminations à l’endroit d’insurgés supposés, de sympathisants ou encore de leurs proches ont été documentés par plusieurs organisations non gouvernementales, montrant par là même leur généralisation (MASHR, 2011 ; Memorial, 2012). Tout comme lors de la seconde guerre de Tchétchénie, les opérations de ratissage sont souvent ponctuées de vols, de pillage ou de destruction de propriétés. La torture reste très largement pratiquée et il n’est pas rare de voir les hommes suspectés d’être des Salafistes arrêtés et battus dans la rue ou aux check-points (Ratelle, 2012). Dans le même temps, certaines actions punitives sont détournées par ceux chargés de les mettre en place. Parmi les derniers exemples recensés, le président Poutine a proposé en septembre 2013 que soient confisqués les biens des proches des insurgés s’il est prouvé qu’ils ont été acquis grâce à des activités « terroristes » (Khamraev & Machkin, 2013). Comme le note Dzutsev (2011a), la recherche de preuves est le plus souvent considérée comme une activité superflue par les forces de police. Cette nouvelle mesure risque donc d’alimenter les pratiques prédatrices, institutionnalisées depuis le début de la seconde guerre de Tchétchénie.

De fait, l’impunité qui règne au Caucase du Nord a largement contribué à ancrer dans les comportements le détournement de la violence étatique à des fins privées, et ce, à tous les paliers de gouvernement. Les interdépendances qui lient les acteurs de l’anti-terrorisme sont le plus souvent orientées vers des objectifs à court terme et les gains immédiats plutôt que vers une lutte cohérente contre les insurgés. Loin d’encourager la normalisation des relations entre les dépositaires de la force publique et les populations civiles, ces pratiques contribuent au contraire à la déconnexion grandissante entre autorités locales, fédérales et civiles, et entravent grandement la mise en oeuvre des politiques antiterroristes.

Conclusion

Les maux qui affectent la Russie dans son ensemble trouvent un écho particulièrement alarmant au Caucase du Nord, en proie à de multiples conflits. Ces conflits ne se résument pas à un affrontement entre insurgés islamistes et l’État russe. Ils comportent différentes strates et dimensions et relèvent de logiques multiples, qui s’enchâssent les unes dans les autres. Si les initiatives prises par Moscou peuvent sembler louables sur papier, elles se heurtent à la nature même des interactions entre acteurs, dominées par le clientélisme, le localisme et le clanisme. Le décalage entre objectifs déclarés de la lutte antiterroriste et actions sur le terrain devient d’autant plus grand que Moscou peine à s’imposer comme un acteur dominant dans des jeux profondément asymétriques et qui rassemblent une multitude d’acteurs. Moscou se révèle ainsi être un acteur de l’incertitude, au même titre que les acteurs locaux, qui semblent pris dans un jeu dont ils ne maîtrisent pas toujours les tenants et les aboutissants. Ainsi, les règles du jeu contraignent à différents degrés les différents acteurs et permettent la reproduction de certaines pratiques, comme le détournement de la violence dite légitime à des fins privées. La non-reconnaissance des dimensions politiques des conflits qui secouent cette région participent à l’enracinement de ces conflits et à la fragmentation toujours plus poussée d’un territoire profondément divisé autour d’appartenances ethniques, territoriales et religieuses. Ce faisant, la notion de configuration, si elle ne révolutionne pas la compréhension de ce conflit, permet de mieux cerner l’importance des interdépendances qui lient les acteurs de l’antiterrorisme sur les dynamiques du conflit, en tant qu’elle tient compte de leur contingence et met en évidence les contraintes avec lesquelles les acteurs ont à composer.