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Ce numéro prend acte d’une dynamique de mutation terminologique et épistémologique du concept d’alphabétisation vers celui de littératie, initiée par des chercheurs anglo-saxons dans les années 1980. Il se donne pour objectif d’éclairer le processus de mutation et les contenus du concept, au travers de recherches conduites ou dirigées aujourd’hui au Québec. Les textes ici réunis présentent ainsi un état épistémologique et méthodologique des études de littératie au Québec. Sans prétendre à l’exhaustivité ni à la représentativité de cette composition, ils illustrent indiscutablement le caractère interdisciplinaire de la notion, et peut-être aussi son essor difficile mais aujourd’hui nécessaire, à travers les repères posés par des chercheurs québécois qui approchent les dimensions socioculturelles et idéologiques du lire-écrire. Si les sciences de l’éducation sont majoritairement représentées dans ce recueil, les chercheurs engagés dans l’ensemble des travaux se définissent par des spécialités éclectiques : ils sont qui didacticien, qui ethnobiologiste, analyste de discours, psychopédagogue ou encore sociologue. Les textes nous conduisent finalement à un dialogue de nature réflexive avec les études anglophones, dans le cadre de l’anthropologie de l’écriture et des New Literacy Studies.

En guise d’ouverture et avant de présenter les textes, nous brosserons à grands traits quelques avatars des transformations notionnelles en question. Empruntée à la langue anglaise, la notion de literacy révèle ses ambiguïtés et contradictions dès les premières tentatives de traduction : « [Barton] propose, sans grande conviction, écriture, illettrisme ou encore analphabétisme[1] ». Pour Pierre, le concept de literacy se serait heurté à deux barrières dans le monde francophone[2]. L’une, d’ordre sémantique, concerne le contexte québécois dans le sens où, sous couvert d’anglicisme, on tolérerait mal la traduction littératie, jugée « équivalente » à la notion d’alphabétisation (fonctionnelle). De fait, l’usage courant au Québec valide le recours massif à l’occurrence alphabétisation, dans les organismes et les projets de recherches-actions, ainsi que dans les discours de presse. Cela-dit, l’équivalence sémantique est également discutée de longue date[3]. Le second ordre linguistique de réticence est qualifié par Jaffré[4] de « sempiternelle phobie des Français pour les néologismes », ce qui crée un point commun de résistance au mot entre ces deux communautés francophones. Les tenants du concept de littératie assignent pourtant à ladite équivalence alphabétisation/littératie un geste réducteur, en s’appuyant sur des considérations théoriques. En effet, les notions d’(an-)alphabétisme et d’illettrisme étaient conçues en termes de besoins et de déficits, à combler nécessairement par l’alphabétisation. Processus de transfusion d’un ensemble de compétences finalisées, nécessaires et suffisantes pour fonctionner efficacement dans une société – occidentale – donnée, l’alphabétisation est une réponse à ce qui est considéré comme un déficit de compétences de lecture-écriture, socioéconomiquement rentables. À ce titre, l’image de « fléau social » – critiquée par Lahire[5] –, diffusée par exemple au Québec à travers la formule de « lutte au décrochage scolaire » et sa panoplie de remèdes (telle l’école à quatre ans pour les enfants issus de « milieux défavorisés »), participe largement de nos environnements discursifs et politiques. Les discours qui accueillent ces formules n’évoquent généralement que le versant déficitaire de pratiques individuelles et n’hésitent pas à associer ce « fléau social » à la pauvreté (sociale et économique), établissant au passage une relation causale insidieuse. Ne peut-on être économiquement riche et socialement pauvre, économiquement pauvre et socialement riche ? Économiquement pauvre mais socialement et culturellement riche ? La richesse économique ne garantit pas la richesse sociale ni culturelle ; l’intelligence sociale et culturelle n’est certainement pas exclusivement déterminée par la richesse ni par la pauvreté économiques. Le niveau socioculturel de la tranche économique moyenne serait-il nécessairement satisfaisant ? Mais la richesse économique détermine bon nombre des rapports de pouvoir, y compris d’ordre socioculturel, et il faut peut-être questionner les motivations profondes de ces discours qui, sous couvert de générosité sociale à l’égard des enfants dits « pauvres », contribuent à la disqualification socioculturelle des parents économiquement pauvres. C’est dire que les arrière-plans théoriques des études sur la lecture-écriture ne sont pas anodins ; c’est dire qu’ils préfigureraient même certaines perméabilités d’ordre idéologique dont les chercheurs doivent rendre compte, car ces discours cristallisent à notre avis les représentations des travaux et les résultats de recherches sur la lecture-écriture, simplifiés à outrance et véhiculés selon des enjeux médiatiques et politiques sélectifs.

Et pourtant, les développements conceptuels de la littératie ont de longue date explicitement ouvert le concept de literacy au-delà des frontières langagières : « Literacy is not simply how to read and write a particular script but applying this knowledge for specific purposes in specific contexts of use[6] ». Dès 2001, Masny propose une approche sociale des littératies multiples, permettant de lire le monde et de se lire soi-même[7]. Par ailleurs, la perspective sociale des pratiques de littératie[8] s’inscrit dans une ambition de dépassement d’une perspective littéraire de la littératie et s’affranchit surtout d’une conception strictement cognitive et comportementale, « the skills view of literacy[9] ». Socialement envisagée, la littératie s’élabore à l’aulne de pratiques diversifiées, à décrire et à comprendre, par rapport aux contextes socioculturels qui les circonscrivent. Dans ce sens, l’intérêt accordé aux rapports diversifiés à l’écrit et à la langue, de même que l’observation de pratiques, guidées par des motivations et des repères socioculturels variables, semblent devoir prendre le pas sur l’idée de redressement individuel ou sociologiquement ciblé des compétences.

Dans une dynamique toujours plus contextualisante, la littératie englobe aujourd’hui les communications multimodales et permet d’entrevoir des relations de type statutaire plutôt qu’économique entre l’individu, ses pratiques, ses compétences et la société : la littératie sert alors un objectif citoyen de type participatif et critique, car la recherche et le traitement de l’information sont de plus en plus considérés comme déterminant le pouvoir d’action et d’émancipation des usagers/citoyens. L’objectif fonctionnel de l’alphabétisation laisse ainsi place à une conception citoyenne de la participation : faire des choix en connaissance de cause plutôt qu’agir conformément à un projet économique global ; prendre part à la société, contribuer à un projet social dont on est acteur plutôt qu’outil. La littératie, selon une entrée sociale, culturelle et plurielle, restitue, dans la lignée de Paulo Freire[10], l’intelligence critique des acteurs, en même temps qu’elle vise leur participation.

La littératie se décline aussi dans tous les domaines de la vie : elle est « littératie familiale, scolaire, communautaire[11] » et circonscrit les conditions de réussite des apprentissages premiers pour l’avenir. Elle est aussi « littératie financière », « littératie en santé », « littératie des droits en santé et services sociaux[12] » et elle s’attache à définir les conditions d’exercice favorables aux individus, considérés comme citoyens à part entière.

D’un point de vue théorique, il s’agit entre autres d’accorder au lecteur-citoyen la possibilité de s’écarter de LA bonne compréhension[13], celle de répondre par une autre interprétation, de générer du sens selon son univers de discours et ses repères sociocognitifs, mais en connaissance de cause, de même que la possibilité, surtout, de « répondre » par des questionnements, des requêtes qui manifestent pleinement son activité interprétative et sa critique citoyenne, laquelle n’est pas étrangère à l’attitude responsive-active, chez Bakhtine. Ce qui nous éloigne des conceptions fonctionnelles de l’alphabétisation.

Dans cette mouvance conceptuelle, les littératies plurielles dévoilent leurs aspects : elles sont non seulement « multiples », mais « émergentes » ou encore (trans)générationnelles ; instables, elles fluctuent au gré des besoins et des conditions matérielles et socioaffectives d’exercice, comme des expériences dont elles se nourrissent. Les études qui se consacrent aux littératies poursuivent-elles aujourd’hui l’analyse des conditions d’exercice plutôt que l’évaluation de compétences linguistiques et cognitives des acteurs ? Les relations entre l’environnement social et contextuel, sous différentes facettes, et les pratiques de littératie sont effectivement explorées dans plusieurs recherches présentées ici. Certains auteurs défendent clairement l’importance et la considération du contexte et appellent à des changements de conditions d’exercice des littératies ; une amélioration qui implique systématiquement plusieurs épaisseurs du tissu social et se forge sur des conditions socioéconomiques décentes. Du reste, les besoins d’études concernant les modalités culturelles des littératies minorées ou marginalisées ressortent également. Plus largement, nos recherches québécoises constituent une voix parmi les échanges internationaux franco-anglais sur la littératie[14].

Dans quelle mesure les arrière-plans théoriques de la mutation terminologique auront-ils influencé les recherches québécoises ? L’élasticité du concept[15] aura-t-elle permis aux études québécoises d’accueillir une conception plus socioculturelle, ethnographique, sociocognitive de la littératie ? Comment la dimension citoyenne apparaît-elle dans ces travaux ? Quelles approches permettent de circonscrire aujourd’hui les dimensions connexes aux savoirs et savoir-faire linguistiques ? Quels résultats ? Quelles perspectives interdisciplinaires se dégagent des orientations dessinées par les travaux récents ? Aucun énoncé ne répondra directement à l’ensemble de ces questions, mais la collection de textes ici réunis invite le lecteur à une mise en perspective selon laquelle l’absence d’uniformité de la notion peut se révéler féconde. Une diversité apparente qui laisse entrevoir la force conceptuelle critique du concept : à leurs manières, les études présentées répondent aux recherches sur la lecture-écriture et à leurs interprétations qui écartent les données contextuelles, socioculturelles, politiques et idéologiques.

Dans ce numéro, Hébert et Lépine soulignent d’emblée divers paradoxes de la notion de littératie et de ses usages en éducation, domaine où l’on privilégie celle d’alphabétisation. La littératie est présentée comme une notion aux contours conceptuels certes flous, qui brille par son absence des curriculums scolaires des principaux pays francophones, alors que s’inscrivent en elle les enjeux sociocommunicationnels des apprentissages de lecture-écriture et bien que les chercheurs lui accordent « un immense potentiel en raison même de son aspect multidimensionnel ». À partir de définitions de la littératie dans les domaines de recherche francophone en éducation, les auteurs analysent les valeurs ajoutées de cette notion. Ils relatent que celle-ci touche des objectifs relevant de sphères multiples, personnelles, professionnelles et socioculturelles liées à l’apprentissage de l’écrit, ce qui lui confère une certaine interdisciplinarité et une ampleur qui expliquent peut-être, selon nous, son caractère difficilement saisissable du point de vue des problématiques de lecture-écriture en éducation, dominées par les perspectives de l’apprentissage et de la réussite scolaire, voire de l’évaluation. L’intérêt de l’appropriation de la culture écrite advient au rang de seconde valeur ajoutée, la troisième attire l’attention sur les supports écrits (y compris technologiques) plutôt qu’oraux (bien que le sens de discours n’y soit pas spécifié et que la liste des valeurs ajoutées introduise plus loin l’idée d’interaction entre oralités et écritures). Au cinquième rang des valeurs ajoutées, la littératie prend un caractère explicatif des relations entre l’individu et la société dans laquelle il vit, il est donc question de rapport à l’apprentissage et d’intégration (à la culture de l’écrit). La sixième valeur, très concrète, semble contenir une approche pédagogique fonctionnelle (recours à des situations de communication authentiques). Peut-on voir, dans ce cas, un tournant dans les éléments définitionnels présentés, qui précisent progressivement leurs caractères socioculturel, multimodal (ici écrit/oral/technologies) et même émancipatoire ? Ce relevé est intéressant dans le sens où il dessine un mixte qui pourrait être redéployé en termes d’ambiguïtés théoriques du point de vue des valeurs ajoutées, lesquelles semblent osciller entre l’idée d’une littératie-objectif (socioéconomiquement valorisée), d’une littératie-terreau (de nature socioculturelle, à partir de laquelle on en cultive plus ou moins facilement d’autres et qui mène idéalement à l’émancipation) et d’une littératie plurielle, dynamique et diffuse, qui rappelle non seulement la multiplicité des contextes, mais aussi les influences de l’environnement sur les pratiques multiples. Malgré les tiraillements théoriques que l’addition de ces valeurs évoque, les auteurs proposent une synthèse des traits répertoriés, en ce qu’ils inscrivent la pluralité de valeurs ajoutées dans le triangle didactique, faisant ainsi le pari de leurs possibles contribution et distribution (parfois répétées) entre les pôles de l’enseignement (dimension didactique), de l’apprenant (dimension psychocognitive) ou des connaissances (dimension épistémologique). Car le principal intérêt de la notion est :

le fait de pouvoir fédérer les nombreuses dimensions en jeu dans l’apprentissage d’une langue maternelle, dont plusieurs se trouvent souvent mentionnées de manière implicite ou en périphérie dans les programmes ministériels francophones, du moins au Québec.

Letscher, Parent et Deslandes nous invitent à considérer la littératie comme moyen de développer la participation sociale de personnes sourdes gestuelles et bilingues au sein de leurs communautés familiale, scolaire et sociale. Alors même qu’elle aurait pu être envisagée du point de vue des interactions entre les mondes de la langue signée et de la langue linguistique, les auteurs balisent la littératie selon ses termes traditionnels de la lecture-écriture, comme passage obligé en vue de la participation sociale, rejoignant ainsi l’idée de littératie-objectif évoquée ci-dessus à propos de l’article de Hébert et Lépine. L’importance allouée aux conditions contextuelles est toutefois prioritaire dans le cadre théorique de Letscher, Parent et Deslandes, marqué par une conception psychosociale des interactions de la personne (aux niveaux micro-, méso- ou macro-environnemental). L’étude offre ce grand intérêt d’approcher de façon combinée différents facilitateurs et obstacles générés dans ces trois niveaux contextuels. C’est-à-dire que les règlements gouvernementaux (par exemple la reconnaissance effective ou possible de la langue des signes), l’accessibilité et la qualité des services (telle la formation adéquate des personnels en relation avec les personnes sourdes gestuelles et bilingues), tout comme les dispositions personnelles du public à l’étude, voire le caractère d’une personne, se trouvent inter-reliés pour expliquer la dynamique de la participation sociale. Plutôt que la définition de la littératie, balisée en fonction de critères traditionnels, le cadre théorique inspiré de cette conception psychosociale des relations interpersonnelles ainsi que l’approche méthodologique de cette étude ancrent ici le caractère particulièrement diffus (social, collectif) et dynamique de la littératie.

Tels qu’ils sont présentés par les auteurs, les milieux qui opposent le plus d’obstacles à la participation des personnes sourdes gestuelles et bilingues sont constitutifs des grands domaines d’intégration pour tout un chacun : même s’il semble encore aléatoire de se frayer un chemin carrossable dans les voies scolaires lorsque l’on est sourd, celles de l’emploi semblent particulièrement impraticables pour les personnes qui n’ont pas de référent ou de médiateur privilégié dans l’entreprise (patron sensibilisé, personne connue, ami sourd…). De plus, la contribution de la collectivité pourrait bien faire la différence dans l’accomplissement possible des littératies plurielles, a fortiori sur le plan culturel. Pour le cas des personnes sourdes, la reconnaissance et la revendication des droits des personnes en matière d’interprétariat, par exemple, devraient sans doute déborder les dispositions individuelles des bénéficiaires et de leur famille ou organisme de référence, pour s’inscrire au sein des structures entrepreneuriales et syndicales et être soutenues collectivement. C’est d’ailleurs dans ce sens que nous comprenons la conclusion des auteurs sur la nécessité de reconnaître, au Québec, la langue des signes québécoise (LSQ) comme première langue officielle et première langue d’enseignement et d’apprentissage des Sourds. Ce texte a ainsi le mérite de nous faire cheminer entre différents niveaux de l’environnement des Sourds (de soi à un contexte très large) et de nous mener à un sens particulier, qu’on peut entrevoir, d’une littératie collective à développer, dans le sens de la pleine reconnaissance d’une langue-culture minoritaire. Dans ce sens, les conditions sociales et sociétales de développement de la littératie des personnes sourdes contiennent peut-être les ressorts du développement collectif et de la reconnaissance des littératies plurielles, puisque ces conditions de développement de la littératie dépendent du bon vouloir et de l’ouverture des détenteurs de la littératie traditionnellement valorisée.

Les recherches de Lebrun, Lacelle et Boutin approchent la littératie dans un autre de ses domaines particuliers, les pratiques médiatiques, dans le contexte de l’éducation. La littératie médiatique naît des développements de l’audiovisuel au sens large, surtout de l’avènement du numérique et du cyberespace, des changements et développements des pratiques de communication qui s’y rapportent. Les nouvelles technologies permettent le recours à des procédés de production et de réception qui conjuguent des modes visuel, cinétique et sonore à celui, traditionnel en littératie, du lire-écrire. La démultiplication des messages et de leurs formes se trouve ainsi au coeur de la conception multimodale et plurisémiotique qui fonde le cadre théorique de leurs recherches. Dans cette perspective, les sciences du langage (la sémiotique mais aussi les linguistiques de l’oralité et les linguistiques dites discursives) repoussent les frontières que le sens commun attribue à l’idée de texte, pour accueillir la plurisémioticité (différents systèmes de signes combinés dans le même « texte ») et d’autres sémiotiques (oralités, gestualités, picturalités), sous la même appellation de « texte ». Les auteurs nous invitent à considérer ces nouveaux modes de formations « multimodales » des textes du point de vue des problématiques qu’elles posent en éducation. En contexte pédagogique, une telle conception du texte induit des difficultés rencontrées par les enseignants, voire des résistances, en raison des écarts entre les pratiques technologiques des générations du numérique et la tradition scolaire du lire-écrire. Mais les auteurs soulignent surtout que les différents plans d’action des provinces canadiennes misent prioritairement sur les compétences technologiques et motivationnelles, puis sur les compétences informationnelles (à visée critique), alors qu’apparaît très rarement la compétence multimodale, presque absente et jamais explicite. Ils interrogent cette situation (« Comment expliquer que le Canada adopte une approche de la littératie médiatique fondée sur les compétences technologiques (à visée technique) et désincarnée de contenus disciplinaires ? ») et font valoir que les domaines des communications et des technologies se sont approprié les champs de la lecture et de l’écriture, au détriment des conceptions sémiologiques qui inciteraient à l’étude des modes, formes et codes combinés dans les nouveaux médias, plutôt qu’au repérage et à la validation d’information. Les auteurs concluent sur ce point que les progrès pédagogique et communicationnel ne vont pas de pair, et nous croyons que leur réflexion appelle immanquablement d’autres considérations critiques. Cette réflexion évoque les dangers de réduire la littératie à un ensemble cumulatif de compétences techniques (codage/décodage en lecture-écriture ; pratiques informatiques et audiovisuelles) ; elle rappelle qu’on (et a fortiori les didacticiens) est encore aujourd’hui en droit d’attendre que les institutions scolaires se dotent d’ambitions disciplinaires et non seulement instrumentales, en matière de connaissances et pratiques langagières et communicationnelles ; que la littératie médiatique est traversée de connaissances en sciences du langage, largement ignorées dans la valse des disciplines en concurrence sur le marché de l’éducation, de la formation et de la recherche ; que l’idée de compétence en littératie médiatique déborde largement le cadre de la consommation d’information (repérage et validation), lequel tend d’ailleurs à véhiculer une conception de la transparence du langage totalement erronée du point de vue sémiologique et des sciences du langage. Leur réflexion incite à prendre garde à l’instrumentalisation de la littératie médiatique dans la logique « technoproductiviste » où l’on inscrit désormais bien des formations. Les besoins de connaissances disciplinaires sont encore justifiés dans l’étude par le fait que les pratiques des jeunes, même intensives, n’impliquent pas qu’ils connaissent le fonctionnement sémantique et sémiologique des objets de communication manipulés.

Les deux textes suivants abordent un autre pan représentatif des déclinaisons actuelles et tentaculaires du concept de littératie : la littératie en santé.

Moreau, Savriama et Major touchent un point crucial d’une corrélation habituellement établie sans qu’on la conteste, entre un faible niveau de littératie et un déficit de prise en charge ou de capacité à prendre en charge sa santé. Ces défauts de littératie en santé se traduisent statistiquement, selon les études relevées par les auteurs, par des durées d’hospitalisation plus longues, un taux plus élevé de maladies chroniques, un usage inadéquat des médicaments, une moindre utilisation des services de prévention, moins de demandes pour des soins de santé ainsi que de la difficulté à utiliser judicieusement le système de santé et, bien sûr, des coûts plus élevés.

Moreau, Safriama et Major situent quant à eux la littératie en santé « au regard des interactions entre la littératie, la santé, les contextes de santé et les personnes » et précisent que « la littératie dépasse cette conception première d’alphabétisme et s’inscrit dans une approche visant le développement des niveaux les plus élevés de maîtrise de la culture, des langues et de la communication ». Ils rappellent que les conditions culturelles et collectives des littératies multiples marquent nécessairement les pratiques dans les pays occidentaux dont la population est en partie constituée par des peuples autochtones qui possèdent des savoirs spécifiques. Toutefois, ces conditions culturelles ne sont habituellement guère considérées du point de vue des littératies qu’elles impliquent. La définition même de la culture, privilégiée, uniformisée, celle qui serait le repère ou l’étalon des évaluations et des pratiques, contient la problématique des littératies socialement valorisées par opposition aux littératies minoritaires mais culturellement légitimées. Cette problématique se traduit dans leur étude par la mise en perspective de pratiques de littératies qui s’exercent entre des systèmes de soins allopathiques (système valorisé par la culture médicale occidentale dominante) et phytothérapiques (système endogène de la culture légitimée sur l’île de la Réunion). Les auteurs exposent comment les enquêtés réunionnais faiblement littératiés composent des stratégies thérapeutiques hybrides, qui incluent les deux systèmes de soins, allopathiques et phytothérapiques, et évoquent des processus de négociation, de combinaison et d’adaptation. Ces espaces non décrits représentent à notre avis des zones de médiation (au sens de rencontre) interculturelle nécessaires à décrire et à observer, car l’interculturalité en santé semble à ses balbutiements et parce qu’on peine à reconnaître, aujourd’hui encore, les cultures autochtones insulaires ou continentales, en France ou au Québec. Les chercheurs concluent, entre autres, que les personnes faiblement littératiées et aux prises avec des maladies chroniques savent prendre seules en charge leurs traitements réguliers, alors que d’autres personnes, hautement littératiées, préfèrent s’en remettre à un infirmier. Ce qui rappelle, implicitement, que les pratiques de littératie en santé ne sont pas un corollaire des compétences de lecture-écriture. D’ailleurs, un résultat affiche que les participants ayant les niveaux d’études les plus élevés choisiraient exclusivement un système de soins ou l’autre, ce qui incite les auteurs à établir que les niveaux d’études n’influenceraient pas les stratégies de soin. Du reste, le recours à une tierce personne apparaît marginal, l’ultime recours, en comparaison avec le développement « d’astuces » pour contourner les difficultés liées à l’écrit, dans les stratégies et processus de soins. En conséquence de ces résultats, les chercheurs mettent en garde contre l’axiologie de nombreuses études qui contribuent à la discrimination des personnes faiblement littératiées, notamment en matière de littératie en santé. Ils invitent à développer des études nuancées sur les dynamiques d’appropriation de la littératie en santé, sur des pratiques culturellement variées, mais aussi à concevoir et à offrir des modes et des outils de communication démultipliés, adaptés aux habitudes culturelles de communication et aux pratiques d’un ensemble varié de citoyens.

C’est dans cette mouvance, de l’inscription socioculturelle de la littératie en santé et même du marquage idéologique des conceptions et pratiques de la littératie des droits en santé et services sociaux, que Collette et Rousseau développent leur propos, selon un cadre théorique qui réfère aux New Literacy Studies et à l’analyse de discours. Ces auteurs identifient différentes manières dont les discours dominants sur la responsabilité/ responsabilisation en santé imprègnent les discours voire les archétypes sociocognitifs d’usagers qui racontent leurs aventures santé. La littératie des droits en santé et services sociaux se joue aussi, pour eux, aux niveaux des discours sociaux hétérogènes, qui manifestent et construisent certaines idées des droits en santé et services sociaux. Si, historiquement, un mouvement social et politique contribue à accroître l’application de droits à la faveur de groupes minoritaires, l’idéologie néolibérale impose progressivement une vision où la responsabilité est affaire individuelle : les discours accompagnant les politiques de santé publique ciblent effectivement la responsabilisation de l’individu et établissent des normes (alimentaires, hygiéniques, corporelles, sportives…). Les différentes références idéologiques, les différentes valeurs qui traversent l’idée de responsabilité/responsabilisation en santé ont, selon ces auteurs, une valeur interprétative et explicative de certains traits sociocognitifs des comportements inattendus racontés, en matière de littératie en santé. Ce texte travaille les dimensions les plus macro et les plus insaisissables de la littératie : celles qui relèvent des influences des discours, du politique et de l’économique, des idéologies qui circulent et laisseraient des traces dans les comportements racontés. Un autre exemple du potentiel critique des études de littératie, à l’échelle sociétale.

Enfin, pour clore le dossier, nous avons conduit une entrevue avec une chercheuse spécialiste de la littératie, hors de nos cadres de recherches québécoises. Uta Papen, anthropologue de l’écriture à l’Université de Lancaster, a bien voulu se pencher sur quelques questions que nous lui avions adressées à partir des textes ici publiés. Pour éviter d’alourdir déraisonnablement l’entrevue et sa préparation, les textes du numéro ne sont pas tous traités dans l’entrevue. Néanmoins, la professeure Papen a su ouvrir la réflexion pour que la lecture de cette entrevue nourrisse l’ensemble des auteurs ici publiés ainsi que les lecteurs n’ayant pas parcouru le dossier en entier. Nous la remercions de s’être prêtée à un exercice de dialogue réflexif en différé, sans compter ses heures de préparation ni de relecture du texte finalisé.

Nous remercions également Ollivier Hubert, directeur de Globe, qui a soutenu ce projet de publication, de ses balbutiements à sa parution.