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Tout comme la poésie, les jeux de mots ont très souvent été donnés en exemple d’intraduisibilité par les partisans de l’objection préjudicielle. Pourtant, bien qu’ils soient rares, certains auteurs intéressés par la question ont démontré aisément que le transfert de différents jeux linguistiques est possible (nous pensons notamment à Jacqueline Henry et son remarquable ouvrage La traduction des jeux de mots, publié en 2003). Il en reste beaucoup à dire sur ce défi traductionnel encore trop souvent négligé, et avec Le jeu des mots, Fabio Regattin apporte une contribution importante à la réflexion sur ce domaine complexe. D’abord traducteur théâtral et littéraire, ce docteur en traductologie s’intéresse particulièrement à la traduction culturelle et nul doute que son expérience de praticien a influencé ses travaux. Ainsi, s’inspirant des propos de James Holmes sur l’importance de développer en traductologie des théories qui portent sur des problèmes précis, Regattin s’est donné comme objectif d’élaborer une théorie unique des jeux de mots. Il serait alors possible non seulement de comparer un jeu de mots et ses différentes traductions, mais également d’évaluer ces dernières objectivement.

Pour parvenir à cette fin, la première étape est naturellement de retenir une définition universelle de la notion quelque peu fourre-tout de jeu. Regattin relève donc dans le premier chapitre plusieurs définitions provenant de sources variées et remarque qu’elles ne sont que partielles. Il avance que les nombreux types de jeux démontrent tant un aspect gratuit et libre qu’un aspect structuré et réglé, et c’est précisément cette distinction pourtant facilement observable qui manque aux définitions citées par l’auteur. L’aspect libre et gratuit est représenté par le mot anglais play alors que la notion de jeu structuré est partagée entre les mots anglais game (la langue dans le cas des jeux de mots) et play (la parole). En d’autres termes, Regattin suggère de distinguer le jeu gratuit, le jeu tel que défini par ses règles et le jeu en tant que réalisation de la règle en question. Cette triple division, tout à fait logique mais quelque peu complexe au premier regard (d’autant plus que l’auteur ne donne aucun exemple), est le noyau de l’ouvrage. L’utilisation de ce modèle, tant pour approfondir la réflexion théorique que pour analyser des exemples pratiques de traduction de jeux de mots, constitue le principal apport de Jeu des mots à la traductologie.

Dans le second chapitre, Regattin continue d’établir le cadre théorique de sa réflexion en s’intéressant cette fois spécifiquement à la notion de jeu de mots. Il présente encore une fois une série de définitions différentes avant d’en extraire quelques points communs, notamment leur aspect formel, leur longueur réduite et la présence d’une certaine ambiguïté. L’auteur poursuit en présentant divers systèmes de classification des jeux de mots, en axant soit sur la linguistique, sur les composantes formelles ou encore sur les effets psychologiques recherchés. Ce survol de la question, assez long vu la dimension de l’ouvrage mais somme toute pertinent, lui permet de concevoir sa propre définition : « Un texte aux dimensions variables, qui implique un travail délibéré sur le signifiant et qui peut présenter une ou plusieurs des caractéristiques suivantes : ambiguïté, règle, liberté, divertissement » (p. 38). Regattin lui-même ne considère pas cette suggestion comme une définition universelle et à part entière, mais elle synthétise bien ses recherches et correspond à son projet d’étude traductologique. Il conclut par ailleurs ce chapitre en s’attardant à la raison d’être des jeux de mots. Cette courte analyse des différentes fonctions du jeu de mots, enrichie entre autres par les travaux de Freud et de Jakobson, s’avérera peut-être utile pour ceux qui s’intéressent à leur traduction selon les approches interprétatives ou fonctionnelles.

C’est dans le troisième chapitre que la traduction en tant que telle est enfin abordée. Comme les jeux de mots servent souvent d’exemples d’intraduisibilité, Regattin montre d’emblée qu’il est bien possible d’y arriver, grâce notamment à des stratégies déjà bien connues et souvent utilisées par les praticiens. Après tout, les proclamations d’intraduisibilité se heurtent constamment aux exemples de traductions réussies, ce qui vaut aussi pour les jeux de mots ! Regattin estime cependant que cette perception des jeux de mots comme objet d’intraduisibilité s’explique par la discordance des différentes définitions de traduction. Il s’interroge donc sur la nature même de l’acte traduisant, mais trop brièvement pour apporter des idées nouvelles sur la question. Cette réflexion introduit toutefois la notion d’adaptation comme une des solutions au problème du transfert linguistique des jeux de mots. Tout comme Jacqueline Henry, Regattin s’inspire des travaux de Georges Bastin et en résume la thèse (déposée en 1990), insistant sur la proposition voulant que la traduction et l’adaptation ne soient pas deux concepts si différents. C’est pourquoi il précise que même s’il ne retient pas l’utilisation du terme « adaptation », cette notion est toujours sous-entendue lorsqu’il parle de traduction.

Toujours dans ce costaud troisième chapitre, Regattin fait aussi une incartade intéressante sur la traduction comme jeu de stratégie, aux solutions multiples et parfois même de nature compétitive en cas de retraduction. Cette approche est pertinente, car le traducteur est inévitablement confronté à l’aspect ludique des jeux de mots, qu’il devra conserver. Pour y parvenir, il n’aura d’autre choix que de jouer le jeu… quitte à en changer les règles ! Regattin continue son chapitre sur la traduction en proposant finalement sa propre définition en quelques lignes (p. 69), pragmatique et qui sied bien à son projet. Il effectue alors un bref tour d’horizon des grands courants en traductologie jusqu’au cultural’s turn, qui est par ailleurs peu intéressant à ses yeux, car le jeu de mots est « un objet profondément ancré dans la langue, beaucoup plus que dans la culture » (p. 72). Ainsi, une fois toutes ces notions soigneusement établies, Regattin se lance enfin dans la traduction des jeux de mots (nous en sommes au milieu du troisième chapitre sur quatre). Il dresse alors un portrait de la réflexion contemporaine sur le sujet, et s’intéresse surtout aux corpus, aux stratégies et aux solutions proposés par les différents auteurs. Il s’attarde particulièrement au livre de Jacqueline Henry, qu’il trouve original et pertinent, non sans quelques réserves. Regattin reconnaît ici l’influence qu’a eue l’ouvrage d’Henry sur Le jeu des mots. Ces deux livres ont effectivement beaucoup en commun : les prémisses de la réflexion, le corpus anglais, français et italien, les nombreux exemples tirés d’Alice’s Adventures in Wonderland de Lewis Carroll, l’intérêt marqué pour la thèse de Bastin… Après ce survol rapide qui, selon l’auteur, règle le cas de l’intraduisibilité, Regattin revient sur sa proposition du premier chapitre, soit la division tripartite du jeu de mots, dont chacun pourrait avoir sa propre théorie. L’auteur reproche d’ailleurs aux traductologues de ne s’intéresser en général qu’au transfert du play, au détriment du game. Il s’attarde donc plus longtemps sur ce point et mentionne au passage que les quelques théoriciens et praticiens qui se sont intéressés à la question en tirent la conclusion suivante : « Si un texte est produit sous l’emprise d’une règle explicite, la traduction devra faire de même (il est possible […] de changer la règle, mais non pas de produire un texte qui n’en suivrait aucune) » (p. 101). Bref, les traducteurs confrontés à l’aspect game des jeux de mots trouveront probablement davantage de solutions intéressantes s’ils envisagent l’adaptation.

Dans le dernier chapitre, Regattin analyse et commente des exemples de traduction pour les trois types de jeux de mots : le play[gratuité] avec des extraits d’Alice’s Adventures in Wonderland (les mêmes que dans son article de 2008, également sur la traduction des jeux de mots de l’oeuvre de Caroll) ainsi que le play[game] et le game avec des textes de Georges Perec, Raymond Queneau et Boris Vian. Quoique restreint, ce corpus trilingue (anglais, français et italien) amplement justifié par Regattin a le mérite d’assembler des traductions dont les visées et les publics varient. Il étudie et ordonne soigneusement le travail de chaque traducteur, leurs initiatives et les stratégies retenues. Le traducteur maintient-il le type de jeu de mots ? Le supprime-t-il ? Procède-t-il à une certaine explicitation ou ajoute-t-il une préface ou des notes de bas de page ? Regattin observe notamment que la marge de manoeuvre du traducteur est grandement influencée par les combinaisons linguistiques et que certaines langues se prêtent davantage au jeu que d’autres. La seconde partie de cette analyse comparative porte sur le jeu de mots game, qui est déjà bien moins fréquent. Les exemples choisis par Regattin montrent que, pour composer avec ce type de contraintes, les traducteurs n’hésitent pas à prendre des initiatives et à s’éloigner de l’oeuvre originale, probablement emportés par le côté ludique du texte. C’est par ailleurs le cas d’Umberto Eco qui propose une traduction très créative, voire abusive, des Exercices de style de Queneau. Cela n’étonnera probablement pas les amateurs du célèbre écrivain et essayiste italien.

Ainsi, Regattin parvient haut la main à démystifier le domaine riche et hétéroclite des jeux de mots sous toutes leurs formes (calembours, charades, palindromes, etc.). Sa synthèse des différentes contraintes liées au transfert linguistique et sa rigoureuse approche théorique de la question s’avéreront assurément d’un grand intérêt pour bien des traductologues. Toutefois, l’analyse du processus de traduction des jeux de mots n’occupe qu’une petite partie de ce livre assez succinct. Les premiers chapitres font plutôt le point sur les définitions et les acceptions pratiques des notions abordées, et ces survols rapides n’apportent forcément que peu de nouveautés à se mettre sous la dent. Regattin atteint cependant son objectif de combler une lacune dans la théorie des jeux mots, surtout par sa proposition de distinction entre les fonctions play et game. Cette division des jeux de mots, le coeur de l’ouvrage, est à notre connaissance une nouvelle proposition très pertinente qui pourra s’inscrire facilement dans le cadre théorique de recherches sur la traduction littéraire, poétique, théâtrale ou même publicitaire. Ainsi, Le jeu des mots met le doigt sur plusieurs pistes intéressantes, qui méritent certainement d’être approfondies. En guise de conclusion, Riggatin encourage d’ailleurs ses collègues traductologues à poursuivre son travail en étudiant cette pratique traductive encore trop souvent prise à la légère.