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Enseignante au département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, Suzanne Paquet présente, dans cet ouvrage publié aux Presses de l’Université Laval, une histoire contemporaine de la fabrique des images du territoire (et du paysage) entre art et artialisation[1].

Donnons un avant-goût de l’ouvrage, divisé en quatre chapitres. Le premier chapitre, intitulé Inventions, traite de la problématique du paysage converti au XIXe siècle en spectacle et en « marchandise qui peut être fabriquée et consommée ». Un tel déplacement explique bien évidemment la place de la photographie ; celle-ci devient alors un outil et l’accessoire essentiel de la transformation du territoire en ce qui peut se consommer. Le plaisir paysager n’est-il pas intensément visuel ? L’Ouest américain, considéré comme un désert, est le produit de cette invention photographique du paysage avec des auteurs-clés comme Timothy O’Sullivan dont l’oeuvre banalement photographique à la fin du XIXe siècle fut réinventée comme oeuvre d’art et produit du regard singulier de l’artiste dès les années 1950. Le tourisme est également une invention de cette époque et l’on voit bien de quelle manière les deux productions, à savoir celle d’objets ou d’événements à visiter et celle même de la visite, sont concomitantes. Le chapitre deux traite des appropriations, qu’elles soient symboliques ou concrètes. L’auteure rappelle notamment que l’appropriation par les artistes de la problématique du site et du territoire s’inscrit dans un discours critique à l’encontre du système marchand d’exposition des galeries et musées. Il s’agit de faire en sorte que l’art rejoigne la vie. Dans le chapitre trois Modulations – celui qui m’a le plus intéressée – le paysage est pris comme agissant sur le travail des artistes par l’intermédiaire des acteurs, qu’il s’agit de faire participer au projet (propriétaires et gestionnaires des lieux, mais aussi des experts des territoires). On voit ce mouvement s’amorcer en particulier dans la manière que l’artiste a de se constituer comme médiateur entre une population et, éventuellement dans le cas de Smithson, un industriel, ou un propriétaire ou gestionnaire des lieux.

Une telle pratique vient à justifier l’usage artistique du terme « écologie » comme légitimant la pratique de l’artiste. Jusqu’à sa mort, Robert Smithson, pourtant auteur d’une emblématique oeuvre du land art, Spiral Jetty, ne cessera de dénigrer les écologistes qu’il accuse de garder à l’esprit l’image du Paradis perdu. Progressivement, cependant, l’engagement écologiste des artistes grandit : en 1969, une première exposition s’intitule Ecological art. Très vite, nous dit l’auteure, l’art dans le paysage qu’est le land art devient un nouvel art public du fait de l’importance croissante des loisirs et des vacances, ainsi que du plus grand nombre d’espaces récréatifs dans et hors des villes, auxquels contribue la production des artistes. Le parc devient ainsi, selon Lippard, célèbre critique et initiatrice de ce mouvement, la forme la plus riche d’interface nature-société. Le land art ne se transforme t-il pas alors en un art du jardin et du paysage ? Le land art ne devient-il pas l’art de la médiation nature-société dans les espaces urbains ? De manière générale, la pluralité et la diversité des démarches artistiques à l’égard du paysage tendent à mettre en valeur la thèse selon laquelle les sociétés contemporaines exploitent leur capital paysager. Le dernier chapitre, Apparition ou dissolution, montre les conditions d’apparition d’un espace paysager à partir de ces pratiques artistiques. Le champ d’intervention des artistes oscille entre art et technologie. La créativité devient un modèle d’intervention, qui serait a priori dévolu à l’artiste, mais qui s’inscrit aujourd’hui de manière plus globale dans une recherche de productivité. En conclusion, dit l’auteure, il semblerait qu’avec la création paysagère, le paradigme perspectif, c’est-à-dire une certaine façon de voir (et de regarder du point de vue du sujet) s’est déplacé du tableau au paysage réel. On ne peut plus parler seulement d’une artialisation, mais on doit réfléchir au sens de l’extension du domaine productif du loisir au territoire. Certes, il a toujours été question d’exploiter la nature, à la fois pour des besoins qu’on peut qualifier de primordiaux, et pour les loisirs, mais on peut considérer qu’à présent il s’agit de réduire la nature à un sensorium. Cette conversion masquerait les enjeux proprement écologiques des lieux : ceux qui concernent la pollution, les font caractériser comme milieu de vie, à savoir les flux naturels et temporels de l’eau et du vivant, par exemple.

Le propos est très fouillé en ce qui concerne les modalités d’apparition et de déplacement du paysage dans l’art, d’abord par la photographie et les campagnes d’observation et de repérage photographique du territoire américain, puis avec la naissance du land art, de l’environmental art, etc., de l’art in situ. On peut arguer avec l’auteure que cette série de déplacements d’objets et de sens, de rapports au territoire, a provoqué la naissance d’un nouveau consumérisme paysager. Ainsi, le plus souvent, si l’on se rend sur un territoire, c’est pour en reproduire la photographie qui nous l’a donné à voir et qui a incité à le visiter.

Les critiques qu’on peut faire à l’encontre de l’ouvrage sont la place prise par la perception visuelle dans cette analyse des rapports au paysage aux dépens des autres sens, aux dépens de l’épaisseur environnementale prise par le paysage dans ce contexte de montée en puissance d’une problématique écologique. En effet, même si l’auteure montre bien qu’il y a reconnaissance de cette problématique notamment par la reconversion de sites industriels par les artistes qui se situent eux-mêmes à la limite de l’aménagement paysager (voir par exemple Nancy Holt), cette reconnaissance s’accompagne d’un positionnement fortement critique. On aurait envie d’entendre les positionnements non critiques, voire militants, à l’égard de l’environnement. En définitive, très finement décrites, ces appropriations, réappropriations et modulations sont très riches d’enseignement quant aux modes de déplacement d’une problématique donnée – la visibilité du paysage – dans une société qui a fait du spectaculaire et du spectacle une condition de sa propre existence. On voit aussi très bien les stratégies et méthodes de déplacement des artistes, les usages qu’ils font de la traduction, du champ institutionnel de l’art à de nouveaux champs. Ils sont à la recherche de découvertes et redécouvertes, de visions originales, et sitôt rattrapés, leur espoir de résistance annihilé, ils se voient obligés d’adopter des postures critiques à défaut de faire preuve d’obéissance au marché de la consommation culturelle.