Corps de l’article

The camera is a wonderful mechanism. It will reproduce, exactly, what is going inside your head.

Saul Warkov, cité par Becker, 1986, p. 242

Entre 1965 et 2010, l’espace de référence dans le cinéma québécois est passé de la ville à la banlieue, ou pour le dire autrement, « l’espace urbain », par opposition à la campagne, y renvoie de moins en moins à la ville proprement dite. Ce qui supplante la ville, cela dit, n’est pas « l’espace métropolitain » comme dans le roman (LeBel, 2012), mais bien la banlieue, ici définie par un type d’espace, celui de la maison unifamiliale : la banlieue tend à devenir centrale dans les représentations sociales de « l’espace urbain » au cinéma.

Qu’est-ce donc qu’une représentation sociale ? C’est « une forme de connaissance socialement élaborée et partagée ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989 : 36). Si elles sont sociales, ces représentations se forment à partir d’expériences individuelles, notamment la socialisation, mais aussi à partir de divers discours sociaux, de l’art, de la mémoire collective et des médias. Aussi, on peut étudier les représentations sociales telles qu’intériorisées par les acteurs sociaux, ou dans leur extériorité. C’est ainsi que dans son ouvrage fondateur, Serge Moscovici (1961) étudie la représentation sociale de la psychanalyse à partir de la presse.

Les discours et images qui circulent dans les médias, tout comme ceux que proposent l’art et la mémoire collective, sont souvent qualifiés d’imaginaire social, concept qui renvoie à la part d’extériorité des représentations sociales ; aussi, la distinction entre les concepts d’imaginaire social et de représentation sociale est floue[1]. Ce que le terme « imaginaire social » rend plus évident que celui de « représentation sociale » toutefois, c’est qu’il ne s’agit pas d’un reflet du réel ni d’une connaissance « fidèle » ou scientifique d’un objet ; Jodelet parle de distorsions, supplémentations et défalcations.

J’ai abordé l’imaginaire à partir du cinéma. L’art en général, et le cinéma en particulier, reflète des imaginaires, mais contribue également à en façonner des nouveaux (Fortin, 2011). Cette prémisse est à la base de plusieurs analyses du cinéma, et ce, depuis plusieurs décennies (Aristarco, 1976 ; Poirier, 2004 ; Raynaud, 2010). Bien sûr, un film peut aussi être analysé dans ses liens avec l’industrie culturelle ou par le biais de la réception (Esquenazi, 2007), mais ce n’est pas ce qui retient ici mon attention.

Mon corpus comprend quelque 250 films québécois de fiction, tournés en français, dont l’action se déroule dans la seconde moitié du xxe siècle ou au xxie siècle n’en sont exclus que les films dont le propos se situe avant 1950, donc avant la construction des banlieues de bungalows — banlieues pavillonnaires comme disent les Européens —, ou ceux qui se passent à l’époque contemporaine, mais à l’étranger. Ce corpus ne prétend ni à l’exhaustivité ni à une quelconque représentativité statistique. Il ne s’agit pas non plus de suivre de grands réalisateurs ou de grandes réalisatrices (dont il aurait été épineux de trouver une définition satisfaisante) ni de se limiter à des films ayant connu une grande audience. Le corpus comprend des films d’auteur et des films commerciaux, des films de réalisateurs très connus et d’autres moins connus, des films ayant été récompensés au Québec ou ailleurs et d’autres étant passés inaperçus, des comédies et des drames, des films « d’art et d’essai » et des films d’action. Mon objectif, qui est de saisir les permanences et les inflexions au sein de l’imaginaire, m’oblige à puiser à toutes ces sources. Si je n’ai pas tout vu, j’ai atteint une saturation dans les analyses, au sens où le visionnement de nouveaux films n’apportait plus de nouveau dans ces analyses et ne faisait que les confirmer.

Les films du corpus sont sortis entre 1965 et 2010, et l’analyse permet de saisir la représentation de la ville, la banlieue et la campagne[2] dans ses composantes synchronique et diachronique. La date de 2010 a été fixée pour clore le corpus. Quant à celle de 1965, elle a été retenue à cause de La vie heureuse de Léopold Z (Gilles Carle, 1965)[3] ; ce film présente à la fois un tour de ville, mais aussi une envie de banlieue, ce qui, dans les deux cas, est alors nouveau.

Partant de l’idée que toute représentation est une construction, je cherche à saisir à partir de quels éléments cette représentation se construit et, à travers les différentes images proposées par l’ensemble des films du corpus, saisir ce qui leur est commun, l’imaginaire social, dans ses permanences et ses inflexions. Aussi, j’ai porté attention à ce que Michel De Certeau (1980) a appelé des « récits d’espace », lesquels déclinent les caractéristiques objectives de l’espace et racontent l’appropriation subjective du territoire par ceux qui l’habitent ; de plus, l’espace ainsi raconté se situe nécessairement en réciprocité avec d’autres espaces, tant sociaux que relationnels. Mon analyse porte donc à la fois sur des éléments objectifs (présents, implicites ou absents) et la façon dont ils sont connotés, ce qui permet de saisir des récits d’espace. Ma grille d’analyse a été construite de façon itérative, à partir de travaux antérieurs tant sur les représentations individuelles de l’espace (Fortin et al., 2002 et 2011) que sur le cinéma (notamment Poirier, 2004, pour le cinéma québécois et Söderström, 2005, pour une vision nord-américaine), et bien sûr de visionnements répétés des films du corpus. Voici les grandes catégories de cette grille d’analyse : les lieux de l’action ; les personnages (composition des ménages, trajectoires et déménagements) ; les transports, la mobilité et les communications ; la temporalité (passé, présent, futur) et les saisons ; les propos explicites sur l’espace ; les couleurs et les plans.

Dans l’analyse, si la présence ou l’absence de certains éléments est importante, il est non moins important de saisir comment sont connotées les images, mais dans ce court texte j’insiste davantage sur les éléments objectifs. Mon analyse ne porte pas sur la trame narrative. Je ne m’intéresse pas tant à ce que le film raconte qu’à la manière dont il le fait, à travers quelles catégories, quelles images, car « le sens n’est pas au bout du récit, il le traverse » (Roland Barthes, 1966 : 12).

Dans les analyses cinématographiques, la ville est souvent abordée dans son rapport au temps ; par opposition à l’avant, à la tradition, la ville apparaît comme projet collectif ou individuel, et Montréal, ville par excellence dans le cinéma québécois, est associée à la modernité (Marshall, 2001b). C’est ainsi que Lever (1992) se penche sur l’image de Montréal dans le cinéma à l’époque de la Révolution tranquille. En ce sens, le sous-titre du livre de Boulais (2006) est représentatif de tout un courant d’analyse : Le cinéma au Québec. Tradition et modernité. Bien sûr, le projet auquel est le plus associée la modernité au Québec est le projet « national », et plusieurs analyses situent ainsi le cinéma québécois dans la perspective nationale, voire nationaliste (Marshall, 2001a ; Weinmann, 1980) ou identitaire (Lajoie, 2001 ; Poirier, 2004) ; de la sorte, dans la ville, « le rapport à l’espace devient métonymique d’une quête de l’identité » (Barrette, 2000 : 28). Cela dit, la ville de Montréal telle que dépeinte dans le cinéma a également été caractérisée comme « simultaneous utopia and dystopia » (Marshall, 2001b : 213) ; cette dystopie urbaine est associée à la mondialisation (voir aussi Longfellow, 2004). La représentation de la ville serait donc plus complexe qu’il n’y paraît et ne relèverait pas uniquement de la modernité et de la nation.

Comme dans les études urbaines en général, la banlieue n’a pas fait l’objet d’analyses aussi poussées que la ville chez les analystes du cinéma québécois ; on a même parlé d’une « certaine habitude de lecture critique du nouveau cinéma québécois comme corpus de textes fondamentalement urbains (ou « plateaucentriques ») » (Cornellier, 2009-2010 : 4).

Dès qu’un film […] parle de la réalité de la banlieue, on dit qu’il ne décrit pas assez le réel québécois, c’est-à-dire un réel, entendons-le ainsi, qui n’est associé ni à la tragédie ni à la représentation que s’en font certains exégètes de la société. (Poirier, 2004 : 220)

Dans ce qui suit, je présente successivement les représentations de la ville et de la banlieue, et essaierai de faire ressortir leur complexité, les utopies ou les dystopies qui y sont présentes. Chacune de ces représentations est en effet caractérisée par une tension principale et une tension secondaire ; la tension principale concerne la caractéristique fondamentale de la ville ou de la banlieue, alors que la seconde oppose le rapport au temps qui prévaut en ville ou en banlieue et ce qui y échappe. Cette première analyse (sections 1 et 2) est synchronique puisqu’elle porte sur des thèmes qui sont présents de 1965 à 2010 et tient compte de la connotation des éléments de la grille d’analyse, même si je n’insiste pas dans ce texte sur ces connotations. Par la suite (section 3), j’aborderai ce qui change dans les représentations ; cette analyse, diachronique, repose davantage sur la présence et l’absence — ou la présence relative — de certains éléments. Ce que je veux ici mettre en évidence, c’est la logique qui préside à l’organisation de l’ensemble du corpus.

I. Les images de la ville

La tension constitutive de l’image de la ville dans le cinéma québécois est liée à la pauvreté. Côté pile, elle favorise la violence, et côté face, l’esprit communautaire. Une deuxième tension est liée à l’ancrage dans la ville, et oppose le lieu où vivent de façon transitoire des jeunes adultes (ou encore un lieu où on travaille sans y vivre), à une ville qu’on ne peut quitter, espace qui se défait et de l’enfance à problème.

La ville, lieu de pauvreté et de criminalité

La ville est un égout.

Marceau, dans Caboose, Richard Roy, 1996

Une ville où les chevaliers du mal poursuivent en silence leur besogne ordinaire.

Le narrateur, dans Matroni et moi, Jean-Philippe Duval, 1999

Tout au long de la période étudiée, la ville est minée par la pauvreté et la criminalité, la première conduisant à la seconde. Cela prend parfois la couleur de la comédie, et les entorses à la loi sont alors essentiellement des magouilles au succès aléatoire (Ti-mine, Bernie pis la gang, Marcel Carrière, 1977 ; En plein coeur, Stéphane Géhami, 2008), mais la comédie devient grinçante quand elle se termine par la mort d’un personnage principal (L’eau chaude, l’eau frette, André Forcier, 1977 ; Pudding chômeur, Gilles Carle, 1996). Dans les drames, qu’il y ait mort du personnage éponyme comme dans Monica la Mitraille (Pierre Houle, 2004) ou relatif happy end (Le Ring, Anaïs Barbeau-Lavalette, 2007), l’appât du gain se retourne contre ceux qui y cèdent, comme dans La maudite galette (Denys Arcand, 1972) ou Pouvoir intime (Yves Simoneau, 1986).

La pauvreté sévit davantage dans certains quartiers, notamment Hochelaga, et plusieurs films s’y situent explicitement (Pudding chômeur ; Hochelaga, Michel Jetté ; 2000, 20 h 17, rue Darling, 2003, Bernard Émond ; Le Ring), mais le mal touche l’ensemble des quartiers centraux et la criminalité y est protéiforme. La pègre règne sur la Main (le boulevard Saint-Laurent), de Il était une fois dans l’est (André Brassard, 1973) à La rage de l’ange (Dan Bigras, 2006). La prostitution sévit en ville, tant celle des hommes et des garçons (Being at home with Claude, Jean Beaudin, 1992 ; La rage de l’ange), que celle des femmes et des adolescentes (Monica la Mitraille ; Cheech, Patrice Sauvé, 2006 ; Le Ring), sans oublier les pédophiles qui rôdent (Caboose). On rencontre aussi en ville des braqueurs de banque (Le dernier tunnel, Érik Canuel, 2004 ; Monica La Mitraille), des voleurs paumés (Rafales, André Mélançon, 1990 ; Sur la trace de Igor Rizzi, Noël Mitrani, 2006), des voleuses rusées (Erreur sur la personne, Gilles Noël, 1995), des violeurs (Le coeur au poing, Charles Binamé, 1998), ainsi que de nombreux assassins. La ville est également le royaume de l’alcool (20 h 17, rue Darling), des trafiquants de drogue (Un zoo, la nuit, Jean-Claude Lauzon, 1987 ; La rage de l’ange ; Un crabe dans la tête, André Turpin, 2001), ainsi que des piqueries (Quiconque meurt, meurt à la douleur, Robert Morin, 1998). Si l’énumération semble fastidieuse, elle n’est qu’indicative et loin de recenser tous les cas.

Les résidents des quartiers centraux n’ont pas le choix : ils doivent composer avec cette violence. Cela peut se faire sous le mode burlesque quand Jojo organise de faux miracles avec son neveu Alphonse, ce qui les amène à soigner des membres de la pègre avec un remède non moins miracle : deux grammes de coke dans du schnaps (Pudding chômeur, Gilles Carle, 1996). Dans un registre plus dramatique, on assiste au troisième hold-up du mois à la station-service de François Brochu (Gaz bar blues, Louis Bélanger, 2003). À cet égard, il faut remarquer, avec Coulombe (2009), que les policiers sont le plus souvent impuissants face à la criminalité. Parfois les films s’en amusent (La vengeance de la femme en noir, Roger Canin, 1996), mais c’est moins drôle quand les policiers se font trafiquants de drogue (Un zoo la nuit ; La conciergerie, Michel Poulette, 1997), violeurs (Pudding chômeur), voire assassins (Les yeux rouges, Yves Simoneau, 1982), ou plus généralement sont corrompus (Pouvoir intime). L’impuissance de la police face à la criminalité confère à celle-ci un caractère inéluctable.

Cette emprise de la criminalité en ville est liée à la pauvreté qui y sévit, à la faveur du chômage et des petits boulots. Cette pauvreté s’observe tant dans le dernier tiers du xxe siècle (On est loin du soleil, Jacques Leduc, 1970) qu’au début du xxie siècle : « Sur Ontario, on a un logement, des dettes, pis pas de job » (Gerry, dans 20 h 17, rue Darling). Il ne faut pas confondre misère et pauvreté ; à cet égard dans Pudding chômeur, Le Matou (Jean Beaudin, 1985) ainsi que L’eau chaude, l’eau frette, notamment, la pauvreté va de pair avec la débrouille, voire le panache.

Ce qui aggrave parfois ces problèmes financiers, c’est la folie dans laquelle le personnage principal s’abîme, par exemple La tête de Normande St-Onge (Gilles Carle, 1975), Léolo (Jean-Claude Lauzon, 1992), Cheech, Toi (François Delisle, 2007). Dans certains cas, la folie guette, les personnages la frôlent, mais parviennent à s’en extraire comme dans Le coeur au poing ou Borderline (Lyne Charlebois, 2008). La folie pèse comme un destin sur Normande St-Onge, Hannah (Emporte-moi, Léa Pool, 1999) ou Kiki (Bordeline), car elle a emporté leurs mères.

Cette représentation de la ville comme lieu de toutes les misères et de tous les dangers est celle qui s’impose avec le plus de force dans le corpus ; si la communauté est présente en ville, c’est souvent de façon obligée, à cause de la proximité forcée par la pauvreté.

La communauté

La pauvreté force la communauté à se souder ; les désargentés se serrent les coudes en cohabitant, envers de la communauté des délinquants, de la mafia. Les films mettent aussi en évidence la communauté que scrutent les commères, et plus rarement la communauté festive ou politique.

Une première forme de communauté est inscrite dans les espaces intérieurs. C’est celle des maisons de chambres, de la cohabitation intergénérationnelle et de la colocation. Les maisons de chambres sont associées à la pauvreté, mais pas nécessairement à la misère et il existe des liens complexes entre les résidents, qui vont du party (Entre la mer et l’eau douce, Michel Brault, 1967), aux histoires d’amour (O.K. Laliberté, Marcel Carrière, 1973) … ou les deux (L’eau chaude, l’eau frette). Dans les films plus tardifs, les maisons de chambres se font rares et il n’existe pas de liens conviviaux entre chambreurs, ainsi dans Un cargo pour l’Afrique (Roger Cantin, 2009), les autres chambreurs observent en voyeurs la chicane entre l’un d’eux et la propriétaire. Les colocataires apparaissent surtout dans les années 2000, et les liens entre eux sont complexes, parfois aigres-doux à cause de problèmes d’argent (La moitié gauche du frigo, Philippe Falardeau, 2000 ; Premier juillet, le film, Philippe Gagnon, 2004), mais parfois structurants à cause de la prise en charge d’un colocataire par un autre (En plein coeur). Les chambreurs ou colocataires forment une petite communauté, réduite au minimum.

Quant à la cohabitation intergénérationnelle, elle semble aller de soi dans les films des années 1970, dans les familles de Ti-Mine, Bernie et la gang, ou de Hélène dans Il était une fois dans l’Est, et n’est remise en question que lorsque des limites graves sont dépassées, comme dans Bingo (Jean-Claude Lord, 1974), alors que la grand-mère révèle à la police où se cache son petit-fils soupçonné de terrorisme. Dans les films plus récents — et même s’il s’agit de souvenirs d’enfance concernant une époque révolue — les familles où il y a cohabitation intergénérationnelle sont dysfonctionnelles, marquées par la folie, comme celle de Kiki (Borderline) ou de Léolo. Autre famille dysfonctionnelle, celle de Comment ma mère accoucha de moi pendant sa ménopause (Sébastien Rose, 2003), que n’arrive à quitter Jean-Charles qu’après être devenu père, au prix d’y abandonner son fils et sa compagne.

La communauté se déploie plus largement avec les voisins. Dans Les grands enfants (Paul Tana, 1980), ceux-ci discutent de danse et de cuisine. Le loft du peintre Max est ouvert à tous, amis, voisins, modèles, qu’il écoute et console (Souvenirs intimes, Jean Beaudin, 1999). Des locataires du même immeuble partagent un repas et des histoires d’amour dans Comment conquérir l’Amérique en une nuit (Dany Laferrière, 2004). Si dans 20 h 17, rue Darling, chacun des locataires du bloc incendié vit dans l’ignorance des autres, après l’incendie Gerry noue des liens amoureux avec sa nouvelle voisine Angela.

Mais c’est surtout dans les espaces extérieurs que la communauté se tisse. Cours et balcons sont des lieux propices à la rencontre, parfois positivement connotés et couverts de verdure (Eldorado, Charles Binamé, 1995 ; Le sphinx, Louis Saïa, 1995 ; Un crabe dans la tête, André Turpin, 2001), mais l’image peut aussi insister sur le linge qui y sèche et sur les voisins qui voient tout et entendent tout (Emporte-moi ; Crème glacée, chocolat et autres consolations, Julie Hivon, 2001), voire qui se querellent (Ti-cul Tougas, Jean-Guy Noël, 1976 ; Dans le ventre du dragon, Yves Simoneau, 1989).

Comme les espaces intérieurs, la vie de quartier porte sa part d’ombre, et les voisins surveillent, curieux, l’ambulance qui emporte la grand-mère de Kiki (Borderline) ou l’équipe de télévision qui vient enquêter sur un fait divers (Un cargo pour l’Afrique). Le quartier Hochelaga en entier observe la tentative de suicide d’Aristide dans Pudding chômeur et vote pour encourager celui-ci à sauter du pont Jacques-Cartier, ou l’en décourager. La ville au grand complet épie les faits et gestes de Louis, héros d’une téléréalité, dans Louis 19, le roi des ondes (Michel Poulette, 1994) ou se met à la recherche de Mimi participant également à une téléréalité et qui, originaire de la campagne, s’égare à Montréal (Idole instantanée, Yves Desgagnés, 2005).

La communauté festive pour sa part n’est pas liée à la pauvreté et les liens qu’elle crée demeurent éphémères. Celle qui suit le défilé de la Coupe Grey (Deux femmes en or, Claude Fournier, 1970) ou une procession portugaise (L’invention de l’amour, Claude Demers, 2000), celle qui danse aux sons des tamtams du mont Royal (Bonzaïon, Clermont Jolicoeur et Danny Gilmore, 2004 ; 3 saisons, Jim Donova, 2009), assiste au Festival international de Jazz de Montréal (Being at home with Claude), ou à celui des feux d’artifice de Montréal (Le bonheur c’est une chanson triste, François Delisle, 2004). La communauté politique se révèle pour sa part lors de manifestations, qui renvoient règle générale au passé, à la jeunesse des personnages (Guide de la petite vengeance, Jean-François Pouliot, 2006 ; Tromper le silence, Julie Hivon, 2010), ou à des moments particuliers de l’histoire du Québec et en particulier de la Révolution tranquille (Les années de rêves, Jean-Claude Labrecque, 1984 ; Le secret de ma mère, Ghislaine Côté, 2006) ; ce n’est qu’exceptionnellement que les manifestations s’inscrivent au présent, mais elles tournent alors plutôt à vide (Le banquet, Sébastien Rose, 2008).

Un lieu transitoire

La meilleure façon d’échapper aux maux qui frappent en ville est de se contenter de la traverser. La ville n’est qu’un lieu de passage, notamment pour des jeunes adultes. Les films montrent beaucoup de jeunes adultes sans enfants vivant dans des appartements plutôt modestes des quartiers centraux, duplex ou triplex : Les grands enfants, La moitié gauche du frigo, L’oeil du chat (Rudy Barichello, 2004). Plus rares sont les films montrant des appartements de luxe (Amoureux fou, Robert Ménard, 1991 ; Reste avec moi, Robert Ménard, 2010) ou des condos dans des anciens espaces industriels (Caboose), où vivent généralement des personnes seules. Et quand les jeunes couples ont un enfant, en espèrent ou en attendent un, ils se préparent à déménager en banlieue, à tout le moins l’envisagent (L’homme idéal, Georges Mihalka, 1996 ; Maman Last Call, François Bouvier, 2005) ; j’y reviendrai. Véronneau (1995), remarquait déjà que dans les films des années 1970, il y a peu d’enfants dans les films dont l’action se déroule en ville ; c’est encore le cas dans les années 2000.

Le film où il apparaît le plus clairement que la ville n’est qu’un lieu de passage est Les aimants (Yves Pelletier, 2004) : Jeanne et Noël, qui doivent se marier bientôt, ont épinglé sur les murs de leur appartement dans un quartier central (Le Plateau) les plans de leur maison en construction en banlieue, à Rosemère. Ces plans ainsi que les croquis de décoration envisagée pour la maison sont montrés à plusieurs reprises dans le film.

La ville est aussi un lieu transitoire pour les navetteurs de banlieue. Quand on travaille dans des tours du centre-ville, on habite en banlieue, avec sa famille (J’en suis, Claude Fournier, 1996 ; Méchant party, Mario Chabot. 2000). Bien sûr, en ville, il y a des discothèques (Coyote, Richard Ciupka, 1992) et des bars gays (Being at home with Claude ; Le sexe des étoiles, Paule Baillargeon, 1993), que fréquentent des banlieusards. La ville comme lieu de sortie est associée à la drogue, la pègre et la prostitution. En ville, on s’encanaille dans des lieux louches, notamment des pool rooms (Vie d’ange, Pierre Harel, 1979 ; Un zoo la nuit). Les cafés sont pour leur part plutôt connotés positivement, et souvent dotés d’une large fenêtre (L’Audition, Luc Picard, 2005). Quant aux bars, leur connotation varie énormément car certains sont fréquentés par la pègre, et plusieurs sont dotés d’une table de pool, espace par excellence de la confrontation.

Bref, souvent on ne fait que passer par la ville, pour travailler, sortir ou s’encanailler, sinon pour y vivre en attendant d’avoir des enfants.

La ville qui se défait et les enfants à problèmes

Les beaux quartiers urbains que montrent les films ne font qu’exceptionnellement place aux enfants. C’est dans les quartiers populaires que vivent les enfants, voire dans des quartiers pauvres. Certains de ces enfants sont victimes des problèmes de leurs parents, de leur emprisonnement pendant la crise d’Octobre (Les Ordres, Pierre Falardeau, 1974), de leur séparation (L’invention de l’amour) ou de leur problème de drogue (Le Banquet). Rares sont les films qui racontent des souvenirs d’enfance ou des récits d’apprentissage en ville, sauf Léolo et Borderline, deux histoires de folie ; dans Emporte-moi, Hannah vit dans une famille à problème et frôle un moment la folie, tout comme sa mère, et est même tentée par la prostitution. Une vie qui commence (Michel Monty, 2010) montre un enfant aux prises avec une dépendance : à la suite du décès de son père, médecin, il s’intoxique avec les mêmes pilules qui ont causé la mort de son père ; ce cas est particulièrement intéressant : la famille vivait heureuse en banlieue jusqu’à la mort du père, qui force le déménagement dans un quartier central et l’entrée dans le monde du travail pour la mère ; le contraste est clair entre le bonheur de la famille en banlieue et le malheur en ville.

En général, la ville est dure pour les enfants, comme pour Tiger qui a été « élevé dans le Plateau-Mont-Royal. Il a vite appris à survivre dans le parc Lafontaine en pourchassant les vieux cochons qui lui offraient de l’argent » (Le narrateur, dans Les Dangereux, Richard Goudreau, 2002). Ce qui n’aide pas, c’est que les enfants en ville sont souvent laissés à eux-mêmes, voire maltraités. Jérémie, dans Crème glacée, chocolat, et autres consolations, est négligé et pense-t-on battu par son père ; dans Le Ring, Jessy est abandonné par sa mère et négligé par son père à qui il doit même réclamer de la nourriture. Dans Sur la trace de Igor Rizzi, (Noël Mitrani, 2006) des cambrioleurs arrivent (à deux reprises) dans un appartement où trois petits enfants sont seuls, leurs parents étant sortis. Dans LeMatou, Monsieur Émile, négligé par sa mère (sale et mal vêtu), meurt finalement de mort violente, ce qui est aussi le destin d’enfants tant dans les quartiers riches (Les Colombes, Jean-Claude Lord, 1972) que pauvres (Pudding chômeur). Dans Lucidité passagère (F. Barilliet et al., 2010), un homme d’affaires oublie son enfant dans l’auto, lequel meurt. La liste pourrait s’allonger.

Dans certains cas, l’enfant n’est pas négligé, mais souffre d’une maladie grave : Francine a une maladie de coeur et porte un pacemaker dans L’eau chaude, l’eau frette, Philippe un cancer du cerveau dans La face cachée de la lune (Robert Lepage, 2003), Charles est autiste dans Suzie (Micheline Lanctôt, 2009). Dans l’ensemble, la ville n’est pas présentée comme un milieu de vie approprié pour les enfants.

Non seulement il ne fait pas bon grandir en ville, mais la ville non plus ne grandit pas. Fréquentes sont les images de démolition de maisons, voire de quartiers entiers (Réjeanne Padovani, Denys Arcand, 1973 ; Monica La Mitraille). Dans Contrecoeur (Jean-Guy Noël, 1980), Jean-Paul montre où il habitait petit : la maison a été démolie. Dans Un cargo pour l’Afrique, Norbert et Christophe marchent, et longent terrains vagues, ruines et graffitis ; le premier raconte en pointant le vide : « On est dans le magasin de mon oncle. Il vendait des chaussures. Nous autres on restait juste ici, au 2e étage. » L’intrigue de certains films tourne autour du fait que des immeubles sont voués à la démolition (La tête de Normande St-Onge ; Bluff, M.-A. Lavoie et S. O. Fecteau, 2007) ou ont été démolis par le feu (20 h 17, rue Darling, Bernard Émond, 2003).

La démolition de la maison où vit le personnage principal au début du film le conduit symboliquement à la mort (Un zoo la nuit) ou à la folie (La tête de Normande St-Onge). Dans Dédé à travers les brumes (Jean-Philippe Duval, 2009), le loft de Dédé et des Colocs se dégrade à mesure que la santé mentale de Dédé se détériore, et dans La vie avec mon père (Sébastien Rose, 2005), la maison se défait à mesure que dépérit le père. La ville se meurt ainsi que ceux qui y ont vécu, car en même temps que les édifices se défont, la communauté se défait. La communauté paroissiale ou religieuse se disloque et les églises, chapelles ou couvents reconvertis participent à cette représentation de la ville qui se défait ; dans Le petit ciel (Jean-Sébastien Lord, 1999), La conciergerie et Pudding chômeur par exemple, ils sont transformés respectivement en bar, prison et salle de spectacle. Disparaissent aussi les commerces de quartier (Bar Salon, André Forcier, 1974 ; Gaz bar blues), où se retrouvent des habitués, vivant dans le quartier : la fin des commerces de quartier, en ce sens, c’est la fin de la vie de quartier, d’une communauté.

Il y a aussi en ville des terrains vagues (Sur la trace de Igor Rizzi ; Le baiser dubarbu, Yves Pelletier, 2010), des cours à scrap (La maudite galette ; Matroni et moi), des usines désaffectées (Pouvoir intime ; La Planque, Thierry Gendron et Alexandre Chartrand, 2004) et autres stationnements déserts (Au clair de la lune, André Forcier, 1983) ou cimetières de trains (Caboose). Les ruelles sont souvent couvertes de graffiti et parfois très sales : Le Matou, Léolo. Il y a plusieurs poursuites dans de sordides ruelles (Le Sphinx ; Nitro, Alain DesRochers, 2007) et des bagarres : Léolo. Liés à la démolition, il y a les squats (La rage de l’ange ; 3 saisons).

Il n’y a qu’au tout début de la période étudiée qu’un film présente la ville en construction ; il s’agit de YUL 871 (Jacques Godbout, 1966).

Bref, la ville est présentée dans le corpus comme invivable. En général, mais aussi et surtout pour les enfants. La ville, marquée par la pauvreté et la criminalité, n’a pas d’avenir, elle se conjugue au passé.

2. Les images de la banlieue

L’image forte autour de laquelle se structurent les représentations de la banlieue est celle d’un lieu rêvé, auquel on aspire et où il fait bon vivre. La tension constitutive des représentations est conséquemment celle entre ce lieu de rêve et le conformisme qui y règne. La banlieue est aussi associée à l’enfance et à la croissance, tant des personnes que de la construction domiciliaire, ce qui n’empêche pas certaines personnes inquiétantes d’y habiter ou d’y sévir, ce qui constitue une deuxième tension dans les représentations. Par opposition à la ville, la banlieue se conjugue plutôt au futur.

Un lieu rêvé

La banlieue est souvent présentée dans les films comme un milieu de vie souhaitable, rêvé ; parfois le rêve est inaccessible, fragile ou brisé, mais le rêve n’en demeure pas moins. Et comment ce décline ce rêve ? L’accent porte sur la maison en tant que telle, dans ses spécificités, et très peu, voire pas du tout, sur sur le quartier. Ainsi, dans Contre toute espérance (Bernard Émond, 2007), la maison de Réjane et Gilles est une jolie petite maison blanche de Beloeil, entourée d’un très grand terrain où Gilles jardine ; les maisons voisines semblent lointaines, et on est près du Richelieu et du mont Saint-Hilaire. Cette maison, à nulle autre pareille, a son histoire :

C’est mon grand-père qui a bâti la maison dans les années 40. Mes grands-parents ont habité ici pendant presque 50 ans. Moi, ça fait 15 ans que je suis ici. C’est une bonne maison.

[La cour…] : Ça c’est mon petit paradis. C’est ombragé au fond à cause de l’érable, mais ailleurs il y a beaucoup de soleil. Ça, c’est un églantier que j’ai ramené du Bas- du-Fleuve. Le lilas est magnifique au printemps.

L’ancienne propriétaire, dans Contre toute espérance

Le bungalow est un rêve inaccessible pour des gens à petit revenu, comme dans Ti-Mine, Bernie pis la gang. Mais l’exemple de La vie heureuse de Léopold Z montre que le rêve de la banlieue n’est pas nécessairement un rêve d’accession à la propriété : on peut rêver d’une maison neuve, en banlieue, alors qu’on est déjà propriétaire.

Léo, Léopold Tremblay habite ce quartier de l’est de Montréal. C’est un quartier situé près des raffineries de pétrole, proche des manufactures de ciment, loin du centre de la ville, pas très loin du fleuve Saint-Laurent et juste en bordure de la route nationale 2 qui conduit à Québec. Il demeure au 2325, rue Lebrun ; il a payé sa maison 11 600$.

Le narrateur, dans La vie heureuse de Léopold Z

Léopold Z habite dans une maison unifamiliale isolée, à deux étages, construite vraisemblablement dans les années 1930 ou 1940, dans un quartier de l’est de l’île.

Mais son rêve est d’habiter ce bungalow de 22 000 $. Il se trouve que c’est celui de Théo, Théophile Lemay, son ami et patron. ()

Le narrateur, dans La vie heureuse de Léopold Z

Léopold n’a pas les moyens de s’offrir une telle maison ; la société de financement lui prendrait jusqu’à son auto pour garantir le prêt. D’où lui vient ce rêve ? Si ce n’est pas l’accès à la propriété qui est l’enjeu, s’agit-il du désir d’une maison moderne, d’un certain confort ? Pas nécessairement ou pas uniquement. Il y a deux autres composantes dans ce rêve : le prestige et la vie de famille.

En ce qui concerne le prestige, n’oublions pas que la maison dont rêve Léopold est celle de son patron. Déménager en banlieue est clairement présenté comme une promotion sociale dans Monica La Mitraille, film dont le récit se déroule dans les années 1950 et 1960. Monica a grandi en ville dans un quartier pauvre. Son mariage lui permet de s’élever un peu dans les classes sociales et son premier enfant naît dans un quartier central plus aisé. Avec son deuxième conjoint, Gaston, elle s’installe dans une banlieue en développement, à caractère bucolique, s’élevant dans les classes sociales à mesure qu’elle s’éloigne du centre-ville.

Le rêve de la banlieue trouve-t-il à se réaliser qu’il demeure souvent précaire, parce qu’on a de gros paiements à faire et qu’il faut compter ses sous (Horloge biologique, Ricardo Trogi, 2005 ; Les 3 p’tits cochons, Patrick Huard, 2007) ; le moindre imprévu chamboule le budget, compromet l’avenir. Dans 1981 (Ricardo Trogi, 2009), le narrateur affirme que ses parents veulent vivre dans un milieu au-dessus de leurs moyens : « J’avais l’impression que j’étais tombé dans une école où que le monde avait de l’argent. Pas des millionnaires, mais sûrement plus que nous. » Son père doit en effet combiner deux emplois et sa mère travailler le soir pour espérer garder cette maison.

Les problèmes auxquels se heurtent les banlieusards peuvent effectivement briser le rêve. Dans Contre toute espérance, la maladie de Gilles et la perte de l’emploi de Réjane les forcent à vendre leur maison pour s’installer, comme locataires, dans un quartier central (Rosemont). Faute d’argent, le rêve peut aussi se briser après une séparation (Le bonheur c’est une chanson triste) ou un veuvage (Une vie qui commence, Michel Monty, 2010).

La maison — rêvée — est un projet. Cela apparaît clairement quand des propriétaires doivent la rénover ou la « finir » (L’homme à tout faire, Micheline Lanctôt, 1980 ; 1981). De plus, tant la maison que le terrain nécessitent de l’entretien, et les scènes où adultes ou enfants passent la tondeuse ou nettoient la piscine sont nombreuses. L’autre composante du rêve et du projet lié à la maison de banlieue est celle de la famille, sur laquelle je reviendrai plus bas. Si la banlieue fait l’objet de rêves, le rêve a son envers, le conformisme.

Un lieu de conformité et d’ennui

La banlieue est marquée par la conformité ; celle-ci teinte tant les idées que les comportements ; elle traverse l’ensemble du corpus, de Deux femmes en or (Claude Fournier, 1970) à L’Âge des ténèbres (Denys Arcand, 2007) et génère l’ennui, surtout des femmes, mais également des adolescents vers la fin de la période étudiée.

Si le rêve de banlieue concerne essentiellement la maison, son envers, la conformité, concerne le quartier dans son ensemble. Et si le thème du rêve se révèle par des gros plans de maison, la conformité est suggérée par des travellings dans un quartier aux maisons toutes semblables, des vues à vol d’oiseau ou des plans panoramiques où sont gommées les différences entre les résidences. Ce contraste est illustré par les affiches de deux films de 2008 : C’est pas moi, je le jure ! (Philippe Falardeau) où on voit Léon, âgé d’une dizaine d’années, en gros plan, et sa maison, un bungalow en arrière-plan d’une part, et À l’ouest de Pluton (Henry Bernadet et Myriam Verreault) où d’autre part un adolescent fait du skate board et regarde de haut le quartier de banlieue où il vit, présenté dans une vue aérienne où les piscines sont bien visibles. L’histoire de Léon, comme sa maison, est unique. Dans le second film, on voit le mal-être de tout un groupe d’adolescents et leurs errances entre l’école, la maison, l’aréna et les terrains vagues qui jouxtent leur quartier de banlieue.

Les vues panoramiques de la banlieue gomment les différences, les particularités de chaque maison et bien sûr de leurs habitants (Deux femmes en or ; Horloge biologique). Quand il s’agit de vues aériennes (À l’ouest de Pluton), la banlieue est écrasée et réduite à un plan de quartier coloré, ce qui accentue la conformité et l’ennui qu’on peut y ressentir. Parfois on rit de cette conformité (Nez rouge, Érik Canuel, 2003), parfois on la dénonce (L’Âge des ténèbres), et plus récemment apparaît le regard ironique (Nuages sur la ville, Simon Galiero, 2009). Certains personnages l’expriment explicitement :

Fallait se marier, je me suis mariée. Fallait avoir des enfants, j’en ai. Fallait avoir une carrière, j’ai une carrière. Fallait performer, je performe : je suis le troisième meilleur agent immobilier en seconde couronne de tout le Canada, de l’Atlantique au Pacifique. Fallait savoir relaxer, j’ai fait du yoga. Fallait prendre des vacances, on va à Cuba à chaque année. Fallait rester jeune, je fais deux heures de gym tous les deux jours. Tu veux quoi de plus ?

Sylvie, dans L’Âge des ténèbres

Dans la représentation de la banlieue comme lieu de conformité, quand une maison apparaît dans sa spécificité, c’est sous un mode ironique : la maison de Violette, à Brossard, est consacrée « Maison de banlieue de l’année » (Deux femmes en or) ; à cette occasion, une fête est organisée, à laquelle participent des voisins, des zouaves, des majorettes qui jouent le Ô Canada, le curé de la paroisse qui bénit la maison en l’aspergeant d’eau bénite ; est également présent un journaliste de la radio, qui dit des platitudes ; bref, c’est risible.

Pour insister sur cette uniformité et cet ennui, la caméra suit à quelques occasions le long parcours des protagonistes dans des rues toutes semblables, qui prennent figure de labyrinthe, que ce soit dans un registre comique (Le sphinx) ou dramatique (Le piège d’Issoudun, Micheline Lanctôt, 2003). Le trajet que le spectateur effectue avec les personnages illustre l’ennui ressenti, et offre une vision subjective de la conformité et de l’ennui, alors qu’une vue aérienne, s’extrayant du paysage et en présentant une vue globale, confère une relative « objectivité » à cette uniformité.

La conformité a son icône : la tondeuse. Les voisins (Micheline Guertin, 1987) s’ouvre ainsi sur une image de tondeuses que tous passent en même temps. Dans Le Sphinx, Réal, professeur au secondaire, explique à ses élèves que « dans la vie, il faut que tu choisisses. Ou ben tu pars en safari, ou ben tu continues à couper ton gazon. » Un personnage qui passe sa tondeuse est non seulement un conformiste, mais un antipathique (Secret de banlieue, Louis Choquette, 2002), sauf si c’est un enfant (C’est pas moi, je le jure !).

L’uniformité et le conformisme peuvent induire la dépression chez certains personnages féminins (Que Dieu bénisse l’Amérique, Robert Morin, 2006). C’est la prise de pilules qui est la marque de la dépression, qui parfois n’est pas explicitement nommée. Les femmes au foyer sont davantage vulnérables face à ce mal, comme dans Les Voisins ou La fleur aux dents (Thomas Vamos, 1976), mais il n’épargne pas celles qui travaillent (Le grand départ, Claude Meunier, 2008 ; L’Âge des ténèbres). Dans Deux femmes en or, Violette et Fernande trouvent un bon moyen d’échapper à la déprime : baiser avec tous les livreurs qui passent dans le quartier. Monica La Mitraille trouve pour sa part un autre dérivatif à son ennui : le braquage de banques. La déprime peut aussi être évitée en quittant la banlieue, ce que fait Jean-Marc dans L’Âge des ténèbres. « Je ne veux pas mourir anesthésiée dans cette banlieue de parvenus », dit la mère de Léon dans C’est pas moi, je le jure ! avant de s’envoler vers la Grèce. La dénonciation de la conformité en banlieue joue sur des stéréotypes, et en rit à l’occasion, je l’ai évoqué. Dans Nez rouge, les bénévoles Céline et Félix reconduisent chez elle Nathalie, dans une rue où toutes les maisons sont pareilles, et où la télécommande de la porte du garage de Nathalie fait ouvrir toutes les portes de garage de la rue.

Cela dit, la banlieue est plus souvent présentée de façon positive que critique, et ce, non seulement comme lieu de rêve, mais comme lieu par excellence de l’enfance.

Le lieu de l’enfance, un lieu en croissance

La banlieue est un espace en développement et celui où grandissent les enfants ; les films montrent de nouveaux développements, jouxtant des boisés (1981 ; Secret de banlieue) ou des champs cultivés (Histoires d’hiver, François Bouvier, 1999 ; Monica la Mitraille). On voit de nombreuses maisons en construction en banlieue, tant dans des films qui racontent des souvenirs d’enfance dans les années 1960 que dans ceux dont l’action se passe dans les années 2000 (Continental, un film sans fusil, Stéphane Lafleur, 2007 ; Demain, Maxime Giroux, 2008). En ce sens, l’image de la banlieue se rattache au mythe de la frontière, à un lieu neuf, à la limite, toujours mouvante, de l’écoumène.

La banlieue est non seulement le lieu où vivent les familles, mais elle est souvent présentée à travers les souvenirs d’un narrateur comme dans C.R.A.Z.Y. (Jean-Marc Vallée, 2005) ou 1981. Si l’enfance est généralement — relativement — heureuse en banlieue, les choses se compliquent à l’adolescence où l’ennui et la conformité rattrapent les jeunes (Tout est parfait, Yves Christian Fournier, 2008 ; À l’ouest de Pluton).

L’association entre la banlieue et les jeunes enfants est si forte qu’elle prend l’allure de norme. Maman Last Call, qui se passe entièrement en ville, contient une tirade où Alice, enceinte de huit mois, déclare au répondeur de son conjoint, Louis, que pour élever leur enfant, elle veut déménager, dans « une maison en banlieue avec une grande cour » et « échanger la minoune pour une mini-fourgonnette » ; ça va « prendre aussi une tondeuse, une souffleuse à neige, un abri tempo, un bac à fleurs — en bois, c’est plus joli —, des balançoires, un bac à sable » (Maman Last Call). Dans le même sens, dans L’homme idéal, un personnage, dont la compagne est enceinte, fait une offre d’achat pour un bungalow, et une célibataire déclare : « J’échangerais tous les condos du monde contre un bungalow rempli de cris d’enfants. » Dans Le cas Roberge (Raphaël Malo, 2008), les trois amis célibataires habitent le Plateau et celui qui a un enfant habite en banlieue ; dans Les 3 p’tits cochons, les deux frères pères de famille vivent en banlieue (Rive- Sud et Île des Soeurs) et celui qui n’a pas d’enfant sur l’île de Montréal, dans un quartier central. Ici encore, la liste pourrait s’allonger : c’est en banlieue, dans une maison unifamiliale, qu’il faut élever ses enfants si on en a la possibilité, telle est la norme que reflètent les films et qu’ils contribuent à diffuser.

Qu’en est-il à l’usage ? Comment vivent les enfants dans les banlieues ?

Plusieurs films présentent des souvenirs d’enfance, et tout n’y est pas rose, et des problèmes peuvent miner la vie des familles : problèmes d’argent (1981), problèmes conjugaux ou dans les relations entre les parents et les enfants. Il n’en demeure pas moins que même si certains enfants sont surprotégés (Familia, Louise Archambault, 2005 ; Secret de banlieue), d’autres victimes de violence (La rage de l’ange), c’est en banlieue qu’ils vivent, bien logés, bien nourris, bien vêtus. Les enfants vivent en banlieue, rares sont ceux qui y meurent (Le piège d’Issoudun), même s’ils n’y sont pas tous heureux (Maman est chez le coiffeur, Léa Pool, 2008 ou C’est pas moi, je le jure !).

Qu’arrive-t-il des enfants de la banlieue à l’adolescence et à l’entrée dans l’âge adulte ? Plusieurs films en traitent à la manière de récits d’apprentissage, comme Coyote, C.R.A.Z.Y., Tout est parfait (Yves Christian Fournier, 2008), À l’ouest de Pluton. Dans ces films, les jeunes sont confrontés non seulement au monde adulte et à la conformité qui règne en banlieue, mais surtout à l’amour, à la sexualité, au suicide de proches, à la drogue. Dans le meilleur des cas, cela se traduit par une révolte, par le fait de quitter le quartier, mais au pire, par un suicide des personnages principaux ou secondaires : Sonatine (Micheline Lanctôt, 1984), Coyote, Tout est parfait. En ce sens, la banlieue convient aux enfants, mais moins aux adolescents.

Un cas exemplaire de film où le récit des images présente, presque indépendamment de la trame narrative, la banlieue comme lieu où vivent les enfants est La rage de l’ange. Dans ce film, Francis, Éric et Lune, élevés en banlieue, aux prises respectivement avec la violence familiale, l’intimidation et l’inceste, se retrouvent dans la rue à l’adolescence. Ils s’en sortent, Francis au prix de sa vie ; les deux qui survivent sont montrés dans le dernier plan dans la cour de l’école de banlieue où ils jouaient étant petits, Lune tenant son bébé dans les bras ; on savait que Lune était enceinte, mais son bébé n’est montré qu’en banlieue, quand elle va le présenter à son grand-père, le père de Francis ; les dernières images montrent la réconciliation des générations, en banlieue[4], et un bébé en banlieue.

La banlieue est non seulement le milieu où grandissent les enfants, c’est aussi un milieu en expansion, en développement. La banlieue grandit à mesure que de nouvelles familles s’y installent. C’est un milieu en devenir, non exempt de problèmes, bien sûr, sans quoi il n’y aurait pas d’histoire à raconter. Mais en banlieue, dans les maisons unifamiliales, vivent quelques personnages louches, voire inquiétants.

La banlieue où vivent certaines personnes inquiétantes

En banlieue, des problèmes peuvent parfois surgir par la faute de certaines personnes inquiétantes, violentes. Il s’agit de gens dont le statut de banlieusard n’est pas une caractéristique intrinsèque : assassin (Secret de banlieue, Que Dieu bénisse l’Amérique), père incestueux (La rage de l’ange). Des chefs de la pègre peuvent vivre en banlieue sous un vernis de luxe et de respectabilité (Réjanne Padovani ; Impasse, Joël Gauthier, 2008). Ces personnages inquiétants sont des hommes, alors que la conformité et l’ennui, problèmes intrinsèquement liés à la banlieue, sont surtout ressentis par les femmes ou des adolescents. Comme les problèmes amenés par ces personnages ne sont pas liés à la banlieue en tant que telle, le happy end peut survenir en banlieue, une fois que les personnes inquiétantes ont été démasquées, neutralisées.

Ce qu’il faut retenir, c’est la représentation somme toute positive de la banlieue, objet de rêve mais aussi de normes, espace en perpétuel développement.

3. De la ville à la banlieue

Les analyses précédentes reposent à la fois sur le corpus dans son ensemble et sur la façon dont les images sont connotées. Dans ce qui suit, je vais surtout m’attacher à la présence ou à l’absence — et à la présence relative — de certains éléments, de certaines images. Bref, après un regard synchronique sur le corpus et sur ses permanences, je vais me pencher sur ce qui change et comment la banlieue supplante dans la ville comme espace de référence dans les représentations. Une illustration de ce changement : alors que les Deux femmes en or, en 1970, du fond de leur banlieue, se languissent de la ville, dans la deuxième moitié des années 2000, Gilles se languit en ville de son ancienne maison de banlieue (Contre toute espérance).

Présence et absence de la ville et de la banlieue

Dans l’ensemble de la période étudiée, tant la banlieue que les quartiers centraux sont présents. Dans les années 1960, dans La vie heureuse de Léopold Z et YUL 871, la banlieue apparaît brièvement, et elle est le lieu principal de l’action dans les années 1970, dans Deux femmes en or et Réjeanne Padovani, par exemple. Il est très rare que la banlieue soit totalement absente d’un film se déroulant dans « l’espace urbain », et c’était plus souvent le cas au début de la période étudiée (La mort d’un bûcheron, Gilles Carle, 1973 ; Il était une fois dans l’est ; L’eau chaude, l’eau frette). Dans les années 2000, on assiste à un renversement à cet égard ; par exemple, dans Secret de banlieue, la ville centre n’apparaît que dans une séquence de quelque 10 secondes et est totalement absente de films comme Continental un film sans fusil ou Jo pour Jonathan (Maxime Giroux, 2010) qui se passent en banlieue. La ville ne disparaît pas totalement, bien sûr, dans les années 2000, et est le lieu de l’action dans Le dernier tunnel ou Les signes vitaux (Sophie Deraspe, 2009), par exemple. Dans Maman Last Call et L’homme idéal, on ne voit pas la banlieue, mais les dialogues l’associent clairement à la norme familiale comme je l’ai indiqué plus haut. La tendance est claire : la banlieue devient le lieu principal de l’action de drames, de comédies, de films policiers, de souvenirs d’enfance et de récits d’apprentissage, et ne se définit pas nécessairement en regard de la ville centre. C’est lié, en partie, à ce qu’on a parfois qualifié de « renouveau du cinéma québécois », dans les années 2000, à une « nouvelle vague » (Sirois-Trahan, 2011).

Diversité de la banlieue, diversité en banlieue

Dans les années 2000, scénaristes et réalisateurs dépeignent une banlieue diversifiée, tant du côté des résidents que des espaces de vie. Les banlieues montrées sont plus ou moins riches (Les 3 p’tits cochons), et on voit tant des maisons unifamiliales que des immeubles à appartements : Horloge biologique, Continental, un film sans fusil, Demain.

Dans ces banlieues, vivent des couples avec enfants, bien sûr (Histoires d’hiver ; Ma fille, mon ange, Alexis Durand-Brault, 2007 ; Un été sans point ni coup sûr, Francis Leclerc, 2008). Cela dit, il appert que même dans les films dont l’action se situe dans les années 1960, des familles monoparentales y vivent, pour cause de séparation (Maman est chez le coiffeur ; C’est pas moi je le jure !) ou de veuvage (Un été sans point ni coup sûr). Dans les films dont l’action se situe dans les années 2000, les familles monoparentales y sont présentes en grand nombre, et les deux personnages principaux peuvent même vivre dans des familles monoparentales (Secret de banlieue ; J’ai tué ma mère, Xavier Dolan, 2009). Il faut également noter que certaines de ces familles monoparentales sont dirigées par des hommes (Maman est chez le coiffeur ; C’est pas moi je le jure ; Un été sans point ni coup sûr ; Impasse)[5]. Dans les années 2000, de jeunes adultes sans enfant habitent aussi en banlieue (Demain ; Continental, un film sans fusil ; Horloge biologique), tout comme des couples d’âge moyen sans enfant non plus (Vendus, Éric Tessier, 2004 ; Détour, Sylvain Guy, 2009), des homosexuels (Que Dieu bénisse l’Amérique), des personnes seules de tous les âges (Continental, un film sans fusil), sans oublier les aînés (La pension des étranges, Stella Goulet, 2004 ; La brunante, Fernand Dansereau, 2007 ; La dernière fugue, Léa Pool, 2010).

Et en ville ? Au fil des ans, n’y vivent pratiquement plus de familles complètes, et le cas échéant, on ne les aperçoit que fugacement, comme la famille du chauffeur de taxi haïtien dans Suzie. On y voit plutôt des couples se séparer (Le ring ; Toi), et des enfants laissés à eux-mêmes (Sur la trace d’Igor Rizzi). Les films dont l’action se déroule en ville présentent d’emblée des familles monoparentales (La vie secrète des gens heureux, Stéphane Lapointe, 2006 ; Reste avec moi). Mais ce qui frappe le plus, c’est que la ville est habitée surtout par des couples sans enfants (Les aimants ; L’audition ; Le baiser du barbu), ou des jeunes adultes seuls (La moitié gauche du frigo ; Un crabe dans la tête ; Dédé à travers les brumes, Jean-Pierre Duval, 2009 ; Lucidité passagère).

Bref, la représentation de la banlieue est complexe dans les années 2000, et celle de la ville tend à se simplifier.

4. La ville comme simple étape

Je veux revenir ici sur la ville comme lieu de passage pour de jeunes adultes. Je l’ai indiqué plus haut, plusieurs enfants grandissent en banlieue, et à l’âge adulte s’établissent en ville, mais pas définitivement. Post Mortem (Louis Bélanger, 1999) et La vie secrète des gens heureux illustrent de façon exemplaire la trajectoire suivante : enfance en banlieue, passage malheureux par la ville et épilogue heureux à la campagne. Dans Les aimants, la caméra s’attarde sur les plans de la maison en construction d’un couple sans enfants, Jeanne et Noël, habitant dans un quartier central ; « Mon patio, à Rosemère, je suis sûre de l’avoir », répond Jeanne à Manu qui lui offre « le monde » et de partager sa vie de musicien. Dans Les grands enfants, un panneau montré à l’écran l’indique : « L’avenir est à Laval » … bref en banlieue, et les jeunes adultes installés en ville tiennent des propos explicites à ce sujet.

Je suis né à Laval, à Chomedey sur le bord de la rivière des Prairies. Autrefois on appelait ça L’Abord-à-Plouffe. Si tu traverses le pont de Cartierville, tu tournes à droite, puis t’es rendu. Mon père est fonctionnaire, ma mère est ménagère. […]

Des fois je m’achèterais un habit pis une cravate, puis je m’en irais travailler comme tout le monde. […] avec le bec de ta femme qui t’attend dans le parking du métro de Longueuil avec l’auto chauffée.

François, dans Les grands enfants

Comme je le mentionnais plus haut, le fait d’avoir un enfant coïncide avec l’établissement en banlieue, si on en a les moyens. Le passage en ville n’est qu’une étape dans l’apprentissage des jeunes adultes.

5. La banlieue « autosuffisante »

La banlieue dans les films des années 2000 n’est pas un dortoir, mais un lieu autosuffisant : on y vit, on y travaille, on y consomme des biens et des services de santé, on y sort, on y pratique sport et exercice, autant d’activités qui ne sont plus l’apanage de la ville centre.

Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de constater que certaines personnes travaillent en banlieue, et ce, même si elles n’y habitent pas (Miss Météo, François Bouvier, 2005 ou La moitié gauche du frigo). Elles peuvent bien sûr y habiter et y travailler (Continental, un film sans fusil ; Demain). Dans certains cas, le métier des personnages a rapport avec la vie de banlieue, par exemple les vendeurs d’automobiles de Red (Gilles Carle, 1970) ou de Horloge biologique qui vivent et travaillent en banlieue.

En banlieue, on consomme des services, et on va chez le médecin (Le grand départ) ou le dentiste (La vie après l’amour, Gabriel Pelletier, 2000). C’est un lieu de sorties et de loisirs : on mange au restaurant ou à la brasserie (Les Boys 3, Louis Saïa, 2001), on va à la discothèque (Horloge biologique ; Demain), au théâtre (Le baiser du barbu), en pique-nique (La vie après l’amour). Adultes comme enfants y pratiquent des sports, individuels, comme le jogging (Les Boys 3) ou le patin à roues alignées (La vie après l’amour ; Le grand départ), mais aussi d’équipe ; du côté des adultes, mentionnons le hockey (Les Boys, Louis Saïa, 1997) et baseball (Horloge biologique), et chez les jeunes, encore une fois le hockey (Histoires d’hiver) et le baseball (Un été sans point ni coup sûr).

6. Souvenirs de banlieue

Enfin, élément central du passage de la référence de la ville à la banlieue dans le corpus : la construction d’une mémoire collective à partir de récits individuels. Dans les années 2000, de nombreux films racontent une enfance en banlieue, souvent par la voix d’un narrateur. Cette enfance s’est déroulée fréquemment dans les années 1960 : Histoires d’hiver, Maman est chez le coiffeur, Un été sans point ni coup sûr, C’est pas moi, je le jure. Parfois il s’agit d’une enfance ou d’une adolescence dans les années 1970 : C.R.A.Z.Y., voire dans les années 1980 : 1981. À cet égard, on parle souvent de feel good movies.

Ces souvenirs d’enfance et d’adolescence, cela dit, sont à mettre en parallèle avec d’autres films qui racontent, au présent, une adolescence en banlieue, sous la forme d’un récit d’apprentissage ; ici pas de good feeling, mais des problèmes à surmonter, généralement les problèmes « ordinaires » du passage à l’âge adulte (Coyote ; À l’ouest de Pluton ; J’ai tué ma mère), mais aussi des problèmes plus graves comme la transsexualité (Le sexe des étoiles), le crime en série (Secret de banlieue) ou le suicide de proches (Tout est parfait). Ces films, sans se conclure nécessairement sur un happy end, se terminent généralement sur une ouverture, sur une note positive.

Dans l’ensemble, récits d’apprentissage et souvenirs d’enfance en banlieue s’opposent à la ville des enfants à problème ou qui en général ne fait pas de place aux enfants, et contribuent à construire la représentation de la banlieue comme lieu « normal » pour élever des enfants.

Conclusion : l’arrivée en banlieue

J’ai ici présenté les représentations de la ville et de la banlieue dans les films québécois de 1965 à 2010. Cet exposé, trop rapide, ne m’a pas permis de discuter finement les nuances et les liens entre les représentations qui forment un tout complexe et cohérent. Celles de la ville sont l’envers, le négatif, de celles de la banlieue ; au fil des ans, l’image de la ville comme lieu invivable et qu’il faut quitter, surtout si on a des enfants, devient de plus en plus forte alors que l’image de la banlieue se complexifie : celle-ci devient un lieu de travail et de loisirs, et autant des personnes âgées que des célibataires et des familles monoparentales y vivent dans des maisons unifamiliales. Se multiplient également dans les années 2000 les films relatant des souvenirs d’enfance et des récits d’apprentissage ayant pour cadre la banlieue, ce qui participe à la construction de nouveaux lieux de la mémoire collective. La banlieue devient l’espace de référence dans les représentations de « l’espace urbain » dans le cinéma québécois, elle y devient centrale.

Si les Québécois se sont longtemps perçus comme ruraux même s’ils vivaient majoritairement dans les villes depuis les années 1920, et s’ils n’ont eu l’impression d’arriver en ville que dans les années 1940 quand des romans de Gabrielle Roy ou Roger Lelin leur ont fait prendre conscience de leur urbanité, désormais c’est de banlieue que parle le cinéma. Le même phénomène commence à s’observer en littérature (Laforest, 2010 ; LeBel, 2012). De nouvelles images du présent et du passé sont proposées. L’entrecroisement des récits et des mémoires individuelles permet l’émergence d’une nouvelle mémoire collective, et d’une nouvelle représentation sociale où la banlieue est devenue l’espace de vie « normal », tant des adultes que des enfants. Plus, la banlieue tend à devenir un lieu où l’on vit, tout simplement, que l’on soit jeune ou vieux, dans une famille monoparentale ou un couple, celui où on travaille et consomme, un lieu qui ne se définit pas nécessairement en regard de la ville. Certains analystes ont souligné qu’une « nouvelle vague » de cinéastes, depuis en gros 2005, situaient d’emblée l’action de leurs films en banlieue, mais ce que j’ai voulu montrer ici, c’est que cette tendance s’était amorcée dès les années 1980. Cela fait également écho aux dynamiques démographiques, car au Québec, les familles des agglomérations urbaines vivent majoritairement en banlieue, et ce depuis grosso modo un demi-siècle (Fortin et al., 2011 ; Gill, 2013).

Les films reflètent un imaginaire, mais contribuent à le construire, disais-je au début de ce texte. Utopies et dystopies s’y entrecroisent selon des lignes de force complexes et tant les utopies que les identités collectives s’ancrent de plus en plus dans les banlieues. Un nouvel imaginaire, une nouvelle mémoire collective est en voie de constitution dans laquelle la banlieue devient centrale ; à l’ère des changements climatiques, alors que de nouvelles politiques publiques de densification urbaine et de diminution des émissions de gaz à effet de serre sont mises de l’avant, voilà qui devra être pris en compte.