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Ce court ouvrage de 83 pages est consacré à la période d’émergence des premières caisses de Crédit mutuel en France, entre 1882 et 1914, en insistant plus spécifiquement sur la situation en Alsace, « berceau » du mouvement. Agréable à lire et illustré de nombreux documents et photographies d’époque, il est centré sur les grandes figures fondatrices de la banque coopérative et sur les réactions des pouvoirs publics, parfois favorables, parfois franchement hostiles.

Bernard Sadoun rappelle, dans un premier temps, que quelques expériences antérieures de caisses de crédit rural ont pu se développer dans l’Est de la France. Parmi celles-ci, la caisse d’emprunt du pasteur Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826), dans la vallée vosgienne du Ban-de-la-Roche, fonctionne de 1782 jusqu’en 1900 sur la base d’un capital apporté par de riches donateurs. Autre exemple, la Société de crédit mutuel de Beblenheim est créée en 1865 par Jean Macé (1815-1894), éloigné alors de Paris pour son opposition à Napoléon III et qui au même moment fonde La Ligue de l’enseignement. Pour lui, « le crédit ne peut s’organiser dans les campagnes que par en bas, entre des gens qui se connaissent ». Mais ces expériences restent isolées et ne se propagent pas à d’autres localités.

Comme le note l’auteur, le vrai point de départ du modèle de la banque mutualiste se situe dans le Westerwald, en Allemagne, avec Frédéric-Guillaume Raiffeisen (1818-1888). De la Société de secours aux agriculteurs démunis de Flammersfeld fondée en 1849 à la Caisse centrale agricole pour l’Allemagne de 1876, Raiffeisen construit par étapes les trois étages d’un système bancaire coopératif doté de caisses locales, de caisses régionales et d’une caisse et d’une fédération nationales. Les grands principes de fonctionnement sont fixés dans son ouvrage de 1866, intitulé Les caisses mutuelles de prêts en tant que moyen de résoudre la misère de la population rurale. Localisme, autonomie, sociétariat, gestion désintéressée, responsabilité illimitée, exclusivisme, réserves indivisibles, absence d’activités spéculatives sont au coeur du modèle Raiffeisen, qui dès les années 1870 est solidement implanté en Allemagne et en Autriche.

Celui-ci va ensuite se diffuser en France par deux voies indépendantes. Suite à l’annexion allemande de l’Alsace-Moselle après la guerre de 1870, Raiffeisen cherche à développer des caisses mutuelles de prêts sur ces « nouveaux territoires ». Il envoie notamment sur place un représentant personnel, Martin Fassbender. Ce dernier tient des conférences d’information dans différents villages alsaciens en 1882, et sa force de conviction alliée au soutien de plusieurs notables occasionne la création de dix-huit caisses locales sur l’année. En 1885, l’étage régional apparaît, avec les créations des fédérations des Caisses Raiffeisen de Basse-Alsace (vingt-quatre caisses) et de Haute-Alsace (cinq caisses), puis, plus tardivement, de Lorraine en 1897 (neuf caisses). En 1901, les trois fédérations des ex-départements français fondent une fédération interdépartementale regroupant 389 caisses et 40 500 sociétaires.

Sur le reste du territoire, l’essor des caisses coopératives est beaucoup plus fragmenté, du fait de l’intervention d’acteurs multiples : syndicats agricoles, sociétés d’agronomie, pouvoirs publics. Dans ce contexte complexe, Louis Durant (1859-1916), avocat à Lyon, sera le propagateur des idées de Raiffeisen. Il fonde en juillet 1893 l’Union des caisses rurales et ouvrières françaises (Ucrof), qui dès 1896 fédère 500 caisses, présentes notamment dans le Sud-Ouest, la Franche-Comté et la Savoie.

Le début du xxe siècle se révèle difficile aussi bien pour les Caisses Raiffeisen en Alsace que pour les Caisses rurales en France. Dans les deux cas, les pouvoirs publics tentent de les étouffer par le biais de la réglementation, de la fiscalité (avec notamment une polémique sur la notion de non-lucrativité) et, surtout, par le soutien apporté à la création d’un réseau concurrent sous contrôle public : les caisses dites de la fédération de révision en Allemagne, les caisses de Crédit agricole en France. Le conflit est en partie religieux, car les prêtres catholiques sont très impliqués dans le développement des caisses mutuelles, entrant ainsi en opposition avec le protestantisme du Reich et le laïcisme républicain français.

En parcourant la période 1880-1913, l’ouvrage permet de bien comprendre le contexte socio-politique de la naissance du Crédit mutuel et le rôle qu’ont tenu les prêtres et les notables sur le plan national et local, « où l’engagement de ces prescripteurs a rassuré et convaincu les agriculteurs méfiants ». Mais ce focus sur les grandes figures laisse dans l’ombre le fonctionnement au quotidien des caisses (tenue des comptes, bénévolat, critères de prêt, types de sociétaires…), sur lequel l’ouvrage ne propose que très peu d’éléments. Il est également dommage qu’il n’y ait pas de chapitre conclusif sur les effets pour les deux branches « géographiques » du Crédit mutuel du retour de l’Alsace-Moselle dans la République française en 1918.