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[...] the material correspondences between the archaeological finds and the world portrayed in the Bible were too close for the Bible to be seen as a fiction with no historical basis. By the same token, there were too many contradictions between the finds of the archaeologist and the Hebrew narrative to think that the Bible gave anything like an exact portrayal of what really happened.

Downing 2004, 330

Ce numéro thématique de Théologiques s’est construit à partir de cinq contributions du 69e congrès de l’Association catholique des études bibliques au Canada, ACÉBAC (Pierrefonds, 5-7 juin 2012) auxquelles se sont rajoutées cinq contributions subséquentes[1]. Dans cet avant-propos, mon but n’est pas de résumer les essais de mes collègues — comme il en est l’habitude dans Théologiques, chacun se termine par un tel résumé — mais de présenter la problématique qui tenait lieu de fond de scène à nos discussions, puis d’indiquer quelques transversalités. En d’autres mots, de proposer une relecture de ce qui m’est apparu être en jeu dans ce numéro.

Problématique

Dès le départ de l’aventure, trois objectifs étaient poursuivis : 1) prendre acte de la fin du paradigme de l’archéologie biblique comme discipline spécifique, avec la tendance apologétique qui l’accompagnait — alors que les données archéologiques étaient lue à travers le prisme biblique et au service de l’ordre du jour des exégètes ; 2) se mettre à jour à propos des nouvelles manières de faire mises de l’avant par les archéologues ; 3) évaluer l’impact des nouvelles découvertes archéologiques — à Jérusalem, en Judée-Samarie, en Galilée mais aussi en Grèce et en Asie mineure — sur notre interprétation des textes de l’Ancien Testament et du Nouveau Testament. Les articles qui suivent concourent pleinement à l’atteinte de ces objectifs.

L’archéologie fascine encore — à preuve, un colloque grand public se tenait au Louvre en avril 2012, peu avant le congrès de l’ACÉBAC, sous les auspices de la revue Le Monde de la Bible et de France Culture[2]. Cette journée coïncidait avec la parution du 200e numéro de la revue, qui portait le titre : « L’archéologie contredit-elle la Bible ? ». L’existence de la revue, et la question qu’elle pose de manière si directe, me permettent d’amorcer une problématisation par quelques remarques que j’offre à la discussion de manière un peu provocatrice.

Premièrement, si l’archéologie fascine encore, elle n’occupe plus la place privilégiée qu’elle avait au xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle — on conviendra, à la lecture de l’article de Maria Gorea qui porte sur la découverte de l’inscription du tunnel « d’Ézéchias » en 1880, qu’une émulation (voire compétition !) archéologique entre l’Angleterre, l’Allemagne et la France serait difficilement envisageable aujourd’hui. Avec « l’invention » moderne de l’historicité humaine et les découvertes spectaculaires qui ont permis d’élargir notre horizon historique (qui s’arrêtait à la Renaissance, à l’horizon de la Grèce classique et du petit monde biblique), l’archéologie était une science choyée, valorisée et... subventionnée. Et pour cause. En seulement quelques dizaines d’années, une révolution cartographique s’est déroulée, élargissant l’espace et le nombre des civilisations connues et ajoutant quelques millénaires à l’histoire — sans même parler de la préhistoire. L’échelle chronologique du monde en a été chamboulée. Or, à l’ère d’internet et du virtuel, mais aussi à l’occasion d’un passage généralement qualifié de (post)moderne — finalement annonciateur d’un véritable changement de paradigme —, histoire et vieilles pierres attirent moins l’attention et ne sont plus aussi centrales au plan épistémologique. Le financement des fouilles s’avère de plus en plus difficile. Le Zeitgeist n’oriente plus le regard vers le passé, mais vers ce présent où s’élabore un futur incertain voire angoissant. Structuralisme et poststructuralisme sont plus affaire de construction de modèles universels et de déconstruction des idéologies que de reconstruction du passé. D’ailleurs, à l’heure du néolibéralisme individualiste triomphant, comment une « économie du savoir » pourrait-elle commercialiser une connaissance du passé — d’autant plus que celle-ci est essentiellement porteuse d’une réflexion collective ? La question « D’où venons-nous » — pourtant fort utile pour fournir des éléments de réponse aux deux autres questions de Paul Gauguin : « Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? » — fut peut-être jadis au coeur des débats, mais se trouve maintenant marginalisée[3].

Or — et ce sera ma seconde remarque — les sciences bibliques telles qu’elles existent aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire, sont nées avec la modernité et sont liées à la découverte de l’historicité (Gibert 2004, 2010 ; Sheehan 2005 ; Moore et Sherwood 2010a, 2010b, 2010c). À partir du xviie siècle, on prit conscience que la Bible comportait un projet historiographique qui gardait mémoire de l’histoire d’un peuple — projet à jauger toutefois selon les balises de l’historiographie antique (Gibert 2005) — et qu’elle s’enracinait donc dans une histoire. On ne pouvait comprendre la Bible que dans la géographie et les aléas historiques qui l’avaient vu naître. Ce fut là la grande intuition qui présida à la fondation de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem : traduire la Bible dans le pays où elle s’était écrite[4].

Jusqu’au milieu des années 1970, il existait une certaine convergence entre l’histoire de la littérature biblique, l’histoire d’Israël et les principales données archéologiques, et cela faisait consensus. Au plan archéologique, un nom symbolise et condense ce consensus : William Foxwell Albright (Downing 2006). On avait validé les principales étapes proposées par l’historiographie biblique — patriarches, exode, conquête, royaume unifié, royaumes divisés, exil, retour d’exil — en leur associant les quatre strates rédactionnelles découvertes dans le Pentateuque. À l’époque de David et Salomon (dont les vestiges de Megiddo, entre autres, témoignaient de l’activité de bâtisseur), le « yahviste (J) » avait recueilli les légendes et les traditions orales pour proposer un premier récit des patriarches, de l’épopée de l’exode et de l’installation en Canaan. Après la scission des deux royaumes, le royaume du nord avait fait de même avec « l’élohiste (E) ». Sous Josias (640-609), le rédacteur « deutéronomiste (D) » avait inspiré une réforme religieuse radicale. Enfin, après l’exil, le « sacerdotal (P) » avait mis son grain de sel dans l’assemblage final de la Bible. Les différents éléments du corpus prophétique venaient s’ajuster à cette chronologie corroborée par la poterie — les oracles prophétiques se découpant clairement sur l’arrière-fond socio-politique de leur époque respective.

Les tableaux chronologiques de la TOB 1975 et de la BJ 1973 (et encore ceux de la TOB 1988 et de la BJ 1998[5] !) reflétaient cet état des choses, avec l’époque des patriarches située au Moyen bronze ; l’émigration de Jacob en Égypte coïncidant avec la mainmise de la dynastie asiatique des Hyksos sur ce pays ; l’exode se déroulant sous le règne de Ramsès II, « vers 1250 » ; les Juges et leur combat contre les Philistins, ancrés au début de l’âge du Fer ; etc. Bien sûr, on avait déhistoricisé, au premier niveau, la saga des patriarches, mais la généalogie familiale « Abraham — Isaac — Jacob — Israël » était considérée comme une synthèse qui fédérait diverses traditions locales et reflétait la culture de l’époque ancestrale (Couturier 1998). Les autres péripéties des « livres historiques » de la Bible renvoyaient, quant à elles, à des personnages réels, non pas dans chaque détail, mais globalement...

Lorsque je débutai mes études de 1er cycle en théologie, en 1982, il s’agissait-là du paradigme normatif qui s’enseignait encore à l’université et qui imprégnait même les productions catéchétiques. Ce savoir semblait une valeur sûre, une synthèse éclatante où le fait biblique trouvait cohérence et pertinence. Le contenu de la foi s’était élaboré en fonction de l’évolution culturelle et politique du peuple d’Israël. Le message biblique s’enracinait dans des expériences humaines concrètes. Chaque époque avait sa manière de parler de Dieu — une contextualisation où venaient se greffer les principaux prophètes. L’histoire du salut était... vraiment historique ! La Pâque juive devenait « l’événement » fondateur sans cesse relu ensuite — à mettre en stéréophonie avec la Pâques du Ressuscité.

Or, lorsque j’entrepris mes études de cycles supérieurs, en 1990, ce beau paradigme avait été remis en question, voire était sur le point de voler en éclats. D’une part, l’identification et la datation des strates du texte biblique actuel se sont avérées beaucoup plus complexes et aléatoires qu’on ne le supposait jusqu’alors (De Pury et Römer 2002). D’autre part, l’archéologie avait apporté de nouvelles données et interprétations qui refusaient de s’intégrer au paradigme normatif. Comme il y a toujours un décalage entre la recherche et sa vulgarisation, il a fallu un certain temps avant que cela n’atteigne le public — ce qui advint finalement, entre autres par le truchement de deux livres : La Bible et l’invention de l’histoire ancienne d’Israël (Liverani 2010) et La Bible dévoilée. Les nouvelles révélations de l’archéologie (Finkelstein et Silberman 2004). Bien que contestées et contestables (Dever 2001a et 2001b ; Downing 2004), ces propositions de révision de l’histoire d’Israël qui s’appuient sur de nouvelles données archéologiques nous obligent à prendre acte de la crise de l’ancien paradigme.

La synthèse de Liverani donne un aperçu de ce que pourrait être une autre articulation possible entre l’histoire de la littérature biblique, l’histoire d’Israël et les principales données archéologiques. L’historien italien déplace l’épicentre de la rédaction de la Bible, de la cour du roi Salomon à celle du roi Josias et surtout aux locaux du Temple de Jérusalem en reconstruction, après le retour d’exil. Ce n’est plus l’expérience de l’exode mais celle de l’exil (annoncé puis interprété par les prophètes) qui devient la matrice de la Bible. Liverani établit la distinction entre « histoire normale » et « histoire inventée » — distinction cruciale qui permet d’articuler à nouveaux frais l’ancrage de la Bible dans l’histoire d’Israël et la manière dont la Bible construit l’histoire d’Israël.

Avec l’archéologie levantine (et cypriote, dirait Thierry Petit), Liverani replace le destin des Israélites dans l’ensemble plus vaste de l’histoire du corridor syro-palestinien, en insistant sur deux époques de bouleversements socio-culturels, bornes entre lesquelles les royaumes d’Israël et de Juda connaissent leur brève existence. C’est un destin géopolitique banal compris dans le cadre de ce que l’auteur appelle « l’histoire normale ». D’une part, en Canaan comme dans le reste de la région, l’écroulement des cités-états à la charnière du Bronze et du Fer, au xiie siècle AÈC, coïncide avec le déclin inexorable de l’Égypte puis l’apparition de monarchies plus complexes... ainsi que d’une identité israélite. D’autre part, autour du vie siècle AÈC, l’établissement de la première civilisation transculturelle (avec l’impérialisme perse, puis grec) coïncide avec cette période que Liverani, à la suite de Karl Jaspers, qualifie « d’époque axiale » de la pensée (Confucius, Bouddha, Zoroastre, les présocratiques et Ézéchiel sont des quasi contemporains).

C’est d’ailleurs à cette époque (durant la période comprise entre les vie et ive siècle AÈC) que les groupes d’exilés revenant progressivement en Judée revisitent leurs traditions et réécrivirent leur histoire. Selon les mots de Liverani, il s’agit de « l’histoire inventée » de l’élection d’un peuple par Dieu. Cette entreprise, commencée avant l’exil sous Josias, rétrojette, vers les règnes de David et Salomon, les aspirations des réformateurs qui entourent le roi Josias et qui rêvent d’unifier Juda et Israël, de Beersheba à l’Euphrate, autour du « grandiose » sanctuaire unique de Jérusalem. Terminée après l’exil, cette écriture-relecture s’invente un passé capable d’exprimer à la fois l’identité d’Israël et l’expérience de renaissance (voire de résurrection, Ez 37) que fut le retour d’exil. La figure d’Abraham, qui fait lui aussi le trajet de Mésopotamie à la terre promise, et celle de Moïse, qui revient de l’esclavage en passant par le désert, disent la condition des déportés revenus à Jérusalem. L’expérience fondatrice, qui fut la matrice de l’écriture biblique, s’avère alors l’exil — dont l’exode n’est plus que la prolepse, rétrojetée dans le passé légendaire du peuple pour dire « à l’avance » la signification de l’expérience fondatrice du vie siècle AÈC. Bref, Liverani ne conteste pas l’historicité d’Israël (il est capable de situer ce royaume dans le cadre de « l’histoire normale ») mais il constate que la relecture théologique de cette histoire par les rédacteurs israélites eux-mêmes (« histoire inventée ») est beaucoup plus ample qu’on ne se l’avouait dans le paradigme précédent.

Quoi qu’il en soit du nouveau modèle archéologique-historique en émergence, c’est sur cette toile de fond que se situaient les débats de notre modeste congrès et les interventions de nos experts.

Pour reprendre les choses autrement et trop rapidement — mais à ce propos les articles de Robert David et Thierry Petit sont explicites et fort éclairants — non seulement l’historicité des patriarches est mise en doute, mais aussi celle de l’exode, de la conquête et du grand royaume unifié de David et Salomon. La controverse fait rage entre minimalistes et maximalistes, entre lesquels tentent de se situer les révisionnistes. Bien qu’il soit trop tôt pour trancher le débat, comme le dit prudemment Robert David, une chose est claire : un flot impressionnant de nouvelles données, collectées grâce à une pléthore de nouvelles méthodes[6], nous oblige à remettre en question, tout à la fois, et le modèle archéologique-historique reçu jusqu’alors, et le paradigme épistémologique qui avait pour finalité d’établir à tout prix un concordisme entre les données archéologiques et les données du document historique qu’est la Bible.

D’où ce paradoxe : l’archéologie, une science dynamique qui s’est beaucoup renouvelée dans la seconde moitié du xxe siècle mais n’occupe plus le devant de la scène épistémologique, vient ébranler les études bibliques qui, dans un geste épistémologique très moderne, avaient fait de leur association avec l’archéologie l’assise scientifique de leur démarche. D’où la question déjà évoquée du Monde de la Bible : « L’archéologie contredit-elle la Bible ? » — question pour une part terrible, à laquelle d’aucuns voudraient encore répondre de manière véhémente par un « absolument pas ! » aux tonalités pauliniennes[7] ; question par ailleurs peut-être mal formulée ou ratant sa cible, alors que d’autres répondront : « et puis après ? ». Les articles du présent dossier sont comme le portrait instantané de cette remise en question. On y assiste à un dialogue interdisciplinaire où les deux disciplines concernées sont conduites à l’autocritique et doivent renouveler de manière conséquente leur articulation épistémologique — ou du moins, tenter de la mettre au clair. Chaque auteur y va d’avertissements adressés tant aux archéologues qu’aux exégètes spécialistes du texte biblique.

Transversalités

Les articles ont été classés en fonction de la chronologie des époques qu’ils décrivent. Mais l’ordre de lecture pourrait être différent. Ainsi, l’article de Robert David qui porte sur l’historicité du royaume unifié de David et Salomon pourrait constituer une porte d’entrée pragmatique, sous la forme d’un état de la question. Comme ce roi Salomon dont il évoque le jugement (deux femmes réclamant la reconnaissance de leur maternité pour le même enfant), mon collègue ne veut pas prendre parti dans le débat qu’on lui soumet — celui, déjà évoqué ci-dessus, entre maximalistes, minimalistes et révisionnistes (qui, malgré les apparences, ne sont peut-être pas au juste milieu entre les extrêmes mais constituent éventuellement le troisième sommet d’un triangle) : pour les maximalistes, la chronique royale de 1-2 Samuel et 1-2 Rois s’avère exacte pour peu qu’on fasse de la bonne archéologie ; pour les minimalistes, ceux qui refusent le caractère légendaire de ces récits font preuve d’une myopie obstinée ; pour les révisionnistes, la monarchie salomonienne fut réelle mais sans les infrastructures et l’ampleur que lui prête la Bible — si je me permets de camper ainsi les trois positions de façon caricaturale. Les sites archéologiques sont âprement discutés, de même que les vieilles méthodes de datation (poterie), les nouvelles (carbone 14 perfectionné à 100 ans de précision) et les inscriptions épigraphiques — invoquées à l’appui d’un côté comme de l’autre. Alors, devant les excès d’un certain concordisme, les archéologues érigent en axiome la prudence vis-à-vis du texte biblique : priorité à l’archéologie pour éviter toute dérive apologétique, « considération de l’ensemble des données, dans le respect des paradigmes méthodologiques de chaque secteur ». Quant aux exégètes des textes, ils ne doivent pas être plus positivistes vis-à-vis des résultats archéologiques qu’ils ne le sont vis-à-vis de l’analyse des textes : il faut apprendre à vivre avec le conflit des interprétations — une pluralité qu’il convient d’appréhender comme une richesse.

Je ne suis pas certain que, par ses conclusions suggestives et malgré ses dires, mon collègue David ne se trouve pas à trancher... Mais quant au jugement de Salomon, je ferais remarquer que ce n’est pas tant le roi qui porte un jugement que les deux femmes en présence, renvoyées à elles-mêmes et révélant, par leur attitude, la justesse de leur rapport à l’enfant. Autrement dit, la question importante n’est peut-être pas la réalité précise de l’objet historico-biblique étudié mais le rapport entre l’interprète et son objet — mais j’anticipe ici sur l’article d’Alain Gignac placé en post-scriptum théologique au dossier, qui pourrait lui aussi constituer une porte d’entrée, surtout pour le lecteur tenté de commencer par la fin. Quoi qu’il en soit, je note encore que l’évocation par Robert David de la scène du jugement de Salomon ne relève de l’ironie qu’en apparence — dans un article où l’aspect grandiose du règne de Salomon constitue le problème, placer en exergue une scène biblique dont le but est justement de magnifier la splendeur et la sagesse de ce roi peut apparaître comme ironique. N’est-ce pas plutôt l’illustration qu’un récit, surtout quand il est historicisé, nous permet de mieux réfléchir à certaines questions du passé et du présent ?

Il appert que les trois premiers articles (Petit, Lemardelé, David) font corps autour d’un objet problématique et d’un problème méthodologique. L’objet en question a la forme d’un trou noir, à savoir l’émergence du fait israélite, à la charnière de l’âge du Bronze et du Fer. Que s’est-il passé entre la civilisation cananéenne et les royaumes d’Israël et de Juda ? Le problème consiste à hypertrophier la portée ou la signification tant des artéfacts archéologiques que des documents bibliques — et surtout à vouloir les faire converger de manière indue.

Thierry Petit et Christophe Lemardelé, sans avoir été mis en contact, dénoncent ce problème, le premier du point de vue de l’archéologue, le second, du point de vue de l’historien qui doit constamment réévaluer les documents qu’il traite.

L’article de Lemardelé constitue un contrepoint à l’article de David, non pas pour le contredire mais pour l’appuyer, en disant les choses autrement. Il ne s’agit plus ici d’un état de la question, mais d’un cas concret et relativement pointu : l’évaluation des notices bibliques entourant un lieu, Gibea, lié au souvenir de Saül. Car tout le puzzle de l’historiographie royale biblique et de son rapport à l’archéologie devient encore plus complexe lorsqu’on retourne, un peu plus « en arrière », à la figure du roi Saül, instaurateur de la première monarchie unifiée, juste avant le roi David. Lemardelé rappelle que si les archéologues doivent être toujours plus critiques, les biblistes doivent faire de même : « Pour faire de l’histoire avec la Bible, il importe de se baser sur une archéologie scientifique mais également sur une critique des textes bibliques totalement émancipée de leurs enjeux théologiques. » N’aurait-on pas voulu trouver dans la description biblique une Gibea forteresse, alors qu’il ne s’agit que d’un village servant de quartier général à Saül au début de son « règne » ? Si « on ne peut interpréter la stratigraphie d’un site Bible en main, on ne peut lire la Bible avec la chronologie traditionnelle des événements qui y sont racontés ». Et si l’archéologie se doit d’être pleinement autonome, ce ne doit pas être au prix de l’isolationnisme, car « l’archéologie seule ne produit pas de l’histoire, elle a besoin des textes, à condition que ceux-ci suivent également un traitement scientifique, stratigraphique, bien que cela puisse comporter une part importante d’aléatoire. »

Placé en tête du dossier, l’article de Thierry Petit montre l’intérêt de resituer la quête de l’Israël historique dans le contexte global de la Syrie-Palestine, voire d’une zone plus large encore qui inclut la Phénicie et Chypre. On a beaucoup cherché à rendre compte de l’originalité et de l’unicité d’Israël, mais celui-ci n’est pas une île isolée et participe à l’ensemble de la dynamique socio-politique régionale du début du Fer I :

On voit que, autant que sur le sujet de l’apparition des États d’Israël et de Juda, les débats sont vifs concernant la genèse des cités-royaumes cypriotes. Dans les deux cas, une nouvelle théorie postule une apparition plus tardive que celle jusqu’alors admise, qui se fondait sur les textes bibliques (Samarie et Juda) ou sur les légendes de fondation (Chypre). Dans les deux cas, des considérations qui ne relèvent pas de préoccupations scientifiques interfèrent dans le débat.

Petit et David convergent donc, de manière inattendue : les archéologues et historiens du monde grec vivent un débat analogue à ceux du monde biblique, de manière indépendante mais à cause d’une posture épistémologique semblable où l’on interprète les vieilles pierres à la lumière des textes classiques ou canoniques, sans trop passer ceux-ci au crible de la critique, comme l’exige pourtant Lemardelé.

On touche ici la question de l’illusion référentielle et de l’illusion de l’origine — toutes deux filles du romantisme. On aimerait tellement faire revivre directement le passé, sans passer par la médiation de l’interprétation ! On aimerait tellement avoir accès au début, au commencement, à l’origine d’une civilisation, d’un peuple, d’une foi ! Plusieurs auteurs du dossier nous invitent à un deuil décapant : non, il n’est peut-être pas possible de toucher, par l’archéologie, aux débuts d’Israël (David), du monde grec classique (Petit) et du christianisme — et particulièrement, de toucher la figure de Paul de Tarse (Gerber, Baslez).

Thierry et David s’accordent aussi sur la nécessité de tenir compte d’un faisceau d’observations avant de valider l’existence effective d’une monarchie centralisée à telle ou telle époque — ils seront rejoints sur cela par Michaud, à propos de la nécessaire convergence des indices pour conclure ou non à l’hellénisation de la Galilée...

Pour terminer les incursions vétérotestamentaires, Maria Gorea nous propose d’abord un périple digne d’un roman policier, qui retrace les péripéties de la découverte de l’inscription du tunnel dit d’Ézéchias. Ensuite, elle discute l’attribution de cette construction au roi Ézéchias. Après avoir vu dans cette découverte spectaculaire la confirmation pure et simple des notices de 2R 20,20, 2Chr 32,3-5 et Si 48,17-1, qui lient cet ouvrage à l’invasion assyrienne de 701 AÈC, on s’est interrogé : la construction du tunnel pourrait aussi dater du début du règne (dont, par ailleurs, on n’est pas trop sûr de la chronologie), voire d’un règne précédent. Elle conclut :

L’acte d’interprétation des données recueillies n’est [...] plus subordonné de façon inconditionnelle à l’autorité des Écritures, mais celles-ci contribuent à la reconstitution de l’histoire conjointement aux vestiges tangibles, en même temps que leur propre aspect matériel reçoit des disciplines et des méthodes objectives une configuration plus précise et un relief plus net.

Comme on le voit, un consensus se dégage chez les auteurs de notre dossier.

Il faudra lire en stéréophonie les articles de Jean-Paul Michaud et de Pierluigi Piovanelli. Le tandem réussit le tour de force d’offrir un état de la question de l’archéologie galiléenne, mais aussi d’en situer clairement l’enjeu. Pour Piovanelli, comprendre l’homme Jésus, c’est connaître « son coin de pays » et les conditions de vie des classes populaires rurales — auxquelles l’archéologie seule nous donne accès. Mais l’auteur insiste sur l’inévitable part de subjectivité de cette reconstitution. Michaud adopte une perspective épistémologique plus prononcée : il propose d’établir une corrélation critique entre les données archéologiques et les modèles sociologiques qui permettent d’interpréter celles-ci, en évitant des deux côtés le positivisme, car le réel est toujours interprété. Autrement dit, il prône lui aussi une « archéologie non plus tournée, comme autrefois, vers la vérification des récits historiques, mais s’efforçant de comprendre et d’expliquer l’évolution, les processus des changements culturels (processual archaeology) ». On trouve encore chez Michaud un résumé de l’histoire de l’archéologie biblique et une description de son émancipation. D’où la possibilité de faire de son article, à son tour, la porte d’entrée du dossier — qui en comporte donc plusieurs.

Christian-Georges Schwentzel nous initie au monde de l’épigraphie commerciale et de la numismatique. Contrairement aux autres contributions, il montre que la tension entre artéfacts et sources écrites — en l’occurrence des jarres de vin et des monnaies hérodiennes vs Flavius-Josèphe et Matthieu — ne se solde pas toujours par une divergence. « À partir des sources littéraires autant qu’archéologiques, épigraphiques et numismatiques, Hérode apparaît comme un tyran revendiquant son judaïsme, tout en étant parfaitement intégré dans le monde gréco-romain de l’époque » — intégration d’autant plus fascinante si on acquiesce à l’hypothèse de Schwentzel selon laquelle « Hérode a pu délibérément vouloir jouer sur la polysémie [des symboles, juifs et hellénistiques] d’un certain nombre de ses types monétaires ».

Les deux dernières contributions archéologiques proposent un bilan des données à propos de deux villes qui virent l’implantation de communautés pauliniennes, au début des années 50 ÈC, Corinthe et Philippe. Marie-Françoise Baslez et Daniel Gerber en arrivent au même constat : l’archéologie biblique faite autour de la figure de Paul de Tarse a subi les mêmes travers de concordisme que celle autour de l’histoire d’Israël, avec cette fois un « plancher de verre » qui empêche l’accès au ier siècle : le boum urbanistique du iie siècle sous la dynastie des Antonins. Les sites que nous visitons aujourd’hui en Grèce et en Turquie datent de cette époque. Selon Baslez, négativement, il ne faut pas « rechercher dans les vestiges monumentaux ou même dans les inscriptions les traces de réalités historiques ou de personnages contemporains de Paul », même si une « archéologie de pèlerinage » (son expression) guidée par des objectifs idéologiques ou économiques a pu dans le passé avoir tendance à survaloriser repères topographiques et monuments — toujours cette manie de marcher sur la Via Egnatia, le Nouveau Testament en guise de GPS ! Positivement, il est préférable de s’attarder sur l’épigraphie de la Macédoine pour tenter de faire ressortir un éthos cultuel commun. Par exemple, « dans d’autres communautés religieuses, juive et isiaque, on avait l’habitude de poser dans les mêmes termes que Paul les rapports du religieux au politique en utilisant le verbe politeuesthai pour établir les normes de la vie publique que doit mener le croyant ». Surtout, le site de Philippe nous en apprend plus sur la mémoire de Paul, après Paul, que sur Paul lui-même.

Daniel Gerber revisite dans le même esprit une douzaine d’artéfacts corinthiens, non pour y trouver des traces qui recouperaient directement Ac 18 et 1-2Co, mais pour y déceler lui aussi un éthos pouvant servir de toile de fond — déboulonnant au passage plusieurs rapprochements trop rapides effectués dans le passé, comme le célèbre opuscule de Murphy-O’Connor (2004 ; anglais 1983). Gerber insiste sur l’importance, pour l’exégète, « de scruter très attentivement les rapports de fouilles et, surtout, de suivre les débats qu’ils suscitent entre gens du métier avant d’en tirer [...] de prudentes hypothèses pour expliquer le texte lu ». Puisque l’archéologie s’attarde aujourd’hui à la manière dont vivaient les gens du peuple (et plus seulement les notables), « il serait dommage de se priver d’utiles informations sur la vie quotidienne à Corinthe au milieu du premier siècle de notre ère ».

Archéologie cypriote, Gibea du roi Saül, royaume de Salomon, tunnel d’Ézéchias, monnaie de la dynastie hérodienne, Galilée au temps de Jésus, Corinthe ou Philippe (plus ou moins) pauliniennes : outre le fait que ces données archéologiques touchent la Bible, en quoi cela intéresse-t-il la théologie ? Il a paru pertinent, en finale, d’inviter au débat entre archéologie et exégèse biblique historique, deux autres disciplines : la théologie et la narratologie — car la Bible n’est pas seulement un document historique, malgré ce que peut laisser entendre la focalisation du présent dossier, mais aussi et d’abord un texte religieux et littéraire. L’essai d’Alain Gignac — le genre littéraire s’avère important pour en situer l’intérêt et la limite — pose essentiellement quelques interrogations : comment intégrer à la lecture théologique de la Bible les remises en question du cadre historique traditionnel provoqué par les débats archéologiques ? Que devient la lecture théologique de la Bible lorsqu’on sort du paradigme historiciste hérité de la modernité ? Comment penser la foi en un Dieu qui intervient dans l’histoire, lorsque celle-ci s’exprime dans des récits de fiction peut-être écrits à l’époque du retour d’exil ? Comment repenser histoire du salut et l’incarnation ? Comment passer à autre chose (mais à quoi ?) sans jeter l’historicité par-dessus bord ? Vaste questionnement dont la déclinaison est plus importante que les réponses éventuellement apportées — et qui constitue une réponse en soi.

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Pour reprendre la question en tête de ce liminaire : « Bible et archéologie ont-elles encore besoin l’une de l’autre ? » — je crois que le dossier répond sans équivoque par un oui retentissant mais aussitôt qualifié. La recherche se doit de devenir réellement interdisciplinaire. En devenant autonome, chaque discipline doit maintenant se confronter aux résultats de l’autre. La complexité de chaque discipline l’exige — ainsi que l’inévitable pluralité qui surgit du conflit des interprétations, au sein de chaque discipline et entre elles. Les données, tant au plan des sites archéologiques que des documents bibliques analysés dans leur dimensions diachroniques (histoire de la rédaction) et synchronique (littéraire), sont de plus en plus pointues et nombreuses, alors même que nous sommes de plus en plus conscients de toutes les contingences qui entourent les interprétations de ces données. Il s’agit de renoncer à une naïveté première pour accéder à une seconde naïveté. Les archéologues, aidés par les historiens, doivent cesser de lire les textes bibliques au premier degré et prendre conscience de la critique rédactionnelle ; inversement, les historiens doivent s’ouvrir à la complexité incertaine des trouvailles archéologiques et renoncer au trop facile concordisme. Et nous devons enfin réfléchir aux impacts de tous ces déplacements sur notre enseignement, à l’université et dans le grand public (Nicol 2013). Comment donner l’heure juste à nos étudiants, aux croyants des synagogues et des églises, et à ceux et celles qui s’intéressent à la Bible dans une perspective culturelle ?

Je tiens à remercier tous les auteurs et auteures qui ont contribué à constituer ce riche dossier. Ils viennent d’horizons divers, aux plans géographiques, épistémologiques et académiques. Sans offrir un panorama complet, ce numéro permet, à mon avis, de se faire une excellente idée de l’état de la recherche.