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Comme encyclopédie, l’oeuvre exténue une liste d’objets hétéroclites, et cette liste est l’antistructure de l’oeuvre, son obscure et folle polygraphie.

Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes

Écrire, décrire, inscrire : trois moments de réflexion qui me permettront, en guise d’introduction aux études de sept cas de figure, de circonscrire les contours du dossier « Polygraphies du corps dans le roman de femme contemporain ». À travers ces trois verbes à l’infinitif signalant le processus d’une pensée plutôt qu’un état de fait, il s’agira de répondre à un certain nombre de lieux communs en ce qui a trait à diverses formes d’imbrication du corps et de l’écriture des femmes, tout en insistant sur l’idée du corps — physique et textuel — comme espace perméable par lequel le sujet entre en résonance avec l’en-dehors.

Écrire

L’écriture a partie liée avec le corps. Pas de texte sans corps ; point de héros ni d’héroïnes sans la main qui trace les mots sur le papier, qui tape les lettres sur le clavier d’un ordinateur. Écrire est un geste physique, nécessitant une main qui exécute le mouvement. Pleinement investi dans l’acte d’écriture, le corps se fait médium entre l’idée et sa mise en forme verbale. Créer un réseau de mots et d’images textuelles est, certes, le résultat d’une activité intellectuelle, parfois sentimentale (dans le sens plein du terme), mais il faut que les êtres fictifs prennent forme, s’incarnent sur la page ou sur tout autre support médiatique. Le texte retrace sur la surface du papier le geste de l’écriture tout en constituant l’espace de cristallisation de l’imaginaire mis en oeuvre. Les corps de papier sont tissés de langage (tels la toile de Pénélope qui se fait et se défait en attendant de trouver réponse à un questionnement existentiel), et, par conséquent, ils en appellent à la description puis au déchiffrement[1]. Écrire et agir vont de pair. Pour qui veut écrire, le corps est un allié et non un alter ego, objet de chair et de sang longtemps considéré dans la pensée occidentale comme un obstacle à l’idéal de la connaissance, de la vérité, de la mesure.

Écrire a, depuis Roland Barthes, la valeur d’un verbe intransitif. Dans « Écrivains et écrivants », Barthes définit la pratique de l’« écrivain » par le verbe écrire comme synonyme d’un travail sur le matériau du langage, le matériau devenant sa propre fin ; tandis que l’« écrivant », synonyme d’intellectuel pour Barthes, table sur la portée engagée de son écriture[2]. « L’écrivain accomplit une fonction, l’écrivant une activité […][3] », note le sémiologue. De là découle un rapport différent au verbe « écrire » : « L’écrivain participe du prêtre, l’écrivant du clerc ; la parole de l’un est un acte intransitif (donc, d’une certaine façon, un geste), la parole de l’autre est une activité[4] ». Ce qui apparaît comme une contradiction entre deux postures d’auteur n’en est pas une puisque Barthes constate, pour l’époque à laquelle il écrit l’essai, soit en 1960, l’émergence d’un « type bâtard » : l’écrivain-écrivant qui réunit les deux fonctions[5]. Cette posture double sera reprise à leur compte par les représentants de l’avant-garde au féminin se proposant de subvertir le système de la langue « phallocratique » tout en revendiquant la posture de l’intellectuelle. Il faut que « la femme s’écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps », proclama Hélène Cixous en 1975 dans le célèbre « Rire de la Méduse ». Et Cixous de poursuivre : « Il faut qu’elle [la femme] se mette au texte — comme au monde, et à l’histoire, — de son propre mouvement[6] ». Dès lors, le verbe « écrire » devient pronominal dans la conception de l’« écriture féminine », mouvement de renouveau scripturaire auquel adhéra la génération d’« auteures de la sororité[7] », à commencer par Cixous elle-même jusqu’à Monique Wittig en passant par Catherine Clément, Julia Kristeva, Annie Leclerc, Françoise d’Eaubonne, Marie Cardinal, Chantal Chawaf, Emma Santos, Marguerite Duras (du moins à certains égards), Pierrette Fleutiaux et Nancy Huston. Inspirée de la philosophie de la déconstruction et de la psychanalyse, la revendication d’une écriture expérimentale du corps comme moyen de libération des contraintes et des stéréotypes — tant physiques que psychologiques et langagiers — guide la création dans les années 1970-1980[8]. On voit se dessiner des corps qui sont aussi acteurs face à des « normes enfouies, intériorisées, privatisées[9] ». Pointer la norme en constatant sa monstruosité est pour ces auteures engagées une manière d’ouvrir vers l’anormal et le difforme non monstrueux. Il faut que le corps et l’écriture fassent un, qu’ils forment un « corps/texte[10] », affirma de l’autre côté de l’Atlantique Nicole Brossard dans plusieurs de ses théories/fictions[11] ; que la question du corps féminin occupe l’avant-scène, par l’acte et la parole, comme dans La nef des sorcières, pièce marquante de ces années de prise de conscience du sujet féminin dans la Cité. Au-delà d’une essentialisation du « corps » et du « féminin », il importait à ces créatrices de récupérer la multitude de perceptions, de représentations et d’appréhensions associées aux deux concepts afin de déconstruire les a priori séculaires. Il leur importait d’imaginer, sur le mode tantôt fictionnel, tantôt auto(bio)graphique[12], des personnages incarnant des sujets agissants, dotés d’une texture nouvelle. En d’autres termes, durant ces années politisées, les théoriciennes-praticiennes placent le corps au coeur de leurs préoccupations, faisant de celui-ci un vecteur de revendications sociales, faisant du corps l’objet d’une reconquête dont témoignent éloquemment les oeuvres littéraires et artistiques de l’époque. Ces réflexions sur le corps, le féminin et l’écriture sont à comprendre comme le résultat d’un changement de perspective survenu au fil du xxe siècle, entre autres sous l’influence de la psychanalyse et de la phénoménologie : « [le corps] est le point d’ancrage auquel on se rapporte pour s’appréhender comme soi, se gérer, se manipuler, se transformer, se dépasser comme personne ou individu parmi les autres[13] », nous rappellent les auteurs d’Histoire du corps dans leurs considérations sur la corporéité, soit l’ensemble de traits du corps comme être social, dans l’imaginaire du xxe siècle. D’un rapport à soi redéfini résulte en effet une relation au monde différente moyennant laquelle le sujet affirme sa place en société.

Si, en effet, le corps et ses diverses implications pour ce qui est de la configuration d’une subjectivité féminine assumée comme telle sont au coeur de la démarche des écrivaines citées plus haut, ces préoccupations ne sont pas la particularité de cette génération. Et le corps ne constitue pas non plus une obsession en soi dans les textes d’auteures contemporaines comme Christine Angot, Marie Nimier, Ying Chen, Nelly Arcan, Marie-Sissi Labrèche, Linda Lê, Virginie Despentes ou Chloé Delaume, contrairement à un lieu commun qui établit une équation entre surexposition du corps dans la sphère publique et écriture des femmes aujourd’hui[14]. On pourra remonter à certains textes de Christine de Pizan (par exemple au Livre de la cité des dames ou au Chemin de longue étude) au sein desquels la voix auctoriale problématise les effets néfastes de l’association entre « corps » et « nature féminine », laquelle s’érige en obstacle à l’intellectualité et, par conséquent, au devenir-sujet, au statut de sujet parlant et écrivant. Mais d’autres écrits anciens confirment eux aussi l’idée d’un corps de femme vécu telle une entrave. Un texte bref de Catherine Des Roches, L’Agnodice, met en lumière, à la Renaissance, les interdits qui empêchent les femmes de faire partie du corps médical incitant la protagoniste à se travestir en homme. Françoise de Graffigny au siècle des Lumières, Claire de Duras et Félicité de Genlis au xixe siècle imaginent dans leurs romans des héroïnes aux corps domestiqués — en raison de différences culturelles, raciales ou sexuées —, qui résistent mal aux lois sociales. À la fin du xixe siècle, Rachilde théâtralise des personnages féminins par le biais de traits comportementaux « masculinisés » sous les dehors d’un corps éminemment féminin. Par delà le (simple) renversement des identités sexuées, Colette propose, à la Belle Époque, une revalorisation du corps par rapport à l’esprit : dans plusieurs récits, dont La retraite sentimentale et Le pur et l’impur, les narratrices prennent parti de leur corps qui pense, traduisant par là une appréhension du monde par le biais des sensations. Toujours au xxe siècle, quelques années ou décennies après Colette, chez Claude Cahun, Unica Zürn ou Nelly Kaplan, la mise en théâtre du corps est le moyen par excellence de problématiser explicitement dans leur création la pensée dichotomique (corps/esprit ; masculin/féminin ; normalité/folie ; activité/passivité) — trop contraignante aux yeux des auteures.

Dans tous ces exemples littéraires, le corps constitue le point névralgique à partir duquel est soulevée la question du lien entre corps et subjectivité féminins ainsi que de son effet corollaire, c’est-à-dire la dépréciation de la corporéité par rapport à l’intellectualité. Tous genres confondus, les textes écrits par des femmes auteurs à travers les siècles montrent le dysfonctionnement de la pensée binaire selon laquelle, traditionnellement, l’être, la culture et la création se situent du côté du « masculin », tandis que le paraître, la nature et la procréation seraient le propre du « féminin ». Ils montrent également que le corps s’avère l’intermédiaire entre la conscience de soi et la compréhension du monde ; loin d’être conçu comme ligne de partage entre l’intérieur et l’extérieur, le corps signale à tout moment la « peaurosité » des frontières : entre le dedans et le dehors, le pur et l’impur, le physique et le psychique, le rationnel et le sensible, le visible et le secret.

Décrire

Les nombreuses études consacrées au statut social du corps et à sa valeur symbolique à divers moments de la civilisation occidentale s’accordent pour dire que le corps est, d’une part, intimement lié aux savoirs que chaque époque véhicule sur la corporéité. Objet d’une construction culturelle, le corps devient programme d’une société, et par là, de l’écriture. « Par diverses médiations, chaque société, à chaque époque, le marque, le modèle, le transmute, le fragmente et le recompose, réglant sa définition et ses usages, posant ses normes et ses fonctions, donnant à voir les effets entremêlés d’un ordre économique et d’une condition sociale, d’une vision du monde et d’une vision des rôles[15] », note Philippe Perrot à propos d’un corps réceptacle de signes et réservoir de valeurs. Il appert, d’autre part, que le corps, porteur de vie à sa base, donne lieu à toutes les mises en jeu publiques et intimes ; source du péché originel, miroir de l’âme et des passions qu’il s’agissait de réguler, foyer d’une identité souvent trouble, plus particulièrement depuis le clivage du sujet moderne, réceptacle d’une sociabilité destinée au spectacle et à la mascarade, le corps humain est une donnée historiquement et culturellement modulable (corps-tombeau, corps-outil, corps-machine, corps travesti, corps malade, corps violenté, corps sublimé, corps fantôme — la liste de visions et de destins du corps est longue). Ce double constat s’avère particulièrement probant pour ce qui est du corps de la femme qui s’est vu longtemps emprisonné dans différents corsets[16]. Il y a en effet lieu de se demander si cet emprisonnement suivi de la libération du corps ne sont pas au coeur de l’écriture des femmes depuis la modernité, période qui coïncide par ailleurs avec l’avènement d’un nombre grandissant de femmes dans le champ littéraire[17]. Le corps féminin est orné, décoré, exposé au regard d’autrui dans le but de valoriser celui qu’il accompagne en société ; il finira par s’exposer lui-même, pour le meilleur (dans le contexte du premier Congrès des femmes en 1889 puis, dans l’entre-deux-guerres, au sein des communautés d’auteures et d’artistes s’affichant comme des New Women) et pour le pire (on se rappelle les démonstrations publiques d’hystériques auxquelles se livra Charcot à la Salpêtrière le dimanche après-midi). Dans une société du spectaculaire, le corps féminin s’apparente à un écran de projection, à la fois du désir individuel et des fantasmes collectifs, du Soi et de l’Autre. C’est sur cette scène-écran métaphorique que se manifeste alors une tension de plus en plus paradoxale entre le corps « public » et le corps « intime », entre sa représentation sociale et ses perceptions individuelles, tension que l’on retrouve non seulement dans la plupart des études critiques (culturelles, sociologiques, philosophiques, psychanalytiques, féministes) s’intéressant à la construction discursive du corps[18], mais également dans bon nombre de récits signés par une femme auteur. Si, dans les romans et récits contemporains écrits souvent à la première personne du singulier, le corps se manifeste textuellement telle une surface lisible, l’art et la littérature inventent de nouvelles configurations scéniques qui invitent le lecteur, selon les rôles lui étant assignés, à se soumettre au régime scopique, à s’aventurer dans un jeu spéculaire comme s’il était dans une galerie de glaces.

Depuis des siècles, les textes littéraires révèlent des corps aux apparences multiples, détachés successivement de la pudeur et de leur caractère strictement intime pour se retrouver exposés au tournant des xxe et xxie siècles sur la place publique. C’est du moins une opinion largement répandue et qui se voit amplifiée depuis l’invention des nouveaux médias (Internet) et des réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Flickr, etc.). Rarement source de bonheur ou de (ré)jouissance, le corps ne s’est toutefois qu’à peine émancipé des tabous et interdits que lui impose chaque culture à sa manière, au sein de la pensée hégémonique. Aussi le corps apprivoisé selon les règles de l’art épouse-t-il volontiers le paradoxe, peu importe le masque qu’il endosse : la science ou la superstition, l’amour ou la violence, la pudeur ou l’exhibitionnisme, la mise en scène de soi ou l’abnégation la plus radicale. C’est dans cette perspective que la réappropriation du corps par le rire (de la Méduse) ou toute autre stratégie de détournement prend son sens.

Tout le long de la seconde moitié du xxe siècle, les oeuvres donnent à lire des protagonistes qui habitent leur corps et qui, à leur tour, sont habitées par ce corps de femme. Au confluent de cette manière d’habiter son corps et d’être habitées par celui-ci, les héroïnes de papier témoignent, à travers la voix narrative, des craintes et des exigences, des contradictions et des angoisses propres à chacune d’elles. C’est en ce sens que le corps est à comprendre comme une sorte d’embranchement où se noue et se dénoue le sens, où se joue et se déjoue l’appartenance à une famille, à une histoire, à l’Histoire. On comprend à la lumière des enjeux textuels que les auteures contemporaines poursuivent, à travers diverses postures d’énonciation, dont certaines en continuité et d’autres en rupture avec le legs féministe des années 1970, le débat sur l’identité et la corporéité féminines, sur les images du corps[19], sur les normes et les attentes qui façonnent à notre époque l’objet corps. L’incarnation d’un rôle que les protagonistes s’appliquent à exécuter dans le cadre d’une scénographie individuelle ou collective est mise en lien avec le corps comme assise identitaire, d’un côté, et avec cet autre corps qu’est le corps textuel — ses traces, son inscription dans le texte même —, de l’autre.

Porteur de signes, le corps est un enjeu thématique majeur qui imprègne de son poids la construction de l’intrigue. Ou, pour reprendre les termes de Peter Brooks, les récits modernes paraissent produire une « sémiotisation » du corps féminin souvent combinée à une « somatisation » de l’intrigue. La configuration des corps mis en scène dans et par la narration fait apparaître le sens du récit[20]. Dans cette perspective, le corps n’est pas qu’un simple élément descriptif ; il s’offre au contraire comme l’occasion de défaire des noeuds, de revenir sur le passé de la protagoniste et de ses problèmes somatiques, comme c’est le cas de la narratrice au « je » dans Les mots pour le dire de Marie Cardinal. Ailleurs, l’avortement illégal — ainsi dans L’événement d’Annie Ernaux — fait l’objet d’un retour sur une période particulièrement difficile qu’il s’agit de remémorer sous forme d’un récit fragmenté par des extraits de journaux tenus à l’époque par la narratrice jeune. Une expérience borderline, telle dans Putain et Folle de Nelly Arcan, ou justement dans Borderline de Marie-Sissi Labrèche, trace son chemin à travers la fictionalisation de soi. Le corps féminin marqué, distinct de la majorité des corps par rapport auxquels les narratrices jugent leur degré de délinquance, s’avère un signifiant clé pour la compréhension du récit.

De nouveau, on pourrait croire que les exemples d’inscription du somatique dans le textuel sont plus nombreux dans les écrits de femmes de l’extrême contemporain. L’intrication du corps et du texte, allant parfois jusqu’à conditionner son énonciation, fait pourtant partie des modalités scripturaires investies par les auteures de la sororité. Entre mère/amante/fille, le corps est « diffracté » dans L’amèr ou Le chapitre effrité de Nicole Brossard. L’auteure et poète remet en question non seulement les conventions sociales en matière de maternité, de filiation et de corps entre lesquelles règne cette « amère dépendance », mais s’attaque à l’écriture même de ce mot : « J’ai tué le ventre. Moi ma vie en été la lune. […] J’ai tué le ventre et je l’écris. […] On ne tue pas la mère biologique sans que n’éclatent tout à la fois la fiction, l’idéologie, le propos[21] ». En quête d’un sens nouveau, déviant par rapport au centre phallogocentrique (pour reprendre un mot clé des années 1970) où pourra se lover la voix narrative, Brossard fait éclater le langage dans le corps du texte en pratiquant la dissémination du sens et de la page. Chez Nathalie Sarraute, dans Enfance — afin de citer un dernier exemple issu cette fois de la littérature dite universelle —, le lecteur doit gérer une pluralité de voix narratives, de langues et de corps « étrangers » qui semblent d’un commun accord brouiller les pistes de la narration et de la lecture : « Alors, tu vas vraiment faire ça ? “Évoquer tes souvenirs d’enfance”… Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux “évoquer tes souvenirs”… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça[22]. » Rattachés à l’univers du tactile et du sensuel, les souvenirs du « je » narrant ne trouvent pas aisément la voie/x à travers le langage régi par le logos.

Inscrire

Face à un tel kaléidoscope de corps à la fois décrits par la narration et inscrits à même le texte — ce constat s’applique aux siècles passés mais s’impose de manière encore plus manifeste ces dernières 50 années —, en tant que critique littéraire, l’on doit se poser un certain nombre de questions : comment aborder, sous quel angle évoquer la problématique du corps dans le roman de femme contemporain ? Par quels moyens les écrivaines appartenant à au moins deux sinon trois générations différentes brisent-t-elles le silence, les non-dits, les tabous entourant le corps de femme ? Quelle tendance au formatage physique s’agit-il d’interroger aujourd’hui dans les représentations du corps ? Vers quelles auteures se tourner, quels textes retenir pour les analyses afin de renouveler la réflexion sur ce lien triangulaire entre le « corps », le « féminin » et « l’écriture » ? En quels termes parler des corps de femme placés sur l’avant-scène par des auteures ou artistes qui les interrogent à propos de leur fonctionnement/dysfonctionnement dans l’espace social, qui les scrutent de leur regard médusant, les confrontent à d’autres corps, les maltraitent et les dénudent afin que tombent les façades ? D’Hélène Cixous à Sophie Calle en passant par Assia Djebar, Sofi Oksanen, Nelly Arcan et Vanessa Beecraft ainsi que Marguerite Duras, l’écriture sur le corps — et moins celle du corps — dévoile des secrets, individuels ou collectifs, culturels ou historiques. Ces incorporations textuelles sont autant de manières de penser le corps et ses empreintes sur la forme du récit, le choix générique, les mots pour le dire.

La thématique de « Polygraphies du corps dans le roman de femme contemporain » s’est alors imposée comme moyen de faire le point sur l’importance de l’objet corps dans des oeuvres signées par des femmes auteurs ou artistes (certaines sont les deux) contemporaines. En même temps, le terme « polygraphie », emprunté à Roland Barthes, permet de démontrer la diversité des stratégies d’écriture employées d’une créatrice à l’autre, mais également au sein d’une oeuvre donnée (parfois d’un cycle de textes) où une auteure peut s’affirmer polygraphe (pensons à l’exemple d’Assia Djebar). L’oeuvre conçue comme « encyclopédie », pour préciser l’idée barthésienne, sert de réceptacle aux idées — souvent paradoxales — ainsi qu’aux « objets disparates (de savoir, de sensualité) » placés non dans l’ordre mais dans « le désordre[23] », faisant fi du (trop) rationnel et de l’homogène. Finalement, le syntagme « polygraphies du corps » devra mettre le lecteur sur la piste d’une conception, mise sous le signe du multiple et du disparate, présidant à la réflexion sur le corps comme contenant-contenu : dans sa double appréhension, celui-ci se manifeste dans et par l’écriture, de diverses manières. Car le corps n’est pas un, il est par définition pluriel : c’est un corps particulier qui appartient à un ensemble social plus large à l’intérieur duquel il agit ; il relève de ce que chaque sujet possède de plus intime et peut glisser aisément, dès lors qu’il est exposé au regard d’autrui, dans la sphère de l’extime ; culturellement déterminé et en cela normalisé, il est façonné par celui, celle qui se l’approprie comme matériau de création. Ce sont les multiples facettes du corps et ses inscriptions dans le corps du texte que montrent les études rassemblées dans le présent dossier. On verra, à partir d’un échantillonnage restreint (six contributions), que le rapport au corps des personnages est des plus variables. La comparaison d’écrivaines consacrées comme Duras et Djebar à de jeunes auteures telles Arcan et Oksanen est d’autant plus intéressante qu’elle met en cause la vision téléologique d’un corps politisé dans les années 1970-1980 qui aurait cédé le pas à un rapport intime, purement narcissique des protagonistes à leur corps propre[24]. L’exemple à l’appui, dont il sera question dans le dossier à propos d’oeuvres plus récentes, est le cas de Duras. Dès les premiers textes durassiens, le soi se vit comme déconnecté d’autrui, dépourvu d’un noyau dur, constamment menacé d’effacement au point tel qu’il finit par disparaître de la scène d’énonciation ou survivre en « voix off ». Le corps intègre les signes de la défaillance, et la narration les traduit.

Les auteures à l’étude sont en quête de nouvelles formes d’écriture propices à accueillir une réflexion sur le corps, instance ambivalente parce qu’aux prises avec les contraintes et les exigences propres à chaque époque, mais également avec la mémoire dont il porte les traces. Les analyses cherchent à faire état d’une résistance à la normalité à laquelle devraient se conformer les héroïnes de papier. Dans l’ensemble des contributions, la vision du corps est sous-tendue d’une visée à la fois éthique et esthétique. Si la notion d’un corps (d)écrit comme point de fuite d’enjeux politiques du féminin paraît prédominer dans les quatre premiers articles, les deux autres font résonner en sourdine ce questionnement, privilégiant la mise en jeu poétique en matière de voix narrative et de dispositifs texte/image qui affichent des corps désincarnés, difficilement saisissables. Mettre en scène le corps au sein d’un récit, l’y inscrire verbalement, revient à se faire côtoyer corps et corpus afin d’observer leurs interactions. C’est à une pratique d’écriture nourrie par le pulsionnel et le libidinal, l’inconscient et l’hétérogène, dans le dessein de fonder une pensée différentialiste, qu’Hélène Cixous exhorte les femmes de sa génération en mettant en place, dans « Le rire de la Méduse », les prémisses d’une « écriture féminine » qui rompt ouvertement avec la pensée égalitariste de Beauvoir (Martine Reid). Les questions du non-lieu dans l’Histoire d’un corps socialement tu et celle de liens filiaux dissimulés d’une génération à l’autre sont particulièrement présentes dans les articles consacrés à Assia Djebar, auteure d’origine algérienne installée en France depuis 1954, et à Sofi Oksanen, jeune auteure finlandaise. En effet, dans les trois récits auto(bio)graphiques du quatuor algérien de Djebar, le corps de la narratrice est le révélateur d’une non-appartenance à soi dans une culture qui place le corps féminin du côté du silence et de l’obéissance (Sofiane Laghouati). Des questions similaires trouvent écho dans Purge d’Oksanen, roman primé par le prix Femina 2010 : le corps est le site d’inscription d’une violence répétée, perpétrée au fil de l’Histoire estonienne, contre des personnages féminins appartenant à des générations différentes et qui se retrouvent malgré elles dans leur souffrance silencieuse (Catherine Mavrikakis). La démarche de mise à nu de corps de femmes telle que pratiquée métaphoriquement par Nelly Arcan et la photographe Vanessa Beecroft nous amène à faire du corps-à-corps avec la peau des protagonistes exhibées ou s’exhibant à notre champ de vision jusqu’à épuisement, nous oblige à réfléchir sur ce que signifie la peau dénudée d’une femme (Martine Delvaux). Les corps montrent ce qui n’est pas visible à l’oeil nu, ils parlent, ils performent des idées. Le plus souvent, dans ces textes de créatrices, le corps féminin se fait entendre grâce à une voix narrative singulière. Chez Duras, le rapport entre le corps et la voix du personnage s’avère des plus complexes : si dans L’amour, corps et voix sont dissociés à travers une énonciation impersonnelle tenant les personnages à distance, les faisant apparaître comme désincarnés, dans L’homme assis dans le couloir, les corps (érotisés) sont auscultés par le regard d’un récit à la première personne (Florence de Chalonge). Cette poétique du personnage désincarné, qui échappe à l’identification, est conjuguée différemment dans plusieurs travaux de Sophie Calle. Ainsi, L’hôtel et Suite vénitienne filent la métaphore du corps absent dont il ne reste que des empreintes, des dépouilles laissées dans une chambre d’hôtel et photographiées par une femme de chambre ; ou alors les dispositifs texte/image calliens montrent des personnages qui échappent à notre regard, dans la mesure où ils ne sont perceptibles qu’en ligne de fuite ou qu’ils font l’objet d’une description fugitive dans un style minimaliste (Marie-Dominique Garnier).

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« Écrire ou exprimer le corps n’est […] pas anodin […], entre les risques d’enfermement et les possibilités d’affranchissement », posent Christine Détrez et Anne Simon à la fin de l’introduction d’À leur corps défendant[25]. Les auteures réunies dans le dossier sont toutes conscientes des enjeux poétiques et politiques qu’implique leur écriture sur des corps peu conformes. Le mérite des contributeurs est de mettre en évidence les corsets symboliques visant à maintenir le corps dans une forme convenable, d’analyser le fonctionnement narratif et performatif de ces corps de papier (loin d’être coupés du réel et du social), de même que le désordre dont ceux-ci se font le messager. Sous leur regard analytique, les corps gagnent en épaisseur ; leurs réflexions souscrivent à l’art de lire le corps à la lumière de sa polymorphie.