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La croissance économique fulgurante de la Chine depuis le début de la politique de réforme et d’ouverture en 1978 a été une source de fascination ainsi que d’appréhension pour d’autres pays du monde (Harris 2003 ; Sutter 2003-2004). Plusieurs avancent que la Chine rattrapera les États-Unis dans un futur proche (Banque mondiale 1997 ; Maddison 1998 ; Morrison 1998). En effet, avec la crise financière et économique qui sévit depuis 2008, les économistes de Goldman Sachs prédisent que « l’économie chinoise […] pourrait dépasser l’économie américaine en tant qu’économie la plus grande du monde en 2027 », mais leur prédiction il y a trois ans était : « Il est improbable que la Chine devienne numéro un avant 2040 » (Leonhardt 2008). Plus optimiste au regard du développement chinois, un rapport de PricewaterhouseCoopers suggère : « La Chine pourrait devenir l’économie la plus grande du monde dès 2020 et il est probable qu’elle devienne plus avancée que les États-Unis en 2030 » (PricewaterhouseCoopers 2010).

Ces évaluations optimistes quant au développement de la Chine ont mené à des réactions variées : imitation, jalousie, suspicion ou peur. Les auteurs de « la menace chinoise » ou du « péril jaune » semblent avoir finalement trouvé les preuves pour leur théorie (Roy 1996 ; Tammen et al. 2000; Yee et Storey 2002 ; Sankei Shimbun 2005 ; Mearsheimer 2006). Alors que quelques-uns vont jusqu’à comparer la Chine à l’Allemagne de Guillaume ii, d’autres prévoient un conflit inéluctable entre la Chine et les États-Unis (Bernstein et Munro 1997). Ce pessimisme est même présent dans quelques documents officiels américains (usdod 2001). Hormis cette « menace » de realpolitik, le succès économique chinois semble représenter un autre défi aussi important, sinon plus, dans le domaine idéologique : l’expérience unique chinoise semble offrir aux pays en voie de développement une possibilité alternative de développement économique au lieu du néolibéralisme occidental (Mann 2007). Au moment du 60e anniversaire de la République populaire de Chine, il semble utile d’examiner l’expérience chinoise afin de comprendre l’origine, l’évolution, le développement et l’avenir de cette voie.

I – Paradigme, modèle ou voie ?

Un problème commun qui se pose aux chercheurs de l’expérience chinoise est la complexité de la question et la possibilité de généraliser et simplifier cette expérience complexe. Pour les chercheurs qui veulent généraliser l’expérience chinoise, un autre problème surgit : faut-il décrire la généralisation de l’expérience chinoise en termes de paradigme, de modèle ou de voie ? Ces trois termes impliquent des natures et des processus différents de l’expérience chinoise et l’adoption d’un terme au lieu d’un autre signifie un jugement spécifique de l’auteur au sujet de l’intentionnalité, de la cohérence, de l’uniformité et de la continuité de l’expérience chinoise.

Selon la définition de Kuhn, les paradigmes signifient des « découvertes scientifiques universellement reconnues, qui, pour un temps, fournissent à une communauté de chercheurs des problèmes types et des solutions » (Kuhn 1983 : 11). Dans le contexte des études de développement, un paradigme représente un ensemble d’idées et de principes multidisciplinaires (économique, politique, social, légal, éthique, etc.) et généralement cohérents, qui forment un cadre distinctif afin d’orienter la direction et les politiques du développement pour les politiciens et d’offrir des outils analytiques pour les intellectuels. Le néolibéralisme est un exemple par excellence d’un paradigme de développement.

En général, un modèle est une construction théorique qui représente un processus à l’aide un ensemble de variables liées par un ensemble de logiques. Le modèle est un cadre simplifié qui vise à illustrer des processus complexes. En études de développement, un modèle est un idéal-type dérivé d’une généralisation empirique de la pratique qui vise à offrir une analyse parcimonieuse d’un processus particulier de développement. Parmi les modèles de croissance économique familiers figurent le modèle de (nouvelle) croissance endogène et le modèle de croissance exogène (néoclassique) (Stiglitz 1993). Toutefois, le développement ne se limite pas à la croissance économique. Il comprend tous les aspects de la société humaine : économique, politique, sécuritaire, culturel, démographique, ethnique, éthique, etc. En théorie, un modèle de développement est compréhensif et il est beaucoup plus complexe qu’un modèle de croissance économique. En pratique, la plupart des modèles de développement proposés et étudiés sont axés presque exclusivement sur les aspects de développement économique, par exemple le consensus de Washington.

Dans le sens abstrait, le mot chinois dàolù, comme son équivalent français « voie », a plusieurs sens : soit une description de l’évolution d’un événement ou une série d’événements, soit la direction vers laquelle des actes doivent s’orienter. Une voie de développement peut être définie comme une évolution des politiques et des pratiques développementales orientée par une certaine idée ou idéologie. Alors que certains chercheurs mettent l’accent sur la description de l’évolution des pratiques d’un pays, d’autres s’intéressent surtout au rôle directif de l’idée ou de l’idéologie (Fan 1996 ; Arrighi 2009 ; Duchâtel 2008) : « La voie est la fondation et la prémisse du modèle, et le modèle est la manifestation de la voie. Si la voie est au niveau de la théorie, le modèle est au niveau de la méthodologie et de la forme… La “voie chinoise” est la voie socialiste de la Chine » (icdr 2009a). Selon cette définition, « la voie socialiste de la Chine » peut être considérée comme un paradigme pour le socialisme/communisme, tout comme le néolibéralisme est un paradigme du capitalisme. Il faut souligner que l’expression « la voie chinoise » dans cette analyse ne représente pas un « paradigme » ni un « modèle » ; elle signifie plutôt une généralisation de l’expérience développementale en Chine depuis 1978.

Lors d’une étude de l’expérience chinoise de développement, la première question que l’on doit se poser est : Quel est l’objet de l’étude : le paradigme, le modèle ou la voie ? Pour les théoriciens, le paradigme semble très intéressant ; pour les analystes des politiques et des politiciens qui veulent tirer des leçons pratiques et systématiques de l’expérience chinoise, un modèle chinois semble plus utile et pragmatique. Gordon White (1996) prétend qu’une analyse du modèle chinois se basant sur le paradigme État-marché est toutefois loin d’être satisfaisant intellectuellement pour les raisons qui suivent.

Premièrement, le concept de modèle implique une fausse cohérence et consistance de l’expérience chinoise, qui est en réalité contradictoire et ambiguë. Deuxièmement, l’idée d’un « modèle chinois » évoque une fausse image d’uniformité quand la réalité est beaucoup plus diverse et variable. Troisièmement, un « modèle chinois » n’est qu’une photo instantanée et fixe d’une réforme dynamique et complexe qui a connu plusieurs étapes en spirale, propulsé par les changements de l’environnement politico-économique. Quatrièmement, l’exagération implicite de la performance développementale en tant que résultat de plan et de choix ne se conforme pas bien à la réalité. La réforme chinoise est plutôt caractérisée par les expérimentations, un processus bien représenté par le slogan du gouvernement chinois : « Il faut traverser la rivière en tâtant les pierres » (De La Grange 2008).

Si le concept de « modèle » implique une structure horizontale définie et une réplicabilité des politiques de cette structure, le concept de « voie » aborde le parcours et l’expérience du développement, mettant l’accent sur le processus longitudinal et la flexibilité de cette expérience. Étant donné les problèmes mentionnés plus haut, associés à une analyse d’un « modèle chinois », cette analyse se concentre sur la « voie chinoise » plutôt que sur un « paradigme chinois » ou sur un « modèle chinois ». Dans cette analyse, la voie chinoise renvoie à la généralisation systématique des réformes chinoises : des politiques et des pratiques développementales, soit dirigées par le gouvernement chinois, soit motivées spontanément, qui ont ensemble amené des changements énormes dans la société chinoise. Il faut souligner la différence entre la réforme et le changement : la réforme est un processus de changements avec une direction planifiée, même si tous les changements ne sont pas ou ne peuvent pas être planifiés. La voie chinoise n’est pas un résumé simpliste de tous les changements en Chine, mais une représentation du parcours des réformes chinoises qui conduisent le développement de la Chine à une certaine direction planifiée. Cette analyse est un « mésonarratif[1] » qui cherche à comprendre l’origine, la condition, la logique et les mécanismes de la réforme chinoise, et ne vise pas à offrir un paradigme, ni un modèle, ni une représentation exhaustive de cette expérience.

Dans ce texte, j’analyse d’abord la validité de la proposition du consensus de Beijing proposé comme un modèle unique de développement, en comparaison avec le consensus de Washington. Il faut souligner que l’article n’est pas centré sur la réponse au consensus de Beijing. La discussion du consensus de Beijing ne sert que d’introduction à l’analyse de la voie chinoise de développement. Par la suite, j’examine les conditions préalables de la réforme en analysant les systèmes chinois avant 1978. Les analyses de la réforme depuis 1978 sont axées sur plusieurs thèmes principaux : politiques stratégiques, stratégies développementales, mécanismes opérationnels, etc. À la fin, j’explore la signification de la voie chinoise au regard de sa durabilité et de son universalité.

II – Consensus de Beijing contre consensus de Washington

L’attention sur l’expérience chinoise de développement s’intensifie après l’apparition de la notion du consensus de Beijing. En tant que modèle de développement, le consensus de Beijing a été proposé comme l’antithèse du consensus de Washington. À l’été 1989, peu avant la chute du mur de Berlin, Francis Fukuyama proclame l’arrivée imminente de la fin de l’histoire : la démocratie libérale et le marché libre sont en train de gagner la victoire ultime de la guerre des idéologies (Fukuyama 1989). La même année, l’économiste John Williamson du Peterson Institute of International Economics préconise les solutions néolibérales d’un consensus de Washington pour orienter les réformes économiques et sociales en Amérique latine et dans d’autres pays du Sud[2]. Toutefois, les solutions néolibérales prônées par le consensus de Washington[3] ont presque mené à l’effondrement économique en Argentine et ont entraîné des régressions économiques sévères, entre autres en Indonésie, en Russie et en Europe de l’Est dans les années 1990.

En comparaison, la Chine n’a adopté ni un modèle soviétique ni une privatisation complète depuis 1978. Le gouvernement chinois a réussi en même temps à permettre au marché de régler la distribution des ressources au niveau microéconomique et à garder le contrôle gouvernemental au niveau macroéconomique. En termes théoriques, il semble que l’économie socialiste de marché de la Chine ait trouvé la solution au problème difficile de l’incompatibilité entre la propriété de droit public et l’économie de marché. De plus, la Chine a réussi à éviter les pièges de sous-développement prévus par la théorie de dépendance et la théorie de centre-périphérie du néomarxisme dans son intégration à l’économie mondiale à travers la globalisation. Il semble que les théories économiques traditionnelles ne puissent plus expliquer le succès de la Chine, ni offrir des solutions aux problèmes de développement en Chine. Par conséquent, « [le] langage même utilisé dans les discussions de la Chine ne s’applique plus » (Ramo 2004 : 9). L’échec du consensus de Washington et le succès chinois ont motivé Joshua Cooper Ramo à proposer en 2004 le consensus de Beijing comme un modèle alternatif de développement. Ramo est convaincu que le développement des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine peut bénéficier du modèle qui a conduit à la formidable croissance économique de la Chine.

Dorénavant, plusieurs discussions au sujet de l’expérience chinoise de développement s’orientent vers le débat ou la comparaison entre le consensus de Beijing et le consensus de Washington[4]. Les réactions étrangères à la notion de consensus de Beijing sont largement négatives (Möller 2006 ; Kennedy 2008), tandis que les réactions chinoises sont plus variées. Les personnes qui sont critiques du néolibéralisme et de la thérapie de choc dans l’Union soviétique (People’s Daily 2008), ou celles qui apprécient le caractère unique et le succès de la Chine (Luo et Xiao 2005 ; Tian 2005 ; Wang 2005 ; Wei 2007 ; Zhu 2006), accueillent le consensus de Beijing à bras ouverts. Toutefois, plusieurs croient que le consensus de Beijing tel que proposé par M. Ramo est soit une représentation inexacte et exagérée de l’expérience de la Chine (Liu 2007 ; Pang 2004 ; Zou 2006), soit une fabrication artificielle (Lu 2005 ; Yuan 2004 ; Zhang 2004). Quelle que soit la réaction, le concept d’un modèle de développement unique à la chinoise représente un défi théorique au consensus de Washington et une légitimation politique des stratégies développementales chinoises peu orthodoxes. La raison principale du succès de Ramo en Chine, ce sont ses efforts de théorisation et la conséquente légitimation des politiques chinoises de développement. Avant Ramo, les Chinois ont déjà commencé à examiner les succès et les échecs des réformes chinoises (Cao 2003). Toutefois, ces efforts chinois ont en général considéré les politiques chinoises comme des mesures improvisées et provisoires. Même les réformes chinoises sont considérées comme des stades transitoires. La théorisation par Ramo de l’expérience chinoise en tant que « modèle » de développement alternatif et égal au consensus de Washington légitime les stratégies chinoises de développement dont quelques éléments ont fait l’objet de critiques occidentales[5]. La thèse de Ramo pourrait permettre à la Chine de mieux écarter les critiques internationales et de poursuivre une voie de développement à la chinoise.

L’une des raisons des réactions négatives au consensus de Beijing est le problème inhérent de la construction d’un modèle : cohérence et caractère distinctif. Le consensus de Washington est un modèle de développement dérivé déductivement selon les logiques plus ou moins cohérentes du paradigme néolibéral, tandis que le consensus de Beijing est dérivé inductivement des observations de l’expérience de développement en Chine pendant environ trente ans. En matière de cohérence, le défi pour le consensus de Beijing est beaucoup plus élevé que celui du consensus de Washington en raison de la méthode inductive ainsi que de la nature complexe de la réforme chinoise qui est toujours en évolution. Hormis le critère de cohérence, le consensus de Beijing en tant que modèle légitime doit démontrer un ensemble de caractères distinctifs de ceux de son antithèse – le consensus de Washington. Un examen méticuleux des arguments de Ramo soulève quelques questions sur la légitimité du consensus de Beijing en tant que modèle distinctif de développement.

Selon la définition de Ramo, le consensus de Beijing comporte trois aspects : une foi en l’innovation technologique et en l’expérimentation pour trouver des solutions économiques et sociopolitiques ; un accent mis sur le développement durable et l’égalité sociale ; et une stratégie militaire asymétrique qui garantit la sécurité et l’autodétermination[6]. Avant de traiter de la question de cohérence et de la nature distinctive de ce « modèle », examinons d’abord la précision de ces descriptions de l’expérience chinoise.

Premièrement, l’accent sur l’innovation technologique n’est pas une stratégie de développement uniquement chinoise, mais une voie suivie par tous les pays développés. De plus, le moteur du développement économique chinois a été l’exportation basée sur l’investissement étranger et la main-d’oeuvre chinoise. Avec l’investissement gouvernemental dans la recherche et l’éducation et dans l’importation des technologies étrangères, le niveau technologique en Chine progresse rapidement dans quelques domaines. En général, toutefois, la contribution des technologies chinoises aux valeurs ajoutées de l’exportation chinoise demeure très modeste (Kroeber 2008 ; Ernst et Naughton 2007).

Deuxièmement, la Chine a adopté jusqu’à récemment une politique de développement non durable, avec une priorité absolue accordée au pib. La pollution trouve ses sources dans l’industrie, l’agriculture, la vie quotidienne (bsnc 2010), et la conséquence de cette politique est la détérioration sévère de l’environnement chinois (Economy 2004) : un tiers des rivières et des lacs sont contaminés au point où les eaux sont impropres à l’agriculture et à l’industrie. En outre, la pollution de l’air cause environ 400 000 morts par année. La volonté d’évaluer la gouvernance locale en termes de produit intérieur brut (pib) vert, qui considère les coûts environnementaux, a été étouffée dans l’oeuf.

Troisièmement, tandis que la croissance économique chinoise a sorti 500 millions de personnes de la pauvreté en Chine (Banque mondiale 2009 : iii), les inégalités s’accroissent : en parallèle au développement économique, l’écart entre les riches et les pauvres se creuse. En 1978, avant la politique de réforme, l’index de Gini chinois était de 15 (He 2001 : 84), ce qui représente une société bien égale, même si elle était également pauvre. Toutefois, cet index a atteint le haut niveau de 44,3 en 2005, et l’écart de l’inégalité ne cesse de s’agrandir depuis (Banque mondiale 2009 : ii). Après avoir tenu compte des revenus clandestins, plusieurs enquêtes privées estiment que l’inégalité en Chine est beaucoup plus élevée que l’estimation officielle ne le laisse croire (He 2001 : 85).

Ces éléments du consensus de Beijing ne semblent pas offrir une description précise de l’expérience chinoise de développement. Il se peut que les motivations originales du gouvernement chinois soient conformes à ces descriptions, mais les réalités en Chine racontent une autre histoire, bien différente. Même si la précision n’est pas un problème, la question de distinction reste toujours. Ces caractéristiques identifiées par Ramo sont-elles suffisamment distinctes des attributs d’autres modèles pour arriver à constituer un « modèle » différent ? Même si ces caractéristiques sont distinctes de celles des autres modèles, sont-elles les caractéristiques les plus importantes de l’expérience chinoise de développement ? La réponse à ces deux questions est malheureusement négative[7].

Au sujet de la cohérence, il existe deux problèmes : d’un côté, le consensus de Beijing n’est pas fondé sur un paradigme sous-jacent qui peut offrir une logique générale et cohérente, comme dans le cas du consensus de Washington. Par conséquent, il est difficile de distinguer une logique inhérente entre les éléments divers de ce « modèle ». De l’autre côté, le scénario selon lequel le gouvernement central et les gouvernements locaux en Chine ont poursuivi de concert un plan de développement selon la grande stratégie d’un « modèle » est fort improbable. En effet, l’expérimentation est un des caractères principaux de l’expérience chinoise de développement. Les expériences, souvent entreprises par les administrations locales en violation de la politique actuelle du gouvernement central, sont reconnues plus tard par ce dernier et elles sont appliquées dans la Chine entière (Yu 2003 ; Tsai 2007).

Si la précision, la distinction et la cohérence représentent trois obstacles empêchant de qualifier le consensus de Beijing en tant que « modèle » qui peut représenter l’expérience chinoise de développement, l’expérience chinoise est-elle tellement unique que d’autres « modèles » ne peuvent pas offrir une explication ? Puisque le consensus de Beijing était proposé comme l’antithèse du consensus de Washington, examinons par la suite l’expérience chinoise avec les prescriptions de ce dernier.

Dix recommandations économiques forment le consensus de Washington tel que l’a énoncé Williamson[8]. La première est la discipline fiscale, c’est-à-dire un petit déficit des budgets qui peut être financé sans pression inflationniste. Le déficit des budgets chinois était de 166 milliards de yuans en 2006, soit seulement 0,78 % du pib. En 2007, les budgets chinois avaient même un surplus de 154 milliards de yuans (bnsc 2008). Deuxièmement, le consensus de Washington recommande de réorienter les financements publics vers les biens publics. En 2007, la Chine a dépensé 712,23 milliards de yuans pour l’éducation, 178,30 milliards pour les sciences et technologies, 198,99 milliards pour des soins médicaux, 544,72 milliards pour les protections sociales, 89,86 milliards pour les cultures et les sports, de même que 99,58 milliards pour la protection environnementale. Ces dépenses mises ensemble constituent 36,63 % des dépenses gouvernementales nationales. La Chine a aussi dépensé 7,14 % pour la défense nationale et 8,55 % pour l’industrie, le commerce et les opérations bancaires (bnsc 2008).

La troisième recommandation appelle à élargir l’assiette de taxation, ce que la Chine a bien sûr essayé de faire. Elle insiste cependant plutôt sur une perception plus efficace des impôts. Le gouvernement chinois entend régler plus ou moins les taux d’intérêt, contrairement aux prescriptions de la quatrième recommandation de libéralisation financière. En revanche, la politique chinoise de taux de change concurrentiel coïncide parfaitement avec la cinquième recommandation du consensus de Washington. Aujourd’hui, les pays occidentaux pressent la Chine d’augmenter la valeur de sa devise (Wong et Landler 2010). En ce qui concerne les sixième et septième points, la libéralisation du commerce et l’ouverture à l’investissement direct étranger, la Chine a été une fervente adhérente. Elle a persévéré pendant plus de quinze ans dans ses efforts de négociation en vue d’adhérer à l’Organisation mondiale du commerce (Lardy 2002) et a réussi à attirer 72,4 milliards de dollars en 2005 en investissement direct étranger (ide), occupant ainsi le premier rang parmi les pays en développement et le troisième du monde (China Daily 2006).

Les politiques chinoises sont cependant en contradiction avec les trois derniers points du consensus de Washington. La privatisation des entreprises publiques est fortement contrôlée et limitée. En 2007, il y avait en Chine 10 074 entreprises étatiques, 13 032 entreprises collectives et des milliers d’entreprises en copropriété (bnsc 2008). Contrairement à la logique de dérégulation qui devrait prévaloir, la réforme chinoise a toujours été étroitement régulée par le gouvernement. Il n’existait pas de protection de la propriété privée avant l’adoption d’une loi au printemps 2007 (Xinhua 2007).

Il semble évident que ni le consensus de Washington ni le consensus de Beijing ne sont une description exacte de l’expérience chinoise. Celle-ci n’est pas une antithèse parfaite du consensus de Washington, comme l’a prétendu le consensus de Beijing de M. Ramo. Toutefois, il existe plusieurs éléments de l’expérience chinoise qui sont fondamentalement différents, ou même opposés, aux recommandations du consensus de Washington. La différence est plus marquée si l’on considère, au-delà du débat entre le consensus de Beijing et le consensus de Washington, le contraste de l’expérience chinoise avec le néolibéralisme[9]. Ces caractéristiques distinctes, innovatrices et cohérentes constituent une voie de développement à la chinoise.

III – La voie chinoise de développement

La voie chinoise de développement peut être considérée essentiellement comme un processus graduel, expérimental et simultané d’industrialisation, de marchéisation et de mondialisation sous la direction de l’État qui préserve le marché, un processus de libéralisation économique sans libéralisation politique. L’industrialisation est propulsée par le capital (investissement étranger et épargne intérieure), la main-d’oeuvre et la technologie ; la marchéisation est introduite par la création d’un marché en dehors du plan étatique et par celle d’un système de prix à double voie sans privatisation complète ; et la mondialisation est réalisée par une stratégie d’orientation vers l’exportation.

Si l’industrialisation et la mondialisation de la Chine ne sont pas forcément différentes des postulats du consensus de Washington, la marchéisation chinoise est une expérience unique qui offre une condition favorable[10] pour l’industrialisation et la mondialisation de la Chine. De plus, la direction que donne l’État au marché et la réforme économique sans une réforme politique sont deux caractéristiques distinctes principales de l’expérience chinoise de développement. Cette section vise à offrir une analyse des caractéristiques distinctes et innovatrices de la voie chinoise de développement.

A — Réforme : pourquoi la Chine a-t-elle réussi là où l’Union soviétique a échoué ?

La plupart des discussions actuelles d’un « modèle chinois » présument une rupture avec les politiques de l’ère de Mao quand Deng Xiaoping commença la réforme en 1978. Il est naturel alors de diviser l’histoire de la République populaire de Chine en deux parties : les trente premières années (1949-1978) et les trente dernières (1979-2009)[11]. Cette présomption de rupture et cette division temporelle ont souvent fait croire que les deux périodes sont mutuellement indépendantes et que la réforme de Deng est une négation des politiques de Mao. Cette pratique est problématique pour certains chercheurs, parce qu’elle représente une rupture artificielle entre Deng et Mao (Gan 2007). Pour ceux qui considèrent la réforme de Deng comme une rupture du « modèle soviétique » de l’ère de Mao, le socialisme avec des caractéristiques chinoises ressemble plus à la social-démocratie européenne (Feng 2003). Cette position pose plusieurs questions fondamentales : Quelle est la relation entre les trente premières années et les trente dernières ? Quelle est la relation entre la voie chinoise et le modèle soviétique ? Pourquoi la réforme soviétique a-t-elle échoué, tandis que la réforme chinoise a largement réussi ? L’Union soviétique aurait-elle pu suivre la voie chinoise de réforme ?

On compare souvent l’expérience de réforme de la Chine avec celle de l’Union soviétique. Après avoir analysé l’évolution des politiques de l’ère de Mao, Susan Shirk conclut que la Chine est beaucoup plus décentralisée que ne l’était l’Union soviétique (Shirk 1993). Cette conclusion confirme les observations de plusieurs chercheurs au sujet de la décentralisation chinoise dans le processus de décision et d’administration (Perkins 1966 ; Donnithorne 1967 ; Schurmann 1968 ; Richman 1969 ; Bastid 1973 ; Lardy 1975 ; Donnithorne 1976). Par comparaison avec celle menée par l’Union soviétique, la décentralisation est particulièrement évidente dans l’agriculture et dans le secteur des petites industries en Chine (Klatt 1981 ; Reynolds 1977). Pour Gan Yang, la décentralisation de l’ère Mao est une condition préalable pour le succès de la réforme de Deng, et l’absence de cette condition est la raison principale de l’échec de la réforme soviétique (Gan 2007). Cet argument est important parce que, si le développement économique chinois n’a pas suivi le modèle soviétique à l’ère Mao, la présomption d’une rupture complète entre Deng et Mao est remise en cause. En général, la discussion du modèle soviétique s’axe sur les formes concrètes d’application du système social fondamental de l’Union soviétique. Dans le domaine économique, le modèle soviétique renvoie à la propriété étatique, à la planification administrative centrale, à la collectivisation agricole, etc. (icdr 2009b). Un examen du parcours chinois avant 1978 révèle une différence essentielle entre l’expérience chinoise et le modèle soviétique ainsi qu’un lien inhérent entre les politiques de Mao et la réforme de Deng.

L’influence du modèle soviétique en Chine a été la plus forte pendant le premier plan quinquennal chinois (1953-1957), dont la mission principale était l’industrialisation socialiste axée sur les 156 grands projets bénéficiant d’aides soviétiques, l’établissement de coopération de production agricole et la transformation socialiste du capital privé en capital étatique. Ces trois domaines du plan partagent les caractéristiques fondamentales du modèle soviétique : planification, centralisation ou collectivisation. Parmi ces trois domaines, la collectivisation de production agricole a perduré jusqu’à la veille de la politique de réforme de Deng. La collectivisation a culminé avec la création des communes populaires (renmin gongshe), dont les caractères essentiels étaient le fait d’être « grand » (da) et « public » (gong). Dans ce processus, les propriétés collectives sont devenues étatiques et le commerce du marché était interdit. Les conséquences désastreuses du Grand Bond en avant (Chan 2001) ont forcé le gouvernement central à reculer sur le plan des politiques radicales des communes populaires et les « vestiges capitalistes » ont été à nouveau permis. La tentative immédiate de transition au communisme s’est arrêtée (Jin 2008 : 90-94). En même temps, l’industrialisation socialiste basée sur le modèle soviétique était réalisée à travers la fourchette des prix (jiandao cha) des produits industriels et des produits agricoles, favorisant le développement de l’industrie lourde et de l’industrie de base. L’accomplissement industriel était accompagné par un déséquilibre sévère entre l’industrie lourde d’un côté et l’agriculture et l’industrie légère de l’autre, entre l’industrie de défense et l’industrie civile, entre le gouvernement central et les gouvernements locaux. Ces conséquences négatives du modèle soviétique devenaient de plus en plus évidentes et Mao cherchait à les corriger et à les éviter (Mao 1956).

Si la collectivisation agricole du modèle soviétique a été significative en Chine, la centralisation et la planification ont été beaucoup plus faibles que celles qui avaient cours dans l’Union soviétique. Le premier plan quinquennal a été un grand succès, avec 128,3 % de croissance industrielle et 25 % de croissance agricole (Jin 2008 : 47). Toutefois, le deuxième plan quinquennal (1958-1962) a été dérangé par le Grand Bond en avant (1958-1960) et le troisième plan quinquennal n’a pas commencé avant 1966. Pendant le Grand Bond en avant, Mao a transféré la gestion de 88 % des entreprises chinoises des ministères du gouvernement central aux gouvernements locaux en 1958. Par conséquent, les provinces, régions et préfectures possédaient un système industriel complet et indépendant avec le pouvoir de gestion, de finance et de décision. On exigeait des préfectures qu’elles développent l’industrie et deviennent une unité « petite mais complète » comme un moineau. Le Grand Bond en avant a été axé sur l’industrie sidérurgique. Selon le second plan quinquennal, la tâche pour 1958 était de 10,7 millions de tonnes d’acier. Quand la production réelle pour les six premiers mois n’était que de 3,12 millions de tonnes, il était peu possible d’obtenir la quantité planifiée. De ce fait, le pays entier a été mobilisé pour construire des petits hauts fourneaux. Dans la province de Henan, 50 000 fourneaux ont été construits, et 3,6 millions de personnes ont participé à la production d’acier (Jin 2008 : 80-81).

Tandis que l’Union soviétique possédait environ 40 000 grandes entreprises, la Chine en avait seulement 4 000 environ en 1978. Cependant, mis à part les 3 % des grandes entreprises publiques sous le contrôle central, 340 000 petites et moyennes entreprises (pme) en Chine étaient possédées et gérées par les gouvernements provinciaux, municipaux, locaux et communaux. Même à l’apogée de la planification, le gouvernement central chinois ne contrôlait que la production et la distribution de moins de 600 produits, en comparaison avec le contrôle direct de 5 500 produits par le gouvernement central soviétique. En 1968, pendant la Révolution culturelle, la Chine n’avait même pas un plan économique national (Gan 2007). Le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle ont fortement affaibli la base d’un modèle soviétique en Chine. Ces mouvements politico-économiques de Mao sont largement déplorés pour leurs conséquences désastreuses (MacFarquhar et Schoenhals 2008). Toutefois, certains considèrent ces « destructions créatives » (Gan 2007) comme une condition avantageuse pour la réforme chinoise, puisqu’elles ont forcé la Chine à chercher une nouvelle voie de développement (Yu 2003) et réduit les résistances potentielles contre la dissolution d’un système centralisé sur le modèle soviétique (Goldman 1993).

La conséquence principale de ces efforts de décentralisation de Mao est une Chine compartimentée en de nombreuses unités économiques parallèles sous la direction administrative du gouvernement. Par contre, l’Union soviétique était dominée par un système de planification centralisée de la division intégrale de travail économique à l’extérieur duquel il existait peu d’opérations économiques indépendantes. Dans ce système centralisé, la réforme d’un maillon de la chaîne de production économique aurait de graves conséquences pour d’autres maillons de la chaîne. Par conséquent, une réforme graduelle serait très difficile, sinon impossible, en raison de résistances du système entier. La réforme des entreprises étatiques en Chine est confrontée au même problème. Une entreprise étatique chinoise, une « unité » (danwei), est beaucoup plus qu’une organisation de travail. Elle est plutôt une unité sociale qui joue souvent le rôle du gouvernement au sujet du bien-être des employés : registre d’état civil, emploi, logement, assurance maladie, pension de retraite, garderie, cantine, magasin, bureau de poste, mariage ou divorce, voyage, etc. (Yang et Zhou 2002 ; Li H. 1996 ; Bjorklund 1986). Une « unité » est elle-même une microsociété, et la Chine urbaine était essentiellement une société de danwei.

Une réforme chinoise à partir des entreprises étatiques (danwei) devait offrir à la fois une solution d’emploi, d’assurance maladie, de pension de retraite, de logement, de garderie, de système de finance, etc. En d’autres termes, une réforme des entreprises étatiques devrait être une réforme complète et radicale du système entier. Sinon, les chômeurs délaissés par les entreprises étatiques n’auraient pas d’emploi, ni d’assurance maladie, ni de pension de retraite, ni de logement. Le résultat ne pouvait qu’être désastres et chaos sociaux, avec une possibilité d’effondrement du gouvernement comme ce qui s’est passé dans l’Union soviétique. En tant que scénario hypothétique, on ne saura jamais si une réforme radicale comme la « thérapie de choc » en Russie aurait une meilleure chance de succès en Chine. Heureusement pour elle, la Chine n’avait pas besoin de choisir cette solution amère, puisque le pays était beaucoup plus décentralisé que l’Union soviétique et qu’il existait d’autres opérations économiques parallèles aux entreprises étatiques. La réforme de Deng a commencé dans les domaines économiques à l’extérieur de la planification centrale (Wu 2004 ; Wang 2008 ; cndr 2008).

B — Expérimentation : gradualisme et pragmatisme

Immédiatement après la mort de Mao, la politique de Deng Xiaoping n’était pas une « réforme » mais plutôt une « rectification » (zhengdun) du système actuel. La « rectification » visait à remettre les entreprises en ordre, à remanier les équipes dirigeantes en révoquant et remplaçant les cadres qui n’obéissaient pas à la direction gouvernementale, etc. En mars 1979, Deng a précisé que les quatre principes fondamentaux étaient la condition préalable de la modernisation chinoise : la voie socialiste, la dictature de démocratie populaire, la direction du Parti communiste ainsi que le marxisme-léninisme et la pensée-maozedong. En d’autres termes, c’était une politique du renforcement au lieu du remplacement du système de Mao (Bao 2009 : 10). La politique de réforme et d’ouverture a été adoptée pendant la troisième session plénière du comité central issu du onzième congrès du Parti communiste chinois qui a eu lieu entre le 18 et le 22 décembre 1978. La réforme s’est imposée parce que l’économie nationale de la Chine se trouvait au bord de la ruine (Hua 1978). Le déséquilibre de l’économie nationale se détériorait. Tandis que l’industrie a connu une croissance de 41 fois sa taille depuis 1949, la croissance agricole n’a été que de 2,7 fois pendant la même période (Jin 2008 : 219). Si cette tendance perdurait, la Chine allait inévitablement changer de couleur (Hua 1978).

Au sujet de la réforme et de l’ouverture, il n’existait pas de consensus parmi les leaders chinois. Deng recommandait l’ouverture et l’économie de marché, tandis que Chen Yun[12] insistait sur la planification et voulait réinstaller la politique du premier plan quinquennal. Selon Chen Yun, le modèle soviétique avait permis à l’Union soviétique de transformer un pays arriéré en une superpuissance égale aux États-Unis. Le premier plan quinquennal chinois avait été une grande réussite du modèle soviétique. Pour Chen, la cause de l’échec économique de la Chine était la rupture d’avec le modèle soviétique pendant le Grand Bond en avant et la Grande Révolution culturelle. Pendant une décennie, les politiques économiques chinoises vacillaient entre ces deux préconisations (Zhao 2009 : 107-117, 132-133). Chen Yun n’était pas contre la décentralisation, l’autonomie des entreprises (zizhuquan), ni la réforme agricole qui fixait le quota de production au niveau du foyer (baochan daohu). Mais Chen Yun éprouvait une forte inquiétude au sujet de la politique d’ouverture de Deng, en particulier au regard des capitaux étrangers et des zones économiques spéciales (zes). Deng Liqun[13] a même étiqueté les zes comme étant une nouvelle forme de « concession étrangère ».

En 1982, Chen Yun a lancé un mouvement contre la « libéralisation bourgeoise » dans les domaines économiques (Zhao 2009 : 118-121). Bien que le développement d’une « économie marchande planifiée » (you jihua de shangpin jingji) soit devenu une politique officielle de la Chine en 1984 par La décision du Comité central du Parti communiste chinois au sujet de la réforme du système économique (Comité central du pcc 1984), Chen Yun a réitéré son opinion de toujours : « Compter principalement sur l’économie planifiée, et considérer le règlement du marché comme facteur subsidiaire » lors du congrès national du Parti communiste chinois (pcc) en septembre 1985. Afin d’éviter la confusion, Zhao Ziyang, le premier ministre et le bras droit de Deng Xiaoping, a persuadé Chen Yun d’ajouter une explication : « Par règlement du marché, nous entendons celui dont la production n’est pas planifiée mais plutôt change selon l’offre et la demande du marché, à savoir un règlement qui témoigne un aveuglement, » une phrase qui était originalement exprimée par Chen Yun lui-même (Chen 1986).

Avec cette phrase, toutefois, Zhao Ziyang a défini la partie de l’économie dont le règlement du marché était considéré comme facteur subsidiaire. Par conséquent, Zhao pouvait diviser l’économie nationale en trois sections : 1) l’économie planifiée ; 2) une grande quantité de marchandises qui était réglée par la loi de la valeur du marché et la macro-direction du gouvernement ; 3) les petites marchandises soumises au règlement du marché, qui était considéré comme facteur subsidiaire. L’ensemble des deux dernières parties de l’économie occupait au moins une moitié de l’économie nationale. Sans la phrase ajoutée, la partie de l’économie du marché aurait été limitée à la troisième catégorie. Cet épisode démontre les difficultés et les vicissitudes du parcours de la réforme. La réforme du système économique chinois est essentiellement une réforme de l’économie planifiée, qui est composée de deux aspects principaux : le rapport entre le plan et le marché, et la réforme du système de propriété. Zhao Ziyang n’était pas sûr qu’une Chine socialiste puisse instaurer un système économique de marché (Zhao 2009 : 134-136).

L’adoption du concept d’une « économie marchande planifiée » en 1984 a permis à Zhao Ziyang de décentraliser davantage le pouvoir aux entreprises et de réduire la proportion de planification directe du Comité national de planification[14], à savoir la production planifiée de marchandises et la distribution unifiée des marchandises. Zhao Ziyang a aussi proposé d’élargir la planification indirecte et de réduire la planification directe. Le règlement de la planification indirecte dépend du marché et des moyens économiques et non des moyens administratifs, et même la planification directe doit respecter la loi de la valeur (pcc 1986). Le rôle du marché était officiellement reconnu dans le rapport au treizième congrès national du pcc en 1987. Le nouveau mécanisme économique précisait : « L’État règle le marché, et le marché guide les entreprises » (Zhao 1987). En 1992, le quatorzième congrès national du pcc a recommandé que l’objectif de la réforme économique soit d’établir un système d’« économie socialiste de marché » (Jiang 1992).

Un amendement à la Constitution chinoise en 1988 a légitimé l’existence et le développement des entreprises privées (Renmin Ribao 1988). Durant la même année, une loi a séparé la propriété (suoyouquan) et la gestion (jingyingquan) des entreprises publiques, qui permet plus de pouvoir aux dirigeants des entreprises au sujet de l’usage et de la disposition des propriétés des entreprises (Zhao 2009 : 253). Plus de vingt ans après la mort de Mao, le gouvernement chinois encourageait officiellement le développement des propriétés privées (Jiang 1997). La légitimité des propriétés privées a été renforcée par une décision de la Troisième session plénière du comité central issu du seizième congrès du pcc en 2003 (Comité central du pcc 2003). Ce processus a conduit à l’adoption d’une loi qui vise à protéger les propriétés privées[15]. Idéologiquement, le processus de la transformation d’une économie planifiée à une économie du marché est complété, et l’évolution des politiques économiques est dorénavant une logique naturelle de ce principe fondamental. Le parcours de la réforme chinoise a été tortueux, et l’évolution de l’économie planifiée à l’économie du marché n’est pas terminée. Cependant, la politique de réforme et d’ouverture depuis 1978 a déjà transformé la Chine, qui a dépassé le Japon en devenant la deuxième puissance économique du monde.

C — Décalage : réforme économique avant réforme politique

La Chine est souvent critiquée par l’Occident en raison du décalage de réforme politique. La sagesse occidentale traditionnelle préconise que la réforme politique doit précéder la réforme économique puisque l’établissement des institutions politiques nécessaires peut réduire les coûts des transactions économiques (North 1990 ; Williamson 1983). Toutefois, la possibilité de réforme politique était très faible, sinon inexistante, au début de la réforme. L’idéologie socialiste restait très établie malgré la destruction de la Grande Révolution culturelle et la mort de Mao. En effet, l’évaluation de Mao est 70 % positive et 30 % négative (Comité central du pcc 1981). Les quatre principes fondamentaux proposés par Deng en mars 1979 étaient les conditions préalables de la réforme économique chinoise sans lesquelles cette dernière aurait été embourbée dans un débat idéologique virulent.

Plus important, le timonier de la réforme, Deng Xiaoping, considérait que le système politique socialiste était supérieur à celui de la démocratie pluraliste en matière d’efficacité. Deng méprisait et détestait le mécanisme des poids et contrepoids du système démocratique de séparation des trois pouvoirs. Pour Deng, le système socialiste de pouvoir centralisé est beaucoup plus efficace que le système occidental parce qu’une fois un consensus obtenu et une décision prise, la politique adoptée peut être mise en oeuvre immédiatement sans risque de boycottage, d’obstruction parlementaire ou d’immobilisation, etc. Par conséquent, Deng ne permettait aucune marque de la politique parlementaire dans la réforme politique (Zhao 2009 : 232, 275).

Thomas Friedman, journaliste du New York Times, qui déplore l’embouteillage politique des États-Unis, partage cette opinion :

L’autocratie d’un parti unique a certainement sa faiblesse. Toutefois, si elle est dirigée par un groupe de personnes raisonnablement éclairées comme en Chine aujourd’hui, elle peut avoir de grands avantages. Ce parti unique peut simplement imposer les politiques difficiles mais cruciales qui sont nécessaires pour faire avancer une société dans le 21e siècle.

Friedman 2009

De plus, l’autocratie politique est une arme indispensable pour Deng afin de maintenir la stabilité sociopolitique, qui est à son tour une condition sine qua non pour le succès de la réforme économique (Zhao 2009 : 276). L’histoire chinoise a déjà démontré que, sans la stabilité sociopolitique, les efforts politico-économiques n’aboutissent à rien. L’exemple le plus récent a été la Révolution culturelle. Selon l’estimation du gouvernement chinois, entre 1974 et 1976 la Chine a perdu 100 milliards de yuans de valeur globale de la production industrielle, 28 millions de tonnes d’acier et 40 milliards de yuans de recettes financières en raison du chaos politique (Hua 1978). Après les manifestations de la place Tian’anmen, la réforme économique s’est arrêtée jusqu’à la tournée d’inspection de Deng au sud de la Chine au printemps de 1992. Pendant deux ans et demi, les gauches conservateurs[16] ont renversé des politiques de réforme économique et ont essayé de centraliser encore une fois le pouvoir au gouvernement central.

Pour garantir la stabilité, Deng devait donc maintenir un équilibre entre les gauches conservateurs et les réformistes. Lors de la préparation du treizième congrès national du pcc en 1987, Deng a demandé à Chen Yun et Li Xiannian de prendre une semi-retraite afin d’éviter une impression de victoire des conservateurs. Deng a conservé le poste de président de la Commission militaire du Comité central du pcc. Pour Deng, sa présence était un signe de la garantie de stabilité de la Chine pour les Chinois et les étrangers (Zhao 2009 : 232-233). Quand Deng a voulu prendre sa retraite en 1989 afin que les fondateurs de la République populaire ne puissent plus justifier leur intervention continue dans la réforme économique de Zhao Ziyang, Zhao a dissuadé Deng en raison de la stabilité à maintenir (Zhao 2009 : 265-266).

Un principe du gouvernement chinois depuis 1978 est : « La stabilité est primordiale » (Wending yadao yiqie) (Deng 1993 : 284). Le but de la stabilité est d’offrir un environnement favorable pour la réforme économique. Selon la conviction de Deng, la centralisation du pouvoir politique est une condition nécessaire pour maintenir la stabilité qui, à son tour, garantit la possibilité de réforme économique. La conséquence de cette logique est que la réforme du système économique dépend de la conservation du système politique actuel. Par conséquent, les mouvements d’anti-libéralisation bourgeoise ont eu lieu principalement dans les domaines politiques et non pas dans les domaines économiques, sauf les coups donnés aux crimes économiques en 1982 (Conseil des affaires d’État 1982). De plus en plus, des universitaires estiment aujourd’hui que la réforme économique chinoise a bien bénéficié de la stabilité sociopolitique de la Chine (Naughton et Yang 2004 ; Brodsgaard et Zheng 2004). Toutefois, la question de savoir comment la Chine pourrait réussir à libéraliser son économie sans libéralisation politique reste toujours.

D — Fédéralisme : décentralisation sans démocratisation

Le communiqué qui a entamé la réforme de la Chine se lit ainsi :

Aujourd’hui, une faiblesse sévère de notre système de gestion économique est le niveau trop haut de centralisation de pouvoir. Nous devons oser décentraliser le pouvoir selon la direction du leadership, permettant aux gouvernements locaux et aux entreprises industrielles et agricoles de posséder plus de pouvoir pour l’opération et la gestion, toujours sous la direction du plan unifié de l’État[17].

pcc 1978

Il faut noter que la décentralisation proposée par le communiqué ne portait que sur la gestion et l’opération, et qu’il ne s’agissait pas de la propriété. Sans la protection de la propriété privée et d’autres mesures de la libéralisation politique, comment le gouvernement chinois pouvait-il rendre sa promesse de décentralisation économique crédible ?

Cette question est dérivée de l’idée classique selon laquelle la libéralisation politique est une condition préalable du développement de marché. Par libéralisation politique, nous entendons principalement la démocratisation avec un accent mis sur les droits de l’homme individuels et la protection de la propriété privée. Évidemment, selon ce critère, la possibilité d’une économie du marché est très faible, sinon complètement absente en Chine. Pour Montinola, Qian et Weingast, le succès de la réforme chinoise a démontré la limite du concept occidental de « réforme politique ». Ces auteurs avancent que le système politique chinois qu’ils qualifient de « fédéralisme à la chinoise » est en effet à la base du succès économique de la Chine (Montinola et al. 1996).

Ce « fédéralisme à la chinoise » est possible grâce à la décentralisation des pouvoirs politico-économiques. En 1985, les gouvernements provinciaux et municipaux contrôlaient 45 % des entreprises étatiques, en comparaison des 20 % contrôlées par le gouvernement central (Qian et Xu 1993). La décentralisation du pouvoir politico-économique et le système du contrat fiscal (Oi 1992 ; Oksenberg et Tong 1991 ; Wong 1992) ont permis aux gouvernements locaux de concevoir des outils économiques importants qui peuvent rendre trop coûteuse une recentralisation de pouvoir au gouvernement central. Conséquemment, la tentative de recentralisation de Li Peng après l’incident de la place Tian’anmen a lamentablement échoué. Bref, la décentralisation du « fédéralisme à la chinoise » a rendu crédible l’engagement du gouvernement central chinois dans la réforme économique sans libéraliser le système politique.

E — Privatisation : un droit d’usage sans propriété

Toutefois, la crédibilité de l’engagement du gouvernement central chinois ne garantit pas le succès de la réforme. En effet, les leaders chinois n’avaient aucune idée de la façon de réformer l’économie parce que presque tous les intellectuels chinois qui avaient une connaissance de l’économie du marché ont été éliminés en tant qu’ennemis du peuple. La réforme économique a été partiellement engagée par le gouvernement central et partiellement imposée par les développements économiques une fois la réforme entamée (Yu 2003). La planification et la propriété sont les deux dimensions de la réforme chinoise (Zhao 2009 : 125, 136). Selon les théories économiques occidentales, la protection de la propriété est une condition sine qua non pour l’établissement du marché (Reznik 1996). Logiquement, la réforme chinoise devrait commencer par une réforme de la propriété étatique avant la réforme de la planification qui visait à établir le mécanisme de marché. Toutefois, l’ordre de la réforme chinoise a été renversé. Après la mort de Mao, les politiques initiales de la réforme visaient à élargir l’« autonomie » (zizhuquan) des paysans et des entreprises, et non pas à changer la « propriété » (suoyouquan) ni le pouvoir de leadership (lingdaoquan). Cette méthode a efficacement défléchi les résistances récalcitrantes des gauches conservateurs qui restaient très forts immédiatement après la mort de Mao. En même temps, l’« autonomie » a permis aux paysans et aux entreprises de devenir les sujets de l’économie nationale au lieu que ce soient l’État (propriété) ou le pcc (leadership) (Bao 2009 : 11-12).

La réforme a commencé par une réforme agricole à travers la politique visant à fixer le quota de production au niveau du foyer (baochan daohu). Depuis 1962, tous les moyens de production agricole sont devenus publics ou collectifs, possédés par la commune (gongshe), la brigade de production (dadui) et l’équipe de production (dui), et la production agricole était organisée selon ces trois niveaux d’organisation. La nouvelle politique a décentralisé la production agricole ainsi que les moyens de production agricole au niveau de foyer. La terre est toujours une propriété étatique, mais les paysans ont le titre d’usage par le bail de l’État. Un avantage de cette décentralisation sans privatisation de la propriété étatique et collective est la prévention d’annexion de la terre arable, un problème qui a affligé la Chine jusqu’à l’établissement de l’État communiste (Huang 2007). La répartition égale de terre arable a été un objectif poussant les paysans à une révolte comme celle des Taiping (Xu Z. 2008). Suivant cette tradition, le jeune gouvernement communiste a confisqué 700 millions de mu[18] de terre pour les redistribuer à 300 millions de paysans en décembre 1952 (Xu Z. 2008 : 527). Au début de la réforme agricole, la propriété publique non seulement n’est pas devenue un obstacle à l’enthousiasme des paysans, mais plutôt une garantie du droit d’usage de la terre pour tous les paysans qui, à son tour, a garanti la stabilité de la réforme. La propriété étatique de la terre ne pose pas un problème pour la réforme agricole parce que les paysans cherchent principalement à cultiver les lots de terres dont viennent leurs moyens d’existence, et non pas à les échanger ou à les vendre[19]. Les résultats fort positifs de la réforme agricole ont grandement surpris les leaders chinois : en 1984 les paysans avaient même de la difficulté à vendre leurs surplus de grains (Zhao 2009 : 114, 156-162).

Le succès de la réforme agricole est important parce qu’il a permis au gouvernement central de libérer les ressources destinées à réaliser la réforme industrielle. De plus, le gouvernement pouvait financer le développement industriel avec les revenus agricoles à travers une politique de fourchette des prix entre les produits industriels et les produits agricoles[20]. Mais la contribution la plus importante a été l’établissement des entreprises industrielles rurales (xiangzhen qiye), la clé de la réforme industrielle.

F — Marchéisation : un marché en dehors du plan

Comme il a été mentionné précédemment, la réforme chinoise a commencé dans les domaines économiques à l’extérieur de la planification centrale, avec les entreprises industrielles rurales. Une grande différence entre les gouvernements des bourgs et des communes (xiangzhen) et les gouvernements supérieurs est que l’autorité des premiers était limitée à l’agriculture et à la gouvernance rurale et qu’ils ne contrôlaient pas d’entreprises étatiques ni n’avaient d’accès au système bancaire étatique. Par conséquent, les gouvernements des bourgs et communes agissent sous une contrainte budgétaire inflexible et sans pouvoir d’instaurer des barrières commerciales pour les entreprises rurales qu’ils gèrent. Ces deux caractéristiques sont les raisons pour lesquelles les entreprises rurales doivent rivaliser dans un environnement qui ressemble à un marché libre et qu’elles sont la fondation du « fédéralisme à la chinoise » qui préserve le marché (Montinola et al. 1996 : 67).

Les entreprises rurales sont importantes pour les quatre raisons suivantes : d’abord, la concurrence des entreprises rurales a créé une économie du marché à l’extérieur de l’économie planifiée ; deuxièmement, la concurrence des entreprises rurales sert de pression principale pour la réforme des entreprises étatiques ; troisièmement, la grande quantité d’entreprises rurales a créé de nombreux emplois qui ont efficacement absorbé le surplus de main-d’oeuvre rural libéré par la réforme agricole ; finalement, les entreprises rurales jouent un rôle crucial dans la politique d’ouverture en élaborant une stratégie d’orientation vers l’exportation. Avec la croissance des entreprises rurales et des entreprises privées, le gouvernement réduit graduellement le secteur des entreprises étatiques, avec l’objectif éventuel d’une transformation complète vers l’économie de marché (Zhao 2009 : 139-141, 248). Bref, les entreprises rurales ont été fondamentales pour la politique de réforme ainsi que pour la politique d’ouverture, l’expansion du marché en Chine et le degré d’ouverture de la Chine au monde extérieur étant tous deux étroitement liés à l’essor des entreprises rurales (Chang et Wang 1994 ; Weitzman et Xu 1994 ; Byrd et Lin 1990 ; Nee et Su 1990).

La création d’une économie de marché à l’extérieur de l’économie planifiée a constitué une chance et un défi pour le gouvernement chinois. D’un côté, la Chine n’avait pas besoin de réformer les entreprises étatiques d’un seul coup comme l’Union soviétique l’a fait, une solution que la Chine considère comme étant trop dangereuse et traumatisante. Une économie de marché parallèle à l’économie planifiée offre à la Chine une chance de créer les emplois nécessaires pour absorber non seulement le surplus de main-d’oeuvre en campagne, mais aussi les chômeurs licenciés des entreprises étatiques dans le processus de réforme. D’un autre côté, deux économies parallèles opérant côte à côte selon des mécanismes différents ont créé des problèmes particuliers, dont celui du prix (Cheng 2006).

G — Prix : un système à double voie

Un problème significatif était les prix bas des ressources énergétiques et des matières premières dont la production est principalement planifiée par le gouvernement. Les prix des marchandises dans l’économie de marché ont monté de plus en plus, et les industries de base ne pouvaient plus s’adapter à la croissance de l’économie de marché. Si le gouvernement augmentait les prix du charbon, le prix d’électricité augmenterait, et il en serait de même du prix du transport ferroviaire. Par conséquent, le coût des entreprises étatiques serait augmenté, mais le gouvernement ne permettait pas d’augmenter le prix de vente par peur de l’inflation. La solution proposée visait à réduire le charbon et l’acier destinés à la distribution unifiée par le gouvernement à 30 % des offres entières avant de rajuster les prix du plan[21].

Selon cette solution de « lâchement avant rajustement », le gouvernement annulait d’abord la planification des machines ordinaires, des industries légères et des produits textiles dont l’offre surpassait ou égalait la demande. Les prix de ces produits devenaient flottants ou négociés. En même temps, le gouvernement annulait l’offre du charbon et de l’acier aux bas prix contrôlés. Plus nombreux étaient les secteurs graduellement lâchés, plus la proportion du charbon et de l’acier destinés à la distribution unifiée par le gouvernement diminuerait. Essentiellement, cette solution créait d’abord le mécanisme du marché à travers les prix flottants et négociés, qui à son tour faisait progresser la réforme des prix du plan. Ainsi, le gouvernement pouvait à la fois diminuer le plan impératif, revitaliser l’achat et la vente des matériaux et réformer le système de prix. Le succès de cette réforme a créé les conditions favorables pour la revitalisation des entreprises, la décentralisation du pouvoir et la séparation du gouvernement et de l’entreprise (Xu 2008).

Dans ce système de prix à double voie (shuanggui zhi), deux prix existaient pour les mêmes matériaux, le prix du marché étant plus haut que le prix du plan. À travers ce système, les produits du plan impératif ont été réduits, de 120 à 60, et les matériaux désignés pour la distribution unifiée par le gouvernement ont baissé de 256 à 26 en 1986. Ce système a été loué par le lauréat du prix Nobel Joseph Stiglitz comme une excellente solution pour la transition du prix de plan au prix du marché. Toutefois, cette solution de deux prix a aussi créé des problèmes de corruption et une motivation de la recherche de rente (Zhang 2006). Au fur et à mesure que cette réforme gagne en profondeur, les deux voies se rejoignent, la différence des prix disparaît et l’économie entière fonctionne selon le mécanisme du marché (Cheng 2006).

En conclusion, la voie chinoise de développement est essentiellement un processus graduel, expérimental et simultané d’industrialisation, de marchéisation et de mondialisation sous la direction de l’État qui préserve le marché, un processus de libéralisation économique sans libéralisation politique. L’industrialisation est propulsée par le capital (investissement étranger et épargne intérieure), la main-d’oeuvre et la technologie ; la marchéisation est introduite par la création d’un marché en dehors du plan étatique et celle d’un système de prix à double voie sans privatisation complète ; et la mondialisation est réalisée par une stratégie d’orientation vers l’exportation. La décentralisation pendant le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle a permis d’instaurer un fédéralisme à la chinoise qui facilite le développement d’un marché, par la création d’entreprises rurales dans les bourgs et les communes, à l’extérieur du plan impératif qui à son tour a été rendu possible par la réussite de la réforme agricole.

IV – Viabilité, durabilité et universalité

Il faut souligner que la réforme de la Chine n’est pas terminée et que l’expérience chinoise de développement change toujours. En conclusion, trois questions sont posées afin d’explorer les implications normatives de la voie chinoise : La libéralisation économique est-elle viable sans libéralisation politique ? La croissance économique chinoise est-elle durable ? La voie chinoise a-t-elle une valeur universelle pour d’autres pays en voie de développement ?

Quant à la question de la viabilité de la libéralisation économique sans libéralisation politique, la clé reste toujours la stabilité. Les personnes qui posent cette question présument que la classe moyenne issue du développement économique demandera sûrement son droit à la participation politique et que la participation politique ne peut qu’être accessible par la libéralisation politique. C’est d’ailleurs la conclusion de Zhao Ziyang dans ses mémoires (Zhao 2009 : 292-300). Selon Przeworski et Limongi, la théorie de la démocratisation endogène n’est pas valide : le développement économique ne facilite pas la transition vers la démocratie (Przeworski et Limongi 1997). Boix et Stokes confirment l’hypothèse de la démocratisation endogène : les pays autocratiques démocratisent en général trois ans après l’atteinte d’un niveau de revenu par habitant de 12 000 dollars (Boix et Stokes 2003). Même si la thèse de la démocratisation endogène est valide, le revenu disponible par habitant pour les citadins chinois était de 13 786 yuans (1 812 dollars) et celui des paysans chinois était en 2007 de seulement 4 140 yuans (544 dollars) (bnsc 2008 : table 1-4), loin du niveau de repère. Selon l’estimation de la cia, le pib par habitant de la Chine calculé par la méthode de la parité de pouvoir d’achat était de 6 500 dollars en 2009 (cia 2010). Dans ce cas, la démocratisation approche à grands pas pour la Chine, du moins selon la théorie de la démocratisation endogène.

Toutefois, il faut interroger la validité de la présomption que la classe moyenne demandera sûrement son droit à la participation politique, et que la participation politique ne peut être accessible que par la libéralisation politique. On observe de plus en plus la cooptation de la nouvelle classe moyenne chinoise dans le système politique chinois actuel. D’un côté, au contraire de la propagande du Falun Gong, le Parti communiste chinois continue de susciter l’adhésion des nouvelles élites chinoises en raison des privilèges économiques et politiques ; de l’autre côté, la nouvelle droite, principalement les gagnants de la réforme économique, cherche une réforme politique graduelle à l’intérieur du système actuel, ne voulant pas bouleverser l’échiquier existant dont elle tire des profits économiques. L’existence d’une classe moyenne n’est donc pas une condition suffisante de la réforme politique.

Bien sûr, l’estimation optimiste au sujet de la démocratisation présume que l’économie chinoise continuera de connaître une croissance au niveau soutenu. Est-ce que la croissance économique chinoise peut être durable si la configuration économique de la Chine actuelle se poursuit ? La réponse dépend de la configuration économique globale. La croissance économique de la Chine dépend de trois locomotives : l’investissement, l’exportation et la consommation intérieure. Jusqu’à récemment, l’industrialisation chinoise a été propulsée principalement par l’investissement et l’abondance de main-d’oeuvre. L’investissement est soutenu par le capital étranger et l’épargne intérieure, qui sont énormes. Aussi longtemps que la main-d’oeuvre chinoise reste compétitive, la Chine peut continuer d’attirer l’investissement étranger. En adoptant une stratégie d’orientation vers l’exportation, la plus grande partie du « Fabriqué en Chine » produit par l’investissement étranger et la main-d’oeuvre chinoise a pour but la consommation étrangère. Cette stratégie est largement influencée par les contraintes extérieures (Palley 2005). Depuis la crise économique mondiale en 2007, le secteur d’exportation de la Chine a gravement souffert (Xinhua 2009) et le gouvernement a dépensé 4 trillions de yuans (586 milliards de dollars) pour stimuler l’économie par l’investissement dans les infrastructures et par la stimulation de la consommation intérieure. Toutefois, la stimulation de la consommation intérieure va probablement échouer, parce que la Chine est un pays riche mais dont le peuple est relativement pauvre. Les taux de croissance du revenu de ménage par habitant ont été beaucoup plus faibles que les taux de croissance de l’économie nationale (Huang 2008).

Étant donné la demande américaine et européenne de « rééquilibrer » le commerce international, la croissance économique de la Chine repose à l’avenir sur deux éléments principaux : l’amélioration de la technologie et la stimulation de la consommation intérieure. Pour se positionner plus haut dans l’échelle de la division internationale de travail, la Chine doit investir davantage dans l’innovation technologique et réduire la dépendance de la main-d’oeuvre envers l’industrialisation. Quant à la stratégie de mondialisation, la stratégie d’orientation vers l’exportation doit être complétée par une augmentation de la consommation intérieure. À cette fin, la Chine doit augmenter le niveau de revenu par habitant des Chinois et mener des réformes de l’assurance santé et de la protection sociale[22]. Le gouvernement chinois a déjà entamé les réformes dans ces domaines. Il a également adopté les politiques visant à rééquilibrer la campagne et la ville, dont la décision de rompre une tradition de 2 600 ans en annulant les impôts agricoles à compter du premier janvier 2006 (Gouvernement central de rpc 2006).

La voie chinoise a-t-elle une valeur universelle, en particulier pour les pays en voie de développement ? Dans le processus de la réforme, la Chine a étudié et profité des expériences des pays divers, en particulier des économies asiatiques : le Japon, Taïwan, Singapour, la Corée du Sud, etc. Il faut souligner que le choix et l’adoption d’une politique étrangère sont toujours conditionnés par la situation intérieure de la Chine. C’est en ce sens que la voie chinoise pourrait bénéficier de l’apport d’autres pays en voie de développement. Il va de soi que tous les pays sont différents et que l’expérience d’un pays donné, aussi réussie soit-elle, n’est pas une panacée. Cela dit, la voie chinoise pourrait offrir quelque espoir pour les voies de développement non traditionnelles et encourager l’exploration de possibilités qui jusqu’à récemment étaient considérées comme inconcevables.