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1. Introduction

L’intégration des technologies en contexte éducatif est un domaine d’étude toujours grandissant, en particulier dans l’enseignement supérieur. Le domaine des technologies éducatives, de l’enseignement assisté par ordinateur jusqu’aux formations en ligne sur Internet, ne s’est que peu nourri de ce que l’on nomme le courant institutionnel. Si les études se sont plutôt concentrées sur une interprétation, soit individuelle, soit sociologique de l’intégration des technologies, nous pensons que considérer le niveau de l’institution et de la dynamique interne d’une organisation dans son rapport aux outils technologiques apporterait un nouvel éclairage pour comprendre les dynamiques du changement des pratiques. Nous proposons dans cet article une analyse comparative de l’intégration de la messagerie instantanée lors d’une recherche-action dans deux organismes d’enseignement supérieur qui diffèrent dans leur rapport à l’écrit. Notre principal résultat est que l’intégration de la messagerie dépend de l’importance de l’écrit dans une organisation et de l’histoire de celle-ci.

Dans un premier temps, nous définirons l’intégration des technologies et l’ensemble de ses facteurs tant en contexte scolaire qu’en contexte universitaire. Dans un deuxième temps, nous présenterons l’approche institutionnelle et son application potentielle à l’intégration des technologies. Dans un troisième temps, nous exposerons notre méthode comparative de recherche-action réalisée dans les deux organisations. Enfin, nous présenterons les résultats qui concernent l’intégration de la messagerie instantanée dans ces organisations, avant d’en discuter.

2. Problématique

Les technologies pour l’apprentissage n’ont cessé de se développer, notamment en ce qui concerne Internet. Cependant, cette croissance des technologies n’a pas altéré de façon importante l’organisation et la prestation de l’enseignement (Conseil canadien sur l’apprentissage, 2009).

2.1 L’intégration des technologies en contexte scolaire

Le concept d’intégration des technologies n’a pas de définition statique, car il représente un changement durable et continu du système social et organisationnel des écoles selon différents facteurs (Belland, 2009). Eteokleous (2008) propose une classification des facteurs d’intégration des technologies de l’information et de la communication selon qu’ils sont internes ou externes à l’enseignant. Les facteurs internes, qui touchent directement l’enseignant, sont liés notamment à ses croyances, ses représentations, ses convictions, ses attitudes, mais aussi à son style d’enseignement et à sa pratique pédagogique. Par exemple, Dexter, Anderson et Becker (1999) révèlent que les enseignants qui n’ont pas peur du changement sont plus à même d’intégrer les technologies de l’information et de la communication dans leur enseignement, tout comme ceux qui ont le sentiment d’être efficaces (Teo, 2009).

Quant aux facteurs externes, ils touchent indirectement l’enseignant. Par exemple, le soutien de la direction des écoles, ou encore une réelle politique d’intégration sont des facteurs positifs importants, même si, dans la réalité, de telles politiques sont encore rares. Tondeur, Keer, Braak et Valcke (2008) ont mis en évidence le fait que ces politiques éducatives ont un effet significatif sur l’usage des technologies de l’information et de la communication en salle de classe. Un autre exemple de facteur externe est celui de l’accessibilité à des formations professionnelles qui influe sur l’intégration des technologies dans la salle de classe (Bangou, 2006). D’autres facteurs externes, comme l’accès à un soutien technique ou au financement du matériel, ont des effets sur l’intégration (Angeli et Valanides, 2005).

2.2 L’intégration des technologies en contexte universitaire

Dans le domaine de l’intégration des technologies en pédagogie universitaire, Karsenti, Savoie-Zajc et Larose (2001) mentionnent qu’une telle intégration a pour but de favoriser et de faciliter l’apprentissage : elle passe alors par une transformation de la pratique pédagogique. Cette dernière se définit comme le concept opératoire de l’agencement spécifique et personnel d’attitudes, d’activités et d’interventions particulières à chaque situation pédagogique, mais aussi comme le reflet de qualités personnelles de l’enseignant exprimées dans l’acte éducatif. Une telle définition fait porter l’intégration des technologies de l’information et de la communication aux pratiques pédagogiques sur trois niveaux : sur le plan des pratiques anticipatives (préparation ou planification de l’enseignement) ; sur le plan des pratiques effectives (pratiques en salle de classe, réelles ou virtuelles) ; et sur le plan des pratiques réflexives (autoévaluation de son enseignement et amélioration continue de sa pratique). Toute nouvelle pratique intégrant les TIC peut s’évaluer suivant des éléments observables – comportements, actions, etc. – ou encore selon des éléments non observables – croyances, préconceptions, etc.

Dans une autre publication, Karsenti et Brodeur (2005) concluent sur la nécessité d’associer la recherche sur l’intégration de l’informatique à une recherche sur les fondements, les orientations et les facteurs affectant la pratique pédagogique.

Certaines études s’intéressent aux éléments non observables qualifiant la pratique pédagogique. Par exemple, Leclerc (2007) propose une typologie des enseignants selon des prédispositions psychologiques pour la pratique : les initiateurs, les hésitants, les réfractaires, etc. Si l’étude se focalise sur l’aspect non observable des enseignants, elle reste néanmoins dans l’analyse de facteurs internes, sans s’intéresser à l’école dans son ensemble comme système. Pour leur part, Coen et Schumacher (2006) proposent un outil d’analyse de l’intégration des technologies qui comprend les caractéristiques psychologiques et pédagogiques des enseignants. Dans ce cas, malgré une prise en compte des caractéristiques sociales, l’outil ne permet d’évaluer que la classe et non l’institution dans son ensemble comme système influençant l’intégration.

2.3 La dimension institutionnelle

Que cela se passe dans un contexte scolaire ou universitaire, il convient de signaler que, dans les recherches mentionnées, l’accent est souvent mis sur l’analyse des facteurs propres à l’enseignant ou à sa pratique pédagogique pour l’intégration des technologies de l’information et de la communication : l’objet d’étude est l’individu et non pas l’organisation prise comme un seul système. Les facteurs externes sont parfois évoqués (caractéristiques sociales, etc.), mais comme constituants de l’individu ou de sa pratique. La dissociation systématique des facteurs internes et des facteurs externes est un autre aspect important de ces recherches. Or, nous pensons que si l’intégration des technologies de l’information et de la communication se situe au niveau local de la pratique pédagogique, elle se situe en même temps à un niveau organisationnel : elle touche à la fois les aspects individuels et les aspects collectifs. Selon nous, saisir la spécificité de ces intégrations dans des contextes scolaires passe par une étude de leur effet sur le lien entre le comportement individuel et la structure organisationnelle. En ce sens, le concept d’institution peut nous apporter un autre regard sur l’intégration des technologies et constituer une unité d’analyse utile pour comprendre les jeux d’échanges autour des pratiques et techniques pédagogiques, dans une organisation éducative (Maroy, 2007). Dès lors, le concept d’institution peut-il amener à mieux comprendre l’intégration des technologies ?

3. Contexte théorique

Dans un premier temps, nous définissons l’approche institutionnelle et la notion d’institution afin de présenter notre cadre théorique. Dans un deuxième temps, nous adaptons ce cadre au contexte des technologies et en particulier aux outils de la messagerie instantanée et du courriel.

3.1 L’approche institutionnelle et l’institution

Les courants de pratiques institutionnelles sont apparus dans les années 1950, d’abord sur le plan thérapeutique, sous l’influence de l’anthropologie psychanalytique. Il s’agissait d’un ensemble de méthodes pour guérir des pathologies, souvent comportementales, par un jeu de modifications progressives des relations et des échanges dans une organisation donnée (Michaud, 1977). Par la suite, l’approche institutionnelle s’est étendue au domaine de l’éducation, en particulier avec les travaux de Georges Lapassade (cité dans Lourau, 1971) et de René Lourau (Lourau, 1971).

Oury et Vasquez (1993) définissent la pédagogie institutionnelle comme un ensemble de techniques et de méthodes de travail nées de la praxis de classes actives. L’apprenant est rendu actif jusqu’à avoir une action portant sur le cadre même de la formation. Il ne faut pas confondre pédagogie institutionnelle et non- directivité (Bertrand, 1993) : la non-directivité ne s’applique qu’au groupe, sans remettre en question une certaine directivité structurale dans la gestion de la formation même. Pour commencer, il nous faut définir le concept clé : l’institution.

Dans les écrits de recherche, l’institution existe sous diverses formes et, au fil du temps, on peut voir une définition émerger. Pour Castoriadis (1975), l’institution est un réseau symbolique qui permet un échange interpersonnel, et un système de médiation socialement sanctionné. Michaud (1977) définit l’institution comme une structure élaborée par la collectivité, tendant à maintenir son existence en assurant le fonctionnement d’un échange de quelque nature qu’il soit. Plus récemment et dans le domaine de l’éducation, Hess (1994) voit l’institution comme un espace constitutif du contrat pédagogique qui s’établit entre le corps de l’apprenant et le corps de l’enseignant. L’institution n’est pas l’organisation en tant que telle, mais l’ensemble des échanges et des transactions symboliques qui y sont normés, explicitement ou implicitement, de manière consciente ou inconsciente.

Au coeur des systèmes assurant la communication, l’approche institutionnelle n’a paradoxalement pas tellement considéré les technologies comme vecteur d’échanges, hormis certaines études sur la gestion de projet et les systèmes d’information (Mignerat et Rivard, 2009). Pourtant, l’approche institutionnelle se situe à l’articulation de l’individuel et du collectif : l’outillage institutionnel, enrichi d’un regard propre à la théorie des systèmes, permet d’éviter la prédominance du niveau individuel ou du niveau collectif, et donc de se positionner sur l’interaction symbolique, pour mieux comprendre l’évolution tant des individus que des organisations (Sallaberry, 2003). D’autres recherches (Graham, 2005) ont souligné qu’avec l’économie de la connaissance et les technologies de l’information et de la communication, c’est bien la dimension institutionnelle plus qu’individuelle des universités qui est en changement, allant jusqu’à questionner les valeurs des organisations.

Sans s’inscrire spécifiquement dans une approche institutionnelle, plusieurs auteurs sont arrivés à des résultats qui vont dans le sens de ces conclusions. Par exemple, Keegan (1994), à partir de l’étude de 69 universités canadiennes, met en valeur le changement d’ordre institutionnel des universités traditionnelles vers l’enseignement à distance. D’autres auteurs (Hotte et Leroux, 2003 ; Power, 2002) soulignent la présence de deux modèles d’institution différents pour la formation en ligne : d’un côté, un modèle d’interaction asynchrone et centré sur une séparation de l’enseignant et de l’apprenant ; de l’autre, un modèle d’interaction synchrone et centré sur la classe. Toutefois, pour poursuivre notre analyse, il est nécessaire de préciser comment adapter l’approche institutionnelle au contexte technologique et, en particulier, à l’outil que nous allons aborder dans cette étude : la messagerie instantanée.

3.2 Messagerie instantanée et institution

L’usage de l’écrit sur Internet offrirait un certain retour à l’oralité (Steiner, 2006) : les écrits numériques sont modifiables, rarement relus par l’auteur et ils sont dans un certain sens éphémères, tout comme l’oral. Nous pouvons cependant établir une distinction entre les différents outils en regardant plus avant les études sur la messagerie instantanée. Celles-ci se répartissent en deux catégories : la première étude consiste à questionner des utilisateurs individuels plus qu’à observer leurs usages. Les objets de recherche sont variés ; par exemple, la représentation du genre et de ses stéréotypes (Baron, 2004 ; Christofides, Islam et Desmarais, 2009) ou l’adolescent dans sa relation aux écrits numériques (Bryant, Sanders-Jackson et Smallwood, 2006). La seconde catégorie d’études est orientée sur l’analyse des traces écrites. Par exemple, Lam (2009) analyse qualitativement le développement des littératies au moyen de l’appropriation de la messagerie instantanée et du développement d’un réseau social dans le cas d’un jeune immigré. La majorité des études de traces écrites consiste en une comparaison d’outils, et la messagerie instantanée est souvent étudiée par rapport aux messages de téléphones cellulaires ou des textos chez les adolescents.

La messagerie instantanée illustre bien ce retour à l’oral dans les écrits numériques : l’activité se réalise en coprésence et les interactions sont de l’ordre de la phrase ou du mot. Par exemple, comme à l’oral, on peut interrompre l’interlocuteur, réagir pendant son discours dans une même fenêtre. Cependant, le courriel reste plus proche de l’écrit traditionnel de par sa fonction asynchrone et parce qu’il favorise l’envoi de longs messages qui ne permettent aucune interruption du lecteur (Carnevale, 2006). Si, aujourd’hui, la vitesse des réseaux peut rendre un échange de courriels très interactif, rapprochant ces deux outils, ils restent dans l’usage différents en termes de coprésence (Jonassen et collab., 1995) et de vitesse d’interaction : la messagerie instantanée est synchrone, plus proche de l’oral, tandis que le courriel est asynchrone, plus proche de l’écrit.

Les technologies viennent transformer les écrits traditionnels qui sont, selon l’approche institutionnelle, une première instance d’institution (François, 2005). En ce sens, les écrits numériques peuvent aller jusqu’à transformer les institutions elles-mêmes. En effet, chaque organisation a sa propre culture de l’écrit et on peut donc supposer que chaque organisation aura une intégration différente. Toutefois, on trouve peu de modèles d’intégration de la messagerie instantanée. Lu, Zhou et Wang (2009) en proposent un qui prend en compte de nombreuses variables en lien avec la perception individuelle (l’utilité ou les intentions d’usage). Bien que ce modèle permette d’accéder aux éléments non observables de l’intégration, il se cantonne aux facteurs internes de l’utilisateur. L’approche institutionnelle tendrait à analyser les facteurs externes à partir d’éléments non observables, du point de vue des échanges effectués au moyen de la messagerie instantanée ou du courriel, au sein d’une organisation donnée et à travers le temps.

Ce point nous conduit à notre hypothèse de recherche : Des institutions ayant des différences historiques, pédagogiques et de valeurs par rapport à l’écrit intégreront-elles différemment certains outils numériques de production écrite, en particulier en ce qui concerne la messagerie instantanée ou le courriel ? Notre recherche propose une intervention institutionnelle afin d’analyser les facteurs externes d’intégration d’un outil comme la messagerie instantanée au sein de deux institutions différentes.

4. Méthodologie

Notre recherche est une recherche-action, dans le sens où elle consiste à intervenir par le biais d’une formation dans le but de transformer deux organismes sujets de la recherche tout en produisant des connaissances sur l’intégration des TIC (Dolbec et Clément, 2004). La méthode d’intervention de cette recherche est donc complétée par une méthode mixte (Pinard, Potvin et Rousseau, 2004), associant une analyse documentaire de l’histoire de ces deux organismes à des observations a posteriori et à des entretiens qualitatifs  Les destinataires-commanditaires de cette recherche-action sont les enseignants de deux organismes d’enseignement supérieur : l’École Nationale Supérieure des Télécommunications ou Télécom-Paris, et le Centre d’Études Supérieures Industrielles (CESI). La méthode est celle de l’intervention par la formation (Grawitz, 2001), qui présuppose que la manière dont les membres du groupe sont dirigés a une influence sur leur manière de travailler ensemble puis de diriger à leur tour. Cette méthode est adaptée à l’intégration des technologies, puisque généralement les enseignants reproduisent les formats d’usage vécus durant leurs expériences passées, comme pour la formation en ligne (Salmon, Jones et Armellini, 2008). Notre intervention a consisté à concevoir des formations en ligne portant sur l’intégration pédagogique de technologies de l’information et de la communication et, en particulier, de la messagerie instantanée. En termes de formats et de technologies, ces formations sont similaires pour les enseignants de deux établissements d’enseignement supérieur.

4.1 Sujets

Les deux institutions sujettes de cette intervention, le Centre d’Études Supérieures Industrielles et Télécom-Paris, sont des écoles d’ingénieurs françaises qui attribuent toutes deux des diplômes au niveau de la maîtrise. Si le diplôme d’ingénieur dispensé est identique, les histoires et les pédagogies de ces deux écoles sont radicalement différentes. Nous avons réalisé notre analyse documentaire (Grawitz, 2001) à partir de deux ouvrages sur l’histoire de ces institutions, en relevant des éléments relatifs à leurs valeurs et à leurs modalités d’échanges.

La naissance de Télécom-Paris date de 1857 et est survenue à la suite d’un besoin d’ingénieurs du fait de la complexité croissante du réseau télégraphique. Télécom-Paris inscrit son origine dans la tradition des ingénieurs d’État de l’Ancien Régime : le titre d’ingénieur était alors associé aux grands services militaires et civils de la royauté. Le but était de former une élite maîtrisant les différents domaines techniques au service de l’État (Atten, Du Castel et Pierre, 1999). Le Centre d’Études Supérieures Industrielles, plus jeune, est né en 1956 au sein de la régie Renault – sous le nom de Centre Industriel de Formation (CIF) –, dans un contexte de pénurie d’encadrement intermédiaire, pour la formation de personnel technique devant être orienté vers des fonctions d’encadrement. La création de cet organisme incarnait la volonté de démontrer qu’à côté d’une élite issue des formations d’ingénieur classiques, on pouvait en faire éclore une nouvelle qui s’appuierait sur son mérite et son expérience (Lick, 1996). Elle s’inscrivait dans une tradition de promotion sociale et s’opposait directement aux écoles d’élites, comme Télécom-Paris.

Au-delà de l’opposition historique entre ces deux institutions, il en existe une autre, celle de la pédagogie en vigueur. La pédagogie de Télécom-Paris est qualifiée de transmissive ou magistrale (Atten et collab., 1999). Dans ce cas, l’élève doit absorber la pensée du maître dans un parfait schéma de la transmission, de manière directive (Rouzel, 2002). À l’inverse, Strougo (1976) qualifie la pédagogie du Centre d’Études Supérieures Industrielles comme à dominante institutionnelle. Il s’agit d’une pédagogie inductive tournée vers l’action, qui se produit en deux temps : 1) une déstructuration du stagiaire par des interventions extérieures de professionnels et 2) une restructuration des stagiaires par les interventions des permanents du Centre d’Études Supérieures Industrielles. Durant cette deuxième étape, les permanents ont une fonction d’explication à travers des séances de régulation / réflexion qui servent à évaluer et à redéfinir de manière continue le cadre institutionnel. Aujourd’hui encore, le Centre d’Études Supérieures Industrielles fonctionne avec ces deux profils d’acteurs qui restent son principal héritage institutionnel. Si ces deux écoles ont des pédagogies qui tendent à se rapprocher – du fait de l’influence des méthodes cognitivistes et de la résolution de problème –, les oppositions originelles demeurent. La pédagogie de Télécom-Paris reste une pédagogie directive centrée sur l’objet (Atten et collab., 1999), tandis que la pédagogie du Centre d’Études Supérieures Industrielles demeure une pédagogie non directive centrée sur le sujet (Lick, 1996).

Enfin, un dernier élément important de différenciation de ces deux institutions concerne la place donnée à l’oral et à l’écrit. Tout au long de son histoire, le Centre d’Études Supérieures Industrielles a accordé une large place à la négociation, au dialogue entre apprenants, intervenants, agents institutionnels, etc. Aujourd’hui encore, des activités spécifiques (entretiens, régulations, etc.) ont pour objectif plus ou moins implicite la prise de parole des étudiants, du fait de la difficulté de l’affirmation de soi durant le processus de promotion sociale. À Télécom-Paris, nous retrouvons une importance moindre de l’oral par rapport à l’écrit : Télécom-Paris s’est construite sur la base de publications internes des enseignants et des ingénieurs. Plusieurs revues y sont nées et s’y sont éteintes, occupant un rôle de médiation entre les différentes composantes de l’institution.

Les sujets qui ont participé aux formations en ligne proposées étaient au nombre de 29 : 14, à Télécom-Paris, dont huit enseignants de l’école même et six enseignants universitaires extérieurs, et 15, au Centre d’Études Supérieures Industrielles, dont huit enseignants de l’école même et sept formateurs d’horizons variés (d’entreprises ou des Ateliers Pédagogiques Personnalisés). Pour cette étude, nous n’avons retenu que les sujets faisant partie du Centre d’Études Supérieures Industrielles et de Télécom-Paris. Parmi les huit sujets du Centre, cinq étaient des femmes et trois étaient des hommes. Parmi les huit sujets de Télécom-Paris, six étaient des femmes et deux étaient des hommes. Les sujets ont été recrutés sur la base du volontariat. Enfin, des entretiens informels ont été menés avec cinq sujets : deux du Centre d’Études Supérieures Industrielles et trois de Télécom-Paris.

4.2 Instrumentation

Pour la formation, nous avons utilisé deux plateformes classiques : une plateforme développée à l’interne à Télécom-Paris et Syfadis, au Centre d’Études Supérieures Industrielles (http ://www.syfadis.com/). Ces deux plateformes fournissaient chacune un outil forum et un outil de clavardage ou chat. À ces plateformes, nous avons ajouté deux outils extérieurs autorisés par les services informatiques : l’outil de communication courriel et la messagerie instantanée, MSN Messenger (http ://windowslive.com/desktop/messenger), au Centre d’Études Supérieures Industrielles ; et ICQ (prononcer I seek you [http ://www.icq.com]), à Télécom-Paris. C’est l’introduction de ce dernier outil qui a relevé de l’expérimentation. En effet, la messagerie instantanée n’était pas connue de la majorité des apprenants lors de ces formations ; elle demandait donc à chacun de se construire une identité en ligne à partir d’une forme d’écrit nouvelle pour eux.

La formation était en soi un instrument de cette intervention. Nous n’entrerons pas dans le détail des activités de la formation, si ce n’est pour dire que l’expérimentation a porté sur la séquence dite de projet. Au Centre d’Études Supérieures Industrielles, le projet avait pour objet les outils de communication pour les formateurs et, à Télécom-Paris, le projet portait sur les conceptions de l’accompagnement en ligne. Nous avons participé à l’élaboration et au suivi à distance de ces deux projets qui avaient une structure d’activité similaire : 1) un temps de travail total estimé à une dizaine d’heures, avec une période à distance de deux mois encadrée par deux regroupements présentiels ; 2) un point collectif entre le tuteur et le binôme (équipe de deux apprenants) par messagerie instantanée en cours de réalisation du projet ; 3) une production de binôme et un support pour la présentation lors du dernier regroupement présentiel. Cette similarité de structure a permis de comparer les pratiques avec les outils technologiques en analysant les corpus produits pendant la formation. Deux mois après les sessions de formation, nous avons réalisé des entretiens non directifs (Grawitz, 2001) sur le thème des outils de communication et de leur usage courant. L’aspect non directif était dû au fait que l’hypothèse n’était pas encore posée.

4.3 Déroulement

La formation dispensée de manière séparée dans chaque institution a été conçue avec les équipes internes de chaque institution, hormis le module de projet qui entrait dans le cadre de notre propre intervention. Les formations comportaient plusieurs séquences et elles portaient toutes sur des dimensions de l’accompagnement en ligne : technique, humaine, relationnelle, etc. Les sessions de la formation, d’une durée de deux mois, se faisaient à distance, et nécessitaient un regroupement en présentiel au lancement de la formation et un autre à la clôture. Toutes les sessions n’ont pas été réalisées en même temps. La formation à Télécom-Paris a été diffusée avant celle du Centre d’Études Supérieures Industrielles. De plus, il y a eu trois sessions de formation au Centre contre une seule à Télécom-Paris. Il faut noter que dans cette recherche-action, le chercheur était aussi le formateur. Afin de bien séparer les deux rôles, les activités de recherche ont été menées a posteriori, six mois après le déroulement de toutes les sessions de la formation et les entretiens. L’ensemble des échanges avec le tuteur et un maximum des échanges entre participants par le biais des outils de communication avaient été sauvegardés pendant la formation.

4.4 Méthode d’analyse des données

Nous avons récupéré l’ensemble des messages adressés au formateur par le courriel, le forum, le chat et la messagerie instantanée. Pour comparer les productions textuelles avec chaque outil, un traitement qualitatif du corpus de données semblait difficile du fait que le chercheur était aussi le formateur directement engagé dans les échanges. Nous avons donc opté pour un traitement quantitatif des échanges.

Il est difficile de comparer quantitativement les traces d’outils aussi variés que le courriel, le forum, la messagerie instantanée et le chat. Les deux premiers sont des outils asynchrones et les deux derniers des outils synchrones (Jonassen et collab., 1995), mais ils ne permettent pas d’échanger les mêmes quantités de texte dans les mêmes formats. Pour les outils asynchrones, l’unité d’échange est généralement le texte, alors que pour les outils synchrones, l’unité d’échange est plus souvent la phrase ou le mot. Ces derniers sont habituellement utilisés pour comparer les outils d’une même catégorie (synchrone ou asynchrone), comme la messagerie instantanée et le texto du téléphone cellulaire dans l’étude de Ling et Baron (2007). Ces chercheurs utilisent le nombre de caractères pour montrer que la moyenne de caractères par message est plus importante avec la messagerie, du fait de la difficulté d’utilisation du clavier téléphonique qui encourage les abréviations. Si le courriel ou le forum sont des écrits numériques, ils restent plus proches de l’écrit traditionnel (Carnevale, 2006) et sont donc moins sujets aux abréviations que l’on trouve dans les outils synchrones comme la messagerie instantanée. Ainsi, une comparaison de nombre de mots entre ces outils semble moins probante qu’une comparaison de caractères ; si le caractère ne révèle rien de significatif sur le sens des messages, il reste néanmoins la plus petite unité symbolique qui témoigne d’une volonté de communication pour chacun des outils mentionnés. De plus, ayant précédemment défini l’institution comme une distance de corps physique, le caractère est la plus petite unité qui témoigne d’un engagement du corps physique, de manière consciente ou inconsciente, dans une démarche d’institutionnalisation de l’écrit à travers les outils de communication.

Nous avons donc comparé les moyennes de production de caractères des sujets par institution et par outil de communication, avec un test non paramétrique de comparaison de moyennes de Wilcoxon, dû à la taille (n = 16) de l’échantillon. L’analyse quantitative a été précédée des entretiens. Enfin, il faut noter que les formations ont été diffusées au-delà de cette expérimentation, avec des tutrices appartenant à chaque institution. Nous avons observé les formes de suivi mises en oeuvre, ainsi que l’usage des outils de communication.

4.5 Considérations éthiques

Sur le plan éthique, tous les sujets ont eu connaissance de la dimension expérimentale des formations et ont fourni, à titre volontaire, l’ensemble des traces de communication pour l’analyse. Ils ont signé un formulaire de consentement pour les entretiens et pour l’utilisation de leurs données, même si aucune procédure éthique n’était obligatoire. Seul le chercheur et le responsable de la recherche du département engagé dans chaque institution ont eu connaissance de l’identité des sujets. Après la réalisation des sessions de formations, les données ont été rendues anonymes en utilisant des prénoms de substitution. Les participants ont eu connaissance des résultats de la recherche grâce à la diffusion individualisée d’une note de synthèse, de même que les dirigeants de chaque école, pour qui les résultats de l’intervention ont donné lieu à un séminaire.

5. Résultats

Nous présentons trois types de résultats : 1) le traitement quantitatif de nos données ; 2) le résultat des mêmes formations réalisées à l’interne dans les institutions sans dimension de recherche et 3) des extraits d’entretiens réalisés avec les sujets de la formation.

5.1 Des échanges spécifiques

Comme le montre la figure 1, une première constatation dans ces données descriptives est que dans les deux institutions, le courriel et la messagerie instantanée ont été plus utilisés que le forum et le chat. Selon une deuxième constatation, les individus de l’institution Télécom-Paris, à l’inverse de ceux de l’institution Centre d’Études Supérieures Industrielles, ont utilisé le courriel et le forum, qui n’imposent pas de coprésence et permettent des interactions lentes, davantage que la messagerie instantanée et le clavardage qui, eux, demandent une coprésence et des interactions rapides.

Figure 1

Ensemble des données : nombre total de caractères envoyés au tuteur par les institutions en fonction des canaux de communication

Ensemble des données : nombre total de caractères envoyés au tuteur par les institutions en fonction des canaux de communication

-> Voir la liste des figures

Le test statistique non paramétrique z de Wilcoxon a été appliqué aux différents facteurs pour les outils les plus utilisés que sont le courriel et la messagerie instantanée. Il apparaît que la différence entre les institutions est significative pour l’utilisation de la messagerie instantanée (= 16 ; z = -2,415 ; p = 0,016). De plus, quand on regarde par école en comparant les deux outils, la différence entre courriel et messagerie instantanée est significative à Télécom-Paris (= 8 ; z = -2,521 ; p = 0,012) et pas au Centre.

5.2 Les formations post-expérimentales

Dans les sessions de formation suivant cette analyse et assurée par d’autres tuteurs, la tutrice salariée du Centre d’Études Supérieures Industrielles a utilisé la messagerie instantanée de la même manière que pour l’expérimentation, en fai- sant régulièrement et fréquemment le point sur les productions des apprenants. Elle a aussi utilisé le courriel, en général pour la coordination des binômes d’apprenants.

À l’inverse, la tutrice de Télécom-Paris n’a techniquement pas pu, malgré une préparation complète, se servir de l’outil MSN Messenger avec les apprenants. Le bilan initialement prévu de manière synchrone avec cet outil a été remplacé par un bilan en conférence téléphonique avec les binômes, mais ce dernier a été unique et n’a pas permis le type de suivi en continu comme par messagerie instantanée. De ce fait, le suivi s’est majoritairement déroulé par courriel. Enfin, notons qu’un an plus tard, la messagerie instantanée est encore utilisée par les participants à la formation ainsi que par d’autres salariés du Centre d’Études Supérieures Industrielles, alors que le même outil a été complètement abandonné à Télécom-Paris.

5.3 Les entretiens

Dans un premier temps, nous présentons des exemples de dialogues à propos de la façon dont les apprenants ont travaillé en équipe et ont perçu ce premier usage de la messagerie instantanée. Dans un deuxième temps, nous présentons des extraits d’entretiens à propos des usages des outils de communication des apprenants avec leurs réseaux personnels et, surtout, avec leurs étudiants.

Les apprenants ont choisi parmi plusieurs méthodes pour la réalisation du travail en équipe ; dans chaque institution, une tendance semble se dessiner. Céline, de Télécom-Paris, nous explique : Généralement on essayait chacune de faire le travail chez nous. Et puis on s’envoyait un email chacune avec ce qu’on avait fait. Donc ça c’était le premier exercice, je pense, en tout cas au début c’est comme ça qu’on voyait les choses. Bon et puis après, en gros il y en avait une des deux, on choisissait une des deux pour corriger et puis la deuxième pour faire la validation finale et puis envoyer au Centre d’Études Supérieures Industrielles. La messagerie instantanée a été utilisée pour négocier le contenu de la production à rendre. Par exemple, dans cet extrait, les apprenants tentent de définir les outils de support au module en ligne qu’ils sont en train de développer :

Plus spécifiquement, à propos de la messagerie instantanée, Céline, de Télécom-Paris, mentionne : Il n’y a pas de doute que cet outil favorise une communication spontanée et réelle, avec tous les inconvénients que cela suppose dans l’apprentissage des langues étrangères (lenteur dans la communication, erreurs grammaticales et d’orthographe…), mais aussi avec un avantage pour, je pense, des étudiants timides ou avec des difficultés relationnelles. Thomas, du Centre d’Études Supérieures Industrielles, explique : L’avantage probablement que moi, j’ai trouvé dans Messenger, c’est que tu contrôles plus le discours qui est prononcé. C’est-à-dire que la phrase, elle est telle qu’elle est, avant de l’envoyer, évidemment tu te relis et donc, tu sais exactement ce que tu vas envoyer. Enfin, Mylène, de Télécom-Paris, soulève un inconvénient de la messagerie instantanée par analogie avec le téléphone : Le problème c’est que c’est n’importe quand. Je n’aime pas qu’on m’appelle. Je n’ai pas envie de ca. Ça surgit dans la vie. Je déteste le téléphone : je n’aime pas déranger.

En ce qui concerne les usages des apprenants avec les technologies et leurs réseaux intimes, le téléphone semble le moyen privilégié, quelle que soit l’institution. Comme nous explique Nathalie, de Télécom-Paris : À ma mère, je téléphone plutôt que d’envoyer un mail. Encore, en ce qui concerne les amis proches : J’ai deux copines espagnoles avec qui on ne se voit pas souvent, mais on peut rester des heures au téléphone, c’est plutôt le fixe parce que c’est le soir. C’est la même chose pour Thomas, du Centre d’Études Supérieures Industrielles, et deux de ses amis les plus proches : J’en ai deux en l’occurrence qui sont plus que des frères pour moi. Donc eux c’est téléphone, parce que le courriel, je ne sais pas, ça ne marche pas quoi, ça ne marche pas, c’est trop anonyme, je pense qu’on a un besoin important de […] c’est quasiment physique quoi, de parler de sentir comment ça va, par téléphone. Pour ce qui concerne les relations plus professionnelles ou extérieures, le courriel ou l’écrit papier semblent privilégiés pour l’ensemble des sujets, comme par exemple pour Thomas au Centre d’Études Supérieures Industrielles : Si j’ai […] une relation dont je sais qu’elle est particulièrement tournée vers l’aspect professionnel, donc je vois un article qui le concerne dans son travail, qui parle de son entreprise, c’est vrai que je vais assez facilement faire copie et puis lui envoyer.

Enfin, le point le plus important concerne les outils pour les relations avec les étudiants. L’institution semble ici jouer un rôle. Par exemple, Nathalie nous explique : Moi je fais beaucoup aussi avec le mail. Pour les devoirs par exemple, ou pour la préparation de tests, j’ai un site, il a été fait il y a longtemps. J’ai fait la conception et mon collègue a fait le côté technique. Par exemple, j’ai créé l’exercice avec Word et j’envoie par mail. Après je corrigeais par mail, j’imprimais et je le donnais. On y arrive pas mal avec le mail. De la même manière, Céline, de Télécom-Paris, utilisait le forum avec ses étudiants déjà avant la formation : Cette année, j’ai eu deux forums. Donc, je leur ai dit qu’il fallait qu’ils interviennent au moins une fois par semaine sur le forum. Donc au départ, un élève lance un thème, il y a quelques menaces : ça fait partie de la note. Ça a marché plus ou moins, il y a une cinquantaine de messages sur les activités vues en cours […]. Parfois, je fais quelques petites interventions. Je ne censure absolument pas. Au Centre d’Études Supérieures Industrielles (CESI) à l’inverse, où un téléphone cellulaire est fourni avec la fonction d’enseignant, les sujets utilisent plus facilement le téléphone (portable) avec leurs élèves. Par exemple, Sophie, du Centre, nous explique : Moi si je veux quelque chose de ciblé, si je veux une réponse, ça va être le portable. Je vois mes candidats, professionnellement, au téléphone, maintenant je les appelle quasiment tous sur le portable. Mon but, c’est de perdre le moins de temps possible et de réussir à avoir le maximum de personnes au téléphone.

6. Discussion des résultats

En résumé, nos apprenants ont attribué plusieurs caractéristiques à la messagerie instantanée. Céline y voit une spontanéité plus importante qu’avec l’écrit, la rapprochant de l’oral. Mylène fait une analogie avec le téléphone pour exprimer le surgissement de l’autre, du fait de la coprésence, ce qui est aussi propre à l’oral. À l’inverse, Thomas associe à la messagerie instantanée un meilleur contrôle par rapport à l’oral, ce qui tendrait alors à le rapprocher de l’écrit. Ces interventions nous montrent combien la messagerie instantanée est un intermédiaire entre l’oral et l’écrit : les interactions rapides et spontanées qu’elle permet et l’irruption de l’autre dans la coprésence la rapprochent de l’oral tout en gardant le contrôle propre à l’écrit. Cela nous rapproche de la dimension orale des écrits numériques (Luzzati, 1991).

Positionnons maintenant les différentes interventions de nos sujets à propos des outils utilisés avec leurs réseaux sociaux, sur un axe allant de l’intime à l’inconnu relationnel (Figure 2) : le téléphone, outil synchrone et oral, est utilisé pour les relations proches, comme la famille ou les amis, alors que le courriel, outil asynchrone et proche de l’écrit, est utilisé pour les relations plus éloignées, comme les collègues de travail ou les relations extérieures.

Figure 2

Classement des cas relevés selon les réseaux sociaux et les outils de communication utilisés

Classement des cas relevés selon les réseaux sociaux et les outils de communication utilisés

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L’écrit aurait donc pour fonction d’institutionnaliser l’utilisateur afin de tracer une frontière claire avec les relations extérieures, quelles que soient les institutions. Cependant, dans leurs relations avec leurs étudiants, les sujets n’utilisent pas les mêmes types d’outils de communication : les apprenants du Centre d’Études Supérieures Industrielles favorisent le téléphone, synchrone, alors que les apprenants de Télécom-Paris favorisent le courriel et le forum, asynchrones. Cela nous rapproche du résultat qui porte sur l’utilisation de la messagerie instantanée dans nos institutions.

Nos résultats révèlent également que le courriel et la messagerie instantanée ont été plus utilisés que le forum et le chat. Nous pouvons justifier ce résultat par le fait que, quelle que soit l’institution, les apprenants ont préféré les outils offrant une certaine proximité et une certaine intimité de l’information, car ce sont des outils qui facilitent les communications privées (un à un), à la différence des autres outils, plus utilisés pour les communications publiques (un à plusieurs). En termes d’intégration des technologies de l’information et de la communication (TIC), les outils personnels, sur les postes des utilisateurs, semblent être préférés aux outils publics. Ce résultat va dans le sens de résultats de recherche précédents sur les variations de l’intimité dans les espaces virtuels (Beaudouin et Velkovska, 1999).

Ensuite, comme nous l’avons vu, les apprenants de Télécom-Paris ont significativement produit plus d’écrits numériques avec le courriel qu’avec la messagerie instantanée. Par contre, cette dernière a été significativement plus utilisée au Centre d’Études Supérieures Industrielles qu’à Télécom-Paris, mettant en valeur un effet de l’institution sur l’usage de la messagerie instantanée par rapport au courriel. Les résultats qualitatifs montrent que les apprenants de Télécom-Paris ont eu tendance à traiter le contenu par courriel, lors d’échanges de productions individuelles, alors que l’extrait d’échanges des apprenants du Centre d’Études Supérieures Industrielles montre une tendance à traiter et à négocier le contenu de manière synchrone avec la messagerie instantanée. Si l’on regarde les résultats de l’observation menée lors des sessions postérieures à notre expérimentation, la messagerie instantanée a été abandonnée à Télécom-Paris, alors que son utilisation a perduré au Centre. Tous ces résultats sont à mettre en relation avec les différences historiques et pédagogiques de ces deux institutions.

Durant son histoire, Télécom-Paris a favorisé la modalité écrite pour l’ensemble de ses échanges, notamment à travers une forte présence de journaux d’étudiants. De plus, la pédagogie magistrale a prédominé à Télécom-Paris, soutenue par l’usage de l’écrit. Au Centre d’Études Supérieures Industrielles, la tradition orale est restée dominante, en lien avec les régulations nécessaires à l’application d’une pédagogie institutionnelle. Cette opposition dans la directivité de la pédagogie utilisée serait donc soutenue par différentes utilisations des outils de communication : moins la pédagogie est directive et plus les outils de communication doivent permettre des interactions rapprochées afin de tendre vers une oralité ; au contraire, plus la pédagogie est directive et plus les outils doivent tendre vers des interactions lentes permettant une plus grande institutionnalisation dans l’écrit. Ce résultat va dans le sens de la théorie transactionnelle et du lien qu’elle propose entre structure d’une formation et dialogue sur cette structure (Moore et Kearsley, 2005) : plus la structure est forte et plus le dialogue peut être espacé ; plus la structure est négociable et plus le dialogue doit être rapproché.

D’un point de vue individuel, l’écrit permet d’institutionnaliser les individus pour les protéger face à l’inconnu, comme nous l’avons mentionné précédemment, et il permet aussi, dans notre cas, de renforcer la structure institutionnelle pour la conserver. À l’origine, Télécom-Paris avait pour vocation de développer et d’entretenir une élite restreinte, alors que le Centre d’Études Supérieures Industrielles avait une vocation de promotion sociale de masse. Dans ce sens, le second est né en opposition directe aux grandes écoles comme Télécom-Paris. Aussi, cela expliquerait probablement la place de l’oral et de l’écrit dans ces institutions et l’intégration de la messagerie instantanée : l’élite de Télécom-Paris aura plus à perdre à négocier sa structure que les anciens techniciens du Centre d’Études Supérieures Industrielles. Cela n’est pas sans nous rappeler le rôle de la langue légitime, chez Bourdieu (1982), qui a pour fonction de maintenir un pouvoir. Le prestige de Télécom-Paris est ainsi entretenu par son usage spécifique des outils de communication, ce qui n’a pas permis l’intégration de la messagerie instantanée.

Ainsi notre recherche montre que, dans les cas précis considérés, l’intégration d’une technologie a été déterminée par un facteur externe et non observable sur le plan individuel, facteur peu considéré dans les écrits de recherche : l’institution. L’histoire des institutions comme systèmes d’échanges a permis d’interpréter les schémas de communication des individus et a ainsi favorisé ou pas l’intégration d’une technologie. Ce facteur institutionnel tend à nous faire penser que l’intégration d’une technologie ne peut réussir que quand cette technologie ne vient pas remettre en cause un certain pouvoir dans l’institution.

7. Conclusion

Dans cette recherche, à partir d’une même formation d’enseignants diffusée dans deux écoles préparant au même diplôme, mais ayant des histoires et des valeurs opposées, nous avons mis en lumière le fait que la composante institutionnelle, au sens de système d’échanges implicite, serait déterminante, dans une certaine mesure, pour l’appropriation d’une technologie. Autrement dit, cette dimension institutionnelle jouerait un rôle important dans l’intégration d’une technologie de communication en éducation, et le changement qui en résulterait. Réciproquement, nous nous sommes demandé dans quelle mesure les technologies de l’information et de la communication pouvaient transformer les représentations de nos institutions. Il nous apparaît que l’institution semble être un objet de recherche digne d’intérêt pour étudier l’intégration des technologies de l’information et de la communication en contexte éducatif.

Dans le contexte de notre recherche, l’approche institutionnelle comme analyse historique des outils d’échange d’une organisation a permis d’expliquer l’échec de l’intégration d’une technologie. Cette illustration est difficilement généralisable en tant que telle, du fait de la spécificité des institutions engagées dans ce travail à une époque donnée de développement des outils de communication. De plus, le nombre de sujets était limité et sans contrôle possible de leur représentativité. En ce sens, si notre interprétation est probable, d’autres explications sont possibles, ce qui pourrait faire l’objet d’une étude complémentaire. Quoi qu’il en soit, en mettant en lumière une certaine tendance, ce travail ouvre des perspectives : l’institution pourrait être étudiée avec la même méthode historique pour d’autres aspects de l’intégration des technologies, par exemple pour les formats de conception de formations en ligne et à distance.