Corps de l’article

Même si Marius Barbeau demeure, selon Laurence Nowry, l’anthropologue le plus connu de l’histoire canadienne (1995), un voile de mystères enveloppe encore son oeuvre. C’est du moins ce qu’a réussi à démontrer le collectif Around and About Marius Barbeau: Modelling Twentieth-Century Culture dirigé par Lynda Jessup, Andrew Nurse et Gordon E. Smith. En replaçant le projet interprétatif de Barbeau dans son contexte historique, les auteurs ont traité d’une toute nouvelle manière sa contribution à l’avancement des connaissances, spécifiquement en ce qui a trait à l’art et à la musique traditionnelle. Cette nouvelle perspective ne vise pas à chercher à valoriser le travail de Barbeau, mais à le mettre plutôt à distance pour en saisir sa substance. C’est par exemple ce qu’a voulu mettre de l’avant Andrew Nurse lorsqu’il a rappelé que le travail (d’administrateur colonial) de Barbeau au musée national aurait en fait été de représenter l’autorité de l’anthropologie pour pouvoir parler à la place des enquêtés, en l’occurrence à la place des Amérindiens et des Canadiens français (2008).

Les critiques exposées dans l’ouvrage dirigé par Jessup et al. obligent toutes les écoles qui se réclament héritières de son oeuvre à revoir leur manière de comprendre leur filiation disciplinaire. Ceci devrait spécialement être le cas de l’école des Archives de folklore de l’Université Laval[1], où Barbeau est vu et enseigné comme l’un des pères fondateurs. À ce chapitre, la contribution de Frances M. Slaney, professeure associée au département de sociologie et d’anthropologie de Carleton University, chavire l’image romantique du « pionnier du folklore ». Elle réussit ce tour de force en traitant de la formation de Barbeau à Oxford, de ses passages à Paris et de l’influence que ces enseignements ont eue sur ses représentations de l’art. Slaney relève ainsi l’influence des théories évolutionnistes de l’oeuvre de Marius Barbeau.

La démonstration de Slaney secoue le lecteur issu de l’école des Archives de l’Université Laval. Présenter Barbeau comme un ethnologue évolutionniste plutôt qu’un folkloriste oblige un travail réflexif. En effet, les ethnologues évolutionnistes, tels que Lewis Morgan, Edward Tylor et James Frazer, inscrivaient les cultures (qu’ils opposaient à ce qui se rapporte à l’inné) dans un continuum d’évolution cohérent. De fait, l’histoire des sociétés humaines s’étudiait selon eux dans une logique d’ensemble. Le travail de l’ethnologue était par conséquent de pister l’unité de l’humanité dans les différentes sociétés afin de prévoir son évolution. En ce sens, les évolutionnistes se sont plu à chercher dans la diversité culturelle une trace de l’origine de la religion et des races pour comprendre le processus civilisationnel. Se dégage aujourd’hui de ces théories une aura de non-respectabilité ; l’ethnologie évolutionniste est souvent dépeinte comme une approche colonialiste fondant sa pensée sur une idéologie raciste[2]. De fait, il faut se demander quelles leçons l’école des Archives a encore conservées de ce courant.

Barbeau était forcément un héritier de Boas

Lorsque les ethnologues lavallois se penchent sur l’histoire de leur tradition disciplinaire, le lien entre le courant évolutionniste et l’oeuvre de Barbeau n’est pas présenté. La manière la plus simple de taire ce passé de la discipline est de le faire commencer à la fin décembre 1913, avec la question de Franz Boas. Ce dernier aurait demandé au jeune Marius Barbeau, nouvellement diplômé d’Oxford, de l’éclairer sur les traditions orales des Canadiens français (1916a). Comme l’a expliqué Jean du Berger, pour ne prendre qu’un seul exemple (in Desdouits et Turgeon dir., 1997), Boas cherchait en fait à comprendre quelles étaient les influences européennes sur les contes amérindiens. Sa question aurait été si forte, qu’elle aurait incité Barbeau à mettre en branle un important chantier, qui s’est perpétué jusqu’à aujourd’hui grâce aux Archives de Folklore :

Barbeau prit conscience d’une crise de la tradition et, dans une communication sur « Le folklore canadien-français » devant la Société royale du Canada en mai 1915, il déclara qu’il était urgent de faire un inventaire scientifique du folklore, car, selon lui, le « souffle niveleur du modernisme intellectuel et matériel » faisait des chansons, récits et « reliques » un simple écho d’un âge disparu.

Du Berger in Desdouits et Turgeon dir., 1997 : 5

Cet inventaire du folklore, qu’il a amorcé en Charlevoix, a nourri notamment le volet canadien de The Journal of American Folk-Lore. Pour Du Berger, l’objectif de Barbeau était de « […] relier la culture menacée des Français d’Amérique à la culture d’une France que l’éloignement dans le temps et dans l’espace permettait d’imaginer harmonieuse et fidèle aux traditions qu’elle avait transmises à la Nouvelle-France » (in Desdouits et Turgeon dir., 1997 : 6). En d’autres termes, Barbeau serait un diffusionniste qui se serait donné la mission de trouver, chez les Canadiens français, leur origine authentiquement française, pour ne pas dire l’origine de la race française.

Il y a vraisemblablement un problème de sens dans la lecture de Du Berger du projet interprétatif de Marius Barbeau. Même si ce premier ethnologue ne déforme pas franchement les propos du second, il est à se demander si cette mission était réellement la sienne. Pour la corriger, Christine Bricault, Anne-Marie Desdouits et Dominique Sarny ont rappelé dans leur article publié dans Ethnologies que Barbeau était un nationaliste canadien qui cherchait à démontrer que le pays devait faire des différences ethniques sa fierté et sa richesse. En ce sens, plutôt que de ne collecter que le folklore canadien français pour tenter d’en saisir ses influences européennes, il se serait davantage appliqué à collecter les faits de folklore canadiens-français et amérindiens pour ce qu’ils recelaient de contenus culturels. Le folklore constituait pour lui un moyen d’illustrer et de valoriser l’idéal national ; ce serait par la tradition qu’un peuple défendrait son génie créatif et son authenticité. Le territoire du culturel se situerait à l’intérieur de cet idéal. D’ailleurs, les poèmes épiques d’Homère devenaient pour Barbeau l’étalon du folklore en puissance (2004). La contribution de Maryelle Aylen, historienne de l’art à Western University, dans l’ouvrage dirigé par Jessup et al., vient cependant nuancer le caractère nationaliste pancanadien de Barbeau.

Quoi qu’il en soit, Barbeau est dépeint dans l’article de Bricault, Desdouits et Sarny comme un folkloriste ayant su défricher une toute nouvelle conception de la discipline. Il serait un pionnier. Cette manière de décrire l’oeuvre de Barbeau présente l’avantage d’éviter de se pencher sur sa formation à l’école des évolutionnistes. Pour la conforter davantage, les auteurs ont tenté de dissocier son objet folklorique de celui de l’école française. Le folklore au Canada aurait été traité, selon Bricault et al., comme un outil du présent, contrairement à la France où l’on « […] se représentait la collecte du folklore comme le travail de l’archéologue s’interrogeant sur l’ensemble architectural dont il a en main un morceau de colonne » (Belmont, 1986 : 264). Marius Barbeau aurait donc rejeté la notion de survivance telle que comprise dans l’école française, en dépit de son utilisation fréquente. Ils ont cité Québec, où survit l’ancienne France pour appuyer leur propos : « “Survivance” n’est pas le bon mot puisqu’il s’applique à ce qui dure après la mort » (Barbeau, 1937 : 1). Ne serait folklorique que ce qui serait vivant dans la tradition. Ce qui est recherché dans le caractère vivant de la tradition, cela, reste interdit.

L’article « Folklore et ethnologie. De l’identité ethnique à l’interculturalité » de Lucille Guilbert, professeure d’ethnologie du département d’histoire de l’Université Laval, introduit une nuance (sinon un doute) quant au rejet présupposé de la notion de survivance de Barbeau. L’ethnologue a rappelé que l’école de Martha Warren Beckwith, qui insistait précisément sur le caractère vivant, dynamique et interculturel de l’objet folklorique, n’a pas trouvé de résonance dans l’oeuvre de Barbeau. Ce dernier a plutôt soigneusement isolé les folklores autochtones et canadiens-français pour comprendre l’intraculturel (1991). L’objet de Barbeau aurait en fait survécu au passé uniquement grâce à la tradition, d’où l’intérêt de la porter en triomphe. Elle a insinué en ce sens que son école formait essentiellement des folkloristes littéraires, soit des « […] folkloristes tournés vers le passé et la collecte de textes » (1991 : 68). Guilbert a semblé pointer du doigt l’interdit. Elle s’est toutefois contentée d’avancer que Barbeau a « discuté » (son expression) des théories de Tylor et de Frazer.

Il demeure qu’en liant indirectement Barbeau aux théories de Tylor et Fraser, Guilbert a réussi à soulever un tabou ; son texte n’est d’ailleurs pas cité dans ceux de Du Berger et dans celui de Bricault et al, même s’ils ont été produits dans le même département. Il semble quelque part dangereux d’établir un certain rapprochement entre les travaux de Barbeau et ceux des ethnologues évolutionnistes, car la discipline a déployé beaucoup d’efforts pour mettre en place un consensus autour de l’héritage diffusionniste de Barbeau[3] et son refus de la notion de survivances. Cette dernière devenait à ce chapitre une piste intéressante pour les évolutionnistes, car elle constituait un fragment de l’histoire universelle des sociétés humaines qu’ils cherchaient à écrire. Barbeau devait s’être rangé du côté de Boas, critique de ce courant, et devait donc nécessairement avoir rejeté cette notion de survivance. En forçant toutes les sociétés à adhérer à une histoire commune, le folklore de Barbeau s’intéresserait peut-être à un processus civilisationnel résolument raciste.

Barbeau n’était surtout pas un évolutionniste

Il faut toutefois rappeler que dans son texte, Lucille Guilbert n’a fait qu’identifier le tabou concernant un lien possible entre le courant évolutionniste et l’oeuvre de Marius Barbeau ; elle ne l’a pas transgressé. D’autres auteurs issus de l’école des Archives de folklore de l’Université Laval se sont chargés de formuler cette accusation en bonne et due forme. C’est en particulier le cas de Marie Renier. Dans son article « Classer, nommer, montrer. Histoire des collections canadiennes françaises et amérindiennes (1933-1998) » publié dans Ethnologie française, l’auteure est venue à la fois appuyer et remettre en question la lecture de Guilbert en ce qui a trait l’absence d’interculturalité dans l’oeuvre de Barbeau. Elle a dit en premier lieu, à propos de l’art, que Barbeau était « […] le premier chercheur à s’intéresser et à valoriser l’échange interculturel entre Canadiens et Amérindiens » (2010 : 416). Puis, elle a conclu : « [l’] oeuvre de Barbeau restera en prise avec les idéologies nationalistes et liée à un paradigme qui subordonne l’art amérindien à l’art canadien français, distinguant l’art authentique de l’art assimilé » (2010 : 417). Selon elle, cette conception de l’art autochtone aurait participé à marginaliser l’importance du métissage. Pour éviter l’incohérence, elle a soutenu que les travaux de Barbeau s’inscrivaient en fait dans le courant évolutionniste, doublés par une « […] vision puriste et essentialiste » (2010 : 417). Cet étiquetage a non seulement le mérite d’être clair, mais il a permis à Renier d’éclairer l’oeuvre de Barbeau sur un nouveau jour. Ce qui est en revanche plus obscur, c’est le fondement de son argument. Au lieu d’appuyer sa démonstration sur le solide travail de Slaney, Renier a cité le contestable travail de Serge Gauthier.

Serge Gauthier est un ethnologue formé à l’Université Laval et un fervent défenseur du nationalisme québécois. Dans son livre Charlevoix ou la création d’une région folklorique issu de ses études doctorales sous la direction de Jocelyne Mathieu, il a cherché à prouver que Barbeau était un évolutionniste en affirmant qu’il utilisait l’expression « primitif » et qu’il établissait une distinction entre l’illettré (populaire) et le lettré (savant) (2006 : 50). Ces arguments ne sont pas recevables. On ne peut étiqueter l’approche d’un auteur sur la base de l’utilisation d’un seul mot, qui n’avait pas la même connotation à l’époque et qui a d’ailleurs pris plusieurs années avant de disparaître du vocabulaire de l’ethnologie. Il aurait fallu comprendre comment Barbeau articulait ce mot à ses idées. Quant à la distinction entre culture savante et culture populaire, elle intéresse encore aujourd’hui plusieurs anthropologues qui ne s’inscrivent pourtant pas dans le courant évolutionniste[4]. Le lecteur se serait attendu − d’autant plus que Gauthier se présente comme le biographe de Marius Barbeau − qu’il relate, à la manière de Slaney, son expérience d’étudiant à Oxford auprès des évolutionnistes, mais son travail critique a pour ainsi dire passé sous silence ce point. Voici l’extrait où il est question de sa formation :

À la fin de ses études [de droit], Marius Barbeau obtient une bourse Rhodes pour poursuivre des études à l’Université d’Oxford à Londres. Il est le premier Canadien français à obtenir cette bourse. Il décide d’étudier l’anthropologie pour découvrir des cultures différentes de la sienne. Il rentre au pays à la fin de 1910 après avoir suivi une solide formation d’anthropologue qui l’a mis en contact avec le sociologue français Marcel Mauss, lors de séjours d’études estivaux en France, mais surtout avec l’anthropologue américain Franz Boas qui orientera grandement le cours de ses recherches.

2006 : 64

En résumé : un jeune Canadien français a réussi à décrocher une bourse, mais ne s’est intéressé dans ses études qu’aux cultures exotiques. Son réel travail commencerait avec Boas, qui a su le réorienter. On pourrait presque y déceler la pointe d’un reproche.

Yves Bergeron a pour ainsi dire éclairé la lecture que Gauthier fait de Barbeau en recensant la série de pamphlets que le premier auteur a publiée aux éditions du Québécois sous le titre Un Québec folklorique. Dans ce livre, Gauthier s’est donné le double objectif de dénoncer la folklorisation et espérer le retour d’un autre folklore ; il « […] s’attache à démontrer le rôle de Barbeau, premier ethnologue et folkloriste, dans la marginalisation de la culture francophone au Canada en valorisant le multiculturalisme canadien » (Bergeron, 2009 : 196). Barbeau est en quelque sorte accusé de nationalisme canadien. La démonstration de Gauthier prend dès lors des airs de procès d’intention, procès qui n’a jamais remis les idées et les influences de Barbeau dans leur contexte historique. Le flou autour des influences de Barbeau et l’histoire même de la discipline enseignée à l’école des Archives de l’Université Laval reste épais. En fin de compte, traiter Barbeau d’évolutionniste ne servait qu’à relever une tension à l’intérieur de cette école, tension causée notamment par la question nationale.

Il demeure que la démonstration de Renier est extérieure au débat sur la question nationale ; le point qu’elle soulève dans son article doit en conséquence être approfondi. Cependant, il est difficile à cerner étant donné que peu d’auteurs issus de l’école des Archives de l’Université Laval ont contribué à dégager de l’oeuvre de Barbeau un appareil critique permettant à cette école de mieux dégager leurs contributions à l’avancement des connaissances. Pour les ethnologues lavallois qui s’y sont intéressés, l’histoire de leur discipline commence au contact de Franz Boas et est influencée par Mauss et Sapir. Il faut croire que c’est l’anthropologie étasunienne, critique de l’évolutionnisme[5], qui a fécondé l’école lavalloise. L’école passe sous silence sa formation universitaire en anthropologie à Oxford et ses premières années de pratique au Musée de la Commission de géologie du Canada en qualité d’ethnologue ; Boas lui aurait posé une question magique[6] l’ayant permis d’effacer ses antécédents et de le remettre sur le droit chemin. Ses études et ses premières expériences sont dès lors considérées comme des errances ou des passages obligés. Avant Boas, le jeune beauceron, qui a reçu en 1907 la bourse Rhodes pour étudier le droit à Londres, semblait désorienté. La preuve : il s’est retrouvé à faire une thèse sur le totémisme chez les Amérindiens. Seulement, à cause de cette lecture du cheminement de Barbeau, l’école lavalloise ne connaît pas réellement ses influences et tient pour acquis qu’elle appartient à l’école étasunienne (ou plus justement à l’école américaine), britannique ou française.

Je propose donc dans cet article de participer à dégager des éléments de compréhension de l’oeuvre de Marius Barbeau du point de vue de l’école des Archives de folklore de l’Université Laval − et par extension, son projet interprétatif − en ne négligeant pas cette fois de traiter de sa formation chez les évolutionnistes britanniques et des intellectuels français, sans pour autant répéter les résultats de Slaney. Pour ce faire, j’ai effectué mes recherches documentaires en commençant par m’interroger sur l’anthropologie telle qu’elle était enseignée à Oxford de 1907 à 1910, soit la période où Marius Barbeau a fréquenté cette université. Il faut rappeler ici qu’il s’agit de la même université où l’anthropologue évolutionniste Edward Tylor avait été nommé en 1883 conservateur du Pitt-Rivers Museum, puis professeur d’anthropologie en 1896. Le contexte d’apprentissage de la discipline retiendra donc mon attention et en particulier les enseignements de Robert Ranulph Marett, qui a été son directeur de thèse. Je porterai par la suite mon attention sur la nature des échanges qu’il a eus avec Marcel Mauss lors de ses passages à Paris. Force sera de mieux contextualiser non seulement la question magique de Boas, mais aussi les premières orientations qui ont marqué l’oeuvre de Barbeau, sinon l’ethnologie lavalloise.

L’étudiant à Oxford

Photographie des premiers diplômés en anthropologie d’Oxford (Wilson Dallam Wallis, Diamond Jenness et Marius Barbeau) et de leurs enseignants. 1910. (c) Musée canadien des civilisations, no. J-5337.

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Le Pitt-Rivers Museum affiche sur son site la liste des étudiants diplômés d’Oxford en anthropologie entre 1907 et 1945. En plus d’y apprendre l’anecdote selon laquelle Solomon Lee Van Meter Jr., le présumé inventeur du parachute dans un sac à dos, aurait étudié dans cette école en 1909[7], on note que Barbeau a obtenu son diplôme en même temps que l’ethnologue néo-zélandais Diamond Jenness. Spécialisé sur l’Arctique, Jenness a lui aussi mené une grande carrière au Musée national du Canada. Il est d’ailleurs considéré comme l’un des pionniers de l’anthropologie canadienne[8]. Wilson Dallam Wallis a également gradué la même année que Barbeau et Jenness, mais il a fait sa carrière au Minnesota. Cet anthropologue a de son côté parfaitement assumé son héritage évolutionniste, ce qui ne l’a pas empêché de garder contact avec ses deux collègues étant donné son intérêt pour les Mi’kmaq. Toute cette promotion paraît sur cette photographie tirée de la contribution de Slaney et apparaissant sur le blogue de Material World (en ligne).

Les trois enseignants sur la photographie sont Henry Blafour, Arthur Thompson et Robert Ranulph Marett. Qui sont-ils ?

Dans un témoignage intitulé « Anthropology in England Early in the Present Century » publié dans American Anthropologist en 1957, Wilson Dallam Wallis a partagé ses mémoires d’étudiant. Il a révélé des détails fort pertinents pour comprendre l’école dans laquelle a été formée Barbeau et le contexte spécifique de l’anthropologie britannique, formatrice d’administrateurs coloniaux. Il a raconté par exemple qu’Edward Burnett Tylor était un enseignant un peu perdu et répétitif, mais qu’il restait clair, sauf − et le fait qu’il était quaker expliquerait ce point[9] − sur la question de l’origine des langues. Il était certes respecté, mais c’était davantage James George Frazer, de Cambridge qui − meilleur orateur − exerçait une grande influence sur les étudiants. Ce dernier s’intéressait notamment au totémisme, à l’inventaire des contes et légendes et à la mythologie grecque[10] (1957). On reconnaît là des champs d’intérêt de Barbeau. Sur le site du Musée canadien des civilisations, on peut lire une courte autobiographie de Barbeau dans laquelle il a admis qu’effectivement, l’oeuvre de Frazer, et notamment Totemism, a été importante dans sa découverte de l’ethnologie. Il a même ajouté qu’il a tenté d’étudier les écrits du darwiniste Herbert Spencer, collant mieux à ses réelles préoccupations, mais que son directeur l’en a dissuadé (en ligne).

Toujours en s’appuyant sur les mémoires de Wallis, la formation fondamentale des anthropologues à l’époque de Barbeau était assurée par trois enseignants en particulier, soit ceux qui apparaissent sur la photographie. Le premier était le darwiniste Henry Balfour qui n’a écrit qu’un livre, The Evolution of Decorative Art, mais plusieurs articles sur des objets. Le second était Arthur Thomson, professeur d’anatomie qui s’intéressait aux notions de race et de fonction. Finalement, il y avait le tuteur de Barbeau, Robert Ranulph Marett, qui butinait − et l’on comprendra l’importance de cet ethnologue dans le développement de l’ethnologie lavalloise − autant dans l’école (britannique) de Tylor, dans celle (étasunienne) de Morgan que dans celle (française) de Durkheim.

L’influence de Robert Ranulph Marett ou le crépuscule évolutionniste

Dans ses contributions scientifiques, Marett a notamment été connu pour sa théorie préanimiste où il tentait de développer la notion de mana comme « sentiment » à l’origine de la religion. En fait, il en serait le matériau brut. Cependant, comme il l’a déploré dans son autobiographie A Jerseyman at Oxford, l’histoire de la discipline n’a retenu de lui que sa publication de 1899 sur la question, « Pre-animistic Religion », qui était la première qu’il a rédigée sur ce sujet. Cette contribution a été selon lui faite à la hâte, sous la pression et publiée trop tôt dans une trop grande revue. L’article critiquait la théorie animiste de Tylor en remarquant le fait qu’il accordait au « very primitive folk » trop d’autorité sur ses pratiques religieuses ; Marett préférait recentrer ses préoccupations autour du rituel, du geste religieux, pour insister sur son caractère dynamiste et impersonnel. Rétrospectivement, il a affirmé que la réelle critique de sa contribution visait à replacer le fait religieux dans le champ de l’éthique, ce qui constituait en soi une importante mise à distance du religieux.

À l’époque, l’article de Marett a galvanisé le milieu de la recherche. Cependant, son heure de gloire n’a été que de courte durée ; l’article « Esquisse d’une théorie générale de la magie » de Mauss et Hubert a été publié en 1903 et a rapidement gagné en notoriété. La perspective de Marett − et il a tenté de la renouveler en 1909, soit durant les années d’étude de Barbeau − a été considérée comme dépassée. Pis encore, Marett s’est dramatiquement fait renier par ses propres collègues et amis quand il a essayé de la défendre. Il a toutefois affirmé qu’il arrivait aux mêmes conclusions que Mauss et Hubert : « Both of us undoubtedly hit the same bird, and theirs was the heavier shot ; but I fired first » (1941 : 161).

Ce qui frappe les yeux avec l’interprétation de Marett à propos de la réception de sa théorie, c’est qu’il ne semble observer aucun changement dans la manière de traiter l’objet ethnologique entre sa publication et celle de Mauss et Hubert. En dépit du fait que les deux oeuvres se préoccupent du mana, elles sont loin de se parler. Pour Marett − et c’est le coeur de la critique qu’il adresse à Tylor −, les peuples primitifs n’étaient pas assez évolués pour penser au concept d’âme. Les objets étaient seulement animés et traités comme s’ils étaient vivants. Dans cette logique préanimiste, donc la logique la moins évoluée de l’histoire de l’humanité en son sens, on a opposé mana, la force surnaturelle positive, au tabu, la force surnaturelle négative. Quant à eux, Mauss et Hubert ont présenté le mana − sans jamais citer Marett[11] − comme une puissance spirituelle, comme une création de la pensée magique et religieuse qui a le pouvoir de tisser des liens sociaux. Il y a décalage entre les deux oeuvres : l’un a cherché dans le présent une trace, une survivance, de l’origine du religieux pendant que l’autre s’est appliquée à démontrer sa multidimensionnalité.

En dépit de son impopularité, Marett a continué à s’intéresser au mana comme matériel brut de la religion sans en changer le sens. Il a cependant camouflé de plus en plus ses commentaires impérialistes et ethnocentriques (1920 ; 1932 ; 1933 [1912]). Il a même tenté de prendre ses distances du courant évolutionniste en s’engageant dans une argumentation plutôt nébuleuse. Dans Psychology and Folklore, il a affirmé que l’anthropologie était une forme d’histoire considérant les changements de l’humanité dans le temps. Il a dorénavant placé l’expression « evolution » entre guillemets et a insisté sur l’importance de la notion de progrès. Il a ajouté : « The anthropologist, however, professes to be evolutionary primarily in the sense that he assumes a certain serial order, not by any means unilinear, to pervade the secular changes undergone by the human race. His first task, he would affirm, is to trace this order » (1920 : 148-149). Il faut croire que l’ethnologie s’intéressait à un ordre non linéaire de la race humaine, ce qui semble un exercice confus. Dans Faith, Hope and Charity in Primitive Religion, le mot evolution ne concerne pour ainsi dire plus que le développement (psychologique) des individus. Sa lecture évolutionniste n’a cependant pas du tout été abandonnée. Il a dit, comme nostalgique : « savagery is commonly held to bear a certain analogy to the adolescence of the human race » (1932 : 121). Ses publications ultérieures ont commenté la biographie d’évolutionnistes influents.

Les écrits de Marett ont sombré dans l’oubli étant donné leur caractère décalé avec les tendances de la recherche, à la limite de l’anachronisme. La biographie de Marett incarne le crépuscule du courant évolutionniste. En ce sens, l’article de Wallis cité plus tôt a tenté, tant bien que mal, de restituer la dignité de son maître en mettant en parallèle un court article inédit de ce dernier et la pensée d’Edward Sapir. Il a également insisté sur le fait que les débuts du programme d’anthropologie à Oxford étaient plus progressistes qu’on le dépeint souvent. Il a affirmé que les intellectuels de son école utilisaient le mot « evolution » comme leurs successeurs utilisaient celui de « custom ». Ce concept ne référerait selon lui pas à une théorie unilinéaire de l’histoire de l’humanité, mais à une évolution desdites coutumes à l’intérieur des régions culturelles. Ce dernier propos détonait pourtant avec les publications de Marett. Wallis a ajouté − et c’est ce qui est le plus intéressant pour comprendre l’ethnologie de ses étudiants − que la seule erreur de l’évolutionnisme a été de ne pas considérer la diversité à l’intérieur de ces régions, d’où l’importance de reconnaître les richesses de chaque nation (1957).

À propos de son maître, Barbeau a écrit dans sa brève autobiographie :

[Rev. L.R. Phelps] me dit d’aller voir Pro. Robert Ranulph Marett, à Exeter College, qu’il lui déléguait contrôle comme tuteur sur moi, lui étant un sociologue ou anthropologue culturel. Je me rendis donc à Exeter et, dès le premier coup d’oeil, je compris que ce professeur conviendrait à mes goûts. Me regardant de la tête aux pieds, tous les deux debout, il me posa la main sur l’épaule et me dit que nous étions tous deux de la même race, des Normands ou Northmen. Ses ancêtres s’étaient établis aux îles de Jersey (dont il était fils de seigneur lui-même) et les miens étaient entrés en Normandie. Chaque semaine de l’année académique on doit voir son tuteur personnellement une heure. Cette heure me plaisait beaucoup. De quoi était-il question ? Je l’oublie […] Il cultivait la confiance en moi-même, ce dont j’avais besoin.

Musée des civilisations : en ligne

Dans ce passage, Barbeau a rappelé que Marett était l’intellectuel avec qui il a certainement eu le plus de contacts durant son cursus universitaire, et qu’il était avant tout humain. Même s’il peut être rassurant de croire que ce courant évolutionniste a pris fin subitement, à force de critique et de distanciation, force est d’admettre que Barbeau a pris le relais de son maître, en réformant toutefois sa mission.

Pour Frances Slaney, Barbeau a adhéré à la lecture anthropologique de Marett ; elle le remarque notamment dans sa quête d’authenticité. Ce serait cette dernière qui se cacherait derrière l’âme d’une société, âme qui lui assurerait sa rédemption et la préserverait de l’altération du colonialisme et de la modernité (in Jessup et al. dir, 2008). Sans le formuler dans les termes de son maître, Barbeau aurait pisté le même objet[12]. Il demeure intéressant de constater que Slaney présente de cette manière l’évolutionnisme non pas comme une approche purement colonialiste, mais (au contraire ?) comme une approche qui a tenté de mettre à distance ce colonialisme en repoussant la lecture judéo-chrétienne des créations humaines et sociales. L’anthropologie de Marrett et de Barbeau ne se contentait pas des explications théologiques de l’origine du monde, taxant de païens tous ceux qui n’y adhéraient pas. Pour en trouver une nouvelle, leur attention se tournait vers le mana, vers l’authentique esprit de la création se perpétuant grâce à la tradition. Il m’apparaît toutefois nécessaire de souligner le fait qu’il existe d’importantes différences entre le concept de mana de Marett et la quête d’authenticité de Barbeau : le premier cherche à retracer l’origine de l’histoire de l’humanité et des races, et le second, l’origine de la diversité et de la richesse d’une nation. Pour comprendre cette différence entre la conception de Barbeau et les enseignements de son directeur, il faut se pencher sur ses influences françaises.

L’influence de Marcel Mauss ou la dérive anthropologique

La distance entre Barbeau et le courant évolutionniste (et par extension, les apprentissages de son directeur) ne s’est pas installée avec Boas, mais avec ses voyages à Paris. Ce n’est d’ailleurs pas Robert Ranulph Marett qui a choisi le sujet de thèse de Barbeau, mais un autre personnage influent de l’anthropologie : Marcel Mauss. Je pourrais être tenté ici de chercher à bâtir un nouveau consensus de l’histoire de la discipline en affirmant que c’est l’ethnologie française qui a fécondé l’ethnologie lavalloise grâce à la suggestion (magique) de Mauss qui a encouragé Barbeau à étudier l’organisation sociale des Amérindiens. Pour étoffer cette version, je pourrais brandir comme un talisman cette carte d’invitation à déjeuner de Mauss à Barbeau datant de 1909, exposée sur le site du Musée canadien des civilisations (en ligne).

Carte d’entrée personnelle de Marius Barbeau pour « l’École des hautes études » et carte d’invitation à déjeuner de la part du professeur Marcel Mauss, avril 1909. © MCC/CMC, CDA2004-1-24, 25, Archives, fonds électronique.

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Barbeau a raconté ses rencontres avec Mauss de cette manière :

Je me rendis à la Sorbonne, mais je ne puis entrer qu’une seule fois à la salle du professeur Émile Durkheim. Salle comble ; il fallut rester debout. Un vieillard penché sur ses papiers, peu intelligible pour moi. J’allai à l’École des Hautes Études, dans le même immeuble. Là, j’eus beaucoup de satisfaction. Le professeur Marcel Mauss m’intéressa encore plus que Henri Hubert. […] C’était si français, comparé à Oxford, qui était empirique. Entre nous, j’avais beaucoup plus besoin d’Oxford dans ma formation, que de Paris. Puis Mauss s’intéressa à moi. Il me retint en arrière, à la sortie, et m’emmena me promener avec lui dans le jardin de Cluny. Il aimait à avoir des nouvelles d’Oxford. Plus tard, les conversations se continuèrent ainsi (en ligne).

Force est cependant de comprendre que Barbeau a été pour Mauss non pas un étudiant, mais un messager. Prétendre que l’ethnologie française a fécondé la pensée de Barbeau ne servirait qu’à éviter de devoir assumer le lien avec les évolutionnistes britanniques. Par ailleurs, ce dernier a formulé, dans le même récit autobiographique, un étrange commentaire : les théories du mana n’intéressaient selon lui que les écoles non empiriques. Or, il a dit préférer Oxford à l’École des Hautes Études précisément pour son caractère empirique. Par ce commentaire, Barbeau a à la fois établi une distance entre lui et Mauss, mais aussi entre lui et Marett. Les préoccupations pour le mana n’étaient pas les siennes. Il est même à se demander si Mauss a influencé Barbeau d’une quelconque façon.

Le lien le plus important entre Barbeau et Mauss a été Henri Beuchat. Ce dernier a aidé Mauss à élaborer l’Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos et il a été un ami personnel de Barbeau. C’est d’ailleurs lui qui l’avait recommandé à la Division d’Anthropologie de la Commission Géologique du Canada (Saladin d’Anglure, 2006). Ce poste l’a mené à participer − encore une fois grâce à la recommandation de Barbeau − à la Canadian Arctic Expedition dirigée par Vilhjalmur Stefansson. Cette expédition est tristement célèbre ; leur bateau, le Karluk, a fait naufrage en janvier 1914. Ce naufrage a fait onze victimes. Henri Beuchat était l’une d’elles. Barbeau a été très tourmenté par le décès de son ami. Il a écrit avec émotion sa nécrologie dans l’American Anthropologist. Dans celle-ci, il a notamment partagé un passage des correspondances personnelles qu’il a entretenues avec la mère d’Henri Beuchat (1916b). Dans un autre ordre d’idée, Marcel Mauss projetait, selon une lettre de Beuchat rédigée le 16 juin 1913[13], de faire du terrain auprès des Tsimshians de la Colombie-Britannique. Beuchat a cependant rappelé à Mauss qu’il s’agissait du terrain de Barbeau. Il lui a suggéré d’étudier plutôt les Montagnais du Québec, étude qu’il n’a finalement jamais réalisée (in Saladin d’Anglure, 2004).

Il a fallu attendre 1948 avant qu’un lien entre Mauss et Barbeau s’établisse à nouveau. Le gendre de Barbeau, Marcel Rioux, est allé suivre les enseignements de Mauss à Paris. Il est devenu professeur de sociologie à l’Université de Montréal, soit le même département qui a accueilli Marcel Fournier, fervent défenseur et biographe de Marcel Mauss. Marcel Rioux s’est intéressé dans sa carrière à la sociologie critique, à l’émancipation et à l’autocréation des Québécois. Engagé dans la défense de l’indépendance du Québec, il a publié aux Éditions du Seuil la monographie Les Québécois, qui plaidait en faveur de la survivance de ce peuple face au Canada anglais et de la résistance face au nouveau colonialisme économique (1974). La filiation avec Mauss reste cependant plutôt incertaine dans ses écrits.

Mis à part leurs relations professionnelles, y avait-il vraiment un lien entre Mauss et Barbeau ? En toute honnêteté, leurs travaux ne semblent pour ainsi dire pas s’influencer. Dans son article paru dans Anthropologica, Derek G. Smith en vient aux mêmes conclusions :

Despite the personal friendship, however, and despite the fact that Barbeau had at one time been a student of Mauss and presumably had been fairly extensively exposed to the ideas and works of the Durkheim group at a time when several key studies had been published (e.g.: Mauss, 1906, Durkheim and Mauss, 1912), there seems to have been very little intellectual influence of any of the main ideas of the Durkeim group on Barbeau’s ideas and methods. This seems curious, for one would expect at least a certain intellectual homage under the circumstances.

2001 : 197

De son côté, Slaney a avancé l’idée que Barbeau a attribué un certain hommage intellectuel à l’école française dans quelques positions, notamment en ce qui a trait à l’organisation sociale (in Jessup et al. dir., 2008). Il demeure que ses passages à Paris semblaient pour lui l’occasion de s’ouvrir à de nouvelles conceptions de l’anthropologie, et de réfléchir les sociétés moins dans une logique raciste, que dans une logique nationaliste. Cette autorisation à différer atteint un point culminant avec le décès accablant de son ami, et disciple de Mauss, Beuchat, événement qui par ailleurs coïncide avec la fameuse question de Boas, qui a poussé le jeune Barbeau sur la piste du folklore canadien-français. Il y a eu une sorte de rupture entre les écoles britanniques et française, pour ne pas dire entre le folklore et l’anthropologie. Barbeau devait créer sa propre école, une école canadienne.

L’ethnologie canadienne

En regard de ces éléments contextuels, il apparaît inadéquat d’étiqueter d’évolutionniste l’oeuvre de Barbeau. Née de la dérive de ce courant, sa pratique anthropologique a conservé l’idée de mettre à distance le récit religieux pour expliquer l’origine de l’humain grâce à la démonstration empirique. Boas n’a pas liquidé ces enseignements grâce à sa question qui l’a lancé, en 1914, sur la piste du folklore canadien français. Il faut rappeler que Barneau, en fils (rebelle ?) de Marett, a été formé par ses passages à Paris à réformer les théories de son directeur. La mort de son ami et la question de Boas lui ont ainsi offert le contexte propice à réinventer sa discipline.

L’école des Archives de folklore de l’Université Laval devrait apprivoiser son passé évolutionniste. Il me semble moins pertinent d’en faire son procès que de tenter de remettre les propos dans leur contexte d’énonciation pour en dégager l’appareil critique. S’il est vrai que les écrits de Marett et de Barbeau baignent dans un impérialisme parfois difficile à assumer, il faut oser considérer, dans une certaine mesure, son travail comme une première tentative de mettre à distance le colonialisme ; admettre la présence d’autres sociétés dans sa propre histoire (humaine ou nationale) était une pensée révolutionnaire pour l’époque, car cela offrirait les outils nécessaires à la décolonisation. Parmi ces outils, il y a notamment le refus d’accepter comme une vérité le récit religieux. Les écoles de Barbeau, et en particulier l’école des Archives de folklore, se veulent ainsi les héritières de cette capacité à se dégager de l’emprise du discours religieux pour faire avancer les connaissances. C’est au nom de cette même capacité que les ethnologues lavallois ont cherché dans leur propre histoire disciplinaire à se distancer de leur passé colonial.

La mise à distance du religieux est un élément important à retenir pour comprendre l’appareil critique de l’oeuvre de Barbeau. Dans son article cité plus tôt, Marie Renier semble l’avoir oublié, et c’est ce point précis qui menace la solidité de sa lecture. Elle a affirmé : « Éduqué au séminaire de Québec, [Barbeau] reste sous l’emprise de l’héritage religieux canadien français » (2010 : 416). Cette emprise l’aurait conduit selon elle à honorer l’oeuvre de la religion. Ici, elle néglige quelque peu l’importance de bien contextualiser les travaux de Barbeau. Ce dernier a quand même été dans les premiers universitaires canadiens à considérer des objets religieux (notamment populaires) non plus comme des objets sacrés, mais comme des oeuvres d’art. Ce glissement sémantique entre l’éthique et l’esthétique nécessite une mise à distance considérable de la religion, distance qui est d’autant plus difficile à prendre dans un milieu intellectuel québécois fortement clérical. Sa volonté de reconnaître la diversité comme richesse était devenue plus importante que la mission du christianisme. À ce chapitre, le Père Anselme Chiasson, dans l’hommage du Canadian Journal for Traditional Music à l’occasion de son centième anniversaire de naissance (posthume), a formulé cet étrange commentaire à l’égard de Barbeau :

Lui que la plupart des contemporains considéraient comme un incroyant, je ne l’ai jamais entendu dire un mot de mépris ou de dépréciation contre les prêtres, les religieux ou les religieuses. Nous étions parfois trois ou quatre prêtres ou religieux, en soutane, à ses cours ; deux ou trois religieuses de différents habits suivaient les mêmes cours parmi les laïcs. Jamais il n’a montré la moindre agressivité contre nous.

1984 : en ligne

Le Père Chiasson a présenté Barbeau non pas comme un religieux, mais comme un sympathique laïc ; il a été soigneusement placé à l’extérieur du catholicisme tout en réussissant à mettre le pied dans l’université.

Pour conclure − et pour réaffirmer l’importance de bien contextualiser les propos de Barbeau −, la mise à distance critique du religieux s’expliquerait peut-être par un autre épisode biographique issu de sa formation universitaire[14]; l’un des principaux informateurs de Barbeau sur le folklore huron a été Prosper Vincent Sawatanin. Cet homme a d’ailleurs joué un rôle décisif dans la vie professionnelle de Barbeau, car il l’a motivé à étudier le droit. Prosper Vincent Sawatanin a été le premier prêtre huron, mais aussi l’un des derniers porteurs de la langue ancestrale huronne. L’idée que non seulement le dernier Huron se convertisse, mais devienne lui-même un convertisseur (selon la conception de Barbeau) a certainement bousculé les idéaux nationaux de Barbeau. Le folkloriste a sans doute compris là, sans le formuler, la mince ligne qui séparait le métissage et l’acculturation. Pour Barbeau, la menace ne venait peut-être pas seulement du « […] souffle niveleur du modernisme intellectuel et matériel » et de la culture de masse étasunienne (voir Bricault et al., 2004). Elle provenait également d’un certain catholicisme insensible à l’altérité, qui cherchait à uniformiser les croyances et l’histoire de l’humanité et à s’imposer comme le dernier stade d’évolution de la vie religieuse. La mise à distance de la religion catholique, menaçante pour la diversité, apparaît dans cette optique évidente. Comme l’a présenté Nowry dans sa biographie, Barbeau est ainsi devenu l’un des premiers Canadiens français catholiques à se faire former à Oxford, une université protestante. Là-bas, il a abandonné ses études en droit pour tenter de découvrir comment l’humanité était construite. Il a avoué au révérend L.R. Phelps que cette volonté de comprendre était née d’un doute sur les enseignements de la Bible. Ce dernier l’a donc dirigé vers Marett (1995).

Aussi, il semble pertinent de rappeler que le christianisme se sentait lui-même menacé en ce début de XXe siècle. Comme le soulève Robert Verreault, le concept de survivance se comprenait dans le contexte canadien français comme celle de la tradition catholique (in Larouche et Ménard dir., 2001). Le rejet du concept de survivance dans l’oeuvre de Barbeau revêtirait alors une dimension religieuse. En rejetant ce concept, Barbeau pouvait s’intéresser aux mythologies autochtones et aux traditions populaires canadiennes françaises, non plus comme des créations païennes, mais comme des richesses nationales.

Ces considérations autour de Barbeau et de ses influences ont visé à complexifier le regard que l’ethnologie lavalloise porte sur lui, sur son oeuvre et par extension sur elle-même. Il semble important de comprendre comment l’ethnologie a su composer avec son passé (sinon son présent) colonialiste et fondamentalement ethnocentrique, pour en arriver à valoriser la diversité culturelle. En traitant de son cheminement chez les évolutionnistes, j’ai souhaité mettre de l’avant le potentiel critique de ses contributions. Plus encore, j’ai voulu présenter Barbeau comme un passeur. Barbeau a réussi à passer de l’anthropologie au folklore en passant de la culture autochtone à celle canadienne française. Il est passé de l’anthropologie britannique à l’étasunienne pour passer à la canadienne en passant de Londres, à Paris, à Ottawa et par les États-Unis. De manière plus pointue dans son oeuvre, il est passé du catholicisme à la laïcité pour faire passer le racisme au nationalisme. Sous cet éclairage, il faut se demander de quels faits religieux l’école des Archives de folklore de l’Université Laval cherche désormais à se distancer. Se serait-elle distancée de ce projet jusqu’à liquider l’héritage de Barbeau ? Sans doute pas, car les étudiants perpétuent encore son oeuvre en mettant à distance la foi chrétienne pour comprendre le patrimoine immatériel des congrégations religieuses, la touristification de lieux de cultes, l’intégration des immigrants, les fêtes thématiques, le débat sur la nourriture halal, la polysémie du nain de jardin, l’esprit du Lotto 6/49, etc.