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Introduction

[I]n seeking guidance from comparative law materials the court must always be alive to structural differences between legal systems [1].

L’intégration de la fiducie dans le droit civil du Québec à titre d’institution analogue au trust est une opération qu’on ne peut pas juger entièrement accomplie plus d’un siècle après avoir été entreprise. La fiducie n’est pas encore perçue comme faisant véritablement partie du droit commun québécois de la même manière que ses institutions traditionnelles, tels la société ou le mandat. L’acculturation de l’institution phare du droit anglais a posé ici la double question de son opportunité et des catégories juridiques mises en cause, une problématique qui a aussi été débattue périodiquement en Europe pendant le 20e siècle, mais de manière plus pressante depuis l’adoption de la Convention relative à la loi applicable au trust et à sa reconnaissance[2]. La première loi québécoise sur la fiducie, adoptée en 1879[3], a donné lieu à une interprétation controversée qui n’a pu être écartée sans l’intervention du législateur à l’occasion de l’adoption du Code civil du Québec[4]. Les dispositions actuelles consacrent le rejet de l’analyse de la fiducie comme un transfert de biens au fiduciaire dont on concluait qu’il devenait le propriétaire, une propriété dite sui generis, puisqu’intrinsèquement assortie d’obligations. La fiducie emporte désormais la constitution d’un patrimoine d’affectation et le fiduciaire reçoit la qualification d’administrateur du bien d’autrui[5]. Le régime de l’administration du bien d’autrui, codifié indépendamment de celui de la fiducie, gouverne la conduite du fiduciaire, comme celle de tout autre administrateur, et permet d’expliquer en termes de pouvoirs juridiques les prérogatives qu’il exerce sur les biens de la fiducie[6].

Plusieurs pays d’Europe continentale étant aujourd’hui engagés dans un processus analogue de réception du trust, il serait naturel de croire à la pertinence de l’expérience acquise et des solutions adoptées par le droit québécois. Pourtant, la fiducie à la québécoise ne semble pas très attractive en Europe[7]. On sera certes tenté d’imputer l’intérêt mitigé à l’endroit de notre fiducie au choix du concept de patrimoine d’affectation sans personnalité juridique pour la définir. En réalité, il est douteux que l’élimination de cet irritant, qui résulte de la qualification retenue par le législateur québécois, puisse automatiquement rendre le modèle québécois de fiducie plus intéressant, vu le contexte substantiellement différent entourant la réception de mécanismes fiduciaires en Europe. Pour comprendre la réaction des juristes européens à l’endroit de notre fiducie, il faut prendre en compte les circonstances dans lesquelles elle se manifeste.

La conception que chaque pays se fait de la fiducie ou du trust est façonnée par des facteurs internes plus ou moins contingents. Ces facteurs tendent à déterminer tant les fonctions que la fiducie est appelée à remplir, qu’elle soit dérivée ou non du trust, que le choix de la technique juridique susceptible de lui donner effet. Sous ce double rapport, le droit québécois de la fiducie a évolué selon une trajectoire qui diverge sensiblement de celle dans laquelle les pays européens se sont engagés. Nous entreprendrons d’expliquer cette divergence d’approche en envisageant les raisons qui poussent quelques pays de droit civil à admettre un mécanisme fiduciaire (I), c’est-à-dire le pourquoi d’une fiducie. Nous analyserons ensuite la catégorie juridique dans laquelle ce mécanisme tend à s’incarner, en posant la question du type de fiducie.

I. Les facteurs propices à l’implantation du trust ou à l’admission de la fiducie

Il n’y a guère besoin d’insister sur l’importance du trust dans la tradition de common law. L’évolution historique du droit anglais a rendu le trust incontournable : il a été à l’origine de la distinction entre les ordres juridictionnels de la common law et de l’equity dont la fusion au 19e siècle[8] n’a guère entamé le rôle structurel qu’il remplit. Le trust est une technique juridique omniprésente puisqu’elle se profile notamment sous la distinction entre legal title et equitable title — et les recours rattachés à chacun de ces titres, sous forme de norme de conduite dans la fiduciary obligation, ou encore lorsque les tribunaux imposent un resulting trust pour redresser une situation qu’ils estiment injuste[9]. Même si les pays de droit civil qui s’intéressent au trust n’entendent pas en reproduire toutes les manifestations, il est clair que son ubiquité est une source de confusion chez les juristes qui ne sont pas des common lawyers.

Les applications du trust, ou d’une technique fiduciaire analogue, que des pays de droit civil ont voulu adopter ont varié dans le temps. Nous croyons pouvoir distinguer deux époques. La première se rapporte à la réception du trust antérieure au 20e siècle (A); la seconde s’intéresse à la rencontre du trust dans le contexte commercial au 20e siècle (B).

A. La réception du trust avant le 20e siècle

Les ordres juridiques civilistes qui ont intégré le trust en droit interne au 19e siècle faisaient typiquement partie, au moment de la réception, d’une entité politique plus large, dont la tradition juridique était de droit anglais. Outre le Québec, c’est le cas notamment de l’Afrique du Sud et de la Louisiane. Jusqu’au siècle dernier, le trust volontairement créé dans les pays de common law se rencontrait principalement dans le contexte d’une transmission de biens dans la famille (personal trust) ou pour constituer une fondation (charitable trust). On n’y avait guère recours en dehors d’un cadre successoral ou matrimonial[10]. Ce sont ces emplois du trust qui ont été reçus au Québec, en Louisiane et en Afrique du Sud. Ces ordres juridiques devaient tous composer avec la pratique de trusts testamentaires de leurs ressortissants venus du Royaume-Uni. Pour prendre acte de la réalité des trusts successoraux appelés à régir des biens situés dans leur ressort, soit on a adopté une loi sur la fiducie[11], soit une jurisprudence s’est établie pour valider les trusts explicitement établis dans un acte juridique portant donation ou testament[12]. Il importe ici de rappeler que l’adoption d’une loi sur la fiducie pour recevoir le trust au Québec était facilitée par l’absence de restrictions importantes à la liberté de disposer de biens à titre gratuit, entre vifs ou à cause de mort[13]. Le trust successoral devenu la fiducie à titre gratuit pouvait plus aisément prendre place à côté des autres institutions du droit interne avec lesquelles il partage certains traits, notamment, l’usufruit, la substitution fidéicommissaire[14], la tutelle, l’exécution testamentaire et le mandat.

Par ailleurs, l’apparition, de plus en plus fréquente au 20e siècle, du trust dans un cadre commercial de droit anglo-américain a entrainé un mouvement semblable dans les ordres juridiques civilistes qui avaient antérieurement reçu l’institution dans ses applications successorales. Au Québec, la consécration de la fiducie à titre onéreux résulte de la réforme du Code civil[15]. Elle est réalisée à partir du schéma antérieur de la fiducie à titre gratuit.

B. La rencontre du trust avec le droit civil au 20e siècle

En revanche, l’attrait du trust familial ou successoral est sévèrement atténué dans les pays de l’Europe continentale par les limites impératives dans lesquelles sont circonscrits les actes de disposition à titre gratuit. Le trust, ou son analogue, la fiducie, ne peut jouer qu’un rôle limité dans la planification successorale dès lors que la famille du disposant comporte des héritiers réservataires ayant le droit de recevoir, souvent en nature, jusqu’aux trois quarts de la succession. En outre, les dispositions prohibitives entourant les substitutions fidéicommissaires constituent un risque sérieux d’invalidité d’une fiducie à fin successorale, puisqu’elle partagerait avec la substitution la même finalité de conserver intacte la fortune familiale pendant plusieurs générations.

Par conséquent, les applications du trust les plus susceptibles d’intéresser les civilistes européens seraient celles qui apparaissent dans un contexte de relations d’affaires. On peut les regrouper sous la catégorie générale des business trusts, qui comprend la constitution et la gestion d’un fonds commun de placement (pooled investment trust), la constitution et l’administration de régimes de retraite (pension trust) et de fonds de prévoyance au profit d’employés (profit sharing trust), les conventions d’achat-vente entre associés (buy-sell agreement) et d’entiercement d’actions d’une société afin de favoriser une gestion cohérente et pérenne de l’entreprise (voting trust), ainsi que l’émission de titres d’emprunt (debenture trust)[16]. Toutefois, ces emplois du trust, que la fiducie à titre onéreux peut le plus souvent accommoder au Québec, ne s’imposent pas d’emblée en Europe. Ils rencontrent un concurrent civiliste dans la technique de l’aliénation fiduciaire.

C’est en Allemagne que s’est d’abord développée la pratique de l’aliénation fiduciaire (fiduziarische treuhand). Bien que l’aliénation fiduciaire ne semble rien devoir au trust, il est manifeste qu’elle peut rendre des services analogues à plusieurs des applications du business trust. Dans un contrat d’aliénation fiduciaire, les droits ou biens qui en font l’objet sont transmis à l’acquéreur, mais cette transmission est assortie de l’obligation dite fiduciaire de gérer, d’utiliser ou de disposer de l’objet acquis d’une façon déterminée dans l’intérêt de l’aliénateur ou d’un tiers. Les fins de l’opération ne faisant pas, a priori, l’objet de restrictions, divers buts peuvent être visés par cette obligation imposée à l’acquéreur fiduciaire : il peut s’agir de la gestion de placements, de la gestion ou de la liquidation des biens d’une entreprise en difficulté financière, de l’émission de titres d’emprunt, ou encore de l’ouverture d’un compte dans lequel sont versées des sommes destinées à une fin particulière, tel que l’achat d’un bien. L’aliénation fiduciaire permet aussi d’affecter un bien à la garantie d’une créance (sicherungstreuhand), ce qui semble du reste en avoir été la première application. À l’évidence, l’usage qui est fait de l’aliénation fiduciaire correspond assez bien aux applications du business trust. En Allemagne, la pratique plus que centenaire de l’aliénation fiduciaire ne repose encore sur aucun texte législatif. Elle est soutenue par les tribunaux, même si son développement se fait en marge du droit commun[17]. L’attitude bienveillante des juges pourrait s’expliquer par le fait que l’aliénation fiduciaire sert de palliatif en fournissant une voie alternative au mandat en ce qui concerne la gestion de biens pour autrui ou, à défaut d’une modernisation du droit des sûretés mobilières, pour ce qui est de garantir une créance.

Le modèle allemand de l’aliénation fiduciaire exerce une influence considérable chez ses voisins. Il est suivi depuis longtemps en Suisse où l’on distingue la fiducie-gestion de la fiducie-sûreté. En outre, la convention fiduciaire présente un intérêt particulier dans ce pays où elle sert de substitut à la convention de prête-nom, étant donné l’effet limité de la simulation[18]. La fiducie n’est pas dotée d’un encadrement législatif en droit interne suisse, quoique la possibilité soit envisagée périodiquement[19]. Par ailleurs, le droit civil suisse connaît une institution analogue au trust, mais que la plupart des auteurs qui traitent de la fiducie omettent de signaler. La fondation de famille, qui a le statut de personne morale et une durée perpétuelle, permet l’affectation d’une masse de biens au paiement des frais d’éducation, d’établissement et d’assistance des membres d’une famille[20]. La fondation permet aussi l’affectation de biens à d’autres buts particuliers, tels l’entretien d’un bâtiment, la commémoration d’un évènement, ou l’établissement d’un fonds de prévoyance pour les employés d’une entreprise[21]. Cette fondation correspond étroitement à la fiducie d’utilité privée du droit québécois prévue aux articles 1268 et 1269 CcQ.

Dans l’Europe civiliste de langue française, la percée du modèle allemand s’est effectuée par l’intermédiaire de l’ouvrage du professeur Claude Witz[22]. L’auteur a entrepris, dans sa thèse, de légitimer le contrat d’aliénation fiduciaire en l’associant au pacte fiduciaire (pactum fiduciae), l’antique institution du droit romain que le droit civil moderne comprendrait toujours. Par conséquent, aucun obstacle insurmontable ne s’opposerait au redéploiement de la fiducie romaine dans les pays civilistes, tant dans sa fonction de mécanisme de gestion de biens, la fiducia cum amico, que dans son rôle de garantie, la fiducia cum creditore. À l’exemple du modèle allemand, la fiducia défendue par le professeur Witz implique le transfert d’un bien assorti d’obligations imposées à l’acquéreur. Elle est consacrée depuis 1983 dans la législation luxembourgeoise sur la fiducie[23] et dans la fiducie introduite en 2007 dans le Code civil français aux articles 2011 à 2031[24]. Enfin, l’aliénation fiduciaire se présentant comme une version moderne de la fiducia du droit civil historique, dont l’efficacité est indépendante d’un encadrement législatif, justifie aussi les opérations fiduciaires pratiquées en Espagne, en Italie et aux Pays-Bas[25], quoique, dans ce dernier pays, la fiducie-sûreté soit expressément privée d’effets par l’article 84.3 du livre 3 du Code civil néerlandais.

Dans la famille civiliste, la fiducie est donc une étiquette qui recouvre un domaine varié d’applications. Au Québec, la fiducie a d’abord désigné la technique qui a permis de recevoir le trust successoral. Elle s’étend aujourd’hui à des applications commerciales inspirées des business trusts puisque, depuis 1994, la fiducie peut être constituée à titre onéreux pour des fins de gestion ou de placement et autres fins lucratives ou économiques. Toutefois, la fiducie qui serait constituée pour garantir le paiement d’une dette du constituant ne pourrait produire que les effets d’une hypothèque au profit du créancier, si l’acte constitutif a été publié. On notera que la requalification législative du contrat imposée à l’article 1263 CcQ est une solution analogue à celle qui prévaut dans les provinces canadiennes où la réforme du droit des sûretés mobilières a éliminé la possibilité d’un transfert de biens in trust pour garantir le paiement d’une dette[26]. Il est évident que la situation géographique du Québec en Amérique du Nord est un facteur déterminant dans le choix des applications de la fiducie retenues comme équivalent du trust pratiqué par tous ses voisins.

En Europe, la fiducie désigne des contrats ou opérations fiduciaires qui n’ont apparemment jamais pour finalité de réaliser une libéralité. Ces conventions ont été élaborées par les institutions financières principalement pour garantir une créance ou pour structurer des rapports de gestion de biens. L’aliénation fiduciaire ou la fiducia n’est qu’exceptionnellement consacrée par la loi. L’aliénation fiduciaire est apparue de façon autonome, contrairement à la fiducie québécoise, qui a été, dès l’origine, une institution introduite par le législateur pour recevoir le trust de common law.

II. Comment définir la fiducie ou comment recevoir le trust en droit civil?

Ayant constaté que les circonstances qui sont à l’origine de la fiducie au Québec diffèrent de celles qui sont à l’origine de la fiducie en Europe, on ne sera pas trop surpris que la fiducie québécoise présente un profil distinct de ses consoeurs européennes. Depuis 1994, la fiducie québécoise se présente sous des atours qui transforment la perspective à partir de laquelle elle doit être envisagée (A). Cette figure nouvelle est non seulement en rupture avec sa silhouette antérieure, qui reproduisait assez fidèlement celle du trust, mais elle est aussi très éloignée des formules fiduciaires pratiquées en Europe (B).

A. La fiducie dans le Code civil du Québec

L’objectif principal de la réforme québécoise en matière de fiducie était de trouver une qualification appropriée pour cette institution, d’où pourrait découler un régime juridique adéquat dans un contexte de droit civil. Le cas de figure animant la réflexion était celui de la fiducie-libéralité, la seule application alors reconnue officiellement. Le besoin de réforme se faisait sentir sous plusieurs rapports. D’abord, l’analyse de l’institution créée en 1879 par l’Acte concernant la fiducie[27], voulant que la fiducie opère un transfert des biens du constituant dans le patrimoine du fiduciaire, était inconciliable avec les textes mêmes de cette loi dont plusieurs dispositions indiquaient clairement que c’était en qualité d’administrateur que le fiduciaire prenait le contrôle des biens visés par la fiducie[28]. Ensuite, la propriété sui generis, un calque du legal title du trustee retenu par la jurisprudence pour qualifier le statut du fiduciaire[29], ne fournissait aucun mécanisme capable d’assurer une gestion compétente et loyale, exclusivement conduite dans l’intérêt des bénéficiaires. En effet, contrairement au legal title, le régime de la propriété en droit civil ne comporte pas de sanctions analogues aux remèdes découlant du titre reconnu en equity au bénéficiaire d’un trust. Le droit québécois n’a jamais admis cette distinction entre un legal title et un beneficial title. Face à un fiduciaire ayant la propriété des biens, le bénéficiaire ne disposait que d’un recours fondé sur l’abus de droit ou la fraude pour faire sanctionner une gestion infidèle ou maladroite[30]. On connaît les difficultés de preuve qu’impliquent ces causes d’actions.

Voulant combler les lacunes découlant de la propriété sui generis, le droit québécois a opté pour une conception de la fiducie qui, certes, l’éloigne de son modèle d’origine, le trust, mais lui fournit un régime juridique compétitif, même lorsqu’il est comparé à celui du trust. En tant que patrimoine d’affectation, la fiducie devient une entité autonome, titulaire des biens affectés à la fin particulière voulue par le constituant. Son patrimoine forme une universalité juridique indépendante des patrimoines personnels des personnes impliquées dans la fiducie. Seuls les biens compris dans l’actif du patrimoine de la fiducie répondent des obligations découlant de la réalisation de l’affectation. La fiducie confère, en principe, aux personnes qui y sont intéressées, l’immunité au regard du passif fiduciaire. L’administration de l’entité juridique relève exclusivement du fiduciaire. En tant qu’administrateur du bien d’autrui chargé de la pleine administration, le fiduciaire est habilité à accomplir tout acte juridique à titre onéreux utile à l’accomplissement de sa mission[31]. Sa gestion est étroitement encadrée par l’application du régime de l’administration du bien d’autrui et des sanctions qui s’y rattachent[32].

Si la fiducie est assortie d’une réglementation rigoureuse en droit québécois, la situation se présente autrement en Europe.

B. La fiducie dans l’Europe civiliste

En Europe, comme on l’a vu, le terme fiducie désigne généralement un contrat d’aliénation fiduciaire aux fins de gestion de biens ou de garantie d’une créance. Cette conception de la fiducie, qui reprend le modèle de la fiducia, soulève deux niveaux de difficultés s’agissant de son régime juridique. D’abord, l’opération fiduciaire se présente sous les traits d’un contrat translatif de biens assorti d’obligations mises à la charge de l’acquéreur. Suivant le principe de l’effet relatif des contrats, ces obligations sont inopposables aux tiers qui subséquemment traitent avec l’acquéreur. Ainsi, l’engagement de l’acquéreur de ne faire qu’un certain usage des biens acquis n’a d’effet qu’à l’égard de l’aliénateur. Le second niveau de difficulté résulte du fait que l’aliénation fiduciaire instrumentalise à la fois le transfert qu’elle a pour but de réaliser et le titre apparemment transmis à l’acquéreur. D’une part, le transfert des biens à l’acquéreur fiduciaire est toujours temporaire[33]. L’acquéreur devrait normalement être obligé, lorsque certains faits se réalisent, de remettre les biens à l’aliénateur en effectuant un nouveau transfert. L’aliénation n’apparaît-elle pas comme une fiction lorsqu’à la fin de la fiducie les biens reviennent au constituant sans qu’un acte juridique translatif ne soit requis[34]? D’autre part, la qualité de propriétaire fiduciaire que l’on dit découler du contrat n’est pas destinée à procurer un avantage personnel à l’acquéreur. Elle lui sert de statut pour l’habiliter à conclure les actes juridiques utiles à la réalisation de l’opération. Dès lors, il n’est pas étonnant que l’on s’interroge sur la nature du droit de propriété supposément transmis par le contrat de fiducie, un droit qui ne possède aucune des caractéristiques de la propriété du droit commun[35]. En réalité, si les rapports juridiques établis par le contrat de fiducie concordent mal avec le transport d’un droit au fiduciaire, ils sont compatibles avec l’attribution de pouvoirs sur les biens, objets de l’opération.

L’aliénation fiduciaire est une construction fragile sur le plan juridique[36] qui, notamment, ne protège pas l’aliénateur contre l’infidélité ou l’insolvabilité de l’acquéreur. Certains moyens sont donc déployés, en pratique ou dans la législation, pour en atténuer les inconvénients. Un premier moyen consiste à réserver l’aliénation fiduciaire au monde des affaires. En Allemagne, l’usage de l’aliénation fiduciaire ne s’étend pas en dehors du contexte financier où l’on présume que l’aliénateur est un opérateur averti, en mesure d’évaluer les risques de ce genre de contrat, tandis que l’acquéreur est typiquement une institution financière réglementée. Il en va de même en Suisse. Ce domaine spécifique dans lequel interviennent les contrats fiduciaires est confirmé dans la législation luxembourgeoise. Elle exige que le fiduciaire soit un organisme opérant dans le secteur financier, par exemple un établissement de crédit, une entreprise d’investissement, une société de titrisation, ou une entreprise d’assurance[37]. Le procédé est repris dans le chapitre nouveau sur la fiducie du Code civil français. On y réserve la qualité de fiduciaire aux seules institutions financières réglementées et à quelques professionnels[38].

La reconnaissance que l’objet de l’aliénation fiduciaire forme un fonds distinct dans le patrimoine de l’acquéreur est un second moyen de renforcer l’efficacité du contrat fiduciaire. En Allemagne et en Suisse, les tribunaux font une application limitée de cette solution, notamment pour éviter que les biens transférés au fiduciaire ne soient saisis par les créanciers personnels de celui-ci, s’ils se retrouvent encore en nature dans son patrimoine. Au Luxembourg et en France, la législation récente consacre la notion d’un patrimoine séparé du patrimoine propre du fiduciaire[39]. Plusieurs autres mesures figurent au chapitre sur la fiducie du Code civil français pour mieux encadrer l’activité du fiduciaire dans l’intérêt du constituant ou du bénéficiaire[40]. À l’évidence ces mesures ne sont guère compatibles avec la qualité de propriétaire attribuée au fiduciaire. Ainsi donc, la propriété fiduciaire européenne ressemble de plus en plus à cette propriété dite sui generis abandonnée par le droit québécois. Comme c’était le cas au Québec avant la réforme, le titre de propriétaire est un expédient commode mais médiocre puisqu’il ne correspond pas au véritable statut d’un fiduciaire en droit civil[41].

Conclusion

Que peut-on conclure de cette analyse du concept de fiducie en Europe dans la perspective du droit québécois sur la fiducie? Le droit québécois conçoit la fiducie comme une entité autonome à laquelle on pourrait aisément reconnaître la personnalité juridique. Bien que les articles du code qui la concernent aient été placés dans le livre des biens, la fiducie québécoise n’émarge particulièrement ni des droits réels, ni du droit des obligations. Il serait plus approprié de l’associer aux personnes morales. La constitution d’une fiducie est assortie d’exigences précises qui découlent du contexte des libéralités dans lequel la fiducie est née et où elle continue d’être le plus fréquemment utilisée. Les affectations de biens qu’elle autorise, c’est-à-dire les finalités permises, doivent prendre place à l’intérieur des espèces de fiducies établies par la loi. La structure somme toute rigoureuse de la fiducie québécoise est donc aux antipodes de la fiducie à l’européenne qui, le plus souvent, se passe de tout cadre législatif. La diversité des fonctions que la pratique lui assigne, lesquelles n’exigent pas toujours un transfert des biens, en rend toute définition illusoire[42]. Tant que cette conception de la fiducie paraîtra répondre aux besoins qu’en ont les pays européens, le modèle québécois pourra difficilement y apporter une contribution significative.

Il devrait en aller autrement pour cette autre innovation du droit québécois qu’est l’administration du bien d’autrui. En effet, une fonction importante de l’aliénation fiduciaire, du moins dans les cas qui relèvent de la fiducie-gestion, est d’éviter de voir le régime du mandat gouverner les rapports juridiques entre les parties. Or, l’objectif du titre sur l’administration du bien d’autrui[43] est précisément de proposer une codification des règles de gestion pour autrui d’application générale, auxquelles on peut se reporter pour éviter de devoir composer avec les dispositions souvent inadéquates régissant le mandat. La distinction fondamentale révélée par cette codification entre le droit subjectif (une prérogative reconnue dans l’intérêt de son titulaire), et le pouvoir juridique (la prérogative conférée à un agent juridique dans l’intérêt d’autrui ou pour la réalisation d’un but) montre toute sa pertinence dans le contexte de l’aliénation fiduciaire lorsque l’opération vise à habiliter un tiers à accomplir de façon autonome des actes juridiques à l’égard de biens qui ne sont pas les siens propres[44].