Corps de l’article

Avec perfidie, Athéna passe devant et Hector marche contre Achille :

— Je ne te fuierai plus, fils de Pélée. Je t’abattrai ou je succomberai. Mais prenons les dieux à témoin : je ne te mutilerai pas, si Zeus m’accorde la victoire. Au contraire, après t’avoir dépouillé de tes armes illustres Achille, je rendrai ton cadavre aux Achéens. Agis de même.

Achille lui lance un coup d’oeil oblique :

— Hector, maudit, ne me parle pas d’accords ! Il n’est pas de serments loyaux entre les lions et les hommes, ni entre loups et agneaux. De même, il n’est pas d’entente possible entre nous, ni de serments, avant que l’un de nous tombe et rassasie de son sang Arès.

L’Iliade, chant XXII (traduction Michel Woronoff)

Déjà, la poésie d’Homère résonnait des échos d’un sombre drame humain : la violence. Tragédie si troublante que la puissance en cause paraissait à l’aède trop grande pour tenir entre les seules mains des mortels. Qui d’autres que des dieux, maîtres des éléments et des âmes, pouvaient imposer cette condition ? Depuis, les dieux d’Homère sont morts eux aussi, mais l’être humain n’a pas échappé à la violence. Son histoire en témoigne amplement. Et la question demeure, lancinante : la violence humaine est-elle accessoire et remédiable ou fondamentale et incessante ? Comme toutes les autres avant elles, notre époque a tenté d’y répondre. Si on en croit l’air du temps, il faudrait abandonner toute illusion. Car pour un Elias interprétant l’histoire comme un processus de civilisation réducteur de violence ou pour un Sloterdijk articulant paix et conflits aux règlements des après-guerres, combien de Rousseau, de Marx, de Freud, de Girard et d’autres encore – dont ces futuristes glorifiant la guerre comme « seule hygiène du monde » – expliquent que la violence constitue le principal ressort de l’histoire humaine, voire qu’elle en est l’acte fondateur. Les faits, il est vrai, n’osent pas trop les contredire. Meurtre, guerre, exécution, génocide, extermination, esclavage, pollution, viol, attentat, invasion, tyrannie, enlèvement, enfermement, asservissement, terrorisme, émeute, rébellion, vol, harcèlement, fraude, extorsion, vandalisme, usurpation, saccage, pillage, intimidation, discrimination, suicide, carnage, destruction… Décidément, le répertoire de la violence contient suffisamment de nuances pour faire de chaque circonstance de la vie l’occasion d’agresser autrui, soit pour l’éliminer, le faire souffrir, lui nuire, le contraindre, l’intimider ou l’humilier. Quant à l’agresseur, il est purement et fatalement humain : soi-même, un parent, un voisin ou un étranger. C’est aussi un groupe ou un État qui agresse, le nôtre ou celui d’adversaires. Les motifs de l’attaque sont aussi nombreux que les prétextes qui la déclenchent. L’avidité, la frustration, la convoitise, la colère, la jalousie, la vengeance et le ressentiment sont parmi eux les moins avouables. D’autres se veulent plus nobles : punir un coupable, protéger la patrie menacée, venir en aide à un allié, défendre le droit et la liberté, rétablir la paix, sinon la sécurité. Présumée légitime ou négligeant toute justification, la violence n’a pas nécessairement besoin de passer à l’acte pour être effective. Une menace, surtout subtilement formulée, suffit souvent à la rendre opérante. Et la violence ne s’immisce-t-elle pas aussi dans des situations ayant toutes les apparences d’une normalité qui, dans la vie de tous les jours, astreint chaque individu, mais plus encore celui qui est pauvre, chômeur, réfugié, prisonnier, marginal, piéton ou simplement enfant ou écolier ? De plus, on n’a pas à s’en prendre directement aux personnes pour les atteindre, car l’agresseur peut tourner ses coups ou sa menace vers leurs biens : territoires, institutions, lieux sacrés, patrimoines, archives, parcs naturels, villes, infrastructures, ressources, environnement. Ainsi, où que nous soyons, quoi que nous fassions, même si nous n’y sommes pas pleinement impliqués ou confrontés, la violence paraît toujours prête à surgir. De sorte que l’on ne semble jamais pouvoir l’esquiver : la contrariété, la frustration, la peur, la douleur, la détresse, la misère, le désespoir, la désolation jusqu’à la déshumanisation étant des preuves constamment renouvelées de sa puissance.

Il semble indéniable que la violence, qui enveloppe autant les individus que les sociétés, fait partie intégrante de la condition humaine et que toutes les civilisations, toutes les cultures et toutes les sociétés ont dû et doivent encore composer avec elle. C’est pourquoi il importe que la géographie – comme toute autre science sociale au demeurant – accepte de confronter la violence. Non pas pour nier que la violence est un scandale, mais pour saisir la part – maudite – qu’elle tient dans la constitution de nos sociétés et dans notre façon d’habiter le Monde. La géographie, on le sait, s’est déjà engagée dans cette voie. Il y a en particulier une tradition de la géographie des affaires militaires qui, aujourd’hui négligée, a su un temps prospérer, nourrissant l’idée que cette science, finalement, servait avant tout, comme le dénonçait naguère Lacoste, à faire la guerre ou, comme le souhaitait Wilson, à la prévenir, voire à bâtir la paix. L’effort, encore trop timide et très orienté, doit toutefois être poursuivi et amplifié : il en va de la pertinence de la géographie à traiter des problèmes essentiels du Monde.

C’est dans cette optique que fut organisé en mai 2008 à Québec le colloque Géographies de la violence [1], dont le but était de montrer comment la géographie peut contribuer à la compréhension des fondements de la violence. L’intention était d’approfondir la réflexion sur le rôle que tiennent les établissements humains dans la violence, notamment celle qui s’exprime à travers des conflits territoriaux, et sur l’organisation géographique de l’hostilité au sein et entre les sociétés. Plus fondamentalement, il s’agissait de susciter un questionnement sur les raisons géographiques faisant de la violence une modalité, organisée ou spontanée, des interrelations humaines, défiant ainsi tout ce que les cultures humaines doivent à la parole : pactes, serments, constitutions, droits, contrats, démocraties, etc. Autrement dit, le colloque entendait soulever, sous l’angle à la fois de la géographie et de la culture, la question de la violence. Quelles sont les causes et les conséquences géographiques des situations conflictuelles ? Quelles sont les différentes formes et les modulations géographiques de l’animosité ? Et quelle est, plus spécifiquement, la dimension spatiale propre à chacune des manifestations de la violence ? Comment l’espace géographique peut en être soit directement l’enjeu, soit indirectement le moyen, et ce, activement comme passivement ? L’espace – et pourquoi lui plutôt qu’un autre moyen ?– n’est-il pas en effet, du moins sous certains rapports, à la fois facteur et résultat de l’emploi et de l’efficacité de la violence ? Mais alors dans quelle condition et dans quelle mesure ? Par exemple, qu’en est-il des limites – les cadastres, les régimes de propriété, les frontières, les murs, les alliances, etc. – qui structurent nos territoires et notre habitat en imposant ou en favorisant une répartition des groupes et des individus ? Comment génèrent-elles la violence et en quoi, inversement, peuvent-elles contribuer, à défaut de l’éradiquer, à l’endiguer ? Et que dire de ces cimetières, de ces champs de bataille et de ces musées où, dans une association ambiguë fortement teintée de patriotisme, histoires, boucheries guerrières et tourisme se croisent et s’enrichissent, symboliquement comme matériellement ? En quoi, par ailleurs, la violence, loin des faits sanglants ou brutaux, est-elle reliée à nos actes courants, aux tensions du quotidien auxquelles personne, ou presque, ne prête attention et qui peuvent relever de cette banalité du mal dont Arendt a montré la terrifiante, parce que trop humaine, conséquence : la banalité de la mort ? De plus, que faut-il penser de la violence de notre époque ? Qu’est-ce qui la caractérise tout particulièrement, que ce soit dans les relations entre les individus, les autorités publiques et les organisations, au sein des communautés locales, régionales ou nationales, ou au niveau international ? Chacune de ces échelles géographiques n’est-elle pas aussi affectée par la mondialisation qui, à maints égards, fait aujourd’hui violence autant aux cultures, aux économies et à l’environnement ? Au reste – et il faudrait alors être attentif aux répétitions de l’histoire –, n’y a-t-il pas de mutations qui ne s’accompagnent, symptôme et moyen à la fois, de violence ?

Toutes ces questions, et d’autres encore, fournissent la matière d’une géographie de la violence qui interpelle autant la recherche empirique que la réflexion théorique. On peut même espérer qu’il en surgira une science géographique mieux à même de contribuer, si ce n’est à réduire la violence, du moins à la contenir au mieux. Tirés du colloque de mai 2008, les travaux présentés ici n’ont pas la prétention de couvrir tout le programme d’une telle géographie de la violence. Partant d’éléments empiriques très différents, ils convergent cependant vers l’idée qu’elle est autant chevillée à l’histoire qu’à la géographie des êtres humains. On y démontre en effet que, sous toutes ses formes, elle se plie aux caractères de l’espace géographique en même temps qu’elle en tire profit, de sorte que l’espace habité apparaît autant généré par la violence qu’il en génère lui-même. On y comprend également qu’au coeur de cette cogénération de la violence et de l’espace habité réside toujours un crime, une infraction, une transgression, un manquement, une mesquinerie, une négligence, une lacune ou une controverse. Comme si la condition géographique de l’être humain résistait constamment aux élans vertueux. Certes les hommes – pour la plupart du moins – sont disposés à faire le bien. On conviendra que leurs conceptions de ce dernier ne s’accordent pas forcément, ce qui, paradoxalement, conduit souvent à la violence. Néanmoins, jamais ne semble s’effacer le voeu de bienfaisance envers le prochain. C’est pourquoi des proclamations édifiantes, fortes des plus beaux principes de la morale et des plus rigoureuses déductions de la raison, se multiplient et suscitent l’adhésion. L’esprit et l’émotion les approuvent et les relaient en rappelant sans cesse qu’il faudrait faire la paix avec l’ennemi, ménager l’adversaire, rassurer le plus faible, aider le pauvre, ne pas nuire aux voisins, respecter autrui, protéger l’environnement, etc. Mais qui peut y réussir pleinement ? La vertu, à n’en point douter, a ses difficultés et l’une d’elles, incontestablement, est d’ordre géographique. Bien que nobles, les serments sont aussi fragiles que faciles à prononcer. Jurer n’est certainement pas vain. Après tout, les êtres humains forment société parce que chacun, d’une manière ou d’une autre, y engage sa loyauté. Il demeure que cohabiter – autrement dit, partager le monde avec ses semblables –, dans la tension des solidarités et des concurrences entremêlées, n’est jamais donné d’avance. Car être quelque part, précisément là ou partout ailleurs, met continument à l’épreuve toutes les promesses et tous les espoirs de non-violence.