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Introduction

Les inondations sous leur forme catastrophique ou brutale, font généralement l’objet d’une bonne couverture médiatique. Dans le même ordre d’idées, il n’est pas rare de constater qu’à la suite d’inondations, l’agenda d’un plan de prévention aura été réactivé, alors qu’il semblait curieusement en sommeil depuis plusieurs années. Les crues possèdent ainsi pour vertu de laisser des traces tant matérielles que symboliques qui permettent aux chercheurs d’amorcer une enquête pour reconstituer patiemment le fil d’Ariane des événements.

Cependant, à l’ombre de ces événements, se déroulent d’autres scènes, d’autres actions plus discrètes, moins médiatiques, comme celles concourant à la prévention des risques. L’examen des rapports officiels, des études techniques, de ce que Michel Foucault (2001) appelait la « littérature grise », est aussi l’occasion pour le chercheur de réfléchir aux formes de « gouvernementalité » du risque ou de comprendre, à travers les pratiques, les rationalités qui sous-tendent les politiques publiques. Cependant, la littérature grise laisse par définition peu de traces… et lorsqu’il y en a – traduction officielle oblige – elles n’offrent a priori que peu de place à l’expression des divergences, des controverses. Ceci expliquant peut-être cela, peu de recherches universitaires ont jusqu’ici été consacrées à l’élaboration et à l’application des procédures de prévention des risques (Pottier, 2001), ou à une lecture critique circonstanciée. Cet article prétend combler en partie cette lacune. Il ne s’agira pas ici de dénoncer, ni d’adopter une posture de juge par rapport aux pratiques existantes, mais davantage de proposer une réflexion : sur les manières de conduire une politique des risques et sur ses limites actuelles.

L’article propose une lecture de la prévention des risques d’inondation et de sa difficile insertion dans les politiques d’aménagement du territoire et d’urbanisme. Bien que faisant l’objet de réformes continuelles depuis plus de 20 ans, ce changement maintes fois annoncé d’une politique de protection vers une politique de gestion du risque (Theys et Fabiani, 1987) semble encore à faire. La prévention des risques en France révèle une posture de l’État encore très technocratique et assez peu encline au dialogue et à la concertation. Dans le même temps, nombre de mouvements émanant d’associations ou de simples habitants réclament une meilleure prise en compte du territoire du risque.

Cet article présente quelques résultats d’une recherche [1] menée durant deux années sur une quarantaine de communes de l’aire urbaine de Pau (Pyrénées-Atlantiques, France) [2] (figure 1). La recherche s’est appuyée sur une série d’entretiens individuels (qualitatifs et ouverts), complétés par des observations de discussions en situation collective (débats, réunions publiques), ainsi que des échanges entre habitants et commissaires-enquêteurs, lors de la réalisation des enquêtes publiques préalables aux plans de prévention des risques. La recherche s’appuie aussi sur la lecture et l’analyse de rapports, de documents techniques sur la réalisation des PPRI permettant ainsi de comprendre la doctrine de l’État français en matière de prévention du risque d’inondation.

Figure 1

L'aire urbaine de Pau

L'aire urbaine de Pau

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La perception et la gestion des inondations, du fatum à la maîtrise ?

La gestion des inondations relève d’un travail de longue haleine qui débute sous l’Ancien Régime, période durant laquelle la protection contre le risque, le sentiment de sécurité, reposent essentiellement sur la confiance en Dieu (Febvre, 1956 [3] cité par Allard, 2006). Entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle, la perception du risque bascule définitivement d’une interprétation théologique vers une interprétation rationnelle laïcisée. L’enjeu de la domestication des cours d’eau, de leur maîtrise, permet un détachement, une extirpation de la crue de l’explication divine, du fatum (Favier et Granet-Abisset, 2000) contre lequel on ne pouvait rien faire. La protection contre les aléas naturels est progressivement devenue l’enjeu d’une maîtrise, d’une domestication nécessitant l’action des pouvoirs publics. Dourlens (2003) rappelle toutefois que le risque fut d’abord appréhendé dans une optique communautaire, locale : l’approche territoriale prévalant y compris chez les ingénieurs des Ponts et Chaussées (Coeur, 2002).

Il faut attendre la deuxième moitié du XVIIIe et surtout le XIXe siècle, pour que l’inondation en tant que phénomène physique devienne l’objet d’un savoir général, scientifique et technique. Lointaine sous l’Ancien Régime, l’action de l’État devient plus contraignante à partir de la Révolution (Allard, 2006). Progressivement, l’inondation,

(…) n’est plus envisagée comme un désordre appréhendant un territoire particulier, extraite de ses multiples manifestations concrètes, elle devient un problème d’intérêt général dont la résolution sollicite, par conséquent, l’intervention publique (Dourlens, 2003).

Puis, grâce aux développements de la météorologie et des statistiques, les phénomènes s’étudient dans leur globalité, mais aussi dans leur durée, leur fréquence. Cette généralisation du concept de risque naturel, va toutefois s’accompagner d’une marginalisation des logiques territoriales, locales. Une marginalisation accentuée par la constitution d’un savoir expert sur le risque (November, 2002) qui a encore cours lors de la réalisation des plans de prévention des risques, même si des recherches ont pu démontrer l’importance des savoirs vernaculaires dans leur gestion. Or, il se pourrait que l’approche technique ou experte aussi utile soit-elle, ne suffise plus désormais à prévenir à elle seule le risque. Comme si et malgré les modèles, le territoire continuait à travailler en profondeur (Langumier, 2006).

Les années 1980 amènent une logique de mise en visibilité du risque : oui mais… quel risque ?

L’année 1856 marque en France la mémoire de crues exceptionnelles qui ont touché les territoires voisins des grands fleuves français, tels que la Seine, la Saône, le Rhône et la Garonne. Or, c’est aussi à cette époque que l’accent a définitivement été mis sur la catastrophe comme référentiel de gestion du risque naturel. Plusieurs actions y ont contribué : d’abord une médiatisation (la première du genre) assurée par la présence de l’Empereur parcourant en 1856 les quartiers inondés de Paris, d’Avignon et d’Arles. Paul Allard nous rappelle qu’il s’agit alors du début des visites sur les lieux d’un chef d’État lors d’un sinistre (Allard, 2006). L’année 1856, c’est ensuite le lancement d’un important programme de travaux (digues, canaux, barrages) destiné à mettre les villes à l’abri des inondations. Ce programme sera mené sous la houlette de Napoléon III et de ses ministres (de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics) auxquels se joindront des ingénieurs des Ponts et Chaussées (Bethemont, 2006). Dès lors, on parlera de mesures dites structurelles ou, dans une optique d’ingénieur, de se protéger du risque par l’équipement.

Le risque est délimité territorialement, contenu par l’équipement ; l’aménagement l’absorbe au point de le rendre quasiment invisible pour la population (Decrop et al., 1998). Outre leur dimension technique, les mesures structurelles accompagnent également un fonctionnement politico-administratif très spécifique : une intervention publique centralisée typique des pays développés, laquelle s’affirme très sensiblement après la Deuxième Guerre mondiale (Barraqué et Gressent, 2004). Bien que fortement remis en question aujourd’hui, ce type de politique a laissé des traces dans le paysage de la prévention des inondations en France : celles d’une expertise déterministe, au mode d’action centralisé. Ce genre de politique n’est pas sans poser de problèmes en regard des modalités d’actions locales, territoriales. Nous y reviendrons.

La période de 1856 aux années 1980 semble en être une d’accalmie : sans doute a-t-on connu de graves inondations, mais on peut penser qu’elles ne furent pas suffisamment médiatisées pour infléchir de manière significative les politiques publiques relatives aux risques. À la suite des inondations catastrophiques des années 1980 (Le Grand Bornant, 1987 ; Nîmes, 1988 ; Vaison-la-Romaine, 1992 ; la Camargue, 1993, 1994), puis celles des années 1990 (crue de l’Aude, 1999 ; inondations de la Somme, 2001 ; crues torrentielles dans le Gard, 2002 ; inondations du Rhône, 2003, coulées de boues et inondations dans le Gard, 2005), certaines ayant entraîné des ruptures d’ouvrages (digues, barrages), le doute est définitivement jeté sur la capacité des mesures structurelles à protéger les populations. La relance de la prévention du risque s’oriente alors davantage vers une logique de planification ou de zonage, reprenant ainsi la démarche entreprise dès les années 1930. Dans cette optique, il va s’agir de quadriller le territoire national. La logique planificatrice accompagnant désormais une logique d’affichage ou de mise en visibilité du risque (Dourlens, 2003), elle nécessite une homogénéisation des connaissances sur le risque. Or, curieusement, celle-ci se fera au profit d’une seule situation, la catastrophe ou l’événement exceptionnel. Sans nier son potentiel d’occurrence, prendre comme référentiel cette situation extrême et contingente n’ira pas sans poser de problèmes. Examinons-en de plus près quelques aspects.

Des plans de prévention à deux vitesses ?

Durant la première moitié du XXe siècle, pour les besoins de l’armée, la photographie aérienne se développe et permet d’améliorer la précision des cartes à grande échelle. Cette avancée bénéficiera aussi à la connaissance des risques d’inondation, qui vont désormais faire l’objet d’une cartographie. C’est ainsi qu’en application du décret-loi d’octobre 1935 relatif aux plans de surface submersibles (PSS), des cartes déjà précises au 1/25 000 sont dressées, même si à cette époque, nous rappellent Ballais et al., (2002), elles ne faisaient que reprendre les limites des plus hautes eaux connues à partir des laisses de crues, des enquêtes de terrain et des photographies aériennes. Les connaissances relatives à la prévention des risques semblent davantage s’appuyer sur des études relevant de la géomorphologie, discipline naturaliste nécessitant une connaissance approfondie du terrain. Les études réalisées à partir de modèles hydrauliques venant compléter ces approches restent encore très ponctuellement utilisées (Ballais et al., 2002).

La cartographie des risques débute durant ces années 1930 avec la création des plans de surface submersibles (PSS). Or, il semble que l’application de ces procédures reste limitée. Il faut attendre la mise en place des Plans d’exposition aux risques (PER) issus de la Loi du 13 juillet 1982 [4] pour que la démarche de planification des zones à risque soit relancée. Le développement de l’urbanisation durant les trente glorieuses infléchit sans doute la démarche qui, en 1982, prévoit de lier le recensement des zones à risques au contrôle de l’urbanisation. Pour contrôler l’urbanisation, volet social ou vulnérable du risque, l’accent est mis en priorité sur la connaissance des aléas : Or durant les années 1980, c’est une autre discipline qui sera convoquée pour appréhender l’aléa : la modélisation hydraulique. Celle-ci devient l’outil privilégié alors que, durant les années 1930, elle n’occupait qu’une place secondaire. Son utilisation n’est pas neutre dans la planification, car elle conforte une vision abstraite des espaces à risque, ce qui n’est pas sans poser de problèmes lors de l’application des procédures en question. L’application des PER s’avérant fort modeste (moins de 500 réalisations en 14 ans), la procédure est remplacée par les plans de prévention des risques d’inondation (PPRI) issus de la Loi du 2 février 1995 [5]. La planification des zones à risque s’inscrit ainsi dans une histoire relativement longue marquée par des difficultés récurrentes d’application.

L’inquiétude provoquée par les ruptures d’ouvrages conjuguées aux événements catastrophiques récents relance toutefois l’effort de planification et de connaissance des zones à risque durant la fin des années 1990. Cette relance accompagne alors un nouvel essor de la géomorphologie. Il semble ainsi que l’appréhension du risque jalonne curieusement l’histoire d’une compétition entre deux disciplines focalisant la connaissance sur l’aléa. Fait marquant du point de vue de l’action publique, les années 1990 marquent l’infléchissement vers un nouveau référentiel où l’orientation naturaliste devient incontournable dans la gestion des risques autrefois dominée par l’optique équipementière. À ceci, s’agrège désormais, dans la prévention du risque l’application du principe de précaution. Celui-ci se traduit, dans la gestion des risques d’inondation, par la montée d’une visée extrêmement sécuritaire des politiques de prévention. Durant les années 1990, on se trouve donc à la croisée de plusieurs exigences qui, mises ensemble, peuvent devenir paradoxales : un recentrement de la « nature » dans la gestion du risque, avec le danger d’en évacuer la dimension humaine ; les crises sanitaires et l’application du principe de précaution dans la gestion des risques qui, prise au mot, renforce une politique ultra-sécuritaire ; l’appauvrissement de l’État et son retranchement dans une optique essentiellement réglementaire pour la gestion des risques (l’État ouvre grand le parapluie pour se protéger des recours juridiques à son encontre)… le tout n’offrant que peu de possibilités réelles aux riverains dans leur volonté de rester dans certains espaces à risque dont ils ont hérité.

Illustrant ce point, on constate alors qu’en 2005, 5000 PPRI sont approuvés, pour 2007, 500 PPRI supplémentaires sont projetés, l’objectif étant d’atteindre dans les années à venir le chiffre des 10000 PPRI pour la France entière [6]. L’ambition quantitative est importante. À cette ambition, correspondent toutefois des moyens de l’État assez limités, tant humainement que financièrement. On peut dès lors se demander quels sont les résultats concrets de cette politique de prévention. Les territoires ayant été inondés durant les années 1980-1990 font l’objet d’une attention particulière quant à la production des connaissances et des modalités de prévention du risque. De plus, leur malheureuse expérience permet de recueillir de nombreux renseignements sur la formation, lente ou rapide, du risque. Or, que deviennent les autres territoires ? Tous ceux qui forment le « gros du bataillon » des plans de prévention des risques et qui, comme c’est le cas dans nombre de communes des Pyrénées-Atlantiques que nous avons étudiées, n’ont pas connu d’inondations catastrophiques à l’image de celles des années 1990 ? Comment s’organise alors la prévention pour ces territoires ? Sur quelles bases de connaissances et selon quelles modalités opérationnelles se fait-elle ?

Dans les années 1980-1990, les territoires se voient désormais dans l’obligation de se doter d’un plan de prévention des risques. La décentralisation a déjà une bonne dizaine d’années, les collectivités locales sont désormais responsables de leur urbanisme et cette relance de la prévention orchestrée par l’État est souvent perçue comme une volonté de retour de celui-ci dans l’aménagement du territoire. Durant ces années, la prévention, telle qu’elle est relancée, s’organise autour de l’idée d’une répartition des compétences entre l’État et les collectivités locales : le premier est chargé d’élaborer la connaissance sur les risques, les secondes, de l’appliquer. Cette répartition n’est pas sans poser de problème, dont le plus aigu pourrait être de considérer les territoires comme de simples lieux d’application de connaissances élaborées en toute extériorité. L’autre biais de la démarche réside dans l’application systématique des modèles : si ceux-ci ont l’avantage d’homogénéiser la démarche pour tous les territoires, leur utilisation va toutefois s’avérer très coûteuse, voire disproportionnée par rapport aux besoins. En visant indifféremment les petites communes sans enjeu particulier comme celles où se posent des questions délicates d’emplois et d’habitat (Ballais et al., 2002), l’utilisation des modèles, conjuguée au peu de moyens de l’État pour en rectifier les éventuelles erreurs, va susciter des controverses.

Examinons alors les aspects problématiques de cette élaboration des connaissances autour de la cartographie des risques, puis les difficultés de son application locale dans les documents d’urbanisme communaux.

La cartographie des risques : aspects problématiques

Il est communément admis de définir le risque dit naturel par les notions d’aléa et de vulnérabilité. L’aléa, ou la probabilité d’occurrence, s’apprécie par la fréquence et l’intensité des phénomènes. La vulnérabilité renvoie à la composante humaine, sociale, du risque (Coanus et al., 2004). La cartographie des PPRI reprend cette acception commune en articulant théoriquement trois documents : une carte des aléas, une carte des enjeux (la vulnérabilité), une carte réglementaire du zonage de l’espace. En pratique, toutefois, l’argumentation est basée essentiellement sur l’aléa.

La carte des aléas

La carte des aléas est une présentation synthétique de deux modélisations : une analyse de la transformation des pluies en débits, articulée à une estimation des pentes. L’ensemble (la carte) présente des vitesses d’arrivée d’eau et des hauteurs de submersion qui déterminent les espaces à risque. Or, la norme de présentation contenue dans les cartes est la crue centennale, appelée techniquement la « Q100 » : un risque pouvant se réaliser au moins une fois dans une période de 100 ans. Une crue centennale est par définition catastrophique. La catastrophe donne à voir une carte singulière : celle de l’extension des espaces de l’aléa et, corollairement, de la réduction des espaces habitables à la portion congrue. Les espaces habités semblent alors devoir s’effacer tant le risque ainsi représenté envahit sans répit tout l’espace. Cette présentation fondée sur une hypothèse unique est généralement vécue par les habitants sur le mode de l’incrédulité. Nous y reviendrons.

Par ailleurs, dans nombre de territoires où il n’y a pas eu de catastrophes majeures, le recours à la modélisation remplace l’expérience du risque. La vision de la sécurité assurée par l’État est fondée sur ce point : c’est le risque majeur, la crue centennale, qui est le point de référence pour organiser la mise en place des plans de prévention des risques d’inondation. Lors d’enquêtes, nous avons demandé à des hydrauliciens d’où venait cette norme de la crue centennale. Nous avons alors appris qu’elle était utilisée pour construire les grands ouvrages (ponts, barrages, digues). Ces ouvrages étant coûteux, il s’agissait de les concevoir en fonction de l’hypothèse la plus pessimiste afin d’éviter des reconstructions trop fréquentes. La norme de la centennale semble avoir survécu, de manière surprenante, à la remise en cause des politiques structurelles.

Articulée à cette optique catastrophiste du risque, l’approche privilégiée est celle d’une cartographie du risque exclusivement fondée sur l’aléa. La carte des vulnérabilités en est de façon générale absente, à l’exception d’une simple localisation des bâtiments. De cette absence, résulte une représentation généralement non explicitée de la démarche : la carte réglementaire repose sur une conception déterministe du risque confondu avec l’aléa.

Viennent ensuite les cartes d’enjeux et de règlements. Comme nous le signalions ci-dessus, les cartes de vulnérabilité sont généralement absentes des PPRI, reste alors la carte réglementaire directement déduite de la carte des aléas, et qui s’impose par la suite comme servitude dans les documents d’aménagement des collectivités locales.

La carte réglementaire

La carte réglementaire organise des zonages définis selon des couleurs qui reprennent une sémantique simple : du rouge (interdiction) au vert (autorisation). Les zones rouges couvrent une partie importante du territoire et interdisent toute construction, car ce sont les zones à risque fort. Aux côtés de l’interdiction majeure de la zone rouge, existe une couleur orange qui interdit également toute construction en raison de l’existence d’un risque fort : finalement, en pratique, il n’y a pas de différence entre le rouge et l’orange. Vient ensuite la couleur jaune qui interdit toute construction non pas sur la base de l’existence d’un risque fort, mais parce qu’y seront réalisées des zones d’expansion des crues. Ces zones sont des terrains destinés à absorber l’écoulement des eaux, et dans la réglementation actuelle, elles ne peuvent faire l’objet de constructions ; elles peuvent par exemple être l’objet de servitudes à l’endroit des agriculteurs, qui ne doivent pas entraver le libre écoulement de l’eau. Il y a ensuite les zones vertes, où il est possible d’urbaniser, mais sous réserve. Les zones blanches, enfin, sont les seules réellement estimées sans risques et constructibles sans réserves. La carte du risque organisant un tel espace semble faire fi d’un aspect majeur : l’usage de cet espace, qui devient secondaire par rapport à l’aléa.

Cette série de servitudes relatives au risque s’oppose alors à la collectivité ce qui, dans une optique de risque, se conçoit aisément. Cependant, la démarche adoptée dans les plans de prévention des risques n’est pas graduée en fonction des risques et des situations puisque, comme nous l’avons vu précédemment, c’est la seule catastrophe, déduite de la modélisation, qui s’impose à tous les territoires. La confusion risque-catastrophe rend alors toute discussion sur le risque impossible.

La configuration locale des risques offre pourtant une diversité plus importante, allant du risque mineur au risque extrême. Dans la cartographie des PPRI, nous l’avons constaté, l’analyse de la vulnérabilité en est réduite à sa plus simple expression. Il ne manque pourtant pas de travaux sur la vulnérabilité ayant montré comment l’occupation et les usages de l’espace peuvent aggraver ou amoindrir le risque (d’Ercole, 1994). Renversant même le couplage déterministe aléa-vulnérabilité, d’Ercole et Metzger (2005) ont proposé d’analyser la formation du risque par l’entrée principale de la vulnérabilité comme facteur essentiel de réalisation de certaines catastrophes. En complément de ces travaux sur la vulnérabilité, on peut aussi se référer à Burton et White (1978) qui offrent une dimension réflexive à la problématique de la vulnérabilité : le concept de risque ne s’y réfère pas seulement aux probabilités et aux conséquences d’un danger, mais aussi à la manière dont les sociétés l’évaluent. C’est un peu dans cette optique que nous avons analysé les cartes de risques des PPRI, comme de précieux témoignages d’une forme de vulnérabilité consistant à confondre au nom de l’objectivité le risque et la catastrophe. Une vulnérabilité dans la manière d’évaluer le risque trop figée à nos yeux sur la seule catastrophe, et à laquelle se rajoutent des pratiques de l’État qui n’a pas forcément les moyens de combler ses ambitions d’administration du risque. Examinons ce point ci-dessous.

Vision sécuritaire ou logique de prévention ?

Même si, de fait, la réalisation des PPRI tend de plus en plus à respecter une logique hydrographique (la prescription des PPRI se faisant de façon quasi simultanée pour des territoires de la même unité hydrologique), la logique d’instauration des PPRI reste communale. En effet, au détriment d’une logique hydrographique de bassin versant, les PPRI sont mis de l’avant selon les enveloppes financières dont les services de l’État disposent, commune par commune. La segmentation locale renforce la perception d’une culture de l’État traditionnellement peu enclin à dialoguer avec les territoires supra-communaux (Meny, 1999). Vécue sur le mode de l’obligation sans concertation, cette segmentation empêche les communes de comparer leurs cartographies respectives : sur le territoire que nous avons étudié, deux communes situées en amont et en aval d’un petit bassin versant et ayant fait l’objet d’un PPRI dans la période 1998-2002 ont dû attendre quatre ans (2006) pour connaître les PPRI de leurs voisines les plus proches. Du coup, toute logique de compensation qui aurait pu se faire à un niveau intercommunal est rendue impossible. Par ailleurs, les études relatives aux PPRI étant confiées à des bureaux d’études distincts, l’harmonisation des démarches n’était pas toujours au rendez-vous : de nombreux échanges, lors des enquêtes publiques, ont mis en lumière des erreurs importantes de topographie d’une carte à l’autre !

La logique sécuritaire des PPRI couvre la responsabilité éventuelle de l’État en cas d’inondation ; elle se traduit pour les collectivités locales en une démarche essentiellement réglementaire, coercitive, sans réellement prendre en compte les projets communaux et intercommunaux d’aménagement et de développement. L’anticipation de la seule catastrophe aboutit à une situation aporétique : contre le fatum, on ne pouvait rien faire ; contre la catastrophe non plus, dans un certain sens, sauf l’évitement. Or, si la stratégie d’évitement peut se concevoir comme une action pour le futur (éviter d’aménager dans des zones considérées à haut risque d’inondation), les PPRI ne gèrent pas le présent et, lorsqu’une zone est urbanisée, l’évitement ou le déménagement s’avèrent plus délicats voire impossibles à mettent en oeuvre.

Le tout contribue paradoxalement à un effet non désiré de la démarche : une dramatisation ou bien une simplification du risque, perçue souvent par les communes sur le mode de l’inacceptable, du « frontal ». La planification générale des sols et celle des risques, notamment du risque d’inondation, se vit localement sous l’angle d’un divorce entre logique sécuritaire et besoins d’aménagement.

Les difficultés d’application

La planification territoriale

Au niveau communal, l’harmonisation des différentes politiques en matière de planification s’avère complexe pour les élus, car la planification territoriale et la planification du risque obéissent à des temporalités et à des procédures différentes. Dans la planification territoriale de 1999 et 2000, trois lois importantes ont modifié le paysage administratif local. Il s’agit de la Loi d’orientation pour l’aménagement et le développement durale du territoire du 25 juin 1999 (Loi Voynet) ; de la Loi sur le renforcement et la simplification de la coopération intercommunale du 12 juillet 1999 (Loi Chevènement) ; de la Loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain (SRU) du 13 décembre 2000. La Loi Voynet a transformé l’aménagement du territoire en incitant les acteurs à coopérer autour de projets de territoire. La Loi Chevènement a incité à la formation d’intercommunalité. La Loi SRU a réformé les outils de la planification urbaine (Desjardins, 2006). Cette dernière est considérée comme l’une des grandes lois qui, tous les quarts de siècle, renouvellent les principes de l’urbanisme : Loi Cornudet (1919), Loi de 1943, Loi d’Orientation foncière (LOF) de 1967. Concernant les outils de planification, les schémas de cohérence territoriale (SCOT) ont remplacé les anciens schémas directeurs, et les plans locaux d’urbanisme (PLU) ont pris la place des anciens plans d’occupation des sols (POS). Au-delà du changement d’acronymes, la philosophie de la réforme porte sur une cohérence des politiques au niveau territorial, les anciens outils étant l’objet de très fortes critiques quant à leur caractère figé et sectoriel.

Trois réformes encadrent également le paysage administratif du risque naturel. La Loi du 13 juillet 1982 (Loi CATNA), relative à l’indemnisation des victimes des catastrophes naturelles, prévoit le principe d’une réparation des dommages induits par les catastrophes naturelles, jusqu’alors exclues de la couverture des assurances (Dourlens, 2003). Le principe d’un zonage des espaces à risque est alors posé, le respect des règles conditionnant l’indemnisation après catastrophe. La Loi du 2 février 1995 (Loi Barnier) institue les plans de prévention des risques (PPR) remplaçant les plans d’exposition aux risques (PER). Elle implique une nouvelle définition du risque : la législation renonce à l’impératif d’égalité face à la prévention, au profit d’une logique plus adaptative en regard des situations à résoudre (d’où le changement d’acronyme). Enfin, la Loi du 30 juillet 2003 (Loi Bachelot) instaure une plus grande concertation autour des procédures d’élaboration des PPR : obligation de concertation et d’association, consultation des maires pendant l’enquête publique, enquête publique renforcée.

Voici, très schématiquement, quelques aspects de l’intégration difficile, à l’échelle locale, des différentes réformes qui nous intéressent.

La révision possible des procédures d’aménagement ne s’applique pas au risque

Le PPRI s’impose au plan local d’urbanisme (PLU) ; il vaut une servitude d’utilité publique. Dans le cadre de la loi SRU, le PLU peut faire l’objet d’une révision ou d’une modification. La révision est conduite à l’initiative du maire et a pour objet une opération à caractère public ou privé, la rectification d’une erreur matérielle ou bien un projet d’extension de zones constructibles, en accord avec le projet d’aménagement et de développement durable (PADD). La modification connaît, elle, un champ d’application plus large comprenant l’actualisation des règles ou des zonages, l’adjonction ou la suppression d’emplacements réservés aux équipements et l’ouverture d’une zone d’urbanisation future.

Le PLU est perçu localement comme un outil de planification ouvert à l’évolution des communes. Manifestement, la collectivité ne bénéficie pas des mêmes facilités procédurales pour faire évoluer le contenu d’un PPRI, dont la révision n’est actuellement pas envisageable, sauf recours contentieux. Cette révision intervient une fois la preuve établie que l’aléa de référence est dépassé, au regard des événements météorologiques ou hydrauliques survenus depuis l’approbation du précédent PPRI. Du point de vue des communes, cela donne un caractère intemporel, voire rigide, au dispositif. Toute modification échappe donc à l’initiative communale, elle ne peut se faire selon l’actualité des enjeux d’aménagement.

Enfin, après l’approbation du plan de prévention des risques (PPR), les communes réalisent leur plan communal de secours (PCS), véritable plan organisationnel des secours en cas de crise. Ce plan nécessite un pointage fin des compétences locales : à ce moment, la commune identifie les points vulnérables de sa prévention. La mise à jour du PCS fait de ce plan un document précis et dynamique, contrairement au PPR qui définit les risques une fois pour toutes. Cependant, il n’est pas possible actuellement de réintégrer dans les PPRI les informations recueillies lors de la réalisation : la démarche restant séquentielle.

Les associations de riverains

L’élaboration finale des PPRI met au devant de la scène les services de l’État et les élus locaux, la société civile n’y participant pas, ou seulement de manière marginale. À cela, plusieurs explications : le mouvement associatif centré sur la prévention des inondations n’a qu’une dizaine d’années et les associations structurées autour des problèmes d’inondation ne sont pas homogènes. Elles présentent deux grands types de mouvements (Bayet, 2005) : au niveau national, les associations de défense de l’environnement, généralistes très proches du ministère de l’Environnement et qui constituent le pivot essentiel de la politique actuelle de prévention des inondations. Leurs actions portent essentiellement sur la remise en question des grandes politiques hydrauliques classiques. À l’échelle locale, existe un mouvement plus émergent et mobilisé pour la défense des riverains inondables ; il s’agit finalement des héritiers des politiques antérieures, autant celle prônée par l’État et les services de l’administration de l’Équipement avant la décentralisation que celle des débuts de la décentralisation et des politiques tâtonnantes des maires des années 1980. Nombreux sont en effet les habitants se retrouvant en zone inondable, alors qu’ils ne le savaient pas lors de l’achat de leur maison.

À cette échelle, la bataille est plus délicate, car son ancrage est d’abord local, le plus souvent basé sur la défense d’intérêts particuliers. Cependant, l’investissement associatif dans le risque d’inondation connaît lui aussi sa propre montée, à l’instar d’autres contestations observées auparavant (Tricot et Lolive, 1999). Il se pourrait même que l’investissement associatif, sa revendication locale, permette d’accéder à une connaissance fine des risques. Une culture en gestation à laquelle pourraient accéder ces nouveaux habitants périurbains qui n’ont pas toujours eu d’anciens dans leur famille pour leur servir de mémoire du risque. Cette bataille « moins noble » a priori trouve progressivement sa place dans sa quête de légitimité (Bayet, 2005).

Localement, nous avons dénombré cinq associations relevant de ce dernier type de mouvement. Les dates de leur création suivent la mise en oeuvre des PPRI. Nos entretiens exploratoires dévoilent trois profils de la contestation associative : rassembler un nombre suffisant de riverains pour financer les services d’un avocat devant le tribunal administratif ; produire un argumentaire en vue de contester la validité du PPRI ; enfin, contribuer indirectement à la réalisation d’aménagements mettant provisoirement la zone contestée hors d’eau. Voici pour les manières directes ; il y a également des logiques moins frontales. Ainsi depuis 2006, des habitants d’une commune proche de Pau ont découvert que leur habitation se trouvait en zone rouge. Ils se sont constitués en association, et cela fait deux fois qu’ils organisent des débats chez eux. Ces débats réunissent des associations, mais aussi des particuliers dont les habitations dépassent le cadre de l’agglomération. Plusieurs fonctions peuvent être attribuées à ces rencontres : l’organisation d’une cohésion autour d’une forme de plainte, chacun pouvant, s’il le désire, prendre la parole et expliquer ce qu’il lui arrive. À ces réunions, sont également conviées des personnalités extérieures, membres associatifs jouant le rôle d’experts dans l’animation et de conseil auprès des associations. Un des membres actifs du réseau de la Confédération des riverains du Rhône écoute, décortique, conseille les personnes présentes et désamorce les conflits, les fausses pistes. Ces débats connaissent un succès très important. Outre le fait qu’ils sont des lieux de parole, voire de convivialité, ils contribuent plus classiquement à une mise en forme d’arguments devant être recevables sur la scène publique.

L’expression individuelle

L’expression individuelle est difficile à saisir : discrète, elle ne fréquente pas forcément les lieux de débats. Nous avons eu l’occasion d’en capter quelques traits en observant les confrontations du commissaire-enquêteur avec des habitants venus consulter le projet de PPRI à l’enquête publique pour leur commune. Voici, de manière exploratoire, ce qu’on a pu relever. Le plus souvent, les personnes se déplacent en famille (un couple, ou une dame veuve avec ses enfants), le motif de visite est souvent patrimonial : « Que va faire ma fille de ce terrain que je lui avais réservé s’il se trouve désormais en zone inondable ? » « Nous avons payé des impôts pour un terrain en zone constructible et maintenant il n’est plus constructible : va-t-on nous rembourser ? que devons-nous faire ? » « Ce terrain-ci, est-ce que je peux y construire et qu’est-ce que je peux construire ? » Lors d’une autre rencontre, un chef d’entreprise vient à la consultation : « Vous allez me dire que mon terrain est gelé ? Mais quand j’ai acheté voici plus de 20 ans, personne – ni les élus, ni l’Équipement – ne m’a dit que j’étais en zone inondable. » Bien souvent, la discussion s’appuie sur la carte réglementaire. Les échanges se font autour des couleurs, de l’identification de la parcelle. Selon la personnalité de l’enquêteur, la discussion est plus ou moins formelle. Viennent ensuite ces questions. « Pourquoi ma parcelle est dans le jaune alors que celle du voisin est dans le vert ? » « Ici, la carte dit qu’il y a de l’eau, mais selon les courbes de niveau il faudrait que l’eau remonte ! ». « Ici, on n’a jamais vu d’eau… vous faites référence à la Somme, au Rhône, mais ici c’est le Lagoin… ». « Ce document, il est définitif, il n’y a plus rien à faire ? ». « Moi je veux comprendre la démarche, si je peux faire quelque chose… rien ? Alors j’irais au contentieux… ». L’expression individuelle trouve difficilement sa place dans ce cadre formaté par la procédure. Comme pour les associations de riverains, sa quête semble illégitime au regard d’un intérêt général plutôt abstrait. Parfois aussi, l’émotion est trop forte face aux projets de transmission qu’on avait pour les enfants.

Certains vont jusqu’à saisir le tribunal administratif : le contentieux relatif aux PPRI est récent, mais sa montée en puissance est importante. Au niveau national, on compte 44 recours en 2004 contre 5 en 1998 [7]. La contestation vient des communes (gel du développement urbain) et des particuliers (valeur du patrimoine ou restriction du droit de propriété ou de construction). Les principales causes d’annulation portent sur le zonage, son illégalité du fait d’une erreur de topographie (une pente surestimée ou sous-estimée), d’un vice de forme dans la procédure d’enquête publique, ou du règlement illégal du fait du non-respect du principe de précaution (défaut de prise en compte des phénomènes antérieurs aggravant le risque).

Conclusion

Malgré des modalités de réception très variées, qui vont du rejet radical à l’acceptation mesurée au niveau local, les situations observées font ressortir un sentiment d’insatisfaction dominant. Le caractère décontextualisé, voire rigide, de la démarche rend difficile son inscription territoriale. La question du risque d’inondation témoigne localement d’une certaine diversité. D’abord une structuration ancienne, une connaissance expérientielle et plurielle qui varie dans le temps et l’espace. Cela se caractérise par des frottements, des ajustements permanents, en rapport avec des événements non exceptionnels. Ensuite, une culture plus émergente des habitants périurbains regroupés en associations qui, à force de contestation, accèdent à une connaissance des risques d’inondation. Ainsi, contrairement à ce qu’on entend souvent, il n’y aurait pas une absence de culture du risque, mais une absence d’articulation entre la culture administrative, officielle, de la catastrophe et les cultures locales expérientielles des risques. Longtemps confinée à des espaces spécialisés relevant de la seule compétence de décideurs et d’experts, la question du risque naturel se forme en un collectif où le local, la proximité, deviennent incontournables.