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Il faut craindre que les formules trempées dans le solvant de la littérature ne retrouveront plus jamais leur densité ni leur réalisme. Il faudrait tendre vers des formulations qui englobent totalement le vécu (c’est-à-dire la catastrophe) ; des formulations qui nous aident à mourir et lèguent cependant quelque chose aux vivants. Si la littérature est en mesure de produire de telles formules, je veux bien, mais je considère de plus en plus que seul le témoignage en est capable, ou éventuellement une vie muette et informulée comme formulation.

Imre Kertész

Il m’apparaît important, pour considérer les enjeux de la lecture littéraire aujourd’hui, de revenir sur l’idée que ce que l’on désigne souvent comme la césure historique d’Auschwitz (en prenant Auschwitz comme paradigme) a été aussi une césure littéraire. Cette idée, comme on sait, a été avancée par Theodor W. Adorno en 1949, lorsqu’il a interrogé la possibilité d’écrire de la littérature après Auschwitz[1]. Contrairement à ce que l’on entend souvent, en effet, il ne s’est pas agi d’énoncer un interdit : Adorno a considéré que le génocide nazi n’était pas une sorte de parenthèse barbare dans l’histoire de la culture occidentale, mais qu’il avait au contraire été rendu possible par celle-ci, de sorte que l’on pouvait désormais, comme Walter Benjamin l’avait fait, soupçonner tout témoignage de culture d’être « en même temps un témoignage de barbarie[2] » ; aussi a-t-il analysé que « la littérature [devait pouvoir] affronter ce verdict [sur l’impossibilité d’écrire des poèmes] », en produisant des oeuvres qui ne continuent pas de « jouer [leur] partie dans la culture qui a accouché [du génocide nazi][3]  ».

Ce qui prête le plus à confusion dans la proposition d’Adorno, en fait, c’est moins l’assertion en elle-même, que l’on ne doit donc pas recevoir « de façon complètement littérale[4] », que le fait de prendre Auschwitz comme paradigme. Je voudrais montrer ici que la pertinence de cette proposition se mesure tout spécialement à l’apparition du témoignage, dont on peut soutenir qu’il est un nouvel art d’écrire au XXe siècle ; or, celui-ci s’invente avec le génocide nazi mais aussi avec d’autres violences politiques de masse qu’il est rigoureusement impensable de confondre. J’entends me concentrer en l’occurrence sur des témoignages des camps, parce que, en germe dès la Première Guerre mondiale comme l’a montré Jean Norton Cru[5], le témoignage prend véritablement son essor — quel emploi du nom « essor » ! — avec les camps de concentration après 1945. Mais il me faut éviter l’écueil du livre sur le témoignage de Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, dans lequel le projet — louable, au demeurant — de considérer Auschwitz comme « le théâtre d’une expérimentation toujours impen­sée, dans laquelle, au-delà de la vie et de la mort, le juif se transforme en musulman, l’homme en non-homme[6] », se réalise au prix d’une dangereuse confusion entre camp de concentration et camp d’extermination, et même d’un effacement de « l’image peut-être la plus horrible de la Shoah : celle du Juif qui n’entre pas dans le camp, qui ne se “dé-civilise” pas en devenant “musulman”[7] », — parce qu’il est directement « sélectionné » pour la chambre à gaz à sa sortie du train de déportation.

Mon hypothèse est que la césure littéraire appelée de ses voeux par Adorno se produit effectivement au XXe siècle en réaction à cette domination sans précédent qu’est la domination totalitaire, et que, celle-ci faisant du système concentrationnaire son institution centrale, des témoignages des camps jouent un rôle déterminant dans cette césure. À cet égard, la façon dont des témoignages issus de camps nazis mais aussi de camps soviétiques problématisent leur appartenance à la littérature mérite examen. Or, comme nous le verrons, cela concerne au premier chef la lecture littéraire, puisque l’interrogation qui fonde cette question d’appartenance porte essentiellement sur la transmission d’une expérience.

Face au recul des lecteurs devant le réel : inimaginable ?

C’est devenu un topos aujourd’hui, concernant le génocide nazi et les camps de concentration, que de se retrancher derrière des mots comme « inconcevable » ou « indicible » ; il importe à ce propos de rappeler le verdict sans appel de Ruth Klüger : « Ce sont des termes kitsch, fuite sentimentale devant la réalité[8] ». De tels mots, qui se veulent presque toujours définitifs, n’ont en effet pas d’autre visée que de justifier par avance l’absence de tout effort de compréhension de ce qui a eu lieu. Et il paraît d’autant plus salutaire de dénoncer cette attitude qu’elle trouve une alliée objective — dans la posture religieuse d’un Claude Lanzmann par exemple, devenu l’apôtre d’« une interdiction de l’image digne de l’Ancien Testament[9] » à contresens même de Shoah, cette oeuvre considérable qu’il nous a léguée.

Le problème du refus de compréhension ne date pas d’aujourd’hui, cependant, et on ne peut pas se contenter de le balayer d’un revers de main. Ce serait trop simple, car les témoins eux-mêmes se sont trouvés dans l’obligation de s’y confronter. Primo Levi témoigne de ce que les détenus concentrationnaires l’ont même souvent anticipé avant leur libération du camp, « la douleur de chaque jour se tradui[sant] dans [leurs] rêves […] par la scène toujours répétée du récit fait et jamais écouté[10] ». Cette scène douloureuse « du récit fait et jamais écouté » est en quelque sorte la scène primitive du témoignage, et on comprend que toute la difficulté, au commencement, consiste dans une interrogation un peu désespérée sur sa capacité à se faire entendre, à atteindre son destinataire. Il faut beaucoup de courage, semble-t-il, pour se persuader que, tout comme le poème selon Paul Celan, le témoignage

peut, puisqu’il est un mode d’apparition du langage et, comme tel, dialogique par essence, être une bouteille à la mer, mise à l’eau dans la croyance — pas toujours forte d’espérances, certes — qu’elle pourrait être en quelque lieu et quelque temps entraînée vers une terre, Terre-Coeur peut-être[11].

C’est dans ce sens que je propose de relire l’avant-propos de L’espèce humaine, où Robert Antelme rend compte d’une difficulté à témoigner :

Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense, en proie à un véritable délire. Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous ramenions avec nous notre mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle [quelle]. Et dès les premiers jours cependant, il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps. Comment nous résigner à ne pas tenter d’expliquer comment nous en étions venus là ? Nous y étions encore. Et cependant c’était impossible. À peine commencions-nous à raconter, que nous suffoquions. À nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginable[12].

De façon discutable, on a parfois pris ce propos à la lettre, comme si Antelme assumait pleinement, pour son propre compte, l’idée d’un « inimaginable » : comme si cette idée ne venait pas s’imposer malgré eux aux rescapés des camps, du fait de leur confrontation à un refus d’entendre de la part des non-déportés, des « indemnes ». L’espèce humaine vise tout entier à déconstruire cette idée, pourtant ; il suffit de se reporter à la scène de « La fin » où les détenus de Dachau ont affaire aux soldats américains qui ont libéré le camp, pour s’apercevoir qu’Antelme est aussi sévère que Ruth Klüger :

Inimaginable, c’est un mot qui ne divise pas, qui ne restreint pas. C’est le mot le plus commode. Se promener avec ce mot en bouclier, le mot du vide, et le pas s’assure, se raffermit, la conscience se reprend ».

EH, 302

Mais, dans la mesure où Antelme la lie dans son avant-propos à celle d’une discontinuité radicale entre le langage et l’expérience concentrationnaire, l’idée d’« inimaginable » a pu paraître fondée en raison, dans le sens de ce qu’Antelme lui-même a pu affirmer par ailleurs après son retour en 1945 : « Nous avons vu ce que les hommes ne “doivent” pas voir ; ce n’était pas traduisible par le langage[13] ». Or, il n’est pas vrai que le « désir frénétique » de raconter son expérience des camps soit voué à l’échec comme par principe, et Antelme le sait mieux que quiconque, lui qui, « [d]ans son épuisement physique, […] n’[était] plus que parole » dès sa libération du camp de Dachau :

Je n’ai pas à le questionner [rapporte Dionys Mascolo]. Il dit tout. Tout ce qu’il a vécu depuis un an, épisode par épisode, sans ordre, l’un évoquant l’autre. Garder le silence plus de quelques instants lui serait impossible. Il parle continûment. Sans heurt, sans éclat, comme sous la pression d’une source constante, possédé du besoin véritablement inépuisable d’en avoir dit le plus possible avant de peut-être mourir, et la mort même n’avait manifestement plus d’importance pour lui qu’en raison de cette urgence de tout dire qu’elle imposait. Je crois que nous ne dormirons en tout pas plus de quatre ou cinq heures pendant les deux jours du retour[14].

On voit que c’est ici — entre la vie et la mort — le silence, et non le langage, qui est impossible en regard de l’expérience ; que, « en proie à un véritable délire », Antelme cède exemplairement à une logorrhée, et non à une suffocation. En 1948, il évoque dans ce sens une « véritable hémorragie d’expression[15] » chez les rescapés des camps d’Allemagne ; or, en effet, cela donne lieu en France à l’époque à un « témoignage de masse », selon Annette Wieviorka : « Immédiatement après le retour commence la publication d’ouvrages et de brochures portant sur tous les KZ : 34 ouvrages de témoignage en 1945, 37 en 1946, 36 en 1947, mais 7 seulement en 1948[16] », précise-t-elle.

La difficulté inhérente au témoignage des camps n’est pas causée par une « impossibilité » ou un « refus de témoigner », dont, au demeurant, Annette Wieviorka ne relève « [a]ucune trace[17] », mais vient d’un problème de réception : celui qui fait par exemple que « l’arrêt du flux des récits » en France à partir de 1948 s’explique en partie par « l’absence [d’un] marché, d’acheteurs et de lecteurs », « les éditeurs [n’étant] pas des philanthropes[18] ». C’est une difficulté qui réside très exactement dans ce que Celan appelle « l’essence dialogique » du langage, c’est-à-dire que l’interrogation sur la capacité des mots à dire l’expérience concentrationnaire n’est pas séparable, ou mieux, procède incessamment de l’inquiétude de n’être pas cru, ou pas compris. Parce qu’il y a un écart, qui semble au rescapé incommensurable, et par conséquent impossible à combler, entre le savoir que lui donne son expérience et le non-savoir du non-déporté. C’est la prise de conscience que rapporte Antelme à la fin de L’espèce humaine : à Dachau, le soldat américain se révélant incapable d’écouter les détenus,  

[son] ignorance […] apparaît, immense. Et au détenu sa propre expérience se révèle pour la première fois, comme détachée de lui, en bloc. Devant le soldat, il sent déjà surgir en lui sous cette réserve, le sentiment qu’il est en proie désormais à une sorte de connaissance infinie, intransmissible (EH, 301).

Contre le témoignage-alibi (des lecteurs) : pour une bonne compréhension du document

Malgré cette cruelle découverte, analyse Antelme un an après la publication de L’espèce humaine, les rescapés ont souvent sous-estimé la difficulté du témoignage. Ils n’ont pas mesuré à quel point les non-déportés ne veulent rien comprendre ni apprendre de l’expérience des camps ; à quel point, dans leur aspiration à l’oubli, les non-déportés contestent même l’idée qu’un « bagage […] accompagne le retour [des déportés] ». Selon lui, il apparaît avec le recul « que [ceux-ci se sont] laissés porter par l’illusion que la société ne pourrait pas assimiler, puis digérer aisément le “phénomène” », alors que la digestion est si bien faite en réalité que « le témoignage, on ne veut plus qu’il serve, même comme alibi, on crache dessus, on le refuse[19] ».

Or, comment donc des témoignages ont-il pu « constituer un alibi pour ceux qui en aucun cas ne veulent comprendre, ni apprendre » ? C’est que, expose Antelme, des témoins n’ont fait que montrer les choses, sans essayer de les expliquer, de les commenter : « [À] seulement les montrer, on se condamnait à les mettre entre parenthèses, pour les autres précisément et à y mettre l’homme de ce temps-là, avec[20] ». C’est une critique que Georges Perec a développée à son tour quand il a fait l’éloge de L’espèce humaine : « [I]l arrive que les témoignages se trompent, ou échouent », qui ne suscitent chez les lecteurs que des réactions émotionnelles (« on serre le poing, on s’indigne et l’on s’émeut. Mais on ne cherche ni à comprendre ni à approfondir »), or, c’est la littérature concentrationnaire qui « a entassé les faits » dans la croyance qu’ils parlaient d’eux-mêmes, qui « a multiplié les descriptions exhaustives d’épisodes dont elle pensait qu’ils étaient intrinsèquement significatifs » alors qu’« ils ne l’étaient pas[21] ».

À cet égard, la réserve dont fait part Elisabeth Will à la fin de son récit sur Ravensbrück est éclairante ; elle vient de procéder à une « énumération de faits, scrupuleusement conformes à la vérité », or, elle tient à souligner que « leur pouvoir d’évocation reste imparfait » :

[…] l’homme qui n’a pas été là, qui n’a jamais travaillé jusqu’à l’extinction de ses forces dans le dénuement total, la saleté, la promiscuité, celui qui n’a pas connu l’obsession ignoble de la faim, celui qui n’a pas senti son corps se défaire et son intelligence vaciller, celui qui n’a pas passé sa vie jusqu’aux dernières limites de l’espoir, à ce carrefour où il faut choisir entre la folie, la déchéance ou la mort, celui-là peut-il comprendre les résonances que le moindre coup du sort provoquait en ces choses douloureuses qu’étaient nos âmes, nos nerfs, nos chairs ? En somme, pour la rendre pleinement accessible au profane, il faudrait réécrire cette histoire, mais vue du dedans de ceux qui l’ont subie[22].

Apparemment paradoxale, cette intuition d’une expérience qu’il faudrait écrire depuis la conscience de la victime pour atteindre la non-victime est en réalité essentielle. On comprend que, pour les rescapés des camps, l’expérience concentrationnaire est d’une nouveauté radicale : c’est ce qui explique par exemple que « [l]es déportés [soient] les seuls exilés de France du fait du nazisme qui aient produit si rapidement un témoignage de masse[23] ». Dans ce sens, il est clair que, pour eux, la tâche de témoigner relève « non de la pure littérature mais du devoir, de l’impératif moral[24] » : ils visent une déposition, qui ait une valeur documentaire. Mais encore doivent-ils avoir conscience que « la “vérité” [qu’ils visent] ne saurait se rabattre sur la “réalité” des “faits”[25] ».

Suivant Jean Norton Cru, à propos de la guerre déjà, les témoignages les plus vrais sont « presque vide[s] de faits », parce que la notion que « la guerre est une trame continue de faits tactiques » est une « notion fausse », que la vie du front fait précisément « per[dre] la superstition des faits militaires » ; en revanche, précise-t-il, les témoignages du front sont « riches de faits dont l’histoire n’a pas tenu compte jusqu’ici », à savoir « les faits psychologiques » qui sont en réalité « l’essence même de la guerre[26] ». La réflexion d’Elisabeth Will plaide pour une telle compréhension du témoignage, à propos des camps. Le problème que posent les camps étant celui de « [l]’anéantissement de l’homme, orchestré par l’État », c’est même en l’occurrence « plus crucial », selon Varlam Chalamov[27] ; c’est ainsi que « [l]e propos des Récits de la Kolyma n’est ni d’“informer” ni d’offrir un assortiment de faits, mais de décrire de nouvelles conditions psychologiques et de nouvelles lois de comportement, et d’explorer au moyen de l’art un thème terrible[28] ».

Ce qu’il y a de faux et « qui est implicite dans les [récits qui entassent les faits — même scrupuleusement conformes à la vérité], c’est l’évidence du camp, de l’horreur, l’évidence d’un monde total, refermé sur lui-même, et que l’on restitue en bloc[29] », et c’est pourquoi ces récits ne concernent pas les lecteurs et les confortent dans l’ignorance et l’oubli. Car le camp est tout sauf l’évidence, même pour celui qui l’a vécu. Jean Améry, qui entend toujours partir de « l’événement concret » sans se laisser égarer par lui, prend ainsi celui-ci « comme point de départ de réflexions qui vont au-delà du raisonnement et du plaisir de raisonner, pour atteindre des secteurs de la pensée par-dessus lesquels règne et continuera de régner une certaine pénombre » ; il s’efforce pourtant bien de « servir cette lumière qui seule peut leur conférer une dimension », mais en aucun cas, juge-t-il, il ne doit être question de « clarification », parce que « [l]a clarification serait synonyme d’affaire classée, de mise au point de faits que l’on peut acter dans les dossiers de l’histoire[30] ». C’est par une telle démarche, adoptée également par Antelme, que le témoignage donne une leçon de littérature, expose Perec :

L’univers concentrationnaire est distancié. Robert Antelme se refuse à traiter son expérience comme un tout, donné une fois pour toutes, allant de soi, éloquent, à lui seul. Il la brise. Il l’interroge. Il pourrait lui suffire d’évoquer, de même qu’il pourrait lui suffire de montrer ses plaies sans rien dire. Mais entre son expérience et nous, il interpose la grille d’une découverte, d’une mémoire, d’une conscience allant jusqu’au bout[31].

La réalité des camps, « a priori incroyable et incompréhensible, impose la mise en place d’un dispositif de crédibilisation et de compréhension », or, on voit que de ce dispositif « à la fois cognitif et poétique » du témoignage naît « une tension spécifique — entre essai et récit [en l’occurrence] […] — qui prête à cette littérature son iconoclasme singulier[32] ». Reste cependant à considérer quelle expérience de lecture ce dispositif conditionne ; certes, il s’agit que le lecteur se sente concerné par ce qu’on lui transmet, mais quel effet précisément ce dispositif vise-t-il à produire sur lui et suivant quelle nécessité ?

Au nom de l’inhumain : de l’impossibilité de ne pas blesser les lecteurs

Dans un sens, on peut dire que, de fait, le refus de l’évidence du camp prend en compte positivement l’ignorance des lecteurs. « Les gens normaux ne savent pas que tout est possible[33] », et c’est bien « normal », justement. La mise à distance de son expérience par le témoin paraît ainsi devoir à l’expérience d’une distance : celle d’une personne « normale » découvrant la réalité « anormale » du camp. Une réalité qui « offrait un contraste brutal avec tout ce qu’[on] avait jusque-là cru possible de la part de l’homme » (PCC, 38) n’a pas pu ne pas surprendre, en effet : elle a parfois éveillé en soi dans un premier temps « une impression de plaisanterie, d’une espèce de blague de potache[34] », d’« un jeu sans fin, sans raison, sans raison pour que ça finisse » (EH, 41) ; elle a nécessité plus constamment « un effort […] pour vérifier [qu’on était bien là], exclusivement, pas ailleurs », que « c’[était] bien [s]oi qui [était] là » (EH, 39). « J’y étais moi-même et j’ai tout vu, pourtant il m’est presque impossible de croire que tout cela était la réalité[35] », ressent encore par moments Bernard Klieger lorsqu’il témoigne en 1946. Cependant, on ne peut pas dire pour autant que cette compréhension de l’ignorance procède d’un principe de délicatesse à l’égard des lecteurs.

Quand, renouant avec l’écriture, Antelme s’inquiète de ce qu’« [il] ne sai[t] plus choisir [entre ce que l’on dit et ce que l’on ne dit pas][36] », il ne témoigne pas seulement de sa « décivilisation » — d’une désaccoutumance au langage telle qu’il entre dans un « rapport d’étrangeté nouvelle à sa propre parole[37] », suivant le commentaire de D. Mascolo, il prend conscience du scandale qui consisterait à « tout dire [de son expérience] » dans un monde où « on a l’habitude de choisir », il se demande comment ce qu’il a à dire pourrait ne pas blesser, alors qu’il soupçonne « dans ce [qu’il dit], des vulgarités énormes et […] une invraisemblable “tyrannie” », alors qu’« une certaine dureté, […] [voire] cruauté gagne en [lui][38]  ». Il pressent, autrement dit, une difficulté qu’Imre Kertész identifie avec le recul comme un paradoxe de la littérature de la Shoah :

S’agissant de la Shoah, il est impossible d’écrire sans blesser, parce qu’on en transmet le poids sur les épaules du lecteur. Il faut que les mots aient un effet, au sens de « Wirkung », qu’ils entrent dans la chair. En même temps il y a là un paradoxe. Le roman qu’on est en train d’écrire doit « plaire » au sens où le lecteur doit vouloir tourner la page. C’est un piège dans lequel on l’attire pour qu’il soit réceptif. Si je suis trop cruel ou odieux, je ne peux pas obtenir ce que je veux[39].

Selon Améry, cette difficulté ne donne pas lieu à un véritable dilemme, cependant : « Le tact est une bonne chose, une chose importante [concède-t-il]. […] Mais aussi important soit-il, il n’a pas sa place dans l’analyse radicale que nous tenterons de réaliser ensemble, je devrai donc y renoncer » (PCC, 139). Comment donc expliquer que le témoignage des camps puisse s’écrire ainsi « au risque de [s]e faire mal voir » (PCC, 139), eu égard à l’expérience subie et à la tâche de la transmettre ?

Tout dire de son expérience des camps fait scandale parce que « le camp est pour l’homme une expérience intégralement négative de la première à la dernière heure[40] ». Si cette expérience, qui est celle de l’anéantissement de l’homme, est une « chose atroce qu’aucun homme ne devrait jamais connaître[41] », à quoi bon la transmettre ? Le témoin a beau opposer que l’on ne peut pourtant pas faire que ça n’ait pas eu lieu, sa volonté de maintenir un lien avec son expérience concentrationnaire paraît suspecte. À quoi bon remuer toute cette horreur, sinon pour satisfaire la curiosité morbide de lecteurs avides de sensationnel ? Et si ce n’est de la complaisance, à quoi bon, sinon pour déverser la colère qui reste après tous les autres sentiments et nourrir ce faisant « une cruauté envers le lecteur inapaisable[42] » ? « Celui qui voudrait faire comprendre à autrui ce que fut sa souffrance physique en serait réduit à la lui infliger et à se changer lui-même en tortionnaire » (PCC, 82), note Améry ; n’est-ce donc pas le rôle que joue le témoin sur le plan symbolique ? et le témoignage ne puise-t-il pas ainsi sa force « [non seulement] dans la volonté de résister à la puissance du mal concentrationnaire, mais dans cette puissance même[43] » ?

De telles interrogations ont leur pertinence, quand elles ne sont pas un moyen rhétorique d’opposer une fin de non-recevoir au témoignage, autrement dit un mécanisme de défense. Or, c’est ce qu’elles sont, la plupart du temps : un déni de la négativité, un rejet de ce qui paraît « trop dur », voire « cynique[44] ». L’ignorance des non-déportés est une chose, mais on saisit ici le ressort de leur refus de comprendre, qui n’est autre en fait que la peur — d’être affecté, contaminé, souillé par l’expérience concentrationnaire. On juge qu’en « met[tant] toute sa persévérance à se reconnaître dans ce temps passé [de la déportation] » et en soutenant « que c’est bien le même homme, celui qui parle et celui qui était là-bas », le témoin cherche à « “gangrener” l’homme[45] ». « Indemne je suis, indemne je demeurerai », objecte le non-déporté ; après avoir été « la peste du SS » (EH, 27), le « parasite » du communiste, le déporté rescapé devient la peste de l’homme : il faut à tout prix qu’il se réconcilie avec l’humanité.

C’est parce que son expérience des camps interdit une telle réconciliation que le témoin ne peut que blesser le lecteur. Témoigner de l’anéantissement de l’homme déçoit nécessairement une attente de réconciliation qui nie l’expérience même de cet anéantissement. C’est pourquoi le rapport du témoignage à la littérature est aussi problématique. Ce n’est pas seulement en raison de la valeur documentaire du témoignage, mais aussi parce que l’inscription de celui-ci dans la tradition littéraire irait dans le sens d’une réconciliation. C’est déjà ce qui fait que les témoignages du front rompent avec « la tradition », selon Jean Norton Cru : il s’agit de témoigner de ce que « la guerre n’est pas le fait de l’homme », or, depuis toujours la tradition, criminelle, s’évertue à humaniser ce qui n’a rien d’humain, mentant à qui mieux mieux « [s]ur le courage, le patriotisme, le sacrifice, la mort[46] ». Quant aux camps de concentration, ils n’ont pas été d’abord humanisés en fait (puisqu’ils sont le grand secret de la société totalitaire[47]), mais en droit : par des « “harmonies” qui en compagnie et au voisinage de l’horreur continuèrent plus ou moins tranquillement à se faire entendre[48] », comme l’écrit Celan. Dès lors, c’est toute une tradition littéraire qui se trouve mise en cause, car on ne peut tout de même pas, par exemple en Allemagne, « se réclamer de Goethe, de Mörike, du baron von Stein, et mettre Blunck, Wilhelm Schäfer, Heinrich Himmler entre parenthèses » (PCC, 164). On peut certes ne pas penser avec Chalamov qu’« aucune force au monde ne ressuscitera le roman de Tolstoï[49] », mais c’est alors que l’on humanise les camps en fait ; c’est le vif reproche que Jean Cayrol adresse en 1953 à Robert Merle et Eric-Maria Remarque : en s’emparant de la matière concentrationnaire pour « renouveler les thèmes littéraires en décrépitude » dans des romans à la Balzac, ils n’ont fait que transformer une « Tragédie inhumaine » en « Comédie Humaine[50] ».

L’humanité en question : le lecteur, prochain du témoin ?

Contrairement à ce qu’imagine André Malraux dans ses Antimémoires, il n’est pas question pour les déportés de « retour à l’humanité », « à l’ancien humanisme », de réconciliation avec le genre humain[51]. Cela ne signifie pourtant pas que, dans leurs témoignages, ils revendiquent une condition autre qu’humaine : « La mise en question de la qualité d’homme provoque une revendication presque biologique d’appartenance à l’espèce humaine » (EH, 11), et après l’empêchement d’être homme et la privation de la parole dans les camps, le témoignage est — enfin — la possibilité d’exprimer cette revendication. Mais celle-ci n’a de sens désormais qu’à partir et en fonction de l’« expérience intégralement négative » de « mise en question de la qualité d’homme ».

C’est pourquoi l’utopie du témoignage est paradoxale. D’un côté, l’expérience intégralement négative donne au déporté « le sentiment d’être devenu étranger au monde », et suivant Améry, c’est « [un] état profond qu’aucune forme de communication ultérieure avec les hommes ne pourra compenser » (PCC, 94), un sentiment d’horreur dont « personne ne sort […] pour découvrir l’horizon d’un monde où règne le Principe Espérance » (PCC, 95). De l’autre, malgré tout, le témoignage de cette expérience vise non seulement à « concevoir une vue claire de [l’]unité indivisible [de l’espèce humaine] » (EH, 11) mais, de façon performative, à réaliser cette unité indivisible. Il s’agit pour le témoin de dire la négation (le déni d’humanité), de façon, par sa transmission humaine de l’inhumain, à nier la négation (dans un sens évidemment opposé au négationnisme). Là encore, il faut tenir compte de l’essence dialogique du langage, dont procède la réalisation d’une unité humaine indivisible. Bien qu’aucune forme de communication avec les hommes ne puisse compenser « [l]’outrage de l’anéantissement », qui est « indélébile » (PCC, 95), il est question de « rendre possible une transmission humaine, et par là, sinon une tradition commune, une communauté viable[52] », de tisser avec les lecteurs un lien qui refonde un vivre-ensemble pour « l’humain en reste[53] ».

Cependant, toute la responsabilité de ce lien repose du coup sur les épaules des lecteurs. Car c’est sous la forme d’un appel aux lecteurs que les témoins lancent leur revendication d’appartenance à l’espèce humaine ; leurs espérances sont faibles, mais tout de même, tel Améry, ils osent parfois espérer que leurs témoignages « pourr[aient] […] concerner tous ceux qui veulent être le prochain de leur semblable » (PCC, 10) : ainsi y a-t-il dans tout témoignage des camps un Ecce homo — suivant Primo Levi, un appel à considérer si c’est un homme, celui qui parle et qui était là-bas.

C’est bien cette reconnaissance, ou ressemblance, qui est attendue chez les lecteurs : la valeur cognitive — et, par là, éthique et politique — du témoignage en dépend. Il s’agit même que les lecteurs se reconnaissent dans ceux qui ont enduré cette condition inhumaine jusqu’au bout, puisque « ce sont eux, les “musulmans”, les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale » et qu’en conséquence « [les survivants] parl[ent] à leur place, par délégation[54] » ; pour Levi comme pour Antelme, ainsi, « l’histoire […] doit faire plus fécondes [l]es cendres sèches [des hommes brûlés dans les Krema] que le gras squelette du lagerführer » (EH, 79), et c’est tout le sens du témoignage que cette fécondité des cendres : son utopie repose sur une « théorie lazaréenne du langage adressé[55] ».

Or, cette ressemblance est ce qu’il y a de plus difficile à accepter pour les lecteurs, puisque l’expérience concentrationnaire, en tant qu’expérience de « rebut du genre humain » (PCC, 142), est précisément l’épreuve de la plus grande dissemblance. Pour les déportés, ce fut comme une révélation dès l’arrivée au camp : « [C]e qui fut le plus immédiatement […] sensible et vécu » était le fait d’être « contesté comme homme, comme membre de l’espèce » (EH, 11), parce que, d’abord, il leur a fallu se confronter à la « distance » qui les séparait des anciens détenus :

Quand on a vu en arrivant à Buchenwald les premiers rayés […], on ne s’attendait pas à ce qu’ils parlent. On attendait autre chose, peut-être un mugissement ou un piaillement. […] Ils riaient en nous regardant, et ce rire, nous ne pouvions pas encore le reconnaître, le nommer.

Mais il fallait bien finir par le faire coïncider avec le rire de l’homme, sous peine, bientôt, de ne plus se reconnaître soi-même. Cela s’est fait lentement, à mesure que nous devenions comme eux. (EH, 100-101)

La négation concentrationnaire de l’homme a ceci de commun avec sa négation génocidaire qu’elle est essentiellement une négation du droit d’exister. Dans les deux cas, c’est une négation qui programme : 1. que les hommes meurent ; 2. qu’ils ne meurent pas comme des hommes mais comme de la vermine ; 3. que leur mort ne laisse pas de trace ; c’est pourquoi, selon Améry, la mort dans les camps invalide toute « représentation esthétique de la mort », « [t]oute réminiscence poétique de la mort » (PCC, 50). La différence concentrationnaire, cependant, c’est que « la mort est dans le temps » (EH, 45) ; le déporté doit aussi « devenir le mort prévu », mais « dans un temps variable » (EH, 45), en général assez court : au camp d’Auschwitz-I, « rarement plus de trois mois », selon Levi — du moment qu’« [on] exécut[e] tous les ordres qu’on reçoit, [qu’on] ne mang[e] que sa ration et [qu’on] respect[e] la discipline au travail et au camp[56] ». Or, pendant ce temps où rien ne permet de vivre, le déporté devient nécessairement le témoin désolé de sa propre débâcle ; comme le note Perec de façon synthétique :

Il faut que le déporté n’ait plus de visage ; qu’il ne soit plus qu’une peau tendue sur des os saillants. Il faut que le froid, la fatigue, la faim, l’usure l’atteignent ; il faut qu’il s’abaisse et qu’il régresse. Il faut qu’il présente le spectacle d’une humanité dégénérée, qu’il fouille les poubelles, qu’il mange des épluchures, des herbes crues. Il faut qu’il ait des poux, qu’il ait la gale, qu’il soit recouvert de vermine. Il faut qu’il ne soit que vermine[57].

« [L]a véritable captivité se compose en fait exclusivement de grisaille quotidienne » (ESD, 187), mais c’est une grisaille telle que « nulle part ailleurs dans le monde la réalité n’exer[ce] une action aussi efficace […], nulle part ailleurs elle n’[est] à ce point réalité » (PCC, 54), parce qu’elle est une torture incessante[58]. Sous l’effet du froid, de la faim, du travail, des coups, de la vermine, outre que l’« [on] ne cr[oit] tout simplement plus à la réalité du monde de l’esprit » (PCC, 33), il s’avère que l’esprit se brise ; spécialement, on s’aperçoit qu’« [on] oublie tous les jours un peu plus » (EH, 114), jusqu’à la voix des êtres chers dont on a été séparé, voire jusqu’au langage, à sa propre figure ou à son propre nom[59] ; on n’est alors bientôt « plus qu’un corps et absolument rien d’autre » (PCC, 83), ne perçoit bientôt plus ce corps de « détenu déchet » (EH, 74) que comme « de la merde » (EH, 120), finit — en touchant le fond — par « n’[être] plus [dans ce corps], en quelque sorte » (ESD, 254), par « s’abandonner soi-même comme on ne l’aurait jamais imaginé possible avant » (EH, 93).

Chalamov parle de « lois psychologiques [entièrement nouvelles] » chez les détenus des camps, qui « sont irréversibles comme sont irréversibles les gelures au troisième et quatrième degré[60] », et pour cause : dans ce « monde furieusement dressé contre les vivants » (EH, 17) qu’est le camp, l’expérience que l’on vit est « l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme » : ce qu’Hannah Arendt appelle « désolation », à savoir une « expérience d’absolue non-appartenance au monde[61] ». Car « [l]’oppression totale, la misère totale risquent de rejeter chacun dans une quasi-solitude » (EH, 136) ; faire l’épreuve d’une totale dépossession de sa vie et de sa mort, d’une totale impuissance à défendre son droit d’exister, c’est ainsi essentiellement faire l’épreuve d’un total abandon : tandis que « [l]’espoir, la certitude de recevoir de l’aide font […] partie des expériences fondamentales de l’homme », que cette attente d’une aide extérieure est même « un élément constituant du psychisme au même titre que la lutte pour la vie » (PCC, 73), le camp est en effet ce lieu où il n’y a plus d’aide à espérer, où cet espoir devient même une « illusion impardonnable » (EH, 99) — « même si l’on devient des rats, un convoi de rats, la campagne restera tranquille » (EH, 29), note Antelme amèrement —, et où par conséquent la lutte pour la vie perd elle-même de plus en plus de son sens.

Telle est l’expérience que vise à transmettre le témoignage des camps, et assurément, on ne peut pas dire de celui-ci que, tel le récit « d’avant Auschwitz » suivant Maurice Blanchot, il est « heureux dans l’infortune qu’il laisse pressentir et qu’il risque sans cesse de changer en attrait[62] ». Ainsi, ce qui blesse les lecteurs est-il corrélatif à la prise de conscience que, s’il est bel et bien un homme, celui qui parle et qui était là-bas, c’est en tout cas un homme brisé ; ce que la femme du narrateur, dans le Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas de Kertész, ne comprend qu’avec retard :

[…] elle n’avait pas vu tout de suite que j’avais effectivement été brisé, au contraire, dit ma femme, au début ce qu’elle admirait en moi, c’est qu’ils m’avaient brisé, certes, mais que je n’avais quand même pas été brisé […][63].

C’est blessant d’abord comme tout ce qui apparaît sans remède, mais parce que c’est ici un irrémédiable qui fait honte. S’il n’y a pas pour les déportés de réconciliation possible avec l’humanité, c’est que la barbarie est désormais autant cachée dans le concept d’humanité que dans le concept de culture, puisque l’humanité est une valeur dont les bourreaux des camps ont voulu se réserver la jouissance exclusive ; même s’ils l’ont falsifiée, il reste qu’elle est devenue la propriété de l’ennemi, et qu’elle inspire autant de dégoût que la peau du meister Bortlick de l’usine de Gandersheim pouvait en inspirer — « cette peau intacte qui n’avait pas froid, cette peau rose et bien nourrie qui allait se coller le soir sur une peau de femme » (EH, 119). Ce qu’il y a de faux dans « cette peau rose et bien nourrie », qui la rend « horrible », c’est qu’elle apparaît comme celle « d’un homme vierge, d’une sorte de bambin géant », alors qu’elle n’a en réalité plus rien d’innocent : que, chez cet allié des SS, elle incarne, très exactement, « [le] mépris — la plaie du monde » (EH, 56). Or, à qui le lecteur ressemble-t-il de fait, lui qui appartient à « l’écrasante majorité des non-victimes du monde » (PCC, 155) et dont la peau est donc tout aussi « rose et bien nourrie » que celle du meister Bortlick ? Le mépris de celui-ci, au demeurant, est « tel qu’il règne encore partout plus ou moins camouflé dans les rapports humains. Tel qu’il règne encore dans le monde dont on […] a retir[é] [les déportés] » ; les déportés donnent seulement un peu plus « à l’humanité méprisante le moyen de se dévoiler complètement » (EH, 56).

Il ne s’agit certes pas que le lecteur culpabilise comme s’il était autant compromis moralement et politiquement avec le nazisme que le meister Bortlick. Mais « [e]n aucun cas, [l’histoire] ne sert à faire la paix dans la conscience » (EH, 116), et du moment qu’il a continué et continue d’appartenir au monde dont les déportés ont été retirés, le lecteur doit s’interroger sur sa responsabilité. Améry pose explicitement au peuple allemand la question de sa « faute collective », entendue comme « la somme devenue objectivement manifeste des comportements individuels » (PCC, 157), or, comme hypothèse, la question est implicitement posée au monde entier. L’idée fameuse d’une « zone grise » dans les camps a eu beaucoup de succès, mais souvent pour de mauvaises raisons : malgré Primo Levi, on ose croire encore aujourd’hui qu’elle autorise à confondre les bourreaux et les victimes[64] ; on a moins observé à cet égard que les témoins des camps ont utilisé « la technique du “noir et blanc” » avant que Peter Weiss ne conçoive celle-ci dans sa théorie du théâtre documentaire[65]. C’est justement parce qu’il y a une opposition irréductible entre les bourreaux et les victimes qu’Antelme éprouve de l’effroi face au « calme » et à « l’immobilité » de la nuit à Gandersheim : parce que ce calme et cette immobilité lui apparaissent comme « le scandale de l’indifférence dernière » ; « l’histoire se moque de la nuit qui voudrait dans l’instant supprimer les contradictions. L’histoire traque plus étroitement que Dieu ; elle a des exigences autrement terribles » (EH, 116), commente-t-il ; or, pour ce « participant au drame de la vie » qu’est le témoin, ces exigences « terribles » concernent au premier chef le lecteur — c’est lui qu’il faut traquer.

C’est très commode de vouloir se soustraire à cette traque sans merci, blessante, sous prétexte qu’elle procède d’une forme de ressentiment ou de cruauté ; parce qu’en l’occurrence, comme le soutient Améry, c’est cette forme de ressentiment ou de cruauté qui est morale, tandis que « la volonté de conciliation […] ne peut que procéder d’une léthargie émotionnelle et d’un sentiment d’indifférence envers la vie » (PCC, 154). Ce que dit cette forme de ressentiment ou de cruauté, c’est que le crime insurmontable de l’anéantissement de l’homme est un crime absolument impardonnable et imprescriptible. Qu’en tant que crime insurmontable, pour le survivant, il ne cesse plus d’arriver, que le survivant en est comme la trace anthropologique, et que, quels que soient ses efforts pour paraître innocent, le monde est complètement contaminé ; ce qu’observait Antelme dans le temps de sa déportation, à savoir que « [l]’espace v[eut] être innocent », de même que « les enfants » et « les façades des maisons », mais qu’« un maquillage invisible [est] partout, dont nous seuls [déportés] av[ons] la clef, la parfaite conscience » (EH, 33), cette observation demeure vraie après la déportation : la théorie du « romanesque lazaréen » chez Cayrol est exemplaire, à cet égard. Mais encore ; qu’en tant que crime impardonnable et imprescriptible, pour le survivant, il ne peut cesser d’être combattu — et que le témoignage lui-même est ce combat. Comme l’écrit Chalamov, le témoignage — ce qu’il appelle à propos de ses Récits de la Kolyma « la nouvelle prose » —, « c’est l’événement, le combat lui-même, non sa description », « un moyen de vivre, non de connaître la vie[66] » ; il n’est pas un document parce qu’il rapporte des faits, mais parce que « l’auteur écrit avec son sang », « explore sa matière en payant de sa personne, pas seulement avec son esprit, pas seulement avec son coeur, mais avec chaque pore, chaque fibre de son être[67] ».

Le témoignage ne blesse pas les lecteurs alors seulement parce que les témoins se moquent bien d’une pitié factice (« Nous ne croyons pas à la vertu des larmes » (PCC, 149), écrit Améry), il blesse parce que ce qu’il s’agit d’empêcher par-dessus tout, c’est la possibilité même que les lecteurs se cantonnent dans la position si confortable du spectateur : en aucun cas ceux-ci ne doivent pouvoir observer toute cette horreur avec le détachement souverain de celui qui se croit à l’abri du danger. Les témoins n’ont que trop souffert de cette forme de faute collective qu’est l’indifférence pour ne pas se révolter, avec Günther Anders, contre le fait « qu’on [ait] transformé les hommes capables de douleur que nous étions en hommes indolents, c’est-à-dire en êtres qui n’ont plus besoin de sentir ce qui les attend et n’en sont d’ailleurs plus capables[68] » ; ainsi font-ils oeuvre d’historien au sens de Benjamin : en s’emparant de leur mémoire des camps telle qu’elle surgit « à l’instant du danger[69] » ; et ainsi les lecteurs sont-ils appelés en urgence à se réveiller de leur indolence et à prendre parti : en devenant « le prochain de leur semblable », c’est-à-dire en rejoignant solidairement le combat de ce semblable contre l’inhumaine dissemblance — contre l’humanité méprisante des bourreaux et de leurs complices plus ou moins avoués, et contre son propre anéantissement.

Telle est la condition pour que se recrée une communauté viable, un vivre-ensemble pour l’humain en reste : dans un partage intransigeant. Alors seulement les lecteurs se disposent à recevoir ce que les témoins espèrent parfois parvenir à leur léguer et qui n’est pas peu de chose : non pas que les bourreaux des camps les ont brisés, certes, mais qu’ils n’ont quand même pas été brisés — il faut ici corriger ce diagnostic auquel les témoignages apportent un démenti ; plus exactement, que les bourreaux des camps les ont détruits en tant qu’hommes, certes, mais qu’ils n’ont quand même pas été détruits en tant qu’hommes. Ce qu’enseigne de plus essentiel la lecture de L’espèce humaine, selon Blanchot : que « l’homme est l’indestructible, et [que] cela signifie qu’il n’y a pas de limite à la destruction de l’homme[70] », et qu’il faut entendre suivant le commentaire d’Agamben :

« L’homme est l’indestructible qui peut être détruit » — non plus que : « L’homme est celui qui peut survivre à l’homme » — n’est pas une définition qui identifierait, comme toute bonne définition logique, une essence de l’humain en lui attribuant une différence spécifique. Si l’homme peut survivre à l’homme, est ce qui reste après la destruction de l’homme, ce n’est pas parce qu’il y a quelque part une essence de l’humain à détruire ou à préserver, mais parce que le lieu de l’homme est scindé, parce que l’homme a lieu dans la fracture entre le vivant et le parlant, entre non-humain et humain. Autrement dit : l’homme a lieu dans le non-lieu de l’homme, dans l’articulation manquée entre le vivant et le logos[71].

Ce qu’atteste le déporté par le témoignage qu’il nous livre — et donc de façon performative —, c’est qu’« il n’est pas possible de détruire intégralement l’humain, que toujours reste quelque chose[72] », et c’est pourquoi Chalamov juge qu’« il n’est rien, dans [s]es Récits, qui ne soit triomphe du bien et victoire sur le mal[73] ». C’est ce que montre Antelme à propos de son « copain » Jacques, 

qui sait que s’il ne se démerde pas pour manger un peu plus, il va mourir avant la fin et qui marche déjà comme un fantôme d’os et qui effraie même les copains (parce qu’ils voient l’image de ce qu’on sera bientôt) et qui n’a jamais voulu et ne voudra jamais faire le moindre trafic avec un kapo pour bouffer.

EH, 93

Sans doute, regardant ce détenu-déchet qu’ils ont fait de Jacques, ses bourreaux nazis peuvent croire à leur apparent triomphe, mais Antelme le leur dit dans une grande prosopopée : c’est tout le contraire qui se produit parce qu’« il y a des déchéances formelles qui n’entament aucune intégrité » (EH, 101) et qu’en l’occurrence, Jacques n’ayant jamais agi moralement comme l’attendaient ses bourreaux, il ne leur a jamais donné raison. Ainsi ceux-ci « lui [ont-ils] permis de se faire l’homme le plus achevé, le plus sûr de ses pouvoirs, des ressources de sa conscience et de la portée de ses actes, le plus fort » : « [Ils ont] refait l’unité de l’homme [en] fabriqu[ant] la conscience irréductible » (EH, 94-95). Le triomphe humain de Jacques en tant que non-homme est sans doute le plus invisible, le plus clandestin qui soit, mais c’est tout le sens d’écrire son témoignage à la place de ceux qui ont été engloutis : en vouant ce témoignage à « fix[er] ce rien d’humain qui demeure dans l’homme » quand l’homme est « aux frontières du transhumain[74] ». C’est sur ce « rien d’humain » en « monsieur l’instituteur » que le narrateur du Kaddish interpelle une assistance mondaine (le soir où il rencontre sa « future ex-femme »), parlant de ce qu’« il existe une notion très pure que n’a altérée nulle matière étrangère — notre corps, notre âme, nos bêtes féroces —, une idée qui vit sous la même forme dans nos cerveaux » (K, 56), une notion qui est selon lui « la liberté », étant donné qu’elle a fait faire à « monsieur l’instituteur » le contraire de ce que, « selon le système qui avait scellé une alliance avec la faim, l’instinct de survie et la folie, il aurait faire » (K, 59). Et c’est à ce « rien d’humain » qu’Améry consacre son essai sur « la confrontation entre Auschwitz et l’esprit » (PCC, 22), déterminant en définitive que si « [a]u camp l’esprit dans sa totalité s’avérait […] incompétent », s’« [i]l cessait de fonctionner comme instrument capable de venir à bout des problèmes qui […] étaient posés [aux détenus du camp] […] il pouvait [néanmoins] encore servir à se maintenir tout en s’anéantissant ». « La pensée ne s’accordait presque jamais de répit. Mais elle se détruisait et se maintenait à la fois, étant donné qu’à chaque pas elle se heurtait à ses propres frontières infranchissables » (PCC, 55).

C’est parce que le témoignage est fait de ce « rien d’humain » qu’il est un combat — et qu’il se trouve pris sans cesse dans une telle oscillation contradictoire entre autodestruction et autoconservation, entre désubjectivation et resubjectivation. D’un côté, témoigne le narrateur du Kaddish en s’inspirant de la « Fugue de mort » de Celan, écrire

ne consiste qu’à creuser, à continuer de creuser la tombe que d’autres ont commencé de creuser pour moi dans l’air, puis, tout simplement parce qu’ils n’ont pas eu le temps de terminer, dans leur hâte et même sans ironie diabolique d’aucune sorte, non, juste comme ça sans bruit, sans regarder autour d’eux, ils m’ont fourré l’outil dans les mains et ils m’ont planté là pour que je finisse moi-même le travail qu’ils avaient commencé [;] (K, 40)

de l’autre, observe-t-il aussi, « tant que je travaille, je suis, si je ne travaillais pas, qui sait si je serais » (K, 11). On est ici au coeur de ce qui conditionne et travaille à la fois le rapport du témoin à la littérature et aux lecteurs. Pris dans cette oscillation contradictoire, ce rapport ne peut être que dialectique, mais sans résolution. De sorte que, marquée par la destruction de tout lien dans les camps, la communauté visée par le témoignage ne donne jamais lieu à une vision de l’âge d’or telle que la tradition littéraire issue du romantisme l’a imaginée ; que, du « lien non-lien » entre le témoin et ses lecteurs, spécialement, ressort bien plutôt l’image de ce que, redéfinissant la conception par Georges Bataille d’une « communauté de ceux qui n’ont pas de communauté », Blanchot a appelé une « communauté négative[75] ».