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L’ouvrage recensé ici ne relève pas à proprement parler de l’histoire urbaine, même s’il offre beaucoup de matériel aux historiens qui s’attaqueront éventuellement à l’histoire politique de Montréal au tournant du XXIe siècle. Ses 672 pages et 19 chapitres (incluant une bonne centaine de pages de notes pour la plupart explicatives) constituent une chronique détaillée des débats entourant la réforme du gouvernement métropolitain de Montréal entre 1993 et 2011. L’identité de son auteur risque d’avoir un impact considérable sur la réception de l’ouvrage. Peter F. Trent fut maire de Westmount de 1992 à 2001 et occupe de nouveau ce poste depuis 2009. Comme il l’avoue lui même, il porte deux « croix » lorsqu’il intervient sur la place publique québécoise : il est anglophone et maire d’une municipalité qui demeure étroitement associée à la richesse et aux privilèges. On aurait toutefois tort d’ignorer son témoignage, qui constitue une charge bien informée et menée contre la réforme municipale entreprise par le Parti québécois à partir de la fin des années 1990. Il faut avouer d’ailleurs que l’intérêt de l’ouvrage est en quelque sorte décuplé par l’actualité récente, plusieurs des acteurs compromis par les différents scandales qui secouent présentement le monde municipal québécois y tenant des rôles importants.

L’ouvrage est organisé chronologiquement. Une première section de trois chapitres tient lieu d’introduction, Trent y présentant une synthèse de ses positions, un aperçu de l’histoire et des caractéristiques de la société québécoise et un bref portrait de la municipalité dont il est maire. Dans ce chapitre, comme dans le reste de l’ouvrage, l’auteur relativise, avec raison, l’homogénéité, la fortune et la prospérité des habitants de Westmount, même s’il pousse parfois ces mises au point un peu trop loin. Les 16 chapitres suivants couvrent chacun une période d’environ un an et sont eux-mêmes découpés en sous-sections souvent très courtes. Au fil des pages, Trent offre un récit détaillé des événements et de sa participation au débat, construisant un argumentaire élaboré contre les fusions effectuées par le gouvernement québécois et en faveur d’une plus grande autonomie municipale.

Dans l’ensemble, l’exercice est bien réussi. Trent alterne entre une description vivante, engagée, mais d’une grande honnêteté, des différents épisodes du débat, et l’analyse plus détaillée et posée de différents aspects de l’argumentaire déployé par les partisans et les opposants à cette réforme. Il s’efforce en quelque sorte de démontrer que les fusions municipales de 2001 étaient la mauvaise solution aux problèmes bien réels que connaît l’agglomération montréalaise. Reprenant un argument utilisé par le politologue Andrew Sancton, qui avait produit une étude sur le sujet à l’invitation de la Ville de Westmount, Trent rappelle l’absence de fusions aux États-Unis dans le dernier siècle et le nombre limité de cas récents au Canada. Utilisant fréquemment la comparaison entre Toronto et Montréal, il rappelle que ces fusions faites sans mandat électoral par des gouvernements idéologiquement aux antipodes l’un de l’autre ont donné des résultats moins que satisfaisants sur le plan économique. Rappelant comment on en est venu à justifier l’exercice par la recherche d’une plus grande équité fiscale, il démontre que cette iniquité était pour le moins relative et explique comment d’autres solutions plus simples auraient pu être utilisées pour s’y attaquer. Alors que les fusions devaient permettre de limiter l’étalement urbain, celui-ci se poursuit de toute façon, surtout au nord de l’île, un secteur qui n’a pas été touché par les fusions. Alors qu’elles devaient permettre de faire des économies d’échelle, les coûts de gestion de la nouvelle ville ont rapidement explosé. Alors qu’elles avaient pour but de réduire la fragmentation politique de la région métropolitaine, elles n’ont pas empêché l’ajout de nouvelles structures ou l’alourdissement de celles qui se trouvaient déjà là. Il est ainsi clair qu’aux yeux de Trent, le principal obstacle à une saine gouvernance de la région métropolitaine de Montréal demeure le gouvernement provincial, et il est difficile de lui donner tort. Depuis les années 1960, Québec n’est pas parvenu à concilier efficacement le développement des régions et celui de la métropole, de trancher à travers la toile terriblement complexe d’intérêts contradictoires qui traversent la ville-région. Trent fait également état du rôle ambigu que la question linguistique a joué dans le débat. Elle arrive tardivement de part et d’autre, mais colore les débats et envenime la situation.

L’ouvrage n’est toutefois pas sans défauts. D’abord, il est, comme je l’ai signalé, très long. À un ou deux endroits, on retrouve des répétitions qui sont presque du mot à mot, mais, plus généralement, plusieurs éléments reviennent beaucoup trop souvent (par exemple, l’évocation de Boston comme exemple d’une métropole comptant des centaines de municipalités, mais se portant très bien). De plus, si Trent a une très bonne connaissance de la société québécoise et explique bien comment des éléments de ce contexte expliquent certaines des décisions prises par les acteurs en présence, il lui arrive de verser dans des généralisations culturelles un peu simplistes (que reprend et accentue Jean-Claude Marsan dans sa courte préface). L’ouvrage compte également quelques passages qui prêtent à débats. Par exemple, comme le démontre éloquemment l’actualité récente, les petites municipalités ne sont pas, de par leur seule taille, moins propices à la corruption que les grandes, ce que suggère Trent. De même, contrairement à ce qu’affirme l’auteur, l’annexion de Notre-Dame-de-Grâce par Montréal s’est faite avec la complicité de ses élites politico-économiques et Westmount a elle-même considéré sérieusement la possibilité de l’annexer (p. 60).

Enfin, à l’échelle de l’ouvrage, ce sont des défauts mineurs qu’on peut aisément pardonner à un ouvrage qui est décrit par l’auteur comme « part history, part opinion and part memoir » (p. 3). Le lecteur y trouvera une mise en récit souvent captivante des événements qui ont secoué la scène municipale montréalaise durant les décennies 1990–2000, par un auteur qui y a occupé une position centrale. Pour l’historien de Montréal, c’est un récit qui permet également d’observer la remarquable constance de l’argumentaire suburbain depuis un siècle.