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Le cinéma brésilien contemporain tend à privilégier des modes narratifs et des modes de construction du rapport au monde dans lesquels la voix acquiert une fonction centrale. Qu’il s’agisse d’une interview dans un documentaire ou de la parole de personnages incarnés par des acteurs, la voix joue un rôle capital en tant qu’expression de la « parole directe » d’un sujet. Ainsi, dans les films de fiction, on observe de nombreux exemples dans lesquels la voix off se superpose à l’image pour raconter une partie de l’histoire, pour la commenter ou encore pour en anticiper le déroulement. Ce mode d’intervention s’est répandu dans les styles les plus divers — dans les films inscrits dans la tradition du film noir, dans les drames sociaux ou familiaux et dans la comédie également — et sous des formes tout aussi variées : mémoire qui se dévoile, journal de bord du metteur en scène, biographie.

Par la fréquence de son utilisation et par la variété de ses fonctions, cette voix met le cinéma brésilien actuel en rapport direct avec le cinéma moderne des années 1960-1970, dans lequel ce procédé a connu un essor particulier. Au cours de cette période, il fut en effet exploité avec beaucoup d’originalité dans des films ayant eu une portée non négligeable, où l’on explorait la possibilité de créer de nouveaux rapports entre la voix et l’image. Dans certains de leurs films, Glauber Rocha, Júlio Bressane, Leon Hirszman, Rogério Sganzerla et Arthur Omar ont même poussé cette exploration jusqu’à la dissonance. Le cinéma plus récent a su tirer parti de cette expérience, comme le montrent les films Miramar (Júlio Bressane, 1997) et Cronicamente inviável (Sérgio Bianchi, 2000). La voix off a également pu constituer une expression plus aiguë de la crise du sujet ou de la difficulté même de « dire » le monde, comme c’est le cas dans Estorvo (Ruy Guerra, 2000).

Dans la grande majorité des cas, cependant, cette voix assume une fonction plus pédagogique et sert de support à des opérations facilitant l’articulation narrative ou permettant l’apport d’information, ainsi qu’on peut le voir dans certains films dont la réalisation entretient des relations étroites (du point de vue esthétique ou sur le plan de la production) avec les expériences menées dans des séries pour la télévision, telles que celles dirigées par Guel Arraes et Jorge Furtado. La voix off est ici destinée à assurer la fluidité du récit et à y ajouter une note de décontraction propre à la conversation intime ; elle est alors presque toujours incarnée par des acteurs populaires possédant un grand charisme. Cette parole « naturelle » adressée aux spectateurs prend la forme d’un protocole de communication aux règles claires, aussi bien en ce qui concerne l’action que la pensée.

Dans le présent article, je me limiterai à l’étude de trois exemples de ce qu’on appelle le cinéma grand public en ayant recours à des films dans lesquels la voix dit « je » et raconte sa propre histoire : La Cité de Dieu (Cidade de Deus, Fernando Meirelles et Kátia Lund, 2002), L’homme qui copiait (O homem que copiava, Jorge Furtado, 2003) et Le Rédempteur (Redentor, Cláudio Torres, 2004) [1].

Ce sont des cas dans lesquels on peut établir un lien entre la voix off, en tant que porteuse du discours du sujet « en situation », et le contexte social. Les trois films choisis traversent un champ de tensions marqué, d’une part, par la violence, le développement du marché illicite de la drogue, la délinquance patronale et l’hégémonie de la consommation et, d’autre part, par la crise de l’État-nation et la crise de la famille. Je m’attacherai particulièrement à un motif récurrent dans le cinéma de cette époque, qui fut caractérisée par une reprise de la production cinématographique : la figure du ressentiment [2]. Cette figure représente toutefois, il faut le préciser, des personnages qui cherchent des issues, une voie d’action positive leur permettant de retrouver l’estime de soi. Ils avancent sur un terrain glissant et les films se servent de la voix off, non sans ironie, pour atténuer les aspects les plus brutaux des expériences montrées (il faut bien rogner les aspérités du tragique). Dans les trois films prévaut la confrontation entre le pouvoir de l’argent et la loi du père (absent ou impuissant), dans des intrigues dominées par l’intérêt et l’arrivisme social et desquelles toute conclusion harmonieuse est exclue. Mais dans chacun des films, le thème de l’ascension sociale ou du chacun pour soi fait appel à de nouvelles configurations des figures opposant le hasard et la nécessité, où contingence et coups de chance sont fonction d’un jeu de probabilités pouvant être associé à une intervention discrète ou explicite de la Providence.

Dans La Cité de Dieu, le narrateur est un adolescent timide, bien que perspicace, dont la voix et l’action composent un manuel de survie en temps de guerre à l’usage de ceux qu’on appelle au Brésil les « soldats » (ou capitaines) du trafic de la drogue. Ce sont des jeunes, des enfants, dont la participation à un réseau clandestin leur procurant des gains immédiats et les destinant, presque toujours, à une mort précoce, constitue un mode d’intégration à la société. Dans L’homme qui copiait, le narrateur principal est un fonctionnaire malheureux vivant dans un monde de désirs insatisfaits, qu’il décide de quitter en imaginant un coup fumant qui, bien que maladroit, lui permettra de s’enrichir rapidement. Dans ce cas, les commentaires en voix off du narrateur constituent un manuel d’ascension sociale pour le moins ironique, fondé sur un sens pratique excluant toute interrogation d’ordre éthique. Dans Le Rédempteur, c’est la voix de la classe moyenne qui est mise en évidence par l’entremise d’un narrateur défunt qui, d’emblée, pose des questions éthiques et théologiques devant une indigence sociale — caractérisée par l’inégalité, le leurre et la corruption — qui, on le verra plus tard, ne l’avait jamais préoccupé de son vivant. Obsédé par la rédemption de sa famille ruinée, il est le héros d’une fable morale qui laissera en héritage à ses survivants un manuel du ressentiment décriant le règne de l’argent et la dissolution de la famille patriarcale.

Tous ces films s’attardent à la crise des valeurs contemporaines dans le cadre d’un projet qui vise à concilier les préoccupations de l’auteur et le cinéma de genre, la réflexion et le divertissement. La Cité de Dieu est un drame naturaliste qui met l’accent sur la virulence du symptôme et se présente comme un « film d’action » centré sur la guerre du trafic de la drogue. Il condense l’oeuvre de Paulo Lins (1997), traversée par la même expérience sociale, mais sur la base d’autres critères, qui permettent une observation plus aiguë du contexte et une approche plus nuancée de la galerie de personnages mis en scène. L’homme qui copiait est ce qu’on appelle une comédie romantique qui suit les règles classiques (shakespeariennes) de composition du genre, mais selon un schéma « pervers » qui détourne ces règles et nous amène sur le terrain de la transgression par le recours à un hold-up et à un parricide. Ainsi, le film se penche sur les enjeux de ce parcours pouvant mener à un happy end, nous présentant des valeurs morales tout aussi mouvantes que sont sombres les personnages constituant des obstacles à ce happy end, et mêlant inextricablement le vraisemblable et l’absurde, procédé typique aux jeux de langage de Jorge Furtado. Le Rédempteur, en tant que spectacle, est un opéra en prose, un film qui travaille dans l’abîme qu’il creuse entre la grandiloquence (visuelle) et les traits effacés du héros dont le débit de voix s’ajuste au caractère privé de son projet de rédemption du père. Il en résulte un accord entre les voix et les images, lesquelles s’inscrivent dans la tradition des drames familiaux où l’on reconnaît le rôle décisif de l’argent et de la propriété (comme chez le dramaturge Oduvaldo Viana Filho), mais l’atmosphère nous rappelle plutôt le théâtre de Nelson Rodrigues et le cinéma d’Arnaldo Jabor.

La voix dans La Cité de Dieu (Fernando Meirelles et Kátia Lund) : le manuel de survie

Dans La Cité de Dieu, l’échange de paroles entre Fusée (Busca-Pé) et le public représente nettement un contrepoint aux scènes de violence qui marquent le film ; la voix off donne au spectateur l’occasion de respirer, de faire le point, de recevoir de l’information. Le personnage traduit les codes du monde où il a grandi, il porte le legs d’une communauté, et bien qu’il soit une figure fragile et singulière, il exprime le sens commun partagé par les habitants de la Cité de Dieu. Le film lui confère une espèce d’aura en faisant de lui un être d’exception, une force propre aux funambules, c’est-à-dire à ceux qui vivent à la limite et qui, pourtant, possèdent le talent qui leur permet d’en réchapper.

L’entreprise de Fusée pour vaincre l’enchaînement de la violence ne dérive pas des conseils qu’il reçoit ni de son adhésion à un groupe engagé à combattre cette violence, mais de son attitude pragmatique, qui résulte des leçons de vie que la sensibilité de cet être timide lui a permis de tirer de ses expériences. Par peur, entre autres raisons, il refuse les impératifs des plus forts et les codes qui régissent l’univers de la bande, terrain propice au culte de la virilité, à la provocation, à l’idéologie de l’affrontement, dont plusieurs se font un point d’honneur. Par ailleurs, il n’affiche pas une attitude reflétant la morale des « hommes de bien », pas plus qu’il n’obéit à des normes sociales établies.

Dans ce film, Fusée est le maître de la voix, mais il n’est pas le héros du spectacle. C’est le type discret qui court des risques, mais reste en dehors de l’engrenage. Dans la mémoire du spectateur, la figure la plus forte, qui incarne un type de personnalité marqué sur le plan social, demeure celle de Petit Dé (Zé Pequeno). Compte tenu du choix de Meirelles, qui opte pour un naturalisme imprégné de fortes émotions, c’est Petit Dé qui s’impose par sa violence et sa parole. Celle-ci s’exprime dans un langage propre à Petit Dé, mais aussi aux autres personnages, dont la caractéristique principale est le débit, mis en évidence d’une façon extraordinaire par les acteurs du groupe de théâtre de la favela Nós do Morro (« Nous du Morne »), qui ont contribué de façon décisive au résultat final de La Cité de Dieu. Par leur présence forte, les enfants armés jouent un rôle de premier plan, bien que ce soit la parole off qui délimite pour le public les contours de la guerre à laquelle ils prennent part. Petit Dé parle comme quelqu’un qui a passé de mauvais moments, mais il tire parti de l’expérience passée avec humour, puisqu’il se trouve déjà loin des problèmes. Ses amis ont été condamnés pour des actions impulsives, lui, il survit en raison du bon sens. Il réussit d’ailleurs à maîtriser sa rancune et son désir de vengeance, à interrompre le cours de la violence lorsque, sur un coup de tête et aidé par les circonstances, il trouve sa destinée grâce à un appareil photo. Sa réussite ne résulte pas de l’intervention d’un agent social défini (État, ONG, mouvements sociaux), mais du hasard. Dans le film, la communauté de la Cité de Dieu ne présente aucun des aspects que l’on pourrait associer à la « vie normale », à la routine des personnes étrangères à la guerre. Cette façon de faire a provoqué une vive protestation de la part de ceux qui y ont reconnu une reproduction des stéréotypes négatifs véhiculés par les médias [3].

Sur l’écran, ce n’est pas le réalisme qui prévaut, mais l’exploitation dramatique de la logique de la guerre qui se déroule entre les « soldats » du trafic et la police. Tout au long du récit, on ne fait pas allusion aux histoires de famille ni aux expériences liées à la formation ; en somme, les motifs classiques en sont absents. La seule exception concerne l’histoire du narrateur, à l’intérieur d’une scène domestique marquant la différence entre celui-ci et son frère, qui lui dit : « Tu es intelligent ; tu dois étudier. » Tous les autres personnages ne valent que par ce qu’ils montrent dans l’action immédiate : Petit Dé, par exemple, a été dans le passé un enfant d’une violence brutale et précoce. Quand on passe de l’enfant au jeune homme, les acteurs et les époques ne sont plus les mêmes, mais la représentation demeure la même. Son désir de pouvoir se résume dans la séquence d’ouverture, avant le début du retour en arrière narré par Fuseau. Il convient de le rappeler.

Le rythme des percussions, le rythme du montage et l’atmosphère de fête régnant dans la favela engagent d’emblée le spectateur dans l’action. Le regard se concentre sur une banale poule qui échappe à la vigilance de ses tueurs, devenant ainsi l’objet d’une poursuite de la part des habitants de la favela, dirigés par Petit Dé. Son visage reflète le plaisir de la chasse. Il gesticule, crie, mobilise son armée. Il veut sentir le frisson du moment, vivre cette pulsion provoquée par l’acte de commander. Le contraste entre sa performance et la valeur de l’objet poursuivi révèle une chaîne spontanée de stimulus et de réponses où, au regard du commandement et de l’obéissance, les gamins deviennent les pièces d’un jeu dans lequel il se lance de façon passionnée, comme si le fait de courir derrière une poule (ou un ballon) était un acte décisif. L’arrivée de Fusée, dans une scène dont le ton et le rythme s’opposent à cette course, crée une rupture : il est distrait, il discute, il tarde à réagir à ce qui se passe autour de lui, il parle de photographie, lorsqu’il se voit soudain pris au milieu de la « guerre ». La course pour attraper la poule prend fin quand les poursuivants armés rencontrent un groupe de policiers. Fusée se trouve alors en plein milieu de la rue, plus précisément sur la ligne de mire, entre l’armée de Petit Dé et le cordon des policiers, image qu’on peut définir comme une condensation de son destin [4].

L’effet de suspense n’arrive pas à prendre corps, car la voix off procure un soulagement au spectateur en se servant de l’humour d’un dicton populaire brésilien pour exprimer l’impasse dans lequel se trouve le personnage : « Dans la Cité de Dieu, si tu cours tu te fais piquer, si tu restes tu te fais bouffer. » Ensuite, comme d’un coup de baguette magique, le corps de Fuseau exécute une pirouette, quitte la scène et recule dans le temps jusqu’aux années 1960. On le voit installé dans la position d’un gardien de but, sous les poteaux d’un terrain de foot ; encore une image emblématique de sa position dans le jeu de la vie et de la mort. Dans la course des gamins, le ballon — et non la poule — devient l’objet de la dispute, et ce déplacement d’intérêt complète une des métaphores centrales du film : ce qui vaut c’est le jeu et, dans le jeu, le commandement. La voix off commence alors à raconter l’histoire de la Cité de Dieu et l’évolution des gamins les plus forts. On les voit d’abord à une époque plus innocente, lorsqu’ils envahissent le terrain de foot et crèvent le ballon d’un coup de revolver, juste pour gâcher le plaisir des autres et pour chercher l’affirmation de soi par le mal. Pour le narrateur, ce qui compte, c’est la leçon qu’il a tirée de l’épisode de l’impasse, de sa frustration. Il apprend à contrôler sa peur, ainsi qu’on nous le montre plus tard dans une scène où il affiche un sourire discret devant les mauvais moments passés par son frère lorsque celui-ci se fait réprimander par leur père.

On constate que ce n’est pas la violence qui doit être expliquée, mais ce que fait Fuseau pour y échapper, aidé en cela par le mélange de crainte et d’humour qui le caractérise. Le contexte est tragique, mais il se transforme en comédie lorsque, par exemple, Fuseau raconte l’épisode où il aurait pu tirer sur Petit Dé pour venger son frère tué par le bandit. La position de la caméra révèle une arme à la portée de sa main, l’ennemi dans sa ligne de mire, mais la voix off ne laisse pas de doute sur la nature de l’hésitation : « Il est facile de penser, mais… » Le film est rempli de ces regards subjectifs, qui fonctionnent comme s’ils permettaient l’accomplissement de ces « règlements de comptes » où les personnages impliqués dans la « guerre » sont éliminés ; c’est le cas, par exemple, du trafiquant Bené, dont la mort symbolise l’échec des forces conciliatrices qui auraient pu négocier l’alliance entre les bandits et la communauté. Pour un certain temps, Bené a pu freiner le terrorisme pratiqué par Petit Dé, mais son absence déclenchera l’enchaînement de violence.

La culture — ce qui confirme les positions des ONG, pourtant absentes de l’histoire — est l’issue pour Fusée, lorsqu’elle devient plus séduisante que les armes à feu en tant que moyen d’affirmer sa virilité. En revanche, Petit Dé est le pôle tragique de l’histoire et finit par être tué par ceux qui vont lui succéder, c’est-à-dire les adolescents qui traversent l’écran à la fin du film pour annoncer un nouveau cycle de violence. À ce moment-là, Fusée est déjà photographe professionnel et il enregistre le conflit entre les trafiquants et la police, en précisant par ses gestes et ses décisions quelles sont les limites pratiques de son travail, qui se fondera sur des images négociées. Ainsi, il examine une photo qui dénonce la corruption de la police dans sa relation avec les bandits et décide de ne pas la livrer au journal où il travaille. Il sait qu’avec la notoriété, la photo l’exposerait aussi à de gros risques. Il préférerait que la stabilité de son emploi soit garantie par des tirages moins explosifs.

Si le choix du métier de photographe en tant que mode d’intégration sociale représente un grand bond en avant pour Fusée, cela ne signifie pas pour autant qu’il se retrouvera dans un monde plus éthique et plus solidaire ; il recevra en effet sa première leçon au journal lorsqu’il lui faudra affronter l’opportunisme et la déloyauté. Le narrateur apprend ainsi qu’il vit dans un milieu dans lequel il doit négocier, ne pas être trop ambitieux ni avoir des principes trop nobles. Le succès demande une attitude pragmatique qui consiste à considérer le monde tel qu’il est et à s’adapter à ses règles avec talent et ruse. Il ne faut surtout pas gâcher l’expérience par des impératifs moraux désormais dépourvus de sens, comme l’a bien montré l’impuissance de son père et l’exemple sordide des autorités (que faut-il penser de la police ?). Les amis de Fusée sont morts à cause de leur fétichisme pour les armes à feu, de leur quête frénétique de notoriété, de leur refus de vivre une « vie de bouffon », soit une vie de perdant. Lui-même a failli se faire embaucher dans un supermarché, mais il a été exclu parce qu’il était « habitant de la Cité de Dieu ». La photographie lui procure du plaisir et un nouveau statut mais, tout bien considéré, elle ne peut lui assurer qu’un destin improbable, compte tenu de ses origines.

L’homme qui copiait (Jorge Furtado) : le manuel de la promotion sociale

Manipulant un autre type d’appareil, dans une tâche plus monotone, André, le protagoniste de L’homme qui copiait, est employé dans un magasin. Il a déjà travaillé dans des supermarchés, menant une « vie de bouffon », comme dirait Fusée, dans des emplois médiocres et mal rémunérés. Le métier d’« opérateur de machine à photocopier » — terme qu’il utilise pour rendre sa fonction plus digne —, qui le contraint à demeurer devant une prosaïque photocopieuse, est ennuyeux, mais lui permet au moins de réfléchir, de divaguer.

Depuis l’Île aux fleurs (Ilha das flores, 1989), la voix off est devenue une marque stylistique dans les films de Jorge Furtado, qui se sert de façon ironique de certaines déductions logiques qui, appuyées sur des évidences incontestables, mènent à des conclusions éthiquement paradoxales et incitent le spectateur à reconnaître que quelque chose « ne va pas » dans le monde. Cette réflexion débouche sur la nécessité d’une révision des valeurs ou de la transformation de l’ordre social pour résoudre les paradoxes qui fragilisent cet ordre.

Dans L’homme qui copiait, André, le narrateur, est un homme ordinaire qui s’intoxique de lettres, de graphiques et de dessins qu’il photocopie tout au long de la journée. Chez lui, il reproduit les gestes de son quotidien monotone, il se consacre aux illustrations, aux vignettes qu’il a photocopiées, quand il n’est pas en train d’observer le monde de la fenêtre de son appartement avec des jumelles. Il vit avec sa mère, qui passe son temps devant la télé. Leurs dialogues ne sont constitués que de monosyllabes, la vie en famille se réduit à presque rien. Il a en commun avec Petit Dé et les autres gamins de la Cité de Dieu l’absence du père.

Au début du film, il se présente comme une figure solitaire, mais son attitude positive le fait sortir de l’ombre, en l’éloignant du stéréotype du petit homme isolé qui se nourrit de fantaisies, d’amours irréalisables. Comme Fusée, il a le sens de l’autodérision, et cette faculté lui permet de rompre le cercle de la misère. Il est persuadé qu’il n’a pas suffisamment de talent pour supporter le stress lié à la popularité d’un joueur de football, par exemple, ni assez de cran pour entamer une audacieuse carrière de voyou ; celle-ci d’ailleurs n’a pas été longue pour son ami qui a tiré sur la police, le regarde de haut et le traite de « couillon ».

Ce sont les petits employés du magasin qui composent le noyau central de l’intrigue : Marinês, la collègue du magasin, Cardoso, son ami, et Sílvia, la jeune fille qu’il observe de sa fenêtre et qu’il décide de conquérir. La timidité d’André transforme ce flirt en une comédie romantique aux airs innocents, dans laquelle les protagonistes suscitent notre sympathie et notre bienveillance, y compris pour leur projet d’ascension sociale à travers le braquage et le meurtre.

La règle du jeu consiste à être pragmatique et à suivre un dicton proféré par Marinês : « Avoir un père pauvre, c’est le destin ; avoir un mari pauvre, c’est de la bêtise. » André applique la maxime à son propre cas : son père l’a abandonné alors qu’il avait quatre ans (le destin) ; à onze ans, il a frappé un petit camarade qui faisait des blagues au sujet de son père et il a été expulsé de l’école (la bêtise). Selon lui, le monde étant ce qu’il est, pourquoi se résigner à la pauvreté d’un quartier à Porto Alegre ? Il faut « sortir du trou ». Le succès n’étant pas visible à l’horizon, il ne lui reste qu’à trouver de l’argent, tout en sachant qu’il n’y parviendra pas par son travail : la promotion pénible et à long terme est hors de question.

Une fois qu’il admet que la règle sociale est la loi du profit à tout prix, André élabore un stratagème pour leurrer son entourage avec les moyens à sa disposition : la machine à photocopier. Il transforme ce qu’il lit, au passage, en source d’un savoir théorico-pratique que sa voix off nous expose en détail, en mettant l’accent sur sa capacité à formuler des lois générales à partir de simples observations. Son goût pour les analogies et pour les conjectures rappelle le talent de Jorge Furtado, qui se sert de la voix off comme d’une source de spéculations théoriques mettant les valeurs morales en échec. Le temps ne lui manque pas pour ces élucubrations, car le jeune homme n’en perd guère à raconter son passé, au contraire, il se contente de le résumer en quelques mots quand il le faut. La règle du jeu consiste à faire des commentaires à partir de la situation du moment. Son action définit son profil : il est gentil, sans être serviable ; il est réaliste dans son autoévaluation, mais c’est un battant. Ses petits drames amènent le spectateur à s’identifier à lui et, en le suivant pas à pas dans son entreprise, on finit par s’y laisser prendre.

Le premier pas : la conquête de Sílvia. L’obstacle : le manque d’argent. La constatation : l’argent, c’est du papier. Coup de chance : le jour où il lui vient à l’esprit de copier des billets de banque de 50 réaux, une photocopieuse couleur arrive au magasin et le patron lui donne justement un billet de 50 réaux pour payer une facture. Il suffit de le copier correctement et d’avoir ensuite la chance d’écouler l’argent. Tout cela concerne le côté pratique de la question, qui sera résolu sans problème. Ce qu’il faut signaler, cependant, c’est que dès le début du film, la voix off expose les analogies conçues par le jeune homme pendant qu’il photocopie pour les clients. Par moments, il expose des faits épisodiques ou tire de ses réflexions des leçons morales ou des leçons d’histoire du type magazine populaire. À d’autres moments, il se lance dans des déductions naïves au point de vue de la logique, mais très astucieuses quant aux conséquences pratiques. La voix off élabore une philosophie pop dont le sens dépasse l’intention du personnage. L’habileté du réalisateur rend difficile la distinction entre ce qu’André pourrait dire de vraisemblable et ce que le film lui fait dire afin de parvenir à une réflexion théorique inattendue. Par exemple, alors qu’il reproduit les billets de banque, il énonce la logique du capital, la fonction de l’argent en tant qu’équivalent universel, et l’importance de la foi dans son acceptation du rôle de médiateur dans les échanges auxquels il se livre. Voici ce qu’il dit : « L’argent est un bout de papier qui a de la valeur parce que tout le monde y croit, autrement ça ne vaut rien. » Ce n’est guère qu’une icône semblable aux icônes religieuses, une image fétiche.

André réussit dans la peau du faussaire. Il éprouve même une brève euphorie devant les effets positifs que ses activités lui apportent dans sa relation avec Sílvia, mais il est très conscient que la production de faux billets a ses limites et que la répétition du geste comporte des risques. Il lui faut donc réussir un gros coup et s’enrichir du jour au lendemain, mais il lui manque le courage nécessaire et une raison suffisante pour empoigner une arme. Alors, quelque chose de nouveau se produit. En observant Sílvia de sa fenêtre, il est témoin d’un mélodrame familial : le père, peut-être le beau-père, on ne sait pas au juste, voyeur avéré, harcèle la jeune fille, la menace et risque de passer aux actes. Suspense. Une jeune fille, timide, innocente, travailleuse, sensible à la poésie, attend que quelqu’un la sauve. L’emmener loin de là exige de l’argent, l’urgence commande un braquage. Le dilemme moral du héros sauveur atténue la violence du projet, et le hold-up improbable du coffre-fort se produit rapidement, avant même qu’on le soupçonne ; à cela s’ajoute la totale incompétence d’André dans la conduite du braquage, conjuguée à une ironique coïncidence : l’un des agents de sécurité, blessé à la jambe par André, est le père de Sílvia. L’absurde culmine avec la course d’André à travers les rues, valise pleine d’argent à la main, à la rencontre de Cardoso, son complice aussi incompétent que lui ; ils prennent le bus et sont obligés d’ouvrir la valise pour payer leur ticket.

Si la chance a protégé les deux lascars au cours du braquage, ce qui s’ensuit est encore plus invraisemblable et on atteint au paroxysme du burlesque lorsque André tue son ami trafiquant, celui-là même qui lui avait vendu le revolver (payé avec des faux billets) et qui, pour cette raison, avait fait de la prison. Ce dernier était venu lui demander des comptes et André n’a trouvé d’autre moyen pour s’en sortir que de braquer son arme sur lui et de tirer. André et ses amis deviennent milliardaires du jour au lendemain, le cliché du « grand coup » se concluant par un échec, si cher au cinéma, nous est ici épargné. Le code moral du genre classique étant écarté, la réalisation du désir devient une règle, comme si la Providence avait élu André et agissait à travers la statuette du petit ange, fausse, que Cardoso lui avait vendue et qu’il avait payée avec de faux billets aussi. Bien qu’ils répètent à chaque coup qu’« ils risquent la prison », ils se soumettent volontiers à tout ce qui peut éliminer les obstacles, ce qui les conduit au meurtre du père de Sílvia. Il y avait chantage, soit (le père avait reconnu André au cours du braquage), mais aussi le profond désir, de la part de Sílvia, de se libérer du joug de son père : « Antunes est une canaille » ; « Dois-je être éternellement reconnaissante à un type qui a couché avec ma mère il y a 18 ans ? »

André questionne la jeune fille, mais finit par céder aux désirs et à la rancune exprimés par Sílvia. Tout compte fait, il y a bien longtemps qu’il a conclu que la dette paternelle est un faux billet, un mensonge fait de papier, comme le courrier que son père lui avait demandé de garder, devoir qu’il a accompli jusqu’au jour où il a perdu l’espoir de le voir revenir et se délivre du fardeau (la loi du père) en brûlant les lettres avec les faux billets, qu’il a décidé de ne plus utiliser. La paternité est également une convention qui n’a de valeur que si l’on y croit, une valeur sans fondement. Il n’y a pas de dette symbolique, car le sentiment de s’être fait lui-même (« personne ne m’a enfanté ») éloigne le sentiment de culpabilité [5]. Même la discussion sérieuse au sujet des obscénités d’Antunes n’empêche pas la scène du crime de tourner à la comédie. Encore une fois, l’incompétence et la chance détermineront l’issue de la situation. De toute façon, c’est Sílvia qui va trancher la question. Devant la désorganisation de ses amis, elle retourne à l’appartement pour rebrancher le frigo qui fera exploser la maison.

Une fois l’acte accompli, les « nouveaux riches » partent à Rio de Janeiro. L’épilogue nous réserve la rencontre finale sur le Corcovado, dans laquelle Furtado se rapproche du scénario de l’utopie. Dans son dernier volet, selon un schéma imaginé par Hitchcock, le film adopte un autre point de vue : la narration off de Sílvia révèle tout ce qui se passait hors champ lorsque le spectateur observait le déroulement de l’intrigue à travers les yeux d’André, ainsi que c’est le cas dans Vertigo (1958), quand on passe du point de vue de Scottie à celui de Judy. Le motif de la narration off de Sílvia est la lettre qu’elle adresse à son supposé vrai père, qui vit à Rio, au père qu’elle a choisi, un amant de sa mère au moment où elle a été conçue. Elle se présente au père hypothétique et lui fixe un rendez-vous qui aura effectivement lieu. Le père ami complète le tableau ironique du bonheur ; avec son air bon enfant, « très famille » et très moderne, il retrouve Sílvia aux pieds de la statue du Christ Rédempteur.

Dans sa lettre, Sílvia résume un passé que le spectateur a en partie connu. Son jeu est un modèle de réécriture du vécu selon les convenances. La lettre révèle qu’elle était au courant de tout dès le début (donnant un nouveau sens au « je sais tout » qu’elle avait tracé sur un écriteau adressé à son amoureux voyeur, qu’elle savait l’épier de sa fenêtre). André croyait posséder de bonnes méthodes de séduction et croyait contrôler la situation ; en réalité, c’est Sílvia qui menait, ses manigances la poussant jusqu’à glisser furtivement une carte postale du Christ Rédempteur sur la photocopieuse. De tout ce qui s’est produit, elle ne raconte que les épisodes les plus innocents, passant sous silence les actes décisifs. Elle écrit au père adoptif (ou réel) d’une façon à la fois ingénue et malicieuse — puisque lui, contrairement au spectateur, ne sait rien de cette histoire réécrite avec pudeur —, à l’aide d’une rhétorique raffinée lui permettant de se laisser aller à la dénégation et dont elle se sert pour révéler qu’il y a « des détails qu’elle ne peut raconter ». Dans ce renversement des situations, la stratégie de construction des points de vue à partir de la voix off sert avec succès les intérêts du film. On passe d’André à Sílvia, qui confirme les ambivalences structurant notre monde. Qu’elle soit de parole ou d’argent, la valeur se fonde sur la croyance, tout n’étant que monnaie d’échange.

La Cité de Dieu et L’homme qui copiait offrent deux versions, l’une dramatique et l’autre comique, de la logique de l’argent en tant que norme régissant les relations humaines. Les gamins s’adonnant au trafic de la drogue s’enthousiasment devant la puissance et le pouvoir de consommation que leur procurent leurs activités. Leur côté suicidaire valorise ce qu’il y a de « civilisé » chez Fusée, son quant-à-soi et son pragmatisme. Dans le film de Jorge Furtado, on observe une inversion du jeu. Les jeunes gens acceptent le crime dans une joyeuse course vers la consommation. Il n’y a pas de politique, il n’y a pas de lois. Les symboles de la transcendance sont faux, bien que la statuette du petit ange puisse être considérée comme une amulette efficace. S’il y a Providence, celle-ci préside à une comédie romantique de la raison cynique [6], bénie à la fin par la statue du Christ Rédempteur, image qui légitime une nouvelle ambiguïté dans la relation entre la copie et le modèle, puisqu’on l’aperçoit d’abord sur une carte postale, et dans l’invitation secrète de Sílvia au tourisme. Ici, le théâtre de l’identité est plus subtil si on le compare à la timide mais réaliste marginalité de Fusée, qui se métamorphose en photographe.

Le Rédempteur (Cláudio Torres) : le manuel du ressentiment

Le dénouement de L’homme qui copiait nous renvoie à la fin du Rédempteur, film qui aborde le questionnement éthique et la « loi du père » de manière distincte si on le compare à cette rencontre des générations sur le Corcovado. Ici, la statue du Christ Rédempteur est l’image allégorique récurrente qui condense un système d’échanges symboliques entre la religion et l’escalade sociale et rend équivalents différents symboles de promotion sociale : un appartement au dernier étage avec terrasse (appartement « de couverture ») équivaut au paradis, et le Corcovado (le sommet de la ville de Rio, Cité de Dieu) équivaut à la satisfaction du désir d’ascension économique (être propriétaire de l’appartement avec terrasse) remontant à l’enfance. Le film de Cláudio Torres s’inscrit dans la tradition du drame familial et, d’une certaine manière, dialogue avec celui de Nelson Rodrigues, puisqu’il se meut dans l’empire du ressentiment, encore que loin du paradigme rodriguéen. Dans ce dernier, en effet, la Providence est absente, et les enfants humilient les parents non pas pour s’en émanciper, mais pour faire resurgir les névroses qui précipitent le désastre. Le Rédempteur, au contraire, propose la réconciliation. L’allégorie du film réunit dans l’au-delà les spectres du père humilié et du fils, dont l’obsession a été de rédimer son père. Toutefois, ce dénouement n’est pas sans ironie, par la manière dont il dissout les tensions retenues, c’est-à-dire lorsqu’il favorise l’accomplissement des desseins d’un Dieu qui, par sa présence, finit par correspondre à une fantaisie petite-bourgeoise.

La voix off appartient à Célio, le journaliste qui se charge de la mission de sauver la famille ruinée par un escroc qui n’a pas terminé la construction de l’immeuble, nommé Édifice Paradis, où se trouve l’appartement de la famille, ni même payé les ouvriers du chantier. Ceux-ci construisent une favela à côté de l’immeuble inachevé et finissent par occuper l’immeuble, au grand désespoir des acheteurs lésés.

À l’ouverture du film, la voix est celle d’un narrateur défunt, comme dans le roman Mémoires posthumes de Brás Cubas, de Machado de Assis, ou comme dans le film Sunset Boulevard (1950), de Billy Wilder, à la différence qu’on voit ici le corps du narrateur étendu au milieu des ordures (et non dans une piscine). Un long retour en arrière rappelle les tribulations de Célio, nous faisant suivre les voies qui l’amenèrent à signer un pacte avec le méchant de l’histoire, après quoi il entre dans une période de crise et doit se réapproprier sa vie, périple au terme duquel il vivra une journée de saint teintée de comédie, qui le conduira plus tard à la résurrection.

À l’opposé de Fusée ou d’André, Célio porte en lui une dette envers son père (c’est lui qui a supplié son père d’acheter l’appartement). Il éprouve de la culpabilité, mais aussi un fort ressentiment, provoqué par ce « désir mimétique » qui le fait envier Otávio, son ami d’enfance et rival, fils de Saboya, cet entrepreneur qui a trompé les acheteurs et qui a obligé son père, sa mère et lui-même à se réfugier chez une tante, avec tout ce qu’une telle situation comporte d’humiliant.

La voix explique tout : l’origine du problème dans l’enfance, la culpabilité, la rivalité avec l’ami riche. Le moment-clé du film est le suicide de l’entrepreneur Saboya, en réponse au scandale provoqué par ses dettes restées impayées. Dans la scène de l’enterrement, Otávio, le fils, accorde une interview à la presse. Célio, le reporter, considère « l’honneur et la honte » comme les motifs du suicide. Otávio se montre cependant ferme dans la défense de la figure titanesque du père qui, selon lui, serait au-dessus du moralisme chrétien envieux. L’interview donne à Célio l’occasion d’associer l’histoire de sa vie à celle d’Otávio, dans l’espoir de résoudre l’infortune de sa famille. Otávio, à son tour, voit dans la présence de son ami journaliste l’occasion de perfectionner les stratégies de reconstruction de son image. La trame du film se tisse sur cette instrumentalisation réciproque. Célio accepte de jouer un rôle dans le faux plan de « récupération financière » d’Otávio lors d’une rencontre, à la demande de son journal, au bureau de son ami. Du haut de l’immeuble, Otávio désigne le centre-ville et lui explique ce que chaque immeuble signifie pour le marché financier, réduisant ainsi le majestueux paysage urbain en simple monnaie courante. La conclusion d’Otávio est simple : le problème, c’est qu’il n’y a pas d’argent pour tout le monde.

En association avec son ami (mais ourdissant un plan secret de vengeance), Célio accepte de faire un reportage sur le condominium occupé, motif de la dispute entre les familles. La revendication des « pauvres », les ouvriers, est juste (ils ont été lésés et essayent de se dédommager en occupant l’immeuble), mais nuit aux personnes comme le père de Célio. Une forme de théâtre de l’absurde s’installe au cours de la conversation de Célio avec l’homme qui a envahi l’appartement 808, « son » appartement, celui de sa famille. À ce moment, il adopte le point de vue de sa classe sociale et fait appel aux lois du pays, tandis que l’occupant invoque la « loi de Dieu ». Le ressentiment éprouvé par Célio trouve l’occasion de s’exprimer dans son reportage, et il décide de se venger. Il se sert de Soninha, la fille de l’occupant du 808 — « Veux-tu être mannequin ? » —, afin d’obtenir une photo pour la une de son journal : la jeune fille, allongée sur la terrasse de l’appartement du dernier étage de l’Édifice Paradis, en train de se faire bronzer, reproduction exacte de la poupée figurant dans la maquette de l’immeuble, qui avait tant enchanté le petit garçon quelques années plus tôt.

La photo obtient l’effet souhaité, on interdit l’occupation de l’immeuble par les ouvriers, et Otávio se rend à Brasília, la capitale fédérale, pour demander de l’aide à un ministre, pendant que la police expulse « les pauvres » de l’immeuble. Les images qu’on nous montre alors relient Brasília à la spéculation immobilière pratiquée par les Saboya, devenus le symbole de la corruption au niveau national. Le vieux projet immobilier à la Barra da Tijuca, beau quartier de Rio — « Votre avenir s’y trouve » —, s’entoure d’échos messianiques semblables à ceux provoqués à l’époque par la construction aux couleurs épiques de la capitale du pays, sur le plateau central. Repoussé par le ministre, Otávio cherche une combine pour récupérer la petite fortune qu’il lui reste aux îles Caïmans. Il a encore besoin de Célio, cette fois-ci comme homme de paille pour rapatrier son argent. Il fait appel à leur amitié depuis l’enfance et lui offre une valise d’argent qu’il accepte, non sans hésiter : « On risque d’aller en prison » — phrase également prononcée par le même acteur dans L’homme qui copiait, avant que le personnage se lance dans ses escroqueries.

Le journaliste recompte l’argent contenue dans la valise et appelle sa mère : « Nous sommes riches, papa aura sa maison. » « Ton père est mort », lui répond sa mère. Le vieil homme avait lu l’article dans le journal et, effondré, avait décidé d’emménager au 808. On l’avait installé dans la chambre de service, mais la descente de police a précipité sa mort, une conséquence de la répression que Célio avait déclenchée. Ravagé par la mort de son père, il est frappé de délires psychotiques et a ce que la voix off nomme sa « première vision » : de la fenêtre de l’appartement, il observe ce que serait une explosion atomique à Brasília. Le film passe d’un ton naturaliste à la parabole : tel un survivant de la fin du monde, Célio part en pèlerinage vers le plateau central (Brasília) jusqu’à ce qu’il entende la voix de Dieu lui ordonner de retourner à la « vie normale » pour essayer de convertir Otávio au bien et de redistribuer son argent aux pauvres. Il obéit et entreprend sa mission réparatrice pour le bien de la famille, des « pauvres » et de Soninha qui, entre-temps, est devenue prostituée.

Jusque-là, il s’agissait de l’histoire de la dissolution morale d’un personnage obsédé par une mission rédemptrice se terminant par un échec. Avec la demande de Dieu le Père, l’obsession acquiert une autre dimension, mais la conscience petite-bourgeoise de Célio saura concilier les intérêts des habitants de la favela et ses propres intérêts, car il n’oubliera pas de se réserver sa part dans la distribution de l’argent. Dans ce contexte, l’énoncé « ainsi soit-il » devient mesquin, et l’imitation du Christ une farce, même si l’intrigue reprend rigoureusement certains motifs classiques : Célio fait un miracle, il devient un leader, il meurt et ressuscite. Pour ce faire, il s’engage dans une aventure rocambolesque qui le met en conflit avec Otávio, avec sa mère, avec Soninha et avec les pauvres. Il est mis en prison, où il réalise le miracle qui lui permettra de conduire les détenus vers l’Édifice Paradis. Sur la terrasse emblématique du dernier étage, un grand spectacle est monté pour la distribution de l’argent d’Otávio, un rituel devenu possible après d’innombrables péripéties qui finissent par réunir tous les personnages, suivis par une foule marchant en procession et envahissant l’immeuble. Une assemblée turbulente s’installe sur la terrasse, la foule condamne Célio et le précipite du haut de la terrasse. Mort, il revient sous la forme d’un ange illuminé pour ordonner la distribution de l’argent : on ouvre la valise venue des îles Caïmans, mais les billets s’envolent. Se trouvant près de la valise, la mère de Célio et Soninha réussissent à ramasser beaucoup d’argent, au détriment des autres.

La mission d’évangélisation de Célio produit un bénéfice privé : sa mère achète la maison des Saboya et Soninha se rachète et devient un mannequin renommé. Abandonné par les vivants, Célio monte au « ciel », c’est-à-dire sur le Corcovado où, devant la statue du Christ Rédempteur, il se réconcilie avec son père. La voix off est ici chargée d’ironie : « Quant à moi, je suis finalement arrivé au sommet », dit-il en faisant allusion à son rêve d’enfant. La voix nous informe également qu’Otávio a été mis en prison et qu’il y est devenu le leader d’une nouvelle secte, celle des dévots de Célio, auteur des miracles qui ont donné naissance au culte dont la représentation constitue la farce finale du Rédempteur.

Dans l’ouverture du film, la voix décrivait d’abord le contexte social marqué par l’inégalité et le leurre pour poser ensuite la question : « Si Dieu existe, pourquoi ne fait-il pas quelque chose ? » Cette question métaphysique donne la mesure de l’angoisse de l’homme devant le silence de Dieu, pour se banaliser aussitôt au regard de la réponse : « Dans mon cas, il a fait quelque chose. » Elle devient ainsi parabole de l’élu, dont le sacrifice permet de récupérer les économies de la famille et de sauver l’honneur paternel, résultat de l’acte de charité réalisé avec l’argent d’Otávio et ordonné par Dieu. Le bilan est parfait, car Célio retire les bénéfices de cette aventure sans en éprouver de culpabilité. Cette théologie d’« usage privé » équivaut à un diagnostic social : l’argent, c’est la religion, la maison, le paradis. La parole de Dieu est monnaie d’échange, comme dans le supermarché des églises contemporaines.

Le Rédempteur exhibe les traits monumentaux du sacré ravalé. Le symbole officiel de la ville, la statue du Christ sur le Corcovado, est l’image solennelle qui s’oppose à la figure effacée de Célio et à sa voix, qui porte la farce. Les effets spéciaux — la rencontre avec Dieu et les scènes de miracles — permettent la composition d’une scénographie d’opéra et illustrent la résonance cosmique que le mélodrame assure aux personnages les plus humbles. Néanmoins, l’inflation symbolique produite par les clichés visuels évoquant la puissance devient excessive devant l’ironie de la voix et du jeu de l’acteur.

Il est possible, à la faveur de ce décalage, de voir poindre dès le début du film une dimension nationale dans l’allégorie du Rédempteur, liée à la citation de l’opéra de Carlos Gomes, Le Guarani, mais également au rôle symbolique de Brasília et du Christ Rédempteur. Le conflit entre l’opéra monumental et la précarité de Célio concrétise, en tant que farce, la grande épopée brésilienne salvatrice, désormais impossible dans un contexte ayant entraîné la disparition des utopies historiques et ébranlé les cadres à l’intérieur desquels le sacré pouvait se manifester dans la vie sociale. Le film présente avec ironie les illusions politiques liées à la mobilisation populaire, perçue comme la réaction hystérique d’hommes désespérés, et il accentue par ailleurs le phénomène de corrosion générale de la vie publique. Dans ce contexte, le destin de Célio fait malgré tout résonner une note dissonante, puisqu’il meurt au nom d’une valeur, et que sa condition de narrateur disposé à une autocritique enjouée lui permet de rencontrer son père sur le Corcovado dans une atmosphère de paix, en diluant le poison contenu dans la phrase « je suis enfin arrivé au sommet ».

Dans la première moitié du film, Célio ne parvient pas à réaliser le grand coup dont il rêve, contrairement à André et à Sílvia qui, eux, ont complètement ignoré leur dette symbolique envers leur père. Dans la deuxième, par un caprice de Dieu, il devient martyr et incarne la nouvelle théologie de la gratification matérielle immédiate en réalisant ce qu’Otávio revendiquait cyniquement : « Je suis le martyr de la construction civile. » Au dernier round, l’ami vaincu confirme la proximité du personnage avec les figures du cinéma d’Arnaldo Jabor lorsqu’il réagit à la ruine et au traumatisme en empruntant la voie religieuse dans une fausse apothéose. Cela rappelle la fin du Mariage (O casamento, Arnaldo Jabor, 1976), dans lequel l’entrepreneur Sabino se présentait en tant que rédempteur avouant la faute universelle et se dirigeant vers la prison tel un saint purificateur, accompagné d’un petit cortège de dévots de la classe populaire. Otávio reproduit la même situation dans Le Rédempteur en devenant le leader d’une nouvelle secte en prison. Ces films présentent les agissements des maîtres de l’élite comme s’il s’agissait d’une farce pathétique, symptôme d’une crise des valeurs assumée comme ethos national.

Sur le plan de la famille, Le Rédempteur réitère le déclin du patriarcat, antérieurement thématisé par Nelson Rodrigues, puisque le zèle manifesté par Célio à l’égard de la figure paternelle ne fonctionne pas comme antidote au pragmatisme abject ni à la dévotion à l’argent en tant que norme sociale, même si Célio renouvelle l’éternel paiement de la dette (envers le père, la loi et le Père) chaque fois qu’il retourne au foyer familial. Son périple, perturbé par la crise des valeurs et par des questions d’ordre métaphysique, devient une comédie humaine avilissante dans laquelle « la main invisible » ne fait que nourrir la loi égoïste du profit, comme le montre bien l’attitude de la mère de Célio et de Soninha qui, n’ayant pas la fibre pour assurer les fonctions évangéliques de Marie mère de Jésus et de Marie Madeleine, ne font que profiter des avantages pécuniaires de la nouvelle théologie.

La circulation du nom de Dieu

Les narrateurs de La Cité de Dieu et de L’homme qui copiait agissent en dehors de la loi du père. Pauvres, sans soutien familial, ils réussissent à résoudre les problèmes liés à leur intégration sociale en vivant des situations identiques à celles qu’on trouve dans les romans de formation, dans lesquels le passage de l’innocence à l’expérience se fait de façon pragmatique et soumet les personnages à la « loi des exceptions », soit aux règles régissant cet espace étroit où ils ont eu la chance de s’insérer. Cet état de choses illustre la tendance du cinéma contemporain à recourir à la contingence comme règle de structuration des parcours atypiques, improbables, en créant des fables basées sur les caprices de la vie ou les caprices de la Providence.

En ce sens, je reviens à la curieuse récurrence du thème du Corcovado et du nom de Dieu dans les trois films. Le monde de Fusée est un monde où règne l’illégalité par rapport au Rio de carte postale bénie d’où serait exclu, malgré son nom, le quartier de la Cité de Dieu. Dans le film de Jorge Furtado, les prodiges d’un André inexpérimenté coïncident avec la présence d’un petit ange qui devient une référence amusante dans son discours (une sainte amulette, une statuette de poche appartenant à l’univers discret de la religion privée). La référence à la statue du Christ encadre également l’histoire : que l’on pense à la carte postale du Corcovado (liée au geste initial de Sílvia) ou à la séquence finale du film, où l’image du Christ Rédempteur, qui sanctionne de façon ambiguë la raison cynique conduisant à une fin heureuse, est omniprésente. Dans le film de Cláudio Torres, le Christ est un emblème, il fait partie de la structure du drame, il intervient, il exerce son pouvoir. À la première mi-temps du match, le combat de Célio sans la lumière divine se termine en tragédie ; à la deuxième, alors que « le mandat divin » est défini, Dieu et Célio mesurent leur valeur par les résultats de leur alliance, en rien transcendante.

Au début de cet article, j’ai fait une observation au sujet des projets qui recherchent un équilibre entre les préoccupations des auteurs et les demandes du cinéma pour le grand public. Dans cet ordre d’idées, Le Rédempteur, qui pousse la fabulation à son paroxysme tout en ayant recours à un mélange d’effets divers, contient nombre d’exagérations qui privilégient la technique du spectacle. Il cède également aux clichés dans sa manière de construire la parodie à coup d’effets spéciaux et succombe aux demandes du grand public en optant pour une finale heureuse. Le film de Jorge Furtado, plus subtil et homogène quant au style, maîtrise mieux les règles du jeu dans son glissement vers le genre « populaire », encore que, à son tour, il court le risque de voir le rêve de ses charmants protagonistes détourner l’attention du public par l’entremise de l’extraordinaire structure conceptuelle construite par la voix off. L’aspect ludique de ces propositions reflète la recherche de stratégies en vue de concilier les demandes du public et les préoccupations des auteurs. Sur des paysages marqués par la violence, j’ai observé des personnages se mouvant sur la frontière entre les forces de la loi du plus fort (illégitimes) et les impératifs liés au choix d’une vie marginale (le destin tragique), auxquels on se plie dans l’espoir de survivre plus longtemps. Dans le cadre complexe de l’économie politique du cinéma, j’ai proposé une discussion autour de réalisateurs qui parient esthétiquement sur cette frontière, en incorporant de manière ironique la théologie des dieux de l’industrie culturelle à cette difficile recherche d’un cinéma de qualité pour le grand public.