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Énormités premières

Constatée par l’expérience et servant à prescrire des comportements, une norme n’est fondée ni sur le savoir, ni sur la valeur morale, mais elle dicte modèles, types et appartenance à la majorité. Définie par l’exception à la règle et non par l’établissement de cette règle, la norme se situe en amont du discours de connaissance et n’est saisie que dans les contraventions à ses lois. Une consultation rapide des dictionnaires anciens fait en effet apparaître, au sein du système lexical, l’anomalie essentielle de la norme : tandis que l’adjectif « énorme » figure au Dictionnaire de l’Académie française dès sa première édition, il faut attendre le Dictionnaire d’Émile Littré en 1879 pour que le positif « norme » ainsi que l’adjectif « normal » entrent dans la cité des mots reconnus et définis. Or la présentation même de l’énormité repose sur une norme, tacite, présumée connue, présumée respectée, mais non énoncée :

Enorme. adj. de tout genre. Demesuré, excessif en grandeur, ou en grosseur. Un colosse d’une grandeur enorme, d’une grosseur enorme.
Il se dit fig. et il ne s’applique qu’aux choses mauvaises. Crime enorme. Cas enorme. Faute enorme. Malice enorme. Trahison enorme. Avarice enorme. Lesion enorme.
Enormité. s. f. Il se dit quelquefois de l’excés de la grandeur de la taille. Cet homme est extraordinairement grand, on ne le peut voir sans estre surpris de l’enormité de sa taille.
Il s’employe plus ordinairement dans le figuré, et signifie, Atrocité. L’enormité d’un crime. L’enormité du fait. L’enormité du cas.
Enormément. adv. Excessivement. Il pretend avoir esté enormément lesé. Il est enormément grand [1].

Les termes « démesure », « excès », « ordinairement » font référence à un usage supposé partagé, mais non explicité, de la mesure commune. Telle imprécision ne relève ni du discours scientifique, qui s’adonne en cette fin de xviiie siècle à l’observation expérimentale, ni du discours philosophique : elle s’inscrit au contraire dans la facilité de la conversation, des références lâches et comprises à mi-mot. Voire, elle s’inscrit dans le domaine du « bon sens », qui se constate et ne se justifie pas : dans le fait, non le droit.

Pareillement, l’entrée au dictionnaire chez Émile Littré ne laisse pas d’user de nuances et atténuations pour la première apparition du substantif positif, sans préfixe négatif :

Norme (nor-m’) s. f.
Se dit quelquefois pour règle, loi, d’après laquelle on doit se diriger.
Historique
xve s. Coquillart, p. 119, dans Lacurne : Sans regle ni sans norme.
Étymologie
Lat. norma, équerre, et fig. règle, modèle. Norma est rapporté par Benfey à une contraction du mot fictif gnorima, règle, chose faisant connaître, du verbe connaître.
Supplément au dictionnaire
Norme. Ajoutez :
Journ. offic. 14 sept. 1874, p. 6526, 1re col. : Il fallait évidemment commencer, si l’on voulait réunir d’abord en un seul système les lacs autres que le Drausen-See, par les ramener au même niveau ; c’est ce qu’on fit en prenant pour norme celui du Geserich [2].

L’adverbe « quelquefois », le pronom personnel indéfini « on », l’équivalence entre « règle » et « loi », le choix d’un exemple négatif puis au conditionnel, traduisent le malaise du lexicographe : la définition est compréhensible sans être précise… Serait-ce à dire que la norme ne se conçoit pas clairement ? Ou serait-ce plutôt que la notion même de norme introduit dans le champ du discours des concepts qui ne se conçoivent pas clairement mais dont les mots viennent aisément ? Et n’est-ce pas là, précisément, l’enjeu de la reconnaissance de la norme ?

Michel Foucault, dans l’Histoire de la folie à l’âge classique [3], puis Ian Hackling dans The Social Construction of What ? [4], abordent frontalement l’élaboration sociale des catégories et notions de normalité, juste mesure, bon ordre, hors du discours de savoir, justifications, définitions, de modèles qui régissent l’invention culturelle du « monde ». Ces analyses sont secondes : elles repèrent dans l’apparent désordre d’intuitions et de références évidentes l’écheveau de structures de pensée et d’organisation sociale. Elles dessinent une historicité de l’implicite et en donnent les caractéristiques et les ramifications. Tel n’est pas le propos de cet article, qui explore la cohérence (ou l’incohérence) philosophique d’un système particulier, celui des Recherches sur les habillemens des femmes et des enfans, publié en 1772 par le médecin Alphonse Leroy. Entre médecine, philosophie et conversation, l’auteur n’a point pour but de proposer une épistémologie, ni le compte rendu d’une pratique médicale, ni un état des lieux scientifique sur la question du vêtement : il semble au contraire essayer les chemins de traverse de la compilation, de la collection d’anecdotes, de la juxtaposition des points de vue (l’histoire, les récits de voyage, la lecture de Rousseau, l’anatomie) et des styles (le compte rendu de lecture, l’apostrophe lyrique, la description de cas) pour cerner ce qui n’a pas encore d’entrée au dictionnaire au moment de la publication. Parler du vêtement l’amène à traiter de moeurs sans évoquer la morale, à décrire et prescrire des pratiques sans leur conférer de valeur autre que leur usage : de fait, la position du médecin-écrivain le conduit à ce point encore aveugle des discours où se conjuguent l’autorité du savoir et l’arbitraire des coutumes. La référence, en seconde partie, à l’anatomie lui permet de combattre le conformisme, tandis que l’observation, déclinée sous les modes du diagnostic comme de l’exotisme ou de l’histoire, avait rendu possibles, dans la première partie, l’identification et la relativisation de ce même conformisme. Le style emphatique et prescriptif se justifie alors par cette position de parole, entre savoir et conseil.

Or le sujet même du traité de Leroy, le vêtement, relève doublement d’une pensée de la norme : comment justifier par l’anatomie ou par la nature l’usage social de l’habit ? Mais également, comment définir les bonnes pratiques corporelles, voire la santé, en dehors de mesures et modèles reçus, partagés, mais non énoncés ? Car la santé, norme autour de laquelle s’organisent science et pratique médicales, est difficilement appréhendée dans une définition en compréhension (par ses qualités), mais se trouve circonscrite par ses exceptions : la maladie, la difformité, l’infirmité, etc. De fait, la médecine utilise — au travers des types galéniques de tempérament ou de la distinction entre bonne santé et pathologie — des normes implicites, moins faciles à énoncer que la transgression des règles qu’elles supposent : catégorie d’usage, la norme participe de l’élaboration de modèles pour le diagnostic comme pour le traitement des dysfonctionnements du corps. Dès lors, ainsi que Galien le rappelle à maintes reprises, le bon médecin sera celui qui détermine le juste milieu entre les écarts, celui qui distingue la pathologie de la particularité, celui qui sait rétablir l’harmonie d’un équilibre entre les excès : la médecine fondée sur les commentaires aux aphorismes d’Hippocrate, qui prévaut jusqu’au xviie siècle, voire au-delà, se présente alors comme un système dynamique d’ajustements autour d’un idéal de santé, nulle part défini par ses qualités, mais implicitement placé au centre du discours et de la pratique. Il est extrêmement malaisé, en effet, de trouver chez Galien une définition du « tempérament », même dans son traité Sur les tempéraments, mais le lecteur lira à foison à quels signes reconnaître le sanguin du flegmatique, ou le mélancolique du pituiteux ; il apprendra comment saigner, purger, baigner, nourrir les patients qui souffrent d’un écart à la norme donnée par leur tempérament.

Dirigée vers l’action, énoncée par des modèles reçus et appuyée par l’observation, la médecine traditionnelle hippocratique est essentiellement normative, sans que besoin soit d’établir ou justifier l’usage de la norme ni son utilisation. La réforme du discours médical, entamée par les philosophes de la raison depuis Descartes, bute alors, nécessairement, contre la pierre d’achoppement que constitue la norme : comment fonder ce qui s’organise autour de la réception de l’arbitraire ? Comment concilier acceptation du donné de l’expérience humaine et fondation du savoir par la méthode rationnelle ? Comment défendre le passage de l’observation à la prescription que représente la norme ? Surtout, comment penser ces questions sans disposer du terme même de « norme » ?

L’état de nature semble fournir une première solution en proposant une justification de l’usage établi par des lois universelles. Suivie notamment par Rousseau, cette voie permettrait de distinguer les « bonnes normes », dictées par la nature, des « mauvaises », issues de la corruption sociale. Or, dans cette idéalisation de l’homme primitif, qui devient le modèle d’une humanité soumise aux seules lois de la nature, point n’est besoin de médecine… La norme vestimentaire et son statut semblent illustrer exemplairement cette aporie des discours de connaissance avant que l’anthropologie et la sociologie fournissent des outils d’analyse permettant de définir positivement le conformisme, le groupe, le type. En effet, le vêtement est par excellence l’insaisissable objet qu’atteste une pratique universelle et diverse, sans que ni la nature ni la philosophie ne puissent en assigner le fondement. Passé en topos philosophique pour dénoncer la folie des habitudes humaines, l’habillement appartient néanmoins au domaine du médecin : depuis l’usage des langes jusqu’à celui du corset, le vêtement concerne les pratiques du corps et participe de la santé.

Lorsque en 1772, Alphonse Leroy publie les Recherches sur les habillemens des femmes et des enfans, il commence en effet par une proposition présentée comme péremptoire évidence : « Les Vêtements influent plus qu’on ne pense sur la santé et sur les moeurs ». L’observation corrobore cette entrée en matière dès la seconde phrase : « C’est sans doute pour cette raison que les Ecrivains qui ont traité de l’éducation ont prescrit quelques règles sur la manière d’habiller les enfans [5]. » Nous voici au pays de la norme des normes : dix ans après la parution de l’Émile, Leroy réclame pour le médecin l’autorité en matière de norme vestimentaire et son traité, en deux parties, réhabilite l’objet que les philosophes avaient érigé en symbole de la futilité sociale.

Le visage d’Alphonse Leroy est célèbre, ainsi que sa tenue d’écriture : turban et robe de chambre, que Jacques David peignit en 1783 en un tableau maintenant conservé au Musée Fabre à Montpellier. Comme écrivain et médecin, Alphonse Leroy (1742-1816) [6] est surtout connu pour sa Médecine maternelle (1803) ; obstétricien à l’Hôtel-Dieu de Paris, il promeut l’usage de berceaux chauffés dans les services de puériculture. L’homme traverse monarchie, Révolution et Empire avant de sombrer dans un relatif oubli. Polymathe et polygraphe, ce médecin à la fois rousseauiste et « à l’ancienne », ennemi de la vaccine et étoile des salons parisiens, représente en effet un type de scientifique qui disparut avec le positivisme et l’esprit de progrès du xixe siècle. Dans les trois livres des Recherches sur l’habillement des femmes et des enfants, publiés en 1772, le pédiatre et bel esprit livre une encyclopédie par bribes, touchant tant aux langes, corsets, collants et chaussures à talons qu’aux moeurs des peuples anciens ou lointains et aux connotations culturelles de la calvitie. L’enfant de ces Recherches, libéré du carcan du maillot, protégé néanmoins des rigueurs de la nature, est le frère de l’Émile de Rousseau : il se développe harmonieusement selon les règles naturelles, sans être soumis aux déformations et mutilations que sont les usages et les habitudes de la société. Pareillement, sa mère, qui adopte la « mode naturelle » alors élaborée, porte talons bas, vêtements confortables et refuse la torture du corset. Néanmoins, tous deux sont fragiles : le discours philosophique, emprunté à Rousseau, est alors infléchi par les réserves du médecin : il faut couvrir l’enfant, protéger la mère, soigner les individus pourtant soumis aux lois naturelles.

Or l’écriture des Recherches reflète la difficile conciliation entre la philosophie naturaliste de Rousseau, largement revendiquée et citée, et la nécessité des soins médicaux : dans le mélange des genres, l’élargissement du lectorat et l’ampleur de ses matières, le traité de Leroy est composé non comme un traité, justement, mais comme une réflexion polymorphe et ouverte. Dans cette ambiguïté générique, le médecin peut défendre la conception d’une médecine qui non seulement obéit à la nature, mais encore déborde le cadre du discours professionnel (adressé aux confrères) et technique pour définir une manière de vivre. En écrivant sur l’habillement, Leroy postule en effet que la vie sociale relève de la médecine, ou encore que la santé ne saurait être limitée au champ de la maladie. C’est donc en réponse aux philosophes, plus encore que dans le dialogue avec ses confrères médecins, que nous proposerons de lire son ouvrage de 1772 : au-delà d’une sous-discipline médicale, dont d’autres jalons pourraient être le Traité sur l’éducation corporelle des enfants en bas âge de Charles Desessartz [7] ou Les enfans élevés dans l’ordre de la nature de Fourcroy [8], la recherche sur le vêtement peut être lue comme l’essai pour penser le lien entre société et nature depuis la médecine. Dans cette perspective, notre lecture prétend explorer non pas une situation historique du discours sur le vêtement féminin [9], mais les conditions philosophiques de ce discours.

Définissant l’habillement tout à la fois comme usage et comme prescription, le puériculteur défend son sujet de deux accusations philosophiques, qui toutes deux portent essentiellement sur la notion de norme, le préjugé et l’éloignement de la nature : la première partie, consacrée au vêtement des enfants, et particulièrement des nourrissons, distingue norme vestimentaire et préjugé ; la seconde partie, qui traite de la mode féminine, et spécifiquement du corset, dénonce les abus de la mode pour prôner de nouvelles habitudes vestimentaires, en accord avec l’anatomie. Malgré les références nominales à Galien [10] et à d’autres médecins, tels Winslow ou Pitcarne, l’auteur répond à Rousseau, théoricien de l’éducation, et à Descartes [11] : il place ainsi son sujet au coeur d’une dispute philosophique sur les usages vestimentaires, et plus largement, sur le statut de la norme au regard de la raison et de la nature.

Bruyants silences de la norme

Irruption de l’arbitraire en philosophie, la norme occupe le point aveugle d’une évidence non rationnelle : tant pour le statut de la loi, observée mais non absolue, que pour l’adjonction d’une dimension pratique, elle interdit la rigueur conceptuelle tout en imposant son existence. À la fois hors du champ philosophique et inscrite dans celui-ci, elle fait alors l’objet d’interrogations, attaques ou défenses depuis les premiers dialogues de Platon, qui dénonce en cette loi dictée par la majorité une doxa infondée : posée en termes de savoir, de catégories conceptuelles, de valeur morale, la norme est de fait une notion aporétique, conjuguant d’une part l’évidence de son omniprésence et de sa fonction acceptée de prescription et, d’autre part, l’impossibilité d’un discours justificatif. Dictature d’un usage établi, elle arrête son commentaire à la description et s’impose comme une règle observée et à observer, où l’expérience tient lieu non pas de témoignage mais de modèle.

De fait, ainsi qu’en témoignent les multiples divisions de la définition du terme dans le Trésor de la langue française [12], les éléments constituant la notion semblent eux-mêmes ajoutés les uns aux autres, adjoints plutôt qu’induits : « état habituel, type idéal, règle, loi, données ». Les catégories descriptives choisies par les lexicographes mêlent le domaine de l’expérience quotidienne à celui du type, réunissent règle et fait, superposent observation et observance, confondent majorité et universalité, rapprochent usage et valeur. L’histoire du mot dans la langue française reflète parfaitement l’omniprésente et omnipotente imprécision qui nimbe la notion : attesté dès le Moyen Âge, il est apparu tardivement avec ses sens modernes dans les corpus, selon l’historique de l’article, bien que l’apparition de termes composés et la permanence de ses extensions sémantiques — restées identiques depuis le Moyen Âge et la renaissance lexicographique du terme au xixe siècle — indiquent, au-delà du silence des textes et des dictionnaires, une persévérance de la catégorie en ses inassignables acceptions… Une fois encore, l’argument est supplanté par l’usage, sans justification ni possibilité de justification : la notion perdure et persévère, dans ses contradictions internes et dans ses glissements philosophiques.

Un topos philosophique : dénoncer le vêtement

Depuis Platon, le partage d’une même persuasion ne saurait en constituer la justification : la réception d’une opinion non appuyée sur la raison est rejetée du savoir comme doxa et relève non pas de la philosophie mais du sophisme — substitution du discours à la connaissance. Plus tard, Panurge, Descartes ou encore Rousseau reprennent l’argumentation pour condamner la loi du plus grand nombre. Or, l’unanime opprobre qui bannit la norme du discours philosophique n’en signe cependant ni la disparition ni l’oubli. En effet, le succès paradoxal de la catégorie de norme tient à la commodité d’évoquer ce que l’habitude, la coutume, l’opinion reçue, le partage des moeurs font passer pour universel : le nombre seul ne saurait imposer une loi, mais l’expérience oblige à constater l’existence de règles non fondées et néanmoins respectées. Réciproquement, ces normes observables constituent la communauté en groupe culturel : bref, norme et société vont de pair et s’entredéfinissent. Convention uniformément et silencieusement adoptée, sans autre assise discursive que sa propre description, la norme fonde le consensus sur lequel, paradoxalement, elle repose ; elle ne se fait bruyante, tyrannique, répressive que lors de l’exception. Dans cette anomalie des causalités et des antériorités ontologiques, où l’expression se confond avec l’origine, elle représente l’indiscutable usage que le conformisme érige en modèle. La boucle sophistique ainsi nouée autour d’un point aveugle et réflexif, le discours philosophique est fort démuni, avant la sociologie ou l’anthropologie, pour appréhender cet insaisissable objet : une irréfutable mais inconcevable donnée de l’expérience, passée en critère de conformité au type et en obligation du comportement. Obstacle au développement de la vérité personnelle, à l’heuristique, à la certitude rationnelle, la norme se démarque alors de la pensée philosophique et lui substitue l’usage commun.

Son caractère arbitraire lui confère un statut critique, particulièrement au sein des systèmes de refondation du monde et du rapport au monde, où la suspension méthodique du jugement précède l’élaboration rationnelle de la connaissance. Diogène promène son immodeste tonneau sur l’agora et somme les citoyens de défendre leurs conventions. Dans un tout autre registre, enfermé dans le « poêle » de son refuge de Leyde, Descartes récuse toutes les opinions admises pour réinventer le monde. C’est encore le vêtement, malgré la discrétion de ce dernier philosophe, qui porte symbole de la suspension des idées reçues, de la norme partagée et de la tyrannie des habitudes sociales : défini, adopté, imposé par le seul usage, le vêtement représente en effet, par excellence, l’entêtant et arbitraire pouvoir du consensus, que ne sauraient légitimer en droit ni la raison ni la morale. La condamnation de la norme vestimentaire devient alors un topos philosophique pour dénoncer le préjugé accepté comme consensus social.

Au seuil du Discours de la méthode, le philosophe récuse ainsi les opinions communes, dont la force repose sur le nombre et non sur le bien-fondé : en une gradation qui évoque la diversité des opinions, puis la multiplicité et la puissance des habitudes nationales, il conclut avec l’inconstance de la mode pour rejeter toutes les opinions dont « la coutume et l’exemple nous persuade[nt] » et rechercher, seul, la méthode de la connaissance certaine :

Mais ayant appris dès le collège qu’on ne saurait rien imaginer de si étrange et si peu croyable, qu’il n’ait été dit par quelqu’un des philosophes ; et depuis, en voyageant, ayant reconnu que tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux nôtres ne sont pas pour cela barbares ni sauvages, mais que plusieurs usent autant ou plus que nous de raison ; et ayant considéré combien un même homme, avec son même esprit, étant nourri dès son enfance entre des Français ou des Allemands, devient différent de ce qu’il serait s’il avait toujours vécu entre des Chinois ou des cannibales, et comment, jusques aux modes de nos habits, la même chose qui nous a plu, il y a dix ans, et qui nous plaira peut-être encore avant dix ans, nous semble maintenant extravagante et ridicule ; en sorte que c’est bien plus la coutume et l’exemple qui nous persuade, qu’aucune connaissance certaine ; et que néanmoins la pluralité des voix n’est pas une preuve qui vaille rien, pour les vérités un peu malaisées à découvrir, à cause qu’il est bien plus vraisemblable qu’un homme seul les ait rencontrées que tout un peuple ; je ne pouvais choisir personne dont les opinions me semblassent devoir être préférées à celles des autres, et je me trouvai comme contraint d’entreprendre moi-même de me conduire [13].

Placée sous le signe de l’imagination, de l’étrangeté, de la croyance, du sentiment, l’habitude exige du philosophe qu’il la « reconnaisse » pour telle : en se plaçant idéalement hors du lieu de sa naissance, hors de son éducation et, finalement, hors de son temps, il pourra opposer la connaissance — une et atemporelle — à la « pluralité des voix ». La clausule, qui rapproche en une allitération remarquable « moi-même » et « me conduire », évoque la conscience de l’individu contre la multitude des erreurs et des peuples : la valorisation de l’individu, qui se développe dans le champ lexical de la singularité (un homme seul, je, moi-même), annonce le triomphe du Cogito sur l’illusion.

C’est également sur l’habit que porte l’étonnement heuristique du subtil épistolier persan de Montesquieu en 1721 [14]. Dans le droit fil de ces condamnations de la mode, pour libérer l’homme du carcan social, Jean-Jacques Rousseau le dépouille de son habit : son « homme sauvage », qui ne suit d’autres lois que celles de la nature, ne se soucie guère de vêtements ! Voire, la nudité garantit sa robustesse et sa résistance : en un passage célèbre, où les peaux de bêtes, considérées comme plus animales que culturelles, doivent être regardées non comme vêtement mais comme pratique « naturelle », Rousseau proclame l’inutilité de l’habillement :

Ce n’est donc pas un si grand malheur à ces premiers hommes, ni surtout un si grand obstacle à leur conservation, que la nudité, le défaut d’habitation, et la privation de toutes ces inutilités, que nous croyons si nécessaires. S’ils n’ont pas la peau velue, ils n’en ont aucun besoin dans les pays chauds, et ils savent bientôt, dans les pays froids, s’approprier celles des bêtes qu’ils ont vaincues […] il est clair en tout état de cause que le premier qui se fit des habits ou un logement se donna en cela des choses peu nécessaires, puisqu’il s’en était passé jusqu’alors, et qu’on ne voit pas pourquoi il n’eût pu supporter, homme fait, un genre de vie qu’il supportait dès son enfance [15].

Réfutant l’argument de la nécessité, le philosophe prône ainsi une éducation selon la nature, qui débarrasserait l’enfant de ses langes et têtière pour lui assurer son plein épanouissement. La nudité est le premier pas vers la liberté et le maillot symbolise « l’esclavage » qui soumet chacun aux coutumes contre-nature. L’affranchissement de l’homme nouveau, qui retrouve l’état primitif, passe par l’abandon de ses vêtements :

Toute notre sagesse consiste en préjugés serviles ; tous nos usages ne sont qu’assujettissement, gêne et contrainte. L’homme civil naît, vit et meurt dans l’esclavage : à sa naissance on le coud dans un maillot ; à sa mort on le cloue dans une bière ; tant qu’il garde la figure humaine, il est enchaîné par nos institutions [16].

Sur les chemins ouverts par Jean-Jacques, qui passent de Suisse en philosophie et en littérature, Étienne-Piver Senancour abandonne ses habits (et sa montre) pour connaître la libre extase de la communion avec la montagne :

Je sentis s’agrandir mon être ainsi livré seul aux obstacles et dangers d’une nature difficile, loin des entraves factices et de l’industrieuse oppression des hommes. […] Je laissai à terre montre, argent, tout ce qui était sur moi, et à peu près tous mes vêtements, et je m’éloignai sans prendre soin de les cacher [17].

Rhabiller le philosophe

L’avertissement au lecteur d’Alphonse Leroy est tout d’abord une réponse aux philosophes du retour à la nudité naturelle. De fait, son plaidoyer pour un traité vestimentaire s’apparente à un plaidoyer pour la médecine. Rousseau congédiait en effet le médecin du monde parfait de la nature : « Avec si peu de sources de maux, l’homme dans l’état de nature n’a donc guère besoin de remèdes, moins encore de médecins [18]. »

Le premier argument de Leroy porte, justement, sur l’état de nature. Fondement rationnel de la norme, la nature humaine permettrait en effet de penser l’habitude vestimentaire, tout comme elle en permettait le bannissement. Or, catégorie opérante pour toute la seconde partie des Recherches sur les habillemens, elle est évoquée chez Leroy au regard de l’anatomie, et non comme le retour rousseauiste à une société humaine primitive :

Lorsqu’une forme d’éducation, puisée dans la nature, n’est pas universellement reçue, lorsque des loix ne s’opposent pas à ce que le caprice seul en soit l’arbitre, il faudroit dans de pareilles circonstances prendre en main le flambeau de l’Anatomie, pour reconnoître le chemin de la vérité, caché par les préjugés et les erreurs [19].

R, p. 151

Défense de la médecine contre la « supposition » philosophique, l’argumentation de Leroy ne reconnaît de nature qu’observable et, dès l’avertissement, propose de substituer à la construction abstraite d’un modèle naturel l’observation des variations constatées. Car le primat de l’expérience dénonce comme une fiction l’état de nature réinventé par le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Tel est bien l’objet de la première partie de l’ouvrage, qui réhabilite l’habit par l’observation et récuse sa condamnation comme « supposition ». Il remplace ainsi « l’imagination » philosophique par l’observation des usages :

Mais ne peut-on pas leur [les écrivains qui ont traité de l’éducation] reprocher d’avoir trop écouté leur imagination ? N’auroient-ils pas dû rassembler des faits pour développer les vrais préceptes de la Nature, qui, n’étant jamais les mêmes pour tous les individus, veulent être modifiés selon les lieux et les circonstances ? […] Une seule démonstration physique est plus avantageuse à l’humanité, que des raisonnemens séduisans, souvent anéantis dans le même ouvrage par des idées contraires, présentées avec un nouvel art. Ne voit-on pas tous les jours un simple fait détruire des systêmes brillans que l’imagination avoit élevés à grands frais ? Pour être utile à l’homme, ne partons d’aucune supposition ; mais considérons-le tel qu’il est dans la société, et ne cherchons pas trop à l’assujettir à un état de nature, dont la description est toujours imaginaire, et dont le bonheur n’est également constaté que dans des Livres ingénieux.

C’est d’après ces vues, qu’en mettant au jour une partie de ce que j’ai rassemblé sur l’Éducation physique, j’ose hazarder les idées qu’une multitude d’observations m’ont fait naître.

R, [*iii, vo]

Au modèle de l’état naturel, dénoncé comme tout aussi arbitraire que la norme, Leroy oppose le double principe de la multiplicité des expériences et de l’observation. Son programme est donc celui d’un parcours des usages que l’on peut constater en examinant le monde et l’histoire. Ces observations, que le terme de Recherches [20] distingue explicitement de tout ce qui relève du traité ou de suppositions, introduisent, au lieu de l’abstraction philosophique et des « Livres ingénieux », le « je » du médecin-écrivain qui rassemble études de cas et analyses pour démêler les bons des mauvais usages. Le premier pas de la méthode de Leroy consiste ainsi à accepter le fait vestimentaire, dans sa diversité, à des fins « d’examen ». Néanmoins, la collection d’exemples ne mène pas à la prescription d’un « juste milieu » galénique, modération des excès par la conjugaison de leurs forces opposées : elle ouvre sur une critique des usages, fondée sur les notions d’habitude et de préjugé. L’anatomie permet alors de dégager une « loi naturelle », observable dans les comportements humains malgré ses déformations, et appuyée sur la science anatomique.

Ainsi, dès l’avertissement, l’auteur des Recherches livre un programme de critique des normes, et non de rejet :

J’ai remarqué que la plûpart des Vêtemens qui sont en usage parmi nous, contribuoient plutôt à la difformité, et même à la destruction de notre être, qu’à sa beauté et à sa conservation. Cette triste vérité se fait sur-tout sentir parmi les Enfans et les Femmes, et malheureusement l’habitude et les préjugés l’ont rendue en quelque sorte respectable.

Pour remédier à ce désordre, j’ai tâché, non-seulement d’indiquer les dangers des vêtemens qu’on doit rejetter, mais encore les avantages de ceux qu’on pourroit adopter. Je n’ai point négligé de jetter un coup d’oeil sur les habits de nos ancêtres, et sur ceux des autres Nations ; il a résulté de cet examen, qu’une application fausse a rendu plusieurs des nôtres, ou dangereux, ou inutiles.

R, [*iiii, ro]

Le tour du monde et des témoignages historiques de Leroy ressemble fort à l’exploration formatrice de Descartes, mais il remplace ici la construction intellectuelle d’un état de nature se substituant à la norme des usages : aussi, il participe d’une expérimentation, collection de données, sans autre autorité que celle de la documentation. À l’inverse de la condamnation aporétique des philosophes, qui assimilent norme vestimentaire et norme dans le même oubli des lois naturelles, le médecin s’appuie sur l’observation des habitudes sociales pour déduire les bonnes pratiques et les référer à un état naturel constatable. Ainsi, il renvoie dos à dos philosophes et victimes des préjugés pour confier au médecin, dès le premier chapitre, l’autorité de légiférer en matière d’éducation et de conseil vestimentaire.

Voire, l’ouvrage entier répond à la condamnation philosophique du vêtement : « Quelques Philosophes ont prétendu que l’homme devait vivre nud dans le climat qui l’a vu naître » (R, p. 305). Infirmée par les faits et par l’universalité des pratiques vestimentaires, pour diverses qu’elles soient, la proposition des « Philosophes », et en particulier de Jean-Jacques Rousseau, est présentée comme absurde, puisqu’elle est contredite par l’expérience et mènerait, dans sa prescription, au déclin de la santé : documentée par de multiples pratiques, la norme vestimentaire est réhabilitée dans les Recherches, tandis que le médecin s’efforce de la rattacher à un fondement naturel en convoquant l’anatomie.

La position de Leroy est ainsi fort nuancée : fondant la connaissance sur l’observation, il rejette l’idéalisme rousseauiste pour cause d’abstraction. Mais, attentif à distinguer la science du préjugé ou de la coutume, il s’attache dans le même mouvement à juger les pratiques au regard d’une norme autre que celle du fait constaté. La multiplication des normes observées, par la mention d’exemples empruntés à l’histoire et aux pratiques étrangères, a pour premier effet de distinguer la question du vêtement de celle des modes et modalités de l’habillement. Philosophiquement, le topos est ainsi renvoyé à un abus : il est plusieurs normes vestimentaires, qui diffèrent essentiellement entre elles quant à leur rapport à l’état de nature. En second lieu, la collection d’usages et coutumes, débordant le cadre de la curiosité, acquiert une valeur scientifique, car elle démontre le caractère arbitraire des systèmes particuliers de l’habit, nationaux, régionaux, passés, lointains ou proches. Le vêtement n’est plus une abstraction, que peuvent modeler philosophes et moralistes, mais une série diverse de régimes de vie.

L’enjeu de l’entreprise est bien, alors, d’affirmer l’appartenance de la question vestimentaire au champ médical : ainsi que le sous-titre de l’ouvrage l’indique, Examen de la manière dont il faut vêtir l’un et l’autre Sexe, le médecin détient, du fait de sa connaissance critique des pratiques observées, le droit de légiférer. Le topos philosophique est devenu matière médicale.

Le laboratoire des Recherches

Le recueil d’observations de Leroy déborde ainsi de la description de normes. Au nom de la conformité à la nature, le médecin pose en effet un jugement sur ces pratiques et leur catalogue est à la fois une documentation de la diversité des usages, une expérimentation des formes de vêtements et une méthode heuristique, mettant au jour l’universelle nature humaine. Dès lors, l’auteur ne cite pas les pratiques vestimentaires pour les justifier en leur état, mais les convoque pour en déduire une réforme des pratiques. L’effet de pittoresque obtenu par l’accumulation d’exemples empruntés à l’histoire, à la littérature de voyage et à l’expérience personnelle ne doit ainsi point masquer la démarche critique de Leroy : dans la multiplicité des expériences humaines se donne à voir le laboratoire de l’humanité. En fin de parcours, Leroy proposera ainsi de vêtir un homme nouveau, libre de langes, talons et corsets, fort de sa parfaite physiologie et enfin réconcilié avec sa nature : « affranchissez vos enfants de leurs liens, ils en affranchiront leur postérité » (R, p. 343).

En effet, lorsque le comportement social repose sur un arbitraire conformisme, le rôle du médecin est d’en dénoncer le statut : non fondée sur la science, la norme vestimentaire, de fait, est bâtie de préjugés (opinions reçues) et d’habitudes (comportements admis). Au nom de la science anatomique, Leroy insiste alors, à maintes reprises, sur l’écart nécessaire entre la coutume et la prescription rationnelle : « c’est ainsi qu’en parcourant les usages et les moeurs des Nations, on démêle la vérité parmi les erreurs et les vérités » (R, p. 102).

Les Recherches se donnent ainsi un programme qui serait anthropologique si la discipline existait en 1772 et si Leroy en donnait une méthodologie conceptuelle :

Ne restons point attachés à notre sol, parcourons plusieurs contrées du globe. Que nos yeux, sans porter à notre âme un stérile étonnement, s’accoutument à voir philosophiquement la scène variée des usages ; n’accusons point de folie les autres nations, croyons-les toujours plus sages que nous, c’est le moyen de l’emporter sur elles.

R, p. 30

L’histoire n’est pas traitée différemment de la géographie : les exemples historiques, recueillis chez les classiques latins (Pline l’Ancien, Cicéron, Tite-Live) ou, plus souvent encore, auprès des articles de Jaucourt fournis dans l’Encyclopédie [21], côtoient les récits de voyageurs pour illustrer l’inventivité et la diversité des pratiques humaines. En revanche, les observations sur les animaux, tirées de Buffon, sont présentées comme les indices des lois naturelles bafouées par les hommes : allaitement, rupture du cordon ombilical, construction d’un lit sont ainsi référés à la nature par l’intermédiaire des « quadrupèdes », des « mammifères » ou, plus simplement, des animaux.

La recherche du bon usage s’accompagne en effet de l’observation la plus large possible afin d’en référer, en conclusion, aux principes naturels et à leur prescription. L’animal fournit la première comparaison, car il vit par définition selon des lois uniquement naturelles ; la diversité des sociétés humaines, explorée en des temps et lieux différents, explore en un second temps les écarts humains par rapport aux moeurs animales. Cependant, à la différence de Rousseau, Leroy ne condamne pas ces écarts en tant que tels : réticent à reconnaître un état primitif de l’homme qui échapperait à l’observation, il réunit une collection d’inventions sociales. La prescription scientifique est alors obtenue non par la modération des excès, mais par le renvoi aux structures et besoins du corps.

L’anatomie devient donc la pierre de touche de la recommandation médicale et fournit le modèle de pratiques, non pas arbitraires ni abstraites, mais justifiées par leur effet sur la physiologie. La dénonciation du rêve primitif de Rousseau s’assortit ainsi d’une redécouverte de l’état naturel au travers de la diversité des sociétés et d’un retour, second, à cet ordre reconnu dans son universalité et sa fidélité à l’anatomie. Cette nouvelle norme est construite à partir d’un examen critique, non pas du principe de l’habillement, mais des coutumes constatées : elle échapperait à l’arbitraire des conventions, puisqu’elle s’appuierait sur un objet scientifique observable, le corps. Enfin, elle rejoint, après l’avoir rejeté, le modèle rousseauiste qui opposait homme naturel et homme social, car le détour par les diverses pratiques vestimentaires mène à la reconnaissance d’un état de nature, valorisé au sein même de la société par l’évocation de la santé et l’avertissement contre le « ridicule » : « tout ce qui s’éloigne de la nature est toujours dangereux ou pour le moins ridicule » (R, p. 176).

Ainsi doivent se comprendre maintes exhortations de Leroy à « suivre la nature », alors même que l’état primitif de l’humanité est déclaré imaginaire. En effet, composant les Recherches sur le ton d’une admonition aux parents (et surtout aux mères), Leroy se soucie peu de distinguer conceptuellement la construction abstraite d’un état naturel de sa propre norme, élaborée par la comparaison des pratiques et de l’anatomie. Il utilise alors, sans discrimination, le terme de nature pour désigner la constitution anatomique, l’exemple animal, l’universalité humaine, au risque de la contradiction. De fait, il oppose essentiellement la nature à la philosophie, et non à l’état social : « Puisons dans la nature elle-même les règles qu’il faut suivre » (R, p. 17), déclare-t-il, pour mieux répéter : « Suivons donc pas à pas la nature, et n’entreprenons point de diriger sa marche » (R, p. 124). Ces exhortations répondent à Rousseau, dont le point de vue philosophique n’est pas fondé sur l’anatomie, autant qu’aux mères qui ligotent leurs enfants dans des langes.

Habits et habitudes

Conjuguant observation et prescription, l’ouvrage d’Alphonse Leroy développe alors, dans sa première partie consacrée aux vêtements du nourrisson, une théorie implicite de la norme. Définie comme coutume, la pratique vestimentaire est en effet analysée en termes de préjugé et d’habitude, c’est-à-dire d’une croyance reçue, admise et répandue parmi la majorité.

Le quatrième chapitre, consacré aux « Recherches sur l’Antiquité des maillots, et sur les avantages qui ont pû contribuer à conserver leur usage », fournit une argumentation mêlant études de cas, rappels historiques, détours exotiques et prescriptions scientifiques. Le lange est au coeur de la réforme vestimentaire proposée par Leroy et en constitue l’emblème : lien avilissant et dangereux pour l’enfant, la pratique du lange repose sur la seule habitude et empêche le développement naturel des organes. Elle se continue par l’usage des corsets et l’instauration de modes exaltant certaines proportions féminines. Reprenant un célèbre passage de Jean-Jacques Rousseau, qui en ouverture de l’Émile invite les mères à libérer les nourrissons de leurs liens, le médecin commence son développement par l’évocation de la force du préjugé :

La plûpart des hommes ne saisissent ordinairement que ce qui frappe leurs sens, et ne suivent point la chaîne des événemens. C’est pourquoi il est des préjugés difficiles à déraciner, parce qu’outre qu’ils sont très-anciens et très-répandus, ils semblent procurer quelque avantage. L’usage des maillots nous en offre un exemple frappant ; leur origine remonte à la plus haute antiquité : ils étoient également employés et dans les pays froids et dans les pays chauds. Par quelle fatalité un abus si dangereux s’est-il donc introduit dans des climats si opposés ?

R, p. 39

Sans motivation rationnelle, définie par l’usage courant tout comme le « sens commun » — ici évoqué par « la plupart » et « ordinairement » —, l’habitude repose sur le préjugé et peut faire de l’habit un abus, au regard de la santé. Or, le préjugé est ici considéré comme une modalité de l’usage ; plus loin, Leroy donne même au préjugé une valeur positive, qui permet de faire adopter une nouvelle attitude par un peuple qui ne saurait établir ses propres lois au moyen de la raison :

Le peuple a besoin d’erreurs salutaires ; ses yeux sont trop foibles pour soutenir l’éclat de la vérité, il faut l’envelopper d’une mystérieuse obscurité : c’est pourquoi Mahomet força à la propreté les hommes qu’il voulut gouverner, en leur faisant accroire que le diable se niche ordinairement dans les cheveux, et qu’il faut par conséquent les empêcher de croître. Il est presque toujours dans les préjugés les plus absurdes en apparence, un point de vérité : on ne tire cette étincelle des ténébres, que par l’étude et la méditation. Il me semble, pour moi, que c’est aux préjugés d’un peuple qu’on reconnoîtroit sa sagesse, si on ne portoit de jugement sur sa bisarrerie apparente, qu’après avoir examiné la nature de ses besoins. Ne nous étonnons donc point de voir les sages Persans porter de longues et pesantes thiares, les Turcs d’épais turbans, les Américaines de larges capottes de velours.

R, p. 113-114

Ce n’est donc pas l’habitude en soi qui est pernicieuse pour le médecin, mais la mauvaise habitude. Au rebours du philosophe qui ambitionne de convertir à la vérité par le raisonnement, le puériculteur ne prétend pas libérer l’esprit humain de ses facilités : en cela, il joue de ce que l’on appellera, au siècle suivant, la norme. Moins soucieux d’établir pour le populaire « la chaîne des événements » que d’obtenir un changement des pratiques, le médecin n’hésite pas alors à recourir à la rhétorique de l’émotion, pour persuader par les larmes et les supplications lorsque la voix de la nature reste incomprise. Plus que la science, l’éloquence est l’arme du médecin pour mettre en branle une révolution du vêtement, qui libèrerait les enfants des langes et les femmes des corsets :

Mais déjà une révolution commence, l’expérience justifie les avantages d’une éducation libre : pourquoi donc asservir encore à la plus barbare méthode, la plus belle moitié du genre humain ? O mères ! soyez conséquentes, approchez du garçon affranchi de ces liens, la fille que vous y tenez captive encore, vous verrez combien la diversité d’habits a mis de différence entr’eux. Pourquoi l’ingénieux auteur d’Emile, n’a-t-il pas plus insisté sur l’éducation physique nécessaire au beau sexe ? Que n’ai-je cette énergie d’expression qui le caractérise ? J’aurais bientôt établi la réforme ; car la vérité ne triomphe, que lorsqu’une bouche éloquente l’annonce.

R, p. 199

Regrettant de n’être point Jean-Jacques, Alphonse Leroy se veut tout autant le réformateur des moeurs par son style. Préjugé et persuasion seraient alors les moyens, non rationnels mais sûrement efficaces, de changer la norme. Car, si l’habitude ne vaut pas justification en droit, elle crée la norme. Pour l’emmaillotage, l’habitude établie est nocive : après avoir relevé les attestations anciennes de cette pratique meurtrière, depuis les Gaulois jusqu’aux Spartiates en passant par le Livre de Job, Leroy récuse toute autorité à l’antériorité et attribue le mauvais usage à la paresse des nourrices avant d’en dénoncer emphatiquement l’emprise par une prosopopée de l’opinion commune :

Les nourrices mercenaires ont adopté l’usage des maillots pour leur commodité, l’habitude le perpétue, et la misère le rend plus dangereux encore. […]

Quant à l’habitude, on connoît son empire, l’usage asservit tous les états, et quiconque cherche à s’y opposer n’éprouve que la contradiction. Irai-je, dit-on contre le courant ? Est-ce à moi à frayer une autre route ? Non, je ne veux rien innover, je suis pour mes enfans la voye qu’ont suivie pour moi mes peres. Que nos descendans établissent s’ils le veulent, la réforme proposée. Tel est le langage universel : car le peuple n’a pas tant horreur du mal en lui-même, que du défaut d’habitude ; il exécute sans remords ce qui fut introduit par l’usage, et si le plus léger défaut qu’il apperçoit chez les nations étrangères le révolte, c’est moins par sa nature vicieuse que parce qu’il ne peut s’y accoutumer.

R, p. 43-44

Si la norme est matière d’habitude et que l’emprise de cette dernière est irrésistible, c’est par l’établissement de nouvelles normes que le médecin propose de réformer le vêtement. Et ces exhortations visent tout autant au bien-être de ses patients qu’à instaurer une nouvelle pratique et à la répandre pour qu’elle devienne, elle-même, une habitude. Les exemples de peuples étrangers, chez qui les mères dorment avec leurs enfants [22], sont ainsi cités pour encourager une pratique en montrant qu’elle fut adoptée ailleurs, tout en permettant d’établir une universalité naturelle que l’homme partage avec les animaux et d’en tirer une conclusion :

Les quadrupèdes et les oiseaux dans tous les climats, ne déposent-ils pas leurs petits sur des lits faits de racines ou de feuilles séchées ? Mais sans chercher inutilement des exemples, si la mere communique sa chaleur à son enfant, qu’a-t-elle besoin pour le mettre à l’abri du froid de le surcharger de vêtements multipliés ? N’avons-nous pas dit que la chaleur des langes épuise les enfans, […] tandis que celle de la mere les fait croistre et les fortifie ?

R, p. 80

L’idée même de beauté, sur laquelle se construit la mode, est présentée comme une « habitude » à certaines proportions, qui changerait avec les pratiques vestimentaires et les silhouettes [23]. En proposant un habit qui convient à l’anatomie humaine, ample, libéré, adapté au climat, le médecin a donc soin de proposer une nouvelle habitude : tel est le but de son ouvrage, qui vise à convertir les mères à des pratiques visiblement différentes, lesquelles, devenant courantes, se transformeraient en normes. La révolution du vêtement selon Leroy est une réforme progressive plus qu’une abolition des privilèges : l’habitude doit être respectée pour être infléchie, ainsi qu’il le rappelle à maintes reprises (R, p. 322). Bref, la reconnaissance de normes humaines ouvrirait sur la définition, libre de toute prévention, de nouvelles lois qui amenderaient les erreurs et formeraient de nouveaux préjugés. L’humanité future, robuste et affranchie, se construirait ainsi grâce aux habitudes réformées, et non pas en dehors des habitudes. De la même façon, l’habit futur obéirait aux règles de la nature, mais se maintiendrait comme irréductible écart entre l’homme social et un état primitif.

Du coup, selon l’ambiguïté constitutive de la norme, voilà que la description s’est faite prescription, que l’Examen des pratiques s’est fait Admonition aux mères, que le médecin-philosophe est devenu réformateur des moeurs. La mention répétée de la décadence des vêtements contre-nature, qui serrent, entravent, déforment sans couvrir n’est pas seulement un tribut payé à la condamnation philosophique de la mode : en donnant une dimension historique à l’échelle des civilisations et non plus des saisons de Montesquieu ou des décades de Descartes, Leroy affirme la valeur morale de la norme vestimentaire ainsi que son inscription dans le développement des sociétés. Le médecin philosophe est révolutionnaire et, s’il se plaît à reprendre les lieux communs les plus réactionnaires des moralistes latins sur le luxe [24], la déliquescence des moeurs et la dégénérescence de l’empire, en prônant le retour aux vêtements primitifs de la Rome républicaine, faits de lin et de laine, amples et modestes, il appelle de fait à une discipline de vie fondée sur la frugalité et menant à une vertueuse préservation de la santé.

Miroitements de la norme

La similarité des positions de Leroy quant à l’habit, à l’habitude, au préjugé, au consensus, à l’état de nature ne laisse pas de surprendre : sans cesse dans la nuance, en une valse-hésitation constante entre respect et réforme, le médecin semble prisonnier de l’observation, érigée en maîtresse de la connaissance, alors qu’il prétend, au sein des mêmes développements, fonder de nouveaux usages et tenir un discours moral. Dans l’impossibilité conceptuelle d’envisager un phénomène social en dehors de la valeur, sans outil pour penser l’arbitraire ou le pragmatisme, Leroy transige sans répit entre l’aveu des coutumes et de leur puissance, d’une part, et l’exigence rationnelle fondée sur le savoir anatomique, d’autre part. En quête de motivations observables et universelles, il recourt à l’histoire naturelle ou à la mode, mais, faute d’une ossature des catégories d’analyse, les Recherches ne sauraient former un système ; suspicieux d’un état de nature défini dans l’abstraction, Leroy lui substitue des « lois naturelles » déduites des pratiques sociales ; désireux de « concilier » et d’« accorder » les opinions [25], il cherche un consensus qui serait appuyé sur l’observation, l’expérience, la raison et la science… Il manque la norme, outil qui accorderait données et valeurs, nombre et qualités. L’entreprise fait long feu, mais elle nourrit les sciences humaines naissantes. Un siècle plus tard, Ferdinand de Saussure franchira le pas conceptuel en affirmant que le caractère arbitraire du langage n’entrave ni son universalité ni sa valeur, que le consensus peut constituer un objet scientifique, que l’ignorance de l’origine n’interdit pas le discours de savoir : la norme est alors, définitivement, un objet scientifique, aux frontières du fait social et du discours.

Plus connu pour La médecine maternelle de 1803 — dont le frontispice montre, en un tableau dramatique, un enfant nu, mourant de froid sous le buste de Rousseau, tandis que la bonne mère joue avec sa famille bien vêtue, devant le feu —, Alphonse Leroy laisse avec ses Recherches l’un des derniers témoignages d’un discours médical à la fois mondain, philosophique, moralisateur, scientifique et éloquent. Mêlant les genres pour démêler usages et abus, le médecin est tout autant le révolutionnaire qui change les habitudes et le réactionnaire qui, à la suite de Martial et Juvénal, dénonce à grands cris la décadence du luxe vestimentaire. Emblématiquement, il s’est donné pour propos un objet tout aussi chatoyant que son cheminement : au croisement du préjugé et de l’anatomie, du fait et du principe, l’habit emmène le médecin à l’encontre du philosophe, mais également du tailleur et de ses clients parisiens. En adoptant, pour décrire le foisonnement des inventions humaines, une multiplicité de genres discursifs, de références, d’observations et de styles, Leroy adapte poétiquement son texte à son objet : il l’affuble des parures que le monde offre aux curieux comme aux peuples. Et tout comme la norme demeure, alors, point aveugle, il laisse régner l’ombre sur le noyau de ses Recherches : l’habit naturel, d’avant l’habitude… Les Recherches ne sauraient constituer un traité, malgré la soigneuse organisation en parties et chapitres d’une matière documentée et argumentée : elles mènent, en ultime lieu, à un questionnement sur leur objet et non à un épuisement. Ces Recherches semblent, de fait, à la recherche de la norme, tant littéraire qu’épistémologique : collection de voix, de genres, de faits, de disputes, elles ébauchent par touches le tableau d’une réflexion sur l’arbitraire des pratiques sociales.

Le plaisir de la lecture a disparu des normes du discours médical, mais fait recevoir les Recherches sur les habillemens au nombre des oeuvres littéraires, qui reflètent en une poétique leur objet et leur méthode. Au regard de l’histoire de la norme, elles signalent un jalon de l’histoire des idées, le tournant où le préjugé n’est plus absence de jugement, mais habitude justifiée par sa seule existence, où la pratique sociale n’est plus folie décadente, mais témoignage collectif d’une communauté, où la condamnation philosophique des pratiques sans morale ni raison cède le pas à l’exploration anthropologique du fait social. Le terme « norme » manque à l’appel : ses reflets miroitent dans les mille éclats, en apparence contradictoires, de la diversité des mondes.