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C’est devenu une rengaine annuelle : les gens grommellent que Noël n’est plus ce qu’il était, que ce n’est plus qu’un événement commercial et que les traditions associées aux Fêtes sont maintenant reléguées au second rang, ou perdues entièrement. Cette récrimination n’a pourtant rien de nouveau. Dans un livre provocateur et réfléchi, Jean-Philippe Warren montre qu’au Québec, les gens s’en plaignent depuis longtemps et que, d’une certaine façon, la répétition annuelle du sentiment d’une perte est un élément fondamental de ce qui alimenta la commercialisation de Noël. Son étude se concentre sur la fin du xixe siècle quand, selon lui, le Québec urbain atteignit enfin un certain niveau de prospérité (bien que pour la plupart des historiens il ne soit pas clair qu’il s’agissait vraiment d’une « belle époque »). C’est durant cette période que les Canadiens français eurent, plus que jamais auparavant, l’occasion d’adhérer à la société de consommation.

Quel fut l’impact de l’avènement d’une société consumériste sur les traditions de Noël des francophones vivant au Québec ? Depuis le rejet des recherches de sociologues qui faisaient du Québec français une société traditionnelle en voie de transformation par le capitalisme industriel, les historiens ont très peu porté attention à la rencontre des traditions canadiennes-françaises et de la société de consommation. Le livre de Warren rouvre cette question. Les historiens seront frappés par l’analyse anthropologique de Warren, qui aborde le Noël commercial en tant que rituel, explore ses origines, le contexte dans lequel il apparut, comment il fut structuré et les fins qu’il servit. Et bien qu’il laisse de nombreuses questions aux chercheurs à venir et que sa méthodologie limite ses résultats, nous lui devons tout de même des éclairages nouveaux des rapports entre tradition et modernité dans le Québec du tournant du xxe siècle.

Warren commence par souligner l’évolution temporelle de la structure des célébrations religieuses hivernales des catholiques romains au Canada français, au milieu du xixe siècle. Les fêtes de Noël pouvaient s’étendre du début de l’avent, en décembre, jusqu’au début de février, qui commémorait la présentation de Jésus au Temple. Au début du xixe siècle, cette saison sainte ne se distinguait que partiellement du reste de l’année liturgique, qui comptait un nombre impressionnant de jours fériés. Pourtant, en raison des réformes calendaires de l’Église et des préoccupations productivistes du monde des affaires, Noël et le Nouvel An devinrent les jours les plus importants des fêtes de Noël. Pour les Canadiens français les célébrations du Nouvel An étaient même plus importantes que Noël, mais l’inverse s’imposa progressivement. Pourquoi ce renversement ? Là, Warren hésite : de nombreux facteurs seraient en cause. L’Église catholique préférait l’austérité de Noël à l’exubérance du Nouvel An ; elle ne s’y opposa donc pas et le modèle nord-américain d’un Noël consumériste s’avéra séduisant pour plusieurs.

Pourquoi séduisit-il ? Il y avait tout d’abord l’idéal d’universelle abondance (présenté sous un visage capitaliste libéral). Le mécanisme qui structurait cette abondance était l’échange de cadeaux, dont l’analyse est au coeur de ce livre. Warren suggère que l’offre de cadeaux servait trois fins durant la seconde moitié du xixe siècle. C’était d’abord la façon qu’avaient les parents de témoigner leur affection à leurs enfants. Le sens de l’enfance était en train de changer au Québec et dans d’autres sociétés occidentales : faire plaisir aux enfants (et non se contenter de les instruire) devenait un idéal de la classe moyenne. Les commerçants firent auprès des parents la promotion spectaculaire d’une étourdissante variété de jouets et de cadeaux censés faire la joie de leurs enfants. Les adultes idéalisaient, non sans nostalgie, les bonheurs de l’enfance. Rendre les enfants heureux au moyen de cadeaux a été un des « moteurs » les plus importants de la commercialisation des célébrations de Noël et du Nouvel An. Et il n’y avait pas de plus puissant symbole de l’importance de cette conception de l’enfance dans la commercialisation de Noël que « Santa Claus ».

Dans l’ancienne tradition canadienne-française de Noël, c’était l’enfant Jésus, et non un quelconque « Santa Claus », qui plaçait quelques modestes cadeaux dans les bas des enfants, au pied de leurs lits, le jour du Nouvel An. Mais de plus en plus les grands magasins québécois utilisèrent d’autres personnages, d’abord saint Nicolas, Kris Kringle, puis Santa Claus. Au tournant du xxe siècle, une opposition notable à Santa Claus se fit jour parmi les nationalistes canadiens-français. Difficile à prononcer en français, « Santa Claus » était associé à des influences néfastes comme le protestantisme, les Yankees et Westmount. Durant la Première Guerre mondiale, il se retrouva identifié à l’Allemagne. Warren prétend qu’en raison de ces attaques, il y eut des efforts pour « indigéniser » Santa, ce qui mena en fin de compte, durant l’entre-deux guerres, à l’emploi du « père Noël » dans les publicités des grands magasins, au lieu de Santa Claus. Recevoir des cadeaux du père Noël permettait aux enfants d’échapper à la hiérarchisation favorisée par les échanges de dons. Celui qui reçoit un cadeau est par le fait même placé en état d’infériorité par rapport au donneur ; en quelque sorte le père Noël intercédait pour les enfants, les plaçant hors des relations de pouvoir de la société, dans un paradis perdu que leurs parents pouvaient retrouver une fois l’an.

Même s’il n’a pas manqué d’être critiqué, le nouvel esprit de largesse de Noël servait une deuxième fin qui désarmait les critiques. Les cadeaux de Noël, disait-on, faisaient la promotion de la charité et de la générosité, deux importantes valeurs chrétiennes. De fait, les organisations charitables entreprirent de nombreuses campagnes pendant le temps des Fêtes, au profit des enfants surtout mais aussi des pauvres et des malades. Ces efforts s’alignaient totalement sur la nouvelle signification des fêtes de Noël et adoptaient même pour leurs événements des décorations imitant la pompe des grands magasins. Et les grands magasins, de leur côté, soutenaient dans leur publicité que les cadeaux de Noël enseignaient aux enfants l’importance de donner, et non de recevoir, affublant ainsi le nouveau Noël consumériste des oripeaux des valeurs chrétiennes traditionnelles. Bien que certains reprochèrent au nouveau Noël d’être un festival matérialiste (et, s’appuyant sur les annonces de cadeaux pour enfants, Warren démontre clairement le déclin des articles religieux au bénéfice des jouets et des poupées), cette critique ne fit pas l’unanimité.

Finalement, le nouveau Noël consumériste idéal servit une troisième fin : Warren soutient qu’il tentait de réduire les nombreuses dislocations sociales causées par l’urbanisation et le capitalisme industriel. Dans un monde où les maris travaillaient hors de leur foyer et les individus vivaient souvent éloignés de leurs familles d’origine, l’achat de cadeaux devenait un moyen de maintenir les liens. Bien sûr, cette tâche difficile était le plus souvent laissée aux femmes (et l’est encore !). Warren explique que l’étiquette proposait certaines solutions, tout comme les publicités massives des grands magasins ; pourtant, l’échange de cadeaux de l’ère moderne injecta en fin de compte une tension certaine dans les rituels des fêtes de Noël. C’est l’une des grandes forces de ce livre que de montrer comment cette tension et le sentiment de perte (de l’enfance et de la vie communautaire) fondèrent le nouveau Noël consumériste. Une autre est son interprétation selon laquelle les nombreuses oppositions structurelles du nouveau Noël consumériste – que Santa Claus en soit venu à incarner à la fois la culture matérialiste et les valeurs chrétiennes en est peut-être le meilleur exemple – expliquent la transformation réussie de la culture traditionnelle canadienne-française par le consumérisme. La culture religieuse fut réinventée plutôt que d’être détruite.

L’interprétation de Warren s’appuie sur son évidente maîtrise des sources secondaires. Mais cela présente un inconvénient. Souvent, il n’est pas clair dans quelle mesure ces cadres d’analyse mettent en évidence l’importance du moment pour les sujets historiques. Par exemple, quand Warren soutient qu’à Noël, les parents cherchent à préserver l’innocence de leurs enfants des dislocations que les relations capitalistes apporteront sans doute dans leurs vies à venir, on se demande si ce n’est qu’une partie de l’histoire. La mère voit-elle les choses de la même façon que le père ? D’autres structures que le capitalisme industriel jouent-elles un rôle ? Dans le contexte urbain, l’une des familles (celle du père ou celle de la mère) a-t-elle préséance pour ce qui est des visites à Noël ? L’un des parents compense-t-il pour cette absence en choyant l’enfant pour se consoler ? En un sens, cela confirmerait l’argument de Warren voulant que la famille nucléaire soit privilégiée par les nouvelles traditions de Noël, mais on se demande si la question ne pourrait pas être explorée davantage.

Cela pourrait se faire en élargissant le corpus. Seuls les quotidiens ont été dépouillés tandis que les sources privées, comme les journaux intimes (hormis celui de Lionel Groulx) ou les correspondances, ont été laissées de côté. Celles-ci auraient permis de contextualiser les changements dont on discute dans le livre, d’étayer l’analyse de Warren et de soulever de nouvelles questions. Quoi qu’il en soit, Hourra pour Santa Claus est un ouvrage important pour les historiens de la culture. Il insuffle une vie nouvelle à la question de l’impact de la culture de consommation sur les traditions canadiennes-françaises et il encourage les historiens à raffiner leurs analyses de ce sujet.