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La question au centre de cet ouvrage est complexe et éminemment actuelle : comment maintenir à la fois des taux d’activité et des taux de natalité élevés? La poursuite de ce double objectif implique la mise en place des mesures facilitatrices pour pallier les frictions qui peuvent exister entre les rôles de parent et de travailleur ou de travailleuse. Les motivations à l’élaboration d’une politique de conciliation travail-famille pour un pays industrialisé sont nombreuses : dans une perspective démographique et économique, une société vieillissante qui constate des pénuries de main-d’oeuvre se doit d’augmenter son taux de natalité et de faciliter la participation des parents au marché du travail. D’un point de vue social et politique, l’égalité entre les sexes posée en tant que valeur fondamentale doit s’actualiser sur le marché du travail, et inciter le gouvernement à intervenir pour garantir aux mères, qui demeurent encore les principales responsables des tâches familiales et domestiques, la possibilité d’un accès égal au marché du travail.

Pour Barrère-Maurisson et Tremblay, l’État ne saurait à lui seul assurer la coordination des rôles sociaux liés au travail et à la parentalité, aussi optent-elles pour une perspective élargie en mettant en évidence les différents acteurs visés et leur rôle respectif, ce qui amène ces auteures à s’interroger sur les enjeux de gouvernance de la conciliation travail-famille en France et au Québec. Cet enjeu constitue la première partie de leur ouvrage.

En partant du lien bien documenté qui existerait entre fécondité et taux d’activité des femmes, les auteures soulignent qu’il doit exister des zones d’intervention pour l’État et ses partenaires, afin de réconcilier les différents rôles sociaux que sont appelés à jouer les parents qui ont une activité professionnelle. On pourrait croire que les difficultés à concilier l’activité professionnelle avec les temps familiaux devraient pousser les femmes à « choisir » entre le travail et la famille : toute croissance du taux de fécondité devrait, dans ce contexte, se produire aux dépens de leur taux d’activité. Dans les faits, différentes situations nationales surviennent qui sont autant de contre-exemples de ce lien supposé. Alors que certains pays, tels que la Grèce ou l’Espagne, ont de faibles taux de fécondité et d’activité des femmes, d’autres pays, notamment les pays scandinaves et les États-Unis, affichent à la fois des taux de fécondité et d’activité élevés. Cette situation est également constatée en France qui affiche l’un des plus forts taux de fécondité de l’Union européenne tout en maintenant un très haut taux d’activité féminine, ce qui crée ainsi l’« exception française ». Il en va désormais de même du Québec, bien que son taux de fécondité demeure inférieur à celui de la France.

Ces données empiriques appuient la prise en considération du contexte social national pour expliquer les liens observés. L’étude des politiques et des institutions mises en place permet de déterminer le modèle de gouvernance privilégié. Pour Barrère-Maurisson et Tremblay (p. 23), la gouvernance désigne « l’art ou la manière de gouverner », notion qui est distincte de celle de gouvernement, ce dernier étant dans ce contexte considéré comme une institution parmi d’autres, et qui fait la promotion d’un mode de gestion des affaires publiques fondé sur la participation de la société civile. En matière de conciliation travail-famille, les auteures se réfèrent aux partenaires sociaux traditionnels de la régulation du travail (soit les entreprises et les syndicats), mais également à des acteurs moins traditionnels, comme les organismes communautaires. Ainsi, la gouvernance « permet de mettre l’accent sur l’interdépendance des pouvoirs associés à l’action collective » (p. 28).

L’analyse des modèles de gouvernance en France et au Québec de la conciliation travail-famille semble indiquer qu’il y aurait deux modèles distincts : « un modèle français de gouvernance, relatif à une coordination des actions, et portant sur des institutions qui sont des partenaires. Et un modèle québécois, relatif à une gouvernance des initiatives et portant sur des acteurs, en tant que développant des réalisations » (p. 29). Les textes qui suivent, de Barrère-Maurisson sur le modèle français et de Tremblay sur celui du Québec, fournissent de l’information supplémentaire pour mieux saisir les origines de ces modèles distincts.

Barrère-Maurisson expose l’histoire récente des régulations en matière de conciliation travail-famille et démontre que cette étude des évolutions, tant dans le domaine familial (la reproduction) que dans celui de l’emploi (la production), permet de distinguer trois périodes charnières associant une forme familiale dominante à une forme dominante d’emploi : 1) le familialisme, qui a pour objet de préserver la famille et qui associe la famille de type conjugal (traditionnellement, le « chef de famille » est le seul à être actif dans le monde du travail mais progressivement son épouse l’y rejoint sans pour autant être aussi active) à la tertiarisation de l’emploi et au développement de l’activité féminine; 2) le féminisme, qui veut préserver la place des femmes et qui associe la famille conjugale où se généralise le travail des deux conjoints, l’épouse demeurant toujours moins active que son conjoint, au développement d’une plus grande flexibilité sur le marché du travail par l’accroissement, entre autres, des contrats à durée déterminée et des emplois à temps partiel; et 3) le parentalisme, où l’enfant est au centre des préoccupations et qui associe familles recomposées, monoparentales et homoparentales, à une flexibilité structurelle sur le marché du travail avec la généralisation des contrats à durée déterminée notamment.

En se penchant sur la gouvernance de la conciliation travail-famille au Québec, Tremblay rappelle d’emblée que les évolutions récentes en la matière ont fait du Québec une exception en Amérique du Nord. Alors que le reste du Canada et les États-Unis ont opté pour le laisser-faire, le Québec, grâce notamment à la mobilisation de plusieurs acteurs de la société civile (notamment les syndicats et différents groupes d’intérêt sur la famille), a élaboré une politique familiale et une offre de services substantielle en matière de conciliation travail-famille. D’ailleurs, cette mobilisation des acteurs amène Tremblay à soutenir l’hypothèse que le Québec aurait un modèle de gouvernance inclusif qui aurait influé sur l’élaboration de la politique familiale.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, on trace, à partir de données statistiques, un portrait différencié de la situation en France et au Québec. On y aborde, notamment : les caractéristiques démographiques des populations en incluant des statistiques sur les différentes formes de relations; les indicateurs du marché du travail et de la qualité du travail; et les caractéristiques de la conciliation travail-famille (garde des enfants, répartition des temps professionnels et sociaux dans les couples, aide et assistance pour la garde des enfants, etc.). Barrère-Maurisson et Marchand arrivent aux conclusions suivantes : les taux d’activité féminins augmentent régulièrement dans les deux zones, par contre le travail féminin à temps partiel est moins développé au Québec qu’en France. Le nombre d’enfants et leur âge ont un impact important sur l’activité des mères, et les femmes, tant en France qu’au Québec, continuent d’être les principales responsables des tâches domestiques et parentales. Alors que la France met principalement l’accent sur l’aide à la garde des jeunes enfants pour assurer une meilleure conciliation travail-famille, le Québec élabore des politiques qui concernent l’aménagement des temps de travail et l’offre de garde des enfants.

Dans le texte suivant, Cette et ses collaborateurs et collaboratrices tentent de voir si les écarts constatés entre les taux d’activité selon le sexe peuvent s’expliquer par des difficultés à concilier travail et famille. Les auteurs et les auteures constatent que les Québécoises ont des taux d’emploi et d’activité supérieurs aux Françaises, mais qui seraient associés à un recours plus fréquent au travail à temps partiel. De plus, dans les deux zones, on observe que les femmes qui ont au moins un ou une enfant, sont moins actives que les autres, écart qui serait plus marqué en France, ce qui pourrait impliquer des difficultés à concilier travail et famille. Afin d’augmenter le taux d’activité des femmes, les auteurs et les auteures suggèrent : de faire disparaître en France les incitations financières à quitter le marché du travail comme l’allocation parentale d’éducation devenue en 2004 le complément d’activité de libre choix; et, tant en France qu’au Québec, de développer l’offre de services de garde des enfants d’âge préscolaire.

Les deux textes suivants, rédigés par Marchand et par Cloutier, sont consacrés aux liens entre la conciliation travail-famille et la qualité de l’emploi. Dans l’exemple français, Marchand précise que la notion de la qualité de l’emploi est multidimensionnelle et doit prendre en considération les articulations entre les périodes d’activité et d’inactivité, ainsi qu’entre l’activité professionnelle et toute autre activité que devrait pouvoir réaliser le travailleur ou la travailleuse. Récemment, le concept de « flexicurité » s’est imposé en tant que stratégie de gestion des marchés du travail alliant une recherche de flexibilité accrue pour les organismes employeurs à une garantie de sécurité pour le personnel. La flexicurité, en sécurisant les parcours des individus, permettrait cette conciliation de leurs différents rôles sociaux. De son côté, Cloutier, en se basant sur l’expérience québécoise, précise que de nombreux indicateurs associés à la qualité de l’emploi sont essentiels afin de rendre compte de l’expérience des femmes sur le marché du travail, notamment les niveaux de rémunération, le nombre d’heures travaillées, la stabilité relative du travail et la qualification exigée par le travail occupé par opposition à celle que possèdent les travailleuses. Ces indicateurs permettent de mieux comprendre les inégalités persistantes fondées sur le sexe, sur le marché du travail, et lorsqu’ils sont croisés avec la présence d’enfants, ils offrent une perspective plus précise des défis à relever quant à la conciliation travail-famille.

La troisième section de l’ouvrage porte sur les liens entre activité et parentalité. Pour Marchand qui s’appuie sur des données françaises, les différences entre les hommes et les femmes en matière de qualité de l’emploi démontrent que celles-ci vivent davantage de situations de précarité en emploi. En outre, le fait qu’elles sont, dans la plupart des cas, les principales responsables des activités de conciliation travail-famille contribuerait à renforcer cette situation de précarité pour l’ensemble des femmes, sans égard à la maternité, ce qui instaure ainsi un cercle vicieux difficile à remettre en question. Les femmes vivraient davantage de précarité sur le marché du travail, car elles pourraient être mères…

Le texte suivant, de Vanovermeir, est une synthèse des données compilées par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) sur la conciliation travail-famille permettant de détailler la situation en France et notamment le rôle joué par les employeurs. Martin et ses collaborateurs collaboratrices font de même dans le cas du Québec, en abordant notamment la question du stress vécu par les parents et l’engouement récent pour les congés de paternité à la suite de l’introduction des congés parentaux.

La quatrième section du livre est consacrée aux rôles des partenaires sociaux dans la conciliation travail-famille en débutant par le rôle joué par les entreprises. Deux initiatives françaises sont présentées, suivies d’un texte de Tremblay et Najem sur les mesures concrètes de l’articulation travail-famille mises en place par les employeurs québécois. Les initiatives françaises abordées sont les suivantes : l’organisation « Équilibres » en France, qui souhaite sensibiliser les pères dits à fort potentiel pour les utiliser en tant qu’agents de changement en tenant pour acquis qu’ils seront les hauts gestionnaires de demain et pourront donc rendre les organisations plus accueillantes pour les parents; et la Charte de la parentalité en France, afin de favoriser l’émergence de milieux de travail plus sensibles aux besoins des parents qui travaillent. Le texte sur la situation québécoise montre que, malgré les discours, les mesures de conciliation sont encore peu accessibles dans les entreprises, ce qui laisse croire qu’il ne s’agit pas encore d’une préoccupation majeure à leurs yeux.

La seconde partie de la quatrième section s’intéresse à l’acteur syndical : tant en France (Confédération démocratique du travail (CFDT)) qu’au Québec (Confédération des syndicats nationaux (CSN), Centrale des syndicats du Québec (CSQ) et Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ)), les enjeux de conciliation sont primordiaux pour les travailleuses membres de ces syndicats. Setti qui présente la perspective de la CFDT précise qu’une saine articulation entre la vie familiale, privée et professionnelle passe par une politique familiale qui met l’accent sur le travail des femmes en encourageant les hommes à prendre également des congés parentaux pour éviter que celles-ci aient à assumer complètement la responsabilité de la conciliation. Également, il faut que l’ensemble des travailleurs et des travailleuses puissent bénéficier d’un filet de sécurité sociale adapté aux conditions de parentalité. Les trois grands syndicats québécois que sont la CSN (texte de Benoît), la CSQ (de Sève) et la FTQ (Gingras), en se mobilisant autour des questions de conciliation travail-famille, ont contribué à mettre à l’ordre du jour politique cette problématique. En particulier, la CSN a commencé à se préoccuper de la conciliation dès les années 70 et a été très active dans de grands mouvements de mobilisation populaires en exigeant de meilleures conditions de travail pour les Québécoises. Pour sa part, la CSQ a sensibilisé de nombreux milieux de travail aux enjeux de la conciliation en produisant un guide et un modèle de plan d’action traitant des mesures à mettre en place en vue de faciliter la conciliation de leurs activités professionnelles et parentales pour les travailleuses. Enfin, la FTQ croit que des changements significatifs pour les travailleuses dépendent de trois facteurs sur lesquels le syndicat essaie d’intervenir : 1) le gouvernement doit s’engager en faveur de la conciliation et manifester continuellement son appui; 2) les chefs d’entreprise doivent faire preuve de plus d’ouverture envers la conciliation et collaborer avec les travailleurs et les travailleuses pour implanter des solutions novatrices; et 3) les syndicats doivent également s’engager en faveur de la conciliation en ramenant continuellement aux tables de négociation les enjeux de cette conciliation.

La cinquième section du livre traite de la place des institutions, notamment celles dont le mandat est directement lié à l’enfance ou à la famille, et des organismes communautaires. Les textes de Boyer et de Robert-Bobbée viennent décrire l’offre de services de garde en France. Ainsi, Boyer précise que, compte tenu du système de partage de compétences, les objectifs généraux des services de garde sont définis par les autorités nationales. Pourtant, ce sont les autorités locales qui doivent mettre en oeuvre des stratégies répondant aux besoins exprimés par leur population, ce qui suppose que l’offre peut être très diversifiée d’une région à l’autre. Parallèlement, Robert-Bobbée souligne que la plupart des enfants de moins de 3 ans continuent d’être gardés par leur mère, ce qui pourrait constituer un indicateur de difficultés dans l’offre de services de garde en fait de coût et d’accessibilité.

Du côté québécois, deux aspects de l’offre de services de garde sont abordés. Dans un premier temps, Robitaille rappelle que les services de garde à la petite enfance qui offrent des places à contribution réduite sont l’une des pièces les plus fondamentales de la politique familiale québécoise. Par la suite, Allaire traite des services de garde en milieu scolaire dont le nombre de places a connu une croissance importante au cours des dix dernières années. Enfin, Chagnon et Herreras présentent l’organisation Conciliation travail-famille Commodus, organisme à but non lucratif, qui met à la disposition des organismes employeurs différents services pour leur personnel comme des aides aux tâches domestiques, afin de leur permettre de mieux concilier travail-vie-famille.

Par ailleurs, trois textes traitant du rôle des villes et des régions complètent la cinquième section de l’ouvrage. Dans le premier, Jeannin expose la situation de la ville de Paris tant du côté de la population que du côté des fonctionnaires municipaux. La Ville de Paris s’est donné comme objectif d’améliorer la qualité de vie de ses citoyens et citoyennes en leur offrant des services pour les aider à mieux concilier travail et famille, comme le développement d’un imposant réseau de crèches et de haltes-garderies, l’augmentation des budgets pour la surveillance des enfants en maternelle et d’autres initiatives tel ce projet en vue d’une plus grande participation des pères dans la sphère domestique. En ce qui concerne ses fonctionnaires, la Ville de Paris s’est engagée à faciliter l’aménagement des temps de travail et à mettre sur pied un plan d’égalité professionnelle.

Dans le deuxième texte, Gallo-Villa et Lopez-Roger présentent la situation dans la région Centre en France : au début des années 2000, les autorités régionales ont pris la décision de faire de l’égalité femme-homme l’une de leurs priorités. Faisant suite à un important exercice de consultation, les autorités régionales ont mis au point une stratégie transversale afin de s’attaquer aux multiples obstacles à l’égalité, dont les enjeux liés à la conciliation. Compte tenu des carences en matière de services de garde sur le territoire, il y avait urgence à réaliser un projet de « rattrapage » auquel les entreprises ont été invitées à participer. La région Centre en est maintenant à l’étape de la mise en oeuvre de sa stratégie.

Finalement, du côté québécois, Darchen et Tremblay rapportent, dans le troisième texte, les résultats d’une recherche menée auprès de cinq municipalités québécoises. Au Québec, les municipalités sont appelées à adopter une politique familiale comprenant des mesures ciblées afin de faciliter la vie des familles sur leur territoire. Or Darchen et Tremblay constatent que ces politiques entretiennent parfois peu de liens avec les directives gouvernementales en la matière. Malgré certaines initiatives intéressantes, les moyens financiers limités des municipalités sont souvent un puissant frein à la mise en oeuvre effective de politiques familiales. Également, plusieurs municipalités n’ont pas les moyens de mettre en place de véritables politiques familiales intégrées.

À la lumière des exemples français et québécois, Barrère-Maurisson et Tremblay affirment que la problématique de la conciliation travail-famille se doit d’être abordée de manière distincte si l’on souhaite observer de véritables changements. Il pourrait être périlleux de négliger cette problématique en présumant que des politiques plus générales de gestion de la diversité ou d’égalité des sexes permettront d’améliorer la situation des parents, particulièrement des mères. Elles recommandent que les politiques de conciliation s’articulent autour de trois axes fondamentaux : 1) l’accessibilité au travail à temps partiel de qualité qui implique un meilleur encadrement des conditions de travail et une réflexion critique sur l’articulation des temps de travail et des temps sociaux; 2) le développement d’une offre de services de garde de qualité adaptée aux caractéristiques des travailleurs et des travailleuses; et 3) une plus grande flexibilité dans l’aménagement des horaires de travail qui nécessite une plus grande participation des organismes employeurs. Compte tenu de l’importance des enjeux, on ne peut pas, collectivement, abandonner aux parents la responsabilité de la conciliation travail-famille. Seule la mise en place de politiques intégrées soutenues par l’ensemble des acteurs visés permettra de répondre aux défis démographiques qui attendent la population en créant un contexte favorable à l’augmentation du taux de fécondité sans y sacrifier le taux d’activité.