Corps de l’article

Dès ses débuts, la géographie s’est intéressée à la collecte d’informations et d’observations sur les groupes humains. En effet, depuis l’Antiquité, c’était une géographie ethnographique (ou culturelle) préoccupée par la description des lieux et des peuples habitant des contrées connues et même inconnues. Ces descriptions ont évolué au rythme des explorations et des voyages, mais aboutissent peu, ou pas, à des questionnements ou réflexions sur la nature des phénomènes observés. Ce n’est que beaucoup plus tard, avec les géographes allemands Ratzel et Hettner, que la composante humaine sera prise en compte car pour ces géographes, les groupes humains exercent une action importante sinon déterminante sur le milieu. En France, l’historien Pierre Émile Levasseur est le premier à s’intéresser aux études géographiques de population et Vidal de la Blache consacrera par la suite sa carrière à l’étude de la répartition inégale des groupes humains sur la surface terrestre. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la tradition régionale était le paradigme dominant, enrichissant une géographie encyclopédique caractérisée par une approche idiographique pendant qu’au même moment la vision positiviste prenait une place de plus en plus importante dans les sciences naturelles.

L’émergence de la géographie de la population

Ce n’est qu’après les années 1950 qu’il y aura une remise en question de la discipline sur le plan épistémologique. En effet, c’est une période agitée où l’on remet en question la géographie comme discipline de synthèse. Pour plusieurs géographes, cette approche n’apporte rien de nouveau à la discipline et la confine à un rôle descriptif, souvent dénué d’un cadre méthodologique rigoureux et ne proposant aucun schéma explicatif aux phénomènes à l’étude. Pour ces mêmes géographes, cette approche est caduque et dépassée à cause de la complexité des problèmes à l’étude et des défis posés par le monde moderne. Pour les mêmes raisons, ces géographes militent de plus en plus pour une compartimentation de la géographie, ouvrant ainsi la voie à la spécialisation sous prétexte qu’elle répondrait mieux aux exigences de la recherche contemporaine. Ce changement est d’autant plus nécessaire que le volume de données est grandissant et que les techniques de traitement de données, à la fois numérique et cartographique, évoluent très rapidement. Ce point de vue rassemble une majorité de géographes, au point qu’il y a une fragmentation de la discipline.

Dès lors, s’amorce une activité intense de recherche dans ce domaine, que ce soit en Europe, en Amérique du Nord, en ex-URSS ou dans certains pays du Tiers-Monde. Les travaux de recherche traitent de sujets variés à partir de différentes perspectives d’analyse. Plusieurs géographes se distinguent dans leur pays respectif pour l’analyse géographique des populations, notamment George en France, Clarke en Angleterre, Witthauer en Allemagne, Jagielski en Pologne, Pavlovskiy dans l’ex-URSS, Kosinski au Canada, Trewartha et Zelinski aux États-Unis, etc. Cependant, ils ont des points de départ différents.

Parmi les ouvrages importants, Pierre George (1951) publie son Introduction à l’étude géographique de la population du monde dont la préface est signée par Alfred Sauvy. Dans cet ouvrage, il pose l’objet de la géographie de la façon suivante : « […] par un examen minutieux de toutes les formes d’établissements humains et de développement numérique des collectivités humaines » (p. 9). Plus loin, il précise sa pensée en insistant sur l’importance d’identifier les mécanismes des faits et processus de population et de peuplement ; de montrer les relations entre le comportement des collectivités humaines et les relations aux faits de structure économique et sociale. Cette publication sera le prélude de plusieurs autres publications et rééditions en rapport avec les problèmes de population et les contextes géographiques (George, 1952, 1959). En effet, George publie, en 1959, Questions de géographie de la population où, de façon explicite, il s’adresse aux démographes en écrivant « que les phénomènes démographiques se localisent dans un espace donné et que les problèmes se diversifient et se métamorphosent quand on change de milieu ». Dans cette citation, il met en évidence l’importance d’établir les liens qui unissent les comportements démographiques et l’espace ainsi que l’importance de la vision idiographique dans l’interprétation des phénomènes démographiques.

Pour Trewartha (1969, 1972), l’essence de la géographie de la population réside dans la compréhension des différences régionales dans le peuplement terrestre et l’étude de la compréhension et de la dynamique de l’espace. Pour d’autres, comme Pavlovskiy et Konstantinov (1964), la géographie de la population est une branche de la géographie économique dont les contours sont guidés par les principes suivants : le type d’économie, la distribution et l’organisation du territoire, la production gouvernant les conditions naturelles et leurs influences sur le paysage, l’adaptabilité des migrants à un nouvel environnement géographique, la complexité de l’industrie et l’importance des fonctions des villes. Pour Clarke (1965), la géographie de la population devrait se préoccuper de l’étude des variations spatiales de la population et de sa composition démographique. Notons que, dès le début, existaient des conceptions très différentes de la géographie de la population mais, sur le plan des approches, la tradition empiriste quantitative dominait largement (Kosinski, 1970 ; Zelinsky, 1962, 1966).

La géographie de la population et l’approche positiviste

L’approche positiviste de recherche est beaucoup influencée par la démographie, où la tradition de mesures est fortement implantée. Cette tendance est d’autant plus importante que la géographie vit un mouvement de contestation, durant les années 1960, face à une géographie traditionnelle jugée trop descriptive et peu portée sur l’explication. C’est le cas de nombreux travaux de recherche dans les années 1950 et 1960 au Québec où la géographie est encore teintée de la tradition régionale. Par exemple, plusieurs publications traitent de la question du peuplement des territoires. C’est le cas notamment de l’article de Mingasson sur l’île d’Orléans (1956), de Grenier sur la région de Québec (1962), de Trottier sur les transformations récentes de l’agglomération québécoise (1962) et de Bussière sur la Côte-Nord (1963). L’article de ce dernier (1963) est un exemple intéressant, car il retrace les mouvements de la répartition de la population de la Côte-Nord au siècle dernier pour ensuite analyser l’évolution de la population nord-côtière et les facteurs à l’origine de ces transformations. Ce thème est récurrent durant les années 1970 et suivantes avec Beauregard (1970a, 1970b), Dugas (1975), Hamelin et Dumont (1979b) ainsi que Morissonneau (1970) et, plus tard, avec le travail important de Courville en géographie historique (1990, 1996, 2000, 2002) dont l’Atlas historique du Québec : population et territoire en 1996 et sa synthèse de géographie historique publiée en 2000 sous le titre Genèses et mutations des territoires. Synthèse de géographie historique. Dans ce dernier ouvrage, Courville décrit les couches successives d’occupation du territoire québécois et les modalités de ces transformations. Enfin, l’article de Marcoux et Saint-Hilaire (2001) propose une analyse intéressante sur la transition démographique au Québec à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Peu d’articles ont été publiés sur cette question par les géographes québécois.

Des préoccupations plus pointues apparaissent durant cette période, notamment avec Beauregard sur les problèmes de population au Québec (1974), sur l’exode agricole au Québec avec Dionne (1976), sur la mobilité dans l’agglomération de Trois-Rivières avec Trépanier (1978) et sur les migrations acadiennes avec Hamelin (1979a). La parution d’un numéro spécial sur la croissance urbaine et régionale en 1975 dans les Cahiers de géographie du Québec reflète assez bien la production scientifique de l’époque. En effet, ce numéro rassemble des articles de géographes québécois orientés sur l’analyse des systèmes et notamment sur l’allométrie. Parmi les sujets abordés, il y a la croissance des petites agglomérations par Manseau, les méthodes d’étude de la structure spatiale des fluctuations de la natalité au Québec (1926-1971) par Bisson, l’étude des migrations nettes au Québec (1961-1966) par Marois, l’allométrie du système urbain du Québec (1941-1971) par Morin et la croissance allométrique et dynamique spatiale par Villeneuve et Ray. Il faut ajouter à cette liste la recherche de Louder et al. (1974) sur l’analyse centrographique de la population du Québec de 1951 à 1971, celle de Lafontaine et al. (1991) sur l’espérance de vie sans incapacité en région au Québec et Brunet (1980) sur l’évolution de la relation rang-taille dans le système urbain québécois entre 1871 et 1976.

Ailleurs, dans le monde anglo-saxon particulièrement, l’approche positiviste et la vision nomothétique s’imposent avec l’introduction des méthodes statistiques et les techniques de l’analyse spatiale dont les outils mettent en relation d’une façon explicite la localisation et la variable. C’est le cas notamment avec l’analyse des surfaces de tendance (trend surface analysis), les mesures centrographiques (mesures statistiques à deux dimensions), les statistiques directionnelles (indicateurs à deux dimensions tenant compte de la direction), les mesures d’autocorrélation spatiale (indice de Moran et de Geary), des classements typologiques, etc.

C’est alors que l’espace géographique se réduit à des distances comme la distance physique, la distance-coût, la distance-temps, la distance topologique. On se met à construire des modèles gravitaires empruntés au modèle d’interaction des masses de Newton. On applique les lois de la physique mécanique à l’étude des distributions de la population. On tente même de formuler des lois du social comme les modèles d’attraction dans les flux migratoires, la loi-taille mettant en rapport le rang des villes d’une certaine taille et la proportion de la population vivant dans les villes, des cartes de potentiel de population, etc.

Bilan de recherche en géographie de la population

Comme plusieurs géographes, Findlay (1992) déplore cette vision techniciste de la géographie de la population au détriment de la recherche de l’explication et de la théorie. Il constate des progrès notables dans les mesures de mortalité, de fécondité et de migration, mais moins dans l’explication et la théorisation. Presque à la même période, Findlay et Graham (1991) sont parmi les nombreux géographes à critiquer une géographie de la population trop dominée par la démographie. Selon eux, la géographie de la population a évolué depuis les années 1970 grâce à des influences externes à la discipline, particulièrement avec la démographie. «Trop démographique, pas assez géographique», c’est un reproche qui revient régulièrement. En France, on parle de démo-géographie, de démographie spatiale et moins de géographie de la population. Dans le monde anglo-saxon, on parle beaucoup plus de géographie de la population, où l’on cherche à mettre en évidence le rôle de l’espace dans la structuration des phénomènes démographiques. Toutefois, dans les deux cas, il semble y avoir une incapacité des géographes de la population à jouer un rôle significatif à l’intérieur de la discipline dans laquelle ils n’occupent pas un champ de recherche défini et en rapport avec les problèmes de société. Ils concluent alors que les défis des années 1990 devraient se tourner résolument vers :

  • l’étude des rapports entre les ressources et l’environnement particulièrement pour les pays d’Afrique ;

  • une part plus active dans les débats sur les problèmes d’éthique posés par le contrôle de la population ;

  • l’analyse des processus de population à microéchelle en favorisant une approche centrée sur l’individu en tant qu’acteur ;

  • la prise en compte du sexe, surtout dans la théorie de la migration ;

  • et une prédilection pour une approche holistique.

Ce changement de cap permettrait, selon eux, d’étudier des processus à l’origine des interactions population-environnement ainsi que les liens qui unissent la formation des ménages et les changements démographiques. Les mêmes critiques seront reprises par White et Jackson (1995) soulignant l’absence de la géographie de la population notamment dans les débats récents sur la théorie sociale. Presque absent des débats épistémologiques, elle est perçue comme trop « collée » à la recherche empirique et peu critique sur les données et les catégories sociales pour mesurer les phénomènes sociaux. Ainsi, les géographes continuent à côtoyer des idées jugées traditionnelles (essentialist) pendant que les sciences sociales vivent des secousses épistémologiques. En effet, les géographes de la population ont été absents ou presque de toutes les remises en question qui ont lieu depuis les années 1970. Plusieurs géographes leur reprochent donc leur conservatisme sur le plan des approches et, de ce fait, d’être à l’écart des courants de pensée qui façonnent la discipline (Graham et Boyle, 2001 ; Sylvey, 2004). Ils proposent de délaisser une approche positiviste pour une approche humaniste afin de pouvoir, par exemple, étudier de plus près l’expérience migratoire. Cette proposition sera d’ailleurs reprise par Halfacree et Boyle (1993), qui suggèrent d’étudier ce thème selon une perspective humaniste et longitudinale afin de mieux comprendre les événements migratoires. Cela suppose une relecture du discours géographique et une réflexion plus large sur la théorie sociale, comme la prise en compte de plusieurs facteurs importants, dont le rôle des idéologies et leurs effets sur le choix des catégories sociales. Un changement de cap pourrait avoir un profond impact sur la géographie de la population et susciter un questionnement sur ses approches et sur ses choix théoriques, une plus grande ouverture vis-à-vis les approches qualitatives, des questions sur son agenda de recherche et sur les spécificités géographiques du thème à l’étude.

La contribution de la géographie de la population et les trois composantes démographiques

La démographie aura à cette époque une profonde influence sur la géographie de la population par une tradition de recherche empiriste où l’aspect quantitatif est très important. En effet, les publications et recherches de l’époque se distinguent par des préoccupations axées sur les mesures et les analyses à la fois statistiques et cartographiques des trois composantes de la démographie, c’est-à-dire la fécondité, la mortalité et les migrations (Bailey, 2005 ; George et Verger, 2004 ; Hooimeijer et al., 1994). Dès le début, la spatialisation des données démographiques ouvre la voie à de nouvelles publications comme les atlas, la carte offrant une nouvelle lecture des variations et des disparités des composantes démographiques dans l’espace et dans le temps (Saint-Laurent, 2004 ; Langrognet, 2001 ; Chauviré et Noin, 1995 ; Mattson et Mattson, 1990). Mais une question demeure : quelle est la contribution de la discipline dans l’étude des composantes démographiques? Certes, l’éclairage spatial est une dimension importante et utile mais, dans les faits, quelle est sa contribution? L’examen des articles et travaux de recherche montre une production inégale en regard des trois composantes démographiques. Dans les sections suivantes, nous verrons que la contribution des géographes est plutôt limitée dans le domaine de la fécondité, mais qu’elle a été plus prolifique en regard de la mortalité et des migrations.

La fécondité

Plusieurs travaux ont tenté de mettre en évidence les tendances de la fécondité dans l’espace et d’identifier les facteurs explicatifs de ces variations (Zelinsky et al., 1970). Les rapports entre l’espace et les différences de fécondité sont très complexes, ce qui décourage souvent les géographes de la population d’aller dans cette voie de recherche. Dans son bilan, Findlay (1992) rapporte seulement quelques travaux intéressants sur les variations des niveaux de fécondité, en particulier sur les relations avec les modes de production dans les familles. Ces recherches ont essayé de mettre en rapport les changements dans les modes de production familiale et la diminution de la fécondité dans les familles. En revanche, dans bon nombre de travaux, on doute qu’il y ait un rapport entre l’espace et la fécondité, malgré des variations entre pays riches et pays pauvres et à d’autres échelles géographiques. Au Québec, l’une des rares études publiées sur la question est celle de Bisson (1975) sur les méthodes d’étude de la structure spatiale des fluctuations de la natalité dans la province ; il y a eu aussi les travaux de Courville en géographie historique sur la fécondité québécoise (1996, 2000).

Plus tard, Boyle (2003) revient sur le sujet et se questionne sur l’intérêt des géographes de la population pour les études sur la fécondité. En effet, jusque dans les années 1990, les recherches sur ces questions étaient relativement importantes dans la géographie anglo-saxonne ; sauf que depuis, Boyle note une baisse d’intérêt pour ce thème de recherche. Selon lui, peu d’articles sont publiés sur la question, notamment lorsque l’on consulte une des rares revues en anglais dédiées spécifiquement à la géographie de la population, International Journal of Population Geography. Plus encore, l’auteur observe ce peu d’intérêt dans les conférences internationales où seulement quelques communications sont présentées sur la question. Pour lui, cela reflète en partie le problème identitaire de la géographie de la population et sa faiblesse dans l’étude sur les rapports entre la fécondité et l’espace.

La mortalité

En regard de la mortalité, les études se regroupent autour de cinq thèmes : changements dans l’espérance de vie, causes de mortalité, liens entre la santé et la perte d’autonomie, caractéristiques sociodémographiques de la mortalité (âge, sexe, statut matrimonial, etc.) et formulation de politiques à l’égard des coûts et des soins de santé. Dans le bilan de Noin (1988) des études géographiques sur la mortalité, celles traitant de la question à mésoéchelle sont de loin les plus nombreuses car, à microéchelle et macroéchelle, des problèmes de données se posent, par exemple leur disponibilité et leur qualité, le choix des indicateurs de mortalité, etc. Cependant, Noin rapporte quelques travaux à microéchelle qui abordent des questions intéressantes en regard de l’espérance de vie. Constatant des inégalités significatives, l’auteur observe une nette diminution des taux depuis les années 1950, s’interrogeant sur les raisons qui expliqueraient des similarités entre l’espérance de vie de certains pays d’Extrême-Orient et d’Amérique latine avec celle de l’Angleterre, ou pourquoi plusieurs pays de l’Europe méditerranéenne ont une espérance de vie égale ou supérieure à celle du Danemark. Certes, parmi les explications, on inclut des facteurs génétiques, des facteurs écologiques (l’environnement) et des facteurs socioculturels (éducation, tabagisme, etc.) ; mais ces causes proposées pour expliquer les disparités constituent, selon Noin, le point faible des travaux de recherche. L’un de ces travaux est lié aux données sur le lieu de résidence. En effet, les personnes peuvent être exposées à un agent agressif en raison d’une activité liée au lieu de résidence ou à un lieu de résidence secondaire ou encore au lieu de travail.

L’intérêt pour l’analyse des disparités géographiques de la mortalité a connu un regain dans les années 1990. En effet, géographes et démographes s’y intéressent en essayant par exemple d’établir des liens avec les conditions socioéconomiques. Au Québec, notons la contribution de Dubé et Youde (1981) sur les principales causes de la mortalité dans la ville de Québec, celle de Foggin et al. (1983) sur la morbidité hospitalière dans la région de Montréal, de Roberge et Morin (1985) sur l’évaluation du vieillissement de la population à l’aide de l’indice de Coulson, de Thouez et al. (1986) sur le vieillissement et les limitations fonctionnelles à partir des données de l’enquête sur la santé et les limitations d’activités (ESLA) de Statistique Canada entre la région métropolitaine de Montréal et la province de Québec. Pour les années 1990 et suivantes, l’étude de Lafontaine et al. (1991) traite de l’espérance de vie sans incapacité dans la région de Québec. L’étude du démographe Robert Choinière (1991) est représentative pour les études à microéchelle. Constatant une baisse des indices de mortalité dans la région de Montréal, il observe en contrepartie des disparités géographiques importantes de plus de 10 ans entre certains quartiers montréalais. Selon le chercheur, l’analyse statistique à partir des méthodes de régression « montre que la proportion de personnes pauvres et le pourcentage d’immigrants expliqueraient ensemble plus de 80 % des variations géographiques » (p. 115). Pour les années 1990 et suivantes, d’autres contributions s’ajoutent : Pampalon et al. (1990) sur le vieillissement et l’incapacité au Québec, Thouez et al. (1993) sur l’incidence de la mortalité par cancer de l’estomac au Québec, Bernard et al. (1997) sur les variations régionales de la perte d’autonomie au Québec, De Koninck et al., (2006) sur l’influence des milieux de vie sur la santé et enfin Pampalon et al., (2008) sur l’évolution récente de la mortalité prématurée au Québec selon la défavorisation matérielle et sociale. Cette dernière recherche est un autre exemple intéressant d’une étude géographique qui propose «une étude de l’évolution de la mortalité prématurée par milieu géographique selon un indice de défavorisation matérielle et sociale» (p. 2). Le mérite de cette publication est de couvrir l’ensemble du Québec et quatre milieux géographiques, soit les régions métropolitaines, les agglomérations de recensement, les petites villes et le milieu rural. Parmi les conclusions intéressantes, plusieurs coïncident avec celles constatées dans d’autres recherches comme :

  • des disparités de santé tout aussi importantes que les disparités sociales et économiques ;

  • une diversité interne du monde rural, des agglomérations et des villes ;

  • l’identification des populations les plus vulnérables au Québec, comme les résidants des vieux centres-villes et de certains secteurs limitrophes d’agglomérations et villes, des capitales régionales et de la métropole, des résidants de l’arrière-pays et de certaines petites villes de la périphérie (p. 157).

La migration

En comparaison de la fécondité et de la mortalité, la migration, est l’objet de nombreux travaux de recherche. En raison de la nature géographique de cette composante démographique, c’est un thème privilégié des géographes de la population. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette préférence :

  • les impacts démographiques significatifs causés par les différentes formes de migrations ;

  • les liens étroits entre l’espace et les différentes formes migratoires ;

  • l’importance des flux migratoires à toutes les échelles géographiques et sur le développement ;

  • les mouvements motivés pour des raisons de travail, le rôle des grandes entreprises, la relocalisation des entreprises, le rôle des agences privées, etc. ;

  • les impacts des migrations dans les dynamiques démographiques des pays de départ et des pays d’accueil.

D’ailleurs, une recherche par mots-clés dans les bases de données bibliographiques FRANCIS et GEOBASE montre clairement, par le nombre d’articles répertoriés, le poids de la recherche dans le domaine des migrations. En effet, le nombre d’articles traitant de la migration dépasse largement ceux inventoriés dans les domaines de la fécondité et de la mortalité. Par exemple, on compte 41 278 articles sur le thème de la migration dans GÉOBASE comparativement à 216 articles sur la mortalité, 142 sur la fécondité et 7 sur la natalité. De plus, les géographes de la population montrent une nette préférence pour les recherches sur l’immigration et la migration internationale.

Tableau 1

Nombre d’articles répertoriés dans les bases de données bibliographiques GÉOBASE et FRANCIS : articles en français et en anglais

Nombre d’articles répertoriés dans les bases de données bibliographiques GÉOBASE et FRANCIS : articles en français et en anglais

-> Voir la liste des tableaux

La migration : contribution majeure des géographes

Depuis les années 1950, tous les ouvrages de géographie de la population montrent de par leur contenu, l’importance accordée au thème migratoire (Beaujeu-Garnier, 1956, 1965, 1969 ; Chandna, 2006 ; Clarke, 1971 ; David, 2004 ; Demko et al., 1970 ; George, 1952, 1959 ; Guillon et Sztokman, 2004 ; Jones, 1990 ; Lerat, 1989 ; McGaugh, 1972 ; Mathieu, 2005 ; Noin, 2005 ; Peters, 2002). Tous mettent en évidence, à toutes les échelles géographiques, un espace continuellement en mouvement, des territoires de circulation et d’échanges permanents où aucun territoire n’est épargné. En effet, plusieurs chapitres sont consacrés aux diverses formes et aux types de migration. Ils abordent les questions ou les thèmes suivants :

  • les formes et types de migration, et selon les échelles géographiques ;

  • les raisons ou motivations de ces migrations ;

  • qui migre et quel est le profil socioéconomique ;

  • les flux entre les origines et les destinations, et l’importance des courants migratoires ;

  • les impacts (démographiques, économiques, sociaux, politiques et environnementaux) de la migration sur la région de départ et sur la région de destination ;

  • les interactions entre les différents lieux ;

  • les différenciations spatiales causées par les migrations, par exemple dans les régions d’attraction et les régions de répulsion ;

  • les modèles descriptifs et explicatifs sur le comportement spatial des individus ou de groupes.

En raison de cet intérêt de la recherche sur les migrations, il est virtuellement impossible, dans le cadre de cet article, de faire une synthèse de tous les travaux entrepris si ce n’est qu’ils se caractérisent par leur diversité, les échelles géographiques, les régions géographiques, etc. (Clarke et Moore, 1978 ; Gildas, 2002). En effet, avec la mondialisation des échanges, le processus de globalisation se manifeste par un déploiement et une accentuation, à l’échelle mondiale, de la production, des informations et des échanges entre les personnes, tout cela dans un contexte où les États sont dans une interdépendance grandissante. Dès lors, il y a la formation d’un système migratoire mondial dont la mise en réseau et le degré de connectivité varient selon les grandes régions de la planète, et où les flux s’étendent sur des distances de plus en plus grandes :

Cette forte polarisation au profit des systèmes migratoires s’accompagne d’une extension des zones de départ et d’un élargissement des rayons d’action des flux. Les flux migratoires se diversifient et se mondialisent au détriment des relations classiques de pays à pays : ainsi la relation autrefois exclusive entre le Maroc et la France est-elle en train de s’effacer au profit de relations multiples avec différents pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord. De plus, vient [sic] avec l’émergence de ce système une demande de main-d’oeuvre importante dans les pays industrialisés et la circulation grandissante des élites dont la fuite des cerveaux. (Gildas, 2002 :3)

Ce système migratoire mondial amène de nouvelles formes migratoires autrefois presque absentes (Salt, 2005 ; Mouhoud El Mouhoub, 2005 ; Roulleau-Berger, 2007 ; Badiez et al., 2008). Boyle (2002) souligne l’importance des migrations transnationales selon le sexe où les femmes jouent un rôle de plus en plus important au fur et à mesure de la demande de main-d’oeuvre dans les secteurs du commerce de détail, du secteur domestique, etc. Pour lui, l’influence de la migration sur la construction sociale selon le sexe demeure une thématique de recherche porteuse d’avenir :

Women have had an increasingly important role in transnational migration as the demand for labour has grown most rapidly in sector such as retailing, domestic labour and caring for children, the disabled and the elderly refers to the increasing “feminization” of international migration within Asia, for example. (p. 534)

Au Québec, on trouve une production variée et même tout à fait singulière. Par exemple, il y a les recherches de Louder et de Waddell (1983) sur la francophonie du Québec et de l’Amérique, de Dugas (1988a) sur la mobilité géographique dans l’espace rural québécois, de Langlois (1989) sur une analyse des bilans migratoires par âge des municipalités de l’Outaouais, et de Berdoulay et Langlois (1989) sur l’organisation sociospatiale et la structuration régionale de l’Outaouais. En géographie historique, deux géographes se distinguent : Bellavance et Gronoff (1980) sur les structures de l’espace montréalais, puis Beauregard (1984) sur la géographie des côtes de l’île de Montréal, et encore, Bellavance (1984) sur la mobilité géographique et immobilière au tournant du siècle. Le monde rural sera étudié particulièrement par Dugas (1984, 1988b) et ses travaux sur les transformations des territoires ruraux et les disparités socioéconomiques. Par exemple, dans son article sur l’évolution du monde rural québécois, ce chercheur s’applique à décrire certains aspects de la réalité socioéconomique du monde rural des années 1980 ainsi que les changements dans la structure de peuplement depuis le début du siècle. Durant la même période, plusieurs chercheurs se sont signalés sur le thème de l’ethnicité et de l’immigration. D’abord, Séguin et Termotte (1993) ont présenté leur analyse sur la démarche territoriale de l’immigration internationale au Québec, puis Séguin (1997) sur la cohabitation ethnique en HLM. Ensuite, Lavigne et al. (1995) ont abordé le thème de l’ethnicisation de l’espace, par l’exemple portugais, et Vachon (2006) a étudié le trinôme diversité, immigration et utopie urbaine. Par ailleurs, Vandersmissen (2003) et Saint-Hilaire (2006) se sont signalés sur le thème de la mobilité, puis Perron et al. (1997) sur la structure sociorésidentielle et la condition de vie au Saguenay, et enfin Apparicio (2006) sur l’identification et la qualification des espaces de pauvreté à Montréal.

Un bilan général de la recherche

Depuis les années 1960, il y a eu une évolution dans les thèmes de recherche. Ceux-ci ont changé au rythme de la disponibilité et de la qualité des données selon les échelles géographiques, le développement des outils comme les systèmes d’information géographique (SIG) et les préoccupations de société. Les ouvrages récents en géographie de la population témoignent bien de cette évolution (Bailey, 2005 ; Chandna, 2006 ; Noin, 2005). L’analyse de l’état de la recherche en géographie de la population peut varier d’un auteur à l’autre. Cependant, on peut relever quelques publications intéressantes proposant des bilans de recherche qu’on retrouve surtout dans le monde anglo-saxon.

Ainsi, il y a le bilan des années 1990 que livre Ogden (1999) et qui, dans son effort de synthèse, classe les travaux autour de quatre thèmes :

  1. les études à l’échelle internationale et nationale incluant celles basées sur des approches historiques et comparatives : il y a effectivement un grand nombre d’ouvrages de ce type (Chao, 1994 ; Noin et Chauviré, 2002) ;

  2. les études mettant en rapport les changements démographiques et les ménages d’une part, et le sexe d’autre part (Union géographique internationale, 2007) ;

  3. les études d’ordre méthodologique (Poulalion, 1984) ;

  4. celles intéressées aux aspects géographiques des enjeux démographiques, comme les impacts géographiques de politiques démographiques.

Néanmoins, l’auteur s’attarde sur les travaux qui ont montré la rapidité des changements dans la structure des familles et des ménages, aussi bien dans les pays développés que dans les pays en voie de développement. Il note au passage que la baisse de la fécondité et l’augmentation de l’espérance de vie sont des facteurs importants. Mais en plus des facteurs démographiques, il y a aussi des facteurs socioéconomiques à considérer tels que les transformations de l’emploi et le vieillissement de la population. Sur le plan géographique, tous ces facteurs n’agissent pas de la même manière, notamment entre les milieux ruraux et urbains tout comme à l’intérieur d’un espace urbain. L’auteur cite des travaux intéressants sur les ménages à une seule personne dans les pays industrialisés notamment en Europe, sur le vieillissement des ménages, la main-d’oeuvre domestique provenant du Tiers-Monde et sur la question du sexe.

Parmi les autres publications, celle de Greame (2006) attire l’attention du lecteur sur l’intérêt marqué des géographes pour l’étude des processus aux échelles nationale, régionale et locale. L’auteur cible trois raisons pour expliquer cette nouvelle tendance :

  • la disponibilité de plus en plus grande de données à microéchelle ;

  • les possibilités offertes par les SIG dans la gestion des bases de données ;

  • un intérêt marqué pour les questions de l’aménagement du territoire et du développement local.

Malgré tout, il déplore le peu de place accordé par les géographes à des enjeux aussi importants que la croissance de la population, les pressions démographiques sur l’environnement, les changements dans les régimes de fécondité et dans les familles, les migrations rurales-urbaines, l’urbanisation, la fuite des cerveaux (brain drain), les migrations et le développement, les migrations internationales de travail, les inégalités sociales selon le sexe et la diffusion du SIDA.

Les thématiques de l’avenir

Quelles sont les thématiques de l’avenir? Répondre à cette question est très difficile, car il y a effectivement un contexte favorable à une éclosion de problèmes à étudier à cause du contexte de la mondialisation et de la globalisation de l’économie, des transformations profondes de l’architecture sociale et des changements dans les valeurs de société, dont les valeurs environnementales (Newbold, 2007). Certes, on ne peut dissocier les thématiques de recherche du contexte sociétal. Il reste aux géographes de la population à saisir la balle au bond et à s’inscrire dans les discussions et courants de recherche de la géographie. Comme il a été relevé par plusieurs auteurs cités dans cet article, il est impératif que les géographes de la population s’engagent dans la voie théorique, sans quoi ils seront encore marginalisés et risquent tout simplement de disparaître. De plus, les thèmes de recherche actuels en géographie de la population ne sont pas spécifiques à cette sous-discipline, car ils sont aussi explorés par les autres sous-disciplines de la géographie et particulièrement par la géographie sociale. Il y a effectivement une convergence dans les préoccupations de recherche : migrations internationales et perméabilité des frontières, mortalité, santé des populations, migration des cerveaux et déplacements migratoires selon le sexe, changements climatiques et réfugiés environnementaux, vieillissement de la population et ses impacts géographiques, etc.

Quelques articles proposent des thèmes porteurs pour le XXIe siècle : c’est le cas notamment de Graham (2004) et de Greame (2007). Graham (2004) insiste, en introduction, sur le fait que la géographie de la population fait face à deux problèmes d’identité, le premier étant sa position marginale dans la géographie en général et le second étant la trop grande prédominance des recherches sur la migration. Pour ce géographe, les thèmes porteurs du XXIe siècle sont les relations population-ressources, la question des réfugiés et des migrants en recherche de statut, les conséquences de l’immigration internationale et du transnationalisme, les impacts d’une basse fécondité, le vieillissement de la population et les inégalités selon les risques de maladies.

Pour sa part, Greame (2007) croit que la croissance exponentielle et la diversité de la mobilité internationale de la population, en particulier la migration sud-nord, constituent un phénomène d’une importance considérable. Toutefois, il suggère que les chercheurs s’intéressent également aux régions de départ, car on connaît mal les émigrants. De plus, il appelle les géographes à étudier les diasporas :

To ignore the diaspora is not to omit consideration of an important element of some national populations who are influential in a number of important social, economic and political areas. Population geographers need to be aware of the diaspora in their analysis of population phenomena, processes and problems at the national level. (p. 80)

Il y a aussi la question de la vulnérabilité de certains groupes sociaux comme les réfugiés ou les personnes en attente de statut de réfugié et les migrants qui, en raison de leur situation sociale, économique et physique, sont des groupes fragiles et facilement exploités. L’autre thème est celui des rémittences sociales et du rôle, par exemple, des rémittences des diasporas dans le pays d’origine, les migrations selon le sexe, l’exode des cerveaux, etc. Par exemple, l’Union géographique internationale a tenu en 2007 à Hong Kong, sa quatrième conférence sur le thème de la démographie et de la vulnérabilité des populations. Le comité organisateur définit la vulnérabilité de la façon suivante :

Vulnerability is a phenomenon of late modernity, a characteristic of the confrontation of danger at different scales. Risk and uncertainty, penetrating all areas of social life, have become indispensable for understanding contemporary spatial-temporal dynamics, calling for a wide-ranging view of vulnerability in its inherent multidimensionality. (Union géographique internationale, 2007)

Ainsi, la structure, les caractéristiques et les processus de population sont trois facteurs importants pour décrire et expliquer le degré de vulnérabilité à l’échelle des individus et des ménages. Ces différentes caractéristiques peuvent être fonction du cycle de vie, des groupes d’âge (personnes âgées, enfants), du type de ménage (personnes seules) et du type de migration (touristes, migrants, etc.), comme la vulnérabilité peut être aussi reliée à l’environnement, à la rareté ou à la dégradation des ressources, etc. (Findlay, 2003).

Conclusion

Dans cet article, nous avons essayé de présenter une couverture exhaustive de la littérature en géographie de la population depuis les années 1950. D’ailleurs, il y a dans la littérature scientifique parfois des divergences et parfois des convergences. Malgré tout, nous avons tenté de dresser un portrait de la documentation francophone et anglo-saxonne ainsi que des trajectoires prises par chacune sur le plan des approches, des méthodes et des thématiques de recherche. Dans les deux cas, presque tous les auteurs dénoncent sans équivoque un problème d’identité causé surtout par des insuffisances sur le plan théorique. Effectivement, cette opinion rallie une majorité de géographes, qui considèrent cela comme une lacune fondamentale. Il faut espérer que les géographes de la population participeront à court terme activement aux débats théoriques de la discipline. Sur le plan des thématiques, la géographie de la population et la géographie sociale se rejoignent de plus en plus de par leurs préoccupations de recherche. On peut espérer que l’une se nourrisse de l’autre et contribue à l’avancement de la connaissance, car c’est la raison d’être d’une science.