Corps de l’article

Maintenant, ma tresillustre maistresse, à voz parties reste defendre la querelle des honnestes femmes, et mienne. Car, quant à moy, je l’ai faict ensuivant ma puissance et scavoir.

Jehan Du Pré, Le palais des nobles dames, 1534[1]

Quant je pensoye à la dame sus dicte

[…]

Alors ma main nulle rien ne destient

Que la peine voulentiers ne soustient

Pour obeir à son commandement.

Symphorien Champier, La nef des dames vertueuses, 1503[2]

Au premier abord, ces deux citations semblent tout à fait typiques de la topique bien connue de l’humilité, qui scande les formules dédicatoires des écrits médiévaux à l’intention d’une destinataire de haut rang dont l’auteur fait l’éloge afin de gagner le mécénat. Elles pourraient apparaître comme l’expression on ne peut plus simple, par le poète, de ses piètres talents mis au service d’une dame puissante ; bref, il s’agirait de deux cas de rapport de force nettement définis entre le pouvoir aristocratique et la modestie cléricale qui se soumet volontiers à ce pouvoir. Un deuxième regard, pourtant, nous apporte une perspective plus complexe sur cet axe de communication tel qu’il se manifeste dans les textes eux-mêmes et, surtout, dans la présentation matérielle de l’ensemble de l’oeuvre qui relie le texte à son apparat paratextuel constitué de pièces liminaires, d’images et de pièces jointes[3]. C’est dans les divers constituants de cet apparat, ainsi que dans leur interaction avec le texte, que nous détectons une dynamique plus mobile et plus nuancée que le modèle unilatéral décrit plus haut. Nous proposons de qualifier cette dynamique de « circuit de pouvoir », une formule que nous empruntons à la réflexion sociologique de Stewart Clegg. En nous servant du modèle de Clegg, nous ne voudrions aucunement suggérer que le système du patronage médiéval peut s’identifier à la gestion d’une entreprise dans la société capitaliste actuelle. Nous visons plutôt à extraire de la pensée de Clegg quelques éléments pertinents permettant un renouvellement nécessaire dans notre appréciation des rapports entre écrivain et mécène, dans un échantillon d’oeuvres écrites à la louange des dames à la fin du Moyen Âge. Par ce projet-pilote, nous espérons favoriser une application plus large du modèle du « circuit » afin de faire valoir une élaboration plus fine des modalités et des enjeux des rapports poète-mécène eu égard au pouvoir, du point de vue de la mobilité des acteurs et d’un potentiel espace de négociation qui s’offre à eux, aussi bien, dans les cas plus problématiques, que du point de vue de la résistance.

Les circuits de pouvoir selon Stewart Clegg et leur pertinence pour l’étude des textes à la défense des femmes

Sociologue de formation, Stewart R. Clegg est actuellement professeur de sciences de la gestion à la University of Technology de Sydney (UTS)[4]. Il a contribué, par de nombreuses interventions, au champ pluridisciplinaire de la théorie des organisations[5], d’où son intérêt — marqué et soutenu — pour les relations de pouvoir. Contrairement à la tradition hobbesienne (d’où proviennent — du moins selon Clegg — des théoriciens contemporains tels que Steven Lukes), il s’oppose à l’idée d’un pouvoir structuré, centralisé et souverain, et préfère un modèle machiavélien, selon lequel est privilégié le contexte concret de la mise en jeu du pouvoir en tant que phénomène localisé et décentralisé ; cette approche correspond à une mise en pratique pragmatique plutôt qu’à une théorisation abstraite (FP, 21-38). Dans une lignée qui remonte, au xxe siècle, à Antonio Gramsci et à Sheldon Wolin, et surtout sous l’influence, dans les années 1980, de Michel Foucault, Clegg promeut l’idée d’un pouvoir pluridimensionnel : « discourse is central ; power is not a thing but a relation of flows[6] ». À partir de ces « courants », il érige la théorie, dans Frameworks of Power, des « circuits de pouvoir » : à la place de relations strictement hiérarchisées, il propose des réseaux de rapports dans et par lesquels les acteurs se trouvent souvent dans des situations peu stables[7]. Le cadre de son analyse du pouvoir épouse « a conception of organizations as locales in which negotiation, contestation and struggle between organizationally divided and linked agencies is a routine occurrence[8] » (FP, 249). Il ne s’agit donc nullement du pouvoir en tant que série d’opérations stériles, mais d’un processus vécu à travers lequel les acteurs se mettent à négocier et renégocier le règlement de leurs échanges. Le modèle de Clegg admet une souplesse particulière : les rapports de force se tissent à plusieurs niveaux dans le circuit. Pour Clegg, il existe une structure de domination qu’il nomme « dispositional power » (FP, 215) et que nous traduisons par « pouvoir de configuration », c’est-à-dire un ensemble de règles qui fondent la réalité. Au-dessus de cette strate, on trouve du jeu dans le règlement des échanges, la possibilité d’une acception plus libre des codes stricts. Cette latitude gît dans la discrétion stratégique (« discretionary strategic agency » ; FP, 250) concédée à l’acteur subordonné ; cette marge de manoeuvre octroie à celui-ci une part de créativité dans la réalisation de son rôle dans le système. Cette taxinomie a été critiquée comme alambiquée[9] ; toutefois, elle reste utile à notre propos, pour plusieurs raisons. Bien que la théorie n’ait été élaborée que dans les années 1980, Clegg lui-même évoque sa dette envers la pensée de Machiavel, qui commentait la contingence et les stratégies du pouvoir dans le cadre curial prémoderne. Ils cherchent, tous deux, à pénétrer les structures formelles, à aller au-delà de l’apparence des rapports de pouvoir, pour atteindre la réalité plus mobile de négociations tactiques. Il nous incombe de faire de même pour le mécénat au Moyen Âge tardif. De plus, la conceptualisation de plusieurs niveaux de pouvoir fournit un modèle qui comporte et la possibilité d’une liberté plus large que l’on n’aurait pensé pour l’écrivain médiéval et le risque que tout exercice de cette latitude encourt la résistance de la part du mécène. Les circuits de pouvoir nous donnent, alors, l’occasion de recalibrer cet axe de communication dans un cadre d’analyse qui évite, d’une part, une structuration excessive des rapports, ce qui réduirait les rôles des deux actants à ceux de produits générés par une structure, et, d’autre part, une structuration insuffisante, qui les considérerait comme les auteurs autonomes de leurs propres identités.

Pourquoi choisir des textes de la querelle des femmes pour mettre à l’épreuve l’utilité de cette théorie ? Comme nous l’avons déjà indiqué ci-dessus, ce corpus n’a pas encore bénéficié de l’intérêt critique récent pour la complexification des rapports entre écrivain et mécène au Moyen Âge. En effet, pour la plupart de ces textes, surtout dans ceux où la destinataire est une dame, on a peu interrogé ces rapports. On a négligé la possibilité d’un dynamisme qui rendrait les rôles du suppliant et de la dédicataire plus intéressants ; on a aplani la communication en réduisant le statut du poète à celui de simple transmetteur d’un discours conventionnel, voire banal, sa subjectivité à lui ne prenant aucune part dans l’échange, si ce n’est pour tirer profit de cet exercice langagier et pour faire la preuve de sa virtuosité dans le domaine de la rhétorique épidictique[10]. Par contre, la critique a pris grand soin de reconnaître chez Guillaume de Machaut ou Jean Froissart des interactions passionnantes et créatrices, d’une part, entre l’écrivain et son public, surtout dans la composition matérielle de l’oeuvre de Machaut[11], et, d’autre part, entre les différents niveaux textuels où l’auteur joue avec son identité et celle de son destinataire — par exemple, celle d’un Jean de Luxembourg, dans Le Jugement dou roy de Behaingne[12] — et multiplie les personae représentées dans le récit[13]. Dans le domaine du discours proféminin, on a également accordé une attention minutieuse, et bien méritée, à l’adresse avec laquelle Christine de Pizan manipulait la présentation de son je en fonction de son destinataire dans ses manuscrits lorsqu’il s’agissait de cultiver son pouvoir d’écrivain et de profiter de la puissance d’une Isabeau de Bavière ou d’un Guillaume de Tignonville pour rendre public le débat sur Le Roman de la Rose dont elle abhorrait l’obscénité et la misogynie[14]. On a eu tendance à traiter Christine comme un cas à part, et non sans raison, puisqu’elle était la première femme à prendre la plume à la défense des femmes[15]. Cependant, une conséquence imprévue de cet intérêt est qu’on a, du même coup, dévalorisé les plaidoyers écrits par des hommes, en leur déniant la possibilité des jeux de pouvoir (même ludiques), en vertu de la présupposition que tout doit être sérieux, simple, sincère, même un peu facile[16].

Cet article se consacrera à trois études de cas où la concrétisation du texte dans un acte de publication matérielle (le manuscrit ou l’imprimé), le moment de publication et/ou la construction des rapports avec un public visé seront examinés avec une attention toute particulière, en termes de pouvoir. Nous commencerons par une dédicace apparemment élémentaire : Jehan Du Pré présente son Palais des nobles dames (1534) à Marguerite de Navarre, que la noble dame, soeur de François Ier ainsi que grande écrivaine elle-même, accepte. Le modèle de Clegg nous aidera à repérer une communication plus subtile entre les deux partis, où le poète profite du topos de la modestie affectée pour promouvoir une « puissance » artistique concrétisée dans sa représentation de la dédicataire dans la fiction de son voyage autour d’un palais qui héberge dans chaque chambre des assemblées de dames célèbres puisées dans toute l’histoire. Pour entrer plus avant dans les complexités et, surtout, dans les risques de l’exercice de la discrétion stratégique, nous nous pencherons ensuite sur deux cas de réception malheureuse : le don de la Nef des dames vertueuses de Symphorien Champier à Anne de France en 1503 et l’offre du Champion des dames de Martin Le Franc à Philippe le Bon vers 1442. La Nef nous amènera à réfléchir sur les décisions de l’auteur, mais aussi sur la marge de manoeuvre dont jouissent d’autres acteurs investis dans la publication d’un livre et sur l’influence des circonstances entourant la parution d’un ouvrage. L’importance de ce dernier facteur apparaît clairement dans les publications successives du Champion. Nous y examinerons les jeux de pouvoir qui ont probablement défavorisé sa première présentation au duc de Bourgogne, mais qui ont pu faciliter sa réception réussie une dizaine d’années plus tard.

Jeu de pouvoir dans les rapports entre auteur et dédicataire dans Le Palais des nobles dames de Jehan Du Pré

Relevons comme point de départ textuel deux éléments de la dédicace de Du Pré qui figure dans les deux extraits mis en exergue du présent article :

Maintenant, ma tresillustre maistresse, à voz parties reste defendre la querelle des honnestes femmes, et mienne. Car, quant à moy, je l’ai faict ensuivant ma puissance et scavoir.

PND, 95

Premièrement, on remarque la touche d’ironie de l’addendum « et mienne », qui ne signale pas seulement que l’auteur bien avisé a embrassé la querelle en faveur des femmes comme porte-parole ou avocat littéraire, mais, en plus, que dans l’acte même de défendre le sexe féminin il plaide sa propre cause comme écrivain à la recherche du mécénat de Marguerite de Navarre. Le centre d’intérêt se déplace de la cible, le mécène désigné, à l’auteur de ce choix ou, plus précisément, et pour relever le second élément à noter, l’accent est mis sur la « puissance et scavoir » du suppliant. Ainsi, la fausse modestie de celui qui se clame dépourvu des compétences nécessaires à accomplir la tâche laisse transparaître, à deux reprises, l’affirmation de son habileté poétique. Il faut voir dans cette réitération un exercice de discrétion stratégique. Dans le contexte de la querelle des femmes, un aveu d’impuissance à faire honneur aux dames dignes de louange équivaut à une affirmation de l’infinitude des dames vertueuses et donc à une revendication positive. Il en va de même avec le « scavoir » : ses limites supposées n’ont aucune importance puisque l’essentiel reste que ce savoir s’inscrit sous le signe de la vérité, du côté des femmes, bref : qu’il souligne la « bonne » affiliation du poète. Le terme « scavoir » se rapporte également au savoir-faire artistique. Du Pré rend compte du talent poétique bien connu de Marguerite dans son poème ; il profite aussi du jeu littéraire pour promouvoir sa propre habileté par un subtil clin d’oeil en décernant à Marguerite le « guydon » de « la sale où sont les Dames ennoblies par sciences tant liberales que mechanicques » (PND, 93). Quelques-unes d’entre elles offrent au narrateur, comme au prince d’un puy, leurs oeuvres brillantes (par exemple, des épîtres en latin), mais c’est Marguerite qui reçoit l’éloge le plus glorieux et qui vient couronner la liste des dames distinguées :

Donc, prens couraige à vouloir entreprendre

De vous escripre au present catalogue,

Comme la Dame qui a le bruyt et vogue.

PND, v. 1517-1519

C’est elle qui finit en tête, mais c’est lui qui régit la compilation dudit catalogue. Dans cette dynamique ludique, Du Pré va même jusqu’à dévoiler le principe de base qui autorise ce jeu de la part d’un avocat des dames lorsque son narrateur-personnage observe :

Car en matieres de grant et hault valoir,

L’on considere dessus tout le vouloir.

PND, v. 4291-4292

La bonne intention (« le vouloir »), laisse-t-il entendre, rend légitime la forme, quelle qu’elle soit, dans laquelle cette intention se manifeste. Cette remarque astucieuse graisse la machine et permet aux rouages de tourner dans le circuit de communication qui unit, du moins en apparence, poète et mécène dans des rapports de connivence, sous-tendus par un fond de pouvoir de configuration qui reconnaît la réalité de l’éminence de la destinataire. Il ne faut jamais négliger la réalité ; les rapports de force s’actualisent dans un lieu concret et à un moment précis dans l’histoire. Les gravures qui accompagnent le texte dans les exemplaires de l’édition qui nous reste agissent toutefois à l’inverse[17] : leur esthétique classicisante encourage une lecture « atemporelle » des habitants du palais, tandis que le texte, dans le récit aussi bien que dans la pièce liminaire, réalise pour ainsi dire la localisation pragmatique du circuit de pouvoir[18].

Selon Clegg, les facteurs contextuels introduisent de l’incertitude dans les organisations dirigées par des principes. Les voies du pouvoir sont évidentes, mais sa régulation n’est pas préétablie dans son intégralité ; de l’espace se crée pour admettre l’insinuation du doute à l’égard de la règle à appliquer ou de la manière de la mettre en pratique. Cela fait du pouvoir une maîtrise de l’incertitude, non pas en vue de la détruire ou de la dompter, mais dans le dessein de la manier. Cette manipulation a un double objectif : non seulement éviter que cette incertitude ne menace l’ordre établi, mais encore exploiter tout aspect fructueux de cette incertitude[19]. Pour Du Pré, la production d’une identité narrative dont les manoeuvres humoristiques génèrent de l’ironie inattendue ne fait que mettre en valeur son respect envers le statut de la dédicataire ; le système reste stable. Mais l’incertitude constitue un risque, pour ceux qui gèrent le système autant que pour ceux qui souhaitent pouvoir manoeuvrer dans ses interstices. L’acteur subordonné qui emploie mal cette latitude s’expose à provoquer une situation où le circuit ne se referme pas sur lui-même, il encourt le danger, pour reprendre les termes de Clegg, qu’une « résistance » se produise.

Une transgression des règles du jeu : La Nef des dames vertueuses de Symphorien Champier

Il semble qu’une telle erreur de jugement entraîna l’échec de la réception de la Nef des dames vertueuses auprès d’Anne de France. Cette Nef comprend un catalogue de femmes (dit « la fleur des dames »), un « régime de mariage », des « prophéties des sibilles » et un traité néoplatonicien (« le livre de vraye amour »). À travers ces quatre livres, Champier érige l’image d’une femme idéale, dotée de qualités exquises, mais sa perspective globale fait preuve d’un certain conservatisme patricien, et même de condescendance, qui s’accorde mal avec son projet pro-féminin. Comme l’a bien montré Renée-Claude Breitenstein, La Nef, au moyen de divers dispositifs de la rhétorique de l’éloge dans ses pièces liminaires, dresse un portrait flatteur de la duchesse de Bourbon, dédicataire de trois des quatre livres, comme « détentrice d’une grande influence dans la sphère publique[20] ». Le « régime de mariage » est dédié à la fille de la duchesse, Suzanne. Il est probable que c’est l’image de la princesse promue dans ce livre qui a déplu à une mère soucieuse de lancer sa fille dans le monde curial et qui a provoqué le refus de l’oeuvre. Cette image est peu flatteuse : en dépeignant les femmes face à leurs détracteurs, Champier remarque qu’elles sont « comme des brebiz devant le loup », muettes, peureuses et ignorantes :

… pour ce que les femmes sont comme les brebiz devant le loup, et communement ne visitent pas les escriptures à eulx savoir deffendre, et pour ce ne sonnent mot, l’on dit ces maulx estre venus d’elles.

NDV, 56-57[21]

Son « regime de mariage » est imprégné de la pensée patriarcale. Malgré certaines têtes de chapitre qui semblent prôner une perspective égalitaire, comme dans le chapitre intitulé « comment la femme ne doit jamais delaisser son mary ne le mari la femme » (NDV, 131), le sens global réduit l’activité féminine à l’accomplissement des obligations domestiques et à la reproduction.

Une telle représentation des capacités féminines ne s’accorde guère avec le portrait qu’esquisse Anne de France dans le traité qu’elle compose à l’intention de sa fille entre 1503 et 1505, un traité qui était sûrement en préparation lors de la présentation de la Nef. N’agissant aucunement comme une « brebiz », Anne rédige un manuel pratique, Les Enseignements, le lendemain de la mort de son mari, Pierre II de Bourbon, et la veille du mariage de Suzanne avec Charles de Montpensier[22]. S’adressant à sa fille en tant qu’héritière du rôle de première dame de la cour de Moulins, Anne met l’accent précisément sur la nécessité, pour une femme de cour, de pouvoir manier la langue avec intelligence afin d’exercer son autorité dans ce domaine. Lorsque Champier traite de la parole féminine, il n’énumère que des stéréotypes négatifs : il faut se garder d’être « affaitées parleuses », « caquetes », et porteuses de « faulz rapors parolles deshonnestes ».

Mais sus toutes chose garde bien toy princesse ou dame de renom que tes filles ou damoyselles ne soyent pas affaitées parleuses. […] tu trouveras faulx rapors parolles deshonnestes mensonges detractions envies amertume […].

NDV, 160-161

Pour Anne, par contre, le pire serait de se taire ou de retenir sa langue :

Aussi n’est-il pas beau à femme de façon estre morne ne trop peu enlangagiée. Car, comme dit Ovide, telz femmes, quelqu’autre perfection qu’elles aient, ressemblent à ydolles et ymaiges painctes, et ne servent, en ce monde, que d’y faire umbre, nombre et encombre[23].

Exprimer son honneur signifie savoir communiquer avec confiance « car la plus noble chose que Dieu aye mise en créature, c’est la parolle[24] ». Champier essaie d’imposer une image de la jeune femme de cour qui ne convient pas à la duchesse. Pratique, pragmatique, politiquement engagée, cette femme résiste à cette représentation imposée. On peut rapprocher ce geste de ce que Clegg décrit comme « a major strategy for resistance will always be to try to resist the meaning in which one is being implicated by the other’s moves[25] » (FP, 261). Champier transgresse les règles du jeu de représentation engagé par la duchesse, qui veut se servir de ce pouvoir pour projeter la réalité sociale qu’elle souhaite pour sa fille. Anne met en évidence cette transgression en résistant aux valeurs et au rôle que l’auteur associe à Suzanne, et donc par son refus de l’oeuvre offerte. Faut-il pour autant voir dans ce refus un échec complet ? Pas du tout. Bien que ce circuit-ci ne parvienne pas à se clore, l’édition de l’oeuvre touchera un autre public, en ouvrant un circuit nouveau. Comme en témoigne une lettre de Gonsalvo Toledo, ami de Champier, en 1508, la Nef connaissait du succès hors du milieu curial parmi un public féminin urbain à Lyon et, plus tard, à Paris[26].

Dans le cas de Champier, on pourrait parler d’un abus ou d’une mauvaise évaluation de la discrétion stratégique accordée à l’auteur. Toutefois, l’écrivain n’est pas le seul à détenir ce pouvoir de représentation. Dans le contexte de l’édition prémoderne, il faut reconnaître le rôle actif du libraire et de l’imprimeur dans la publication, et donc dans la définition du sens de l’ouvrage[27]. Par exemple, comme l’a remarqué Breitenstein, dans l’édition princeps de la Nef, l’iconographie héraldique désignant Anne de France comme dame de prestige orne la page du titre dans une gravure montrant l’auteur offrant son livre à la dédicataire[28]. Ces intervenants supplémentaires dans le circuit de communication, chacun détenteur d’un certain pouvoir de représentation, sont multipliés dans la production manuscrite. C’est à un circuit de pouvoir bien perturbé que nous aurons affaire dans notre dernière étude de cas, soit la tradition manuscrite du Champion des dames de Martin Le Franc.

Interventions multiples dans le circuit de pouvoir : Le Champion des dames de Martin Le Franc

L’histoire de la réception du Champion est fort complexe. Il nous reste neuf manuscrits, datés de v. 1442 à 1481, et deux éditions[29]. Ce sont les deux premiers manuscrits de présentation, tous deux adressés à Philippe le Bon, qui nous occuperont ici. Pour autant que nous le sachions, la toute première copie (maintenant Bruxelles, Bibliothèque royale, MS 9466) fut refusée, vers 1442[30]. Il s’agissait d’un livre peu enluminé (deux miniatures exécutées) et provocant pour son dédicataire bourguignon en raison de son contenu textuel : une double louange de Jeanne d’Arc (qu’il avait livrée aux Anglais) et du concile de Bâle (duquel il avait retiré ses prélats en 1438[31]). En 1451, un deuxième manuscrit (Paris, Bibliothèque nationale de France, MS f. fr. 12476[32]) témoigne d’une réception réussie. Ce manuscrit inclut un programme iconographique de 62 miniatures d’histoires de femmes renommées ; il est en outre assorti d’un court poème qui fait réponse au Champion et qui souligne la polémique ecclésiastique du premier manuscrit à titre de publicité, en mettant en vedette les éléments les plus controversés. Livre se plaint à son Auteur :

Item, tu as esté a Basle ;

Pour tant, comme a Basilien

Condempné a la triquebale,

On m’a rompu bas et lyen.

CLCD, v. 229-232

C’est donc une vraie énigme que ce deuxième manuscrit ait été accepté dans le contexte politique d’un duc s’opposant farouchement aux réformes conciliaires et à l’anti-pape Félix V[33], au point d’interdire la circulation dans ses pays de toute indulgence, dispensation, pardon ou lettre en provenance de Bâle[34].

La question centrale concerne l’exercice stratégique de la mesure de discrétion concédée à l’auteur. Les termes de cette marge de liberté sont à la fois créés et suivis par le texte. L’auteur compose les règles du jeu auxquelles il obéit, ou prétend obéir. Dans le prologue au Champion, Le Franc souligne l’aspect divertissant de son oeuvre :

Mais ce ay je dit pour la loenge que vous avez de sçavoir employer et partir le temps en prenant honneste esbatement es poesies et fictions amoureuses, aprez ce que partez de l’abisme des soings et des besongnes mondaines.

CD, 5

Destiné à servir d’« honneste esbatement en poesies et fictions amoureuses », le poème détournerait le duc « des soings et des besongnes mondaines ». Astucieusement, le poète prépare le terrain pour une double lecture : celle, ouverte, qui ne vise qu’à amuser au moyen d’histoires de femmes légendaires et d’amour, et celle, couverte, qui profite du principe de la « poésie » au sens médiéval, soit l’allégorie, et qui dissimule, sous un voile plaisant, un noeud didactique. Ici, cet enseignement consiste en ce que le duc renvoie ses prélats à Bâle. Refusant d’accepter ce conseil, résistant au sens qu’il impose, Philippe rejette l’oeuvre. Cependant, lors de sa deuxième présentation, quoique les règles de base n’aient pas changé, le contexte, lui, s’est modifié, et le concile a pris fin en 1449[35]. En 1451, le duc de Bourgogne se voit en mesure de reconnaître et d’approuver les libertés prises par l’auteur pour deux raisons : d’une part, la transformation matérielle du cadre de présentation a ajouté au texte une série d’images qui appuient la dimension de délassement, comme les miniatures d’une Didon dévorée par les flammes ou d’une Portie avalant du charbon[36] ; d’autre part — et cet aspect est crucial —, la critique politique, voire ecclésiastique, mobilisée par le poème a perdu sa force, puisqu’elle n’est plus d’actualité[37]. Clegg introduit une distinction utile entre « pouvoir » et « autorité » pour nuancer le pouvoir effectif de la discrétion auctoriale. En fait, conclut-il, ce qu’on accorde à l’acteur subordonné dans un système, si ce système continue de fonctionner avec son pouvoir de configuration intact, c’est de l’autorité plutôt que du pouvoir :

The problematic of « power in organizations » centres not on the legitimacy or otherwise of subordinates’ capacities […] but on the myriad practices which inhibit authorities from becoming powers by restricting action to that which is « obedient », not only prohibitively but also creatively, productively[38].

FP, 251

En 1451 on peut laisser libre cours aux arguments pro-conciliaires de Le Franc — lesquels, à un autre moment, seraient apparus comme subversifs, illégitimes, du point de vue bourguignon — parce qu’ils n’ont plus que le statut de critique après coup. Pareillement, la réception réussie du manuscrit semble promouvoir la créativité, la production, au lieu de la limiter.

Une perspective plus nuancée sur les rapports de mécénat dans la querelle des femmes

En guise de conclusion, ces trois exemples de rapports de mécénat différents dans la querelle des femmes signalent, par leur différence même, qu’il faut développer une appréciation plus mobile de cet axe de communication et de sa dynamique. Le cas du Palais souligne qu’on n’a pas à chercher des situations de contestation ou de lutte pour repérer des jeux de pouvoir palpitants. Pour revenir aux deux citations placées en exergue de cet article, on peut déduire, grâce au modèle des circuits de pouvoir, le caractère plus nuancé d’expressions apparemment toutes simples d’obéissance et de puissance restreinte chez l’auteur. Les règles du jeu se montrent plus ou moins susceptibles de souplesse, qui provient d’un exercice de discrétion stratégique de la part de l’auteur, ou bien d’autres acteurs dont les manoeuvres concourent à constituer et l’oeuvre elle-même dans sa matérialité et l’opération de négociation entre le suppliant et le dédicataire. Ces processus variés, vus dans l’optique de la théorie de Clegg, nous amènent à repenser la nature même du pouvoir ; au lieu d’être réifié dans un cadre fixe, il existe « as a phenomenon which can be grasped only relationally […]. [People] “possess” power only in so far as they are relationally constituted as doing so[39] » (FP, 207). Les écrivains de la fin du Moyen Âge semblent avoir eu conscience des possibilités d’une telle conception des rapports de pouvoir, même s’ils n’ont pas toujours réussi à en respecter les limites. Dans le domaine de la défense des femmes, les stratégies d’échange entre écrivain et dédicataire incluent la connivence, l’intrigue politique et le développement de l’auteur et du mécène en tant que rôles narratifs — points d’intérêt jusqu’à présent ignorés ou méconnus dans ces textes. Les cas de Du Pré, de Champier et de Le Franc montrent de manière convaincante qu’il ne faut pas sous-estimer la « puissance et scavoir » de nos écrivains prémodernes qui s’engagent dans des circuits de pouvoir pour « defendre la querelle des honnestes femmes »… aussi bien que la leur[40].