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La transition du cinéma « muet » au parlant a souvent été considérée (vue et entendue) comme une période de piètre créativité au cinéma. Historiens et théoriciens ont constaté que la nouveauté du sonore suffisait souvent à épater le public, et ont supposé que la production de l’époque était médiocre. Le livre de Martin Barnier vient invalider assez sérieusement cette hypothèse, en proposant une nouvelle histoire de cette transition. L’ouvrage n’explore pas beaucoup les conséquences théoriques de ses conclusions, ce qui est dommage, mais il analyse avec soin les faits, les films et les documents, démontrant que le développement du son fut une opération savamment préparée par les producteurs et dont les créateurs comprirent et expérimentèrent très rapidement les possibilités esthétiques. Barnier considère même cette époque comme un moment de rupture où les créateurs retrouvèrent une liberté provisoire qu’ils avaient perdue avec la standardisation du narratif, et qui disparaîtra encore avec l’homogénéisation des bandes sonores vers 1935.

La première partie de l’ouvrage traite des mutations technologiques. L’auteur étudie longuement, à partir d’une documentation très pertinente, les recherches de Léon Gaumont visant l’amélioration des procédés d’enregistrement et de synchronisation. Il rappelle les étapes de la recherche, leur mise en marché et le relatif succès qu’elles connurent en France. L’auteur décrit ensuite l’évolution de la recherche aux États-Unis, à partir de documents internes de la firme Paramount. Il explique les nombreux et importants problèmes techniques du son sur disque, qui obligeaient le projectionniste à devenir un ingénieur de la synchronie. Le dernier chapitre de cette partie propose un original et perspicace examen du discours de réception de ces nouvelles technologies. La critique vit l’arrivée du sonore comme « la fin de l’art des images » ; pourtant, la prise de son se plia très vite aux besoins de l’image en mouvement, balayant aussi rapidement les réactions négatives mais n’empêchant pas celles-ci de passer à l’histoire.

La deuxième partie du livre traite de l’évolution commerciale et des films à versions multiples. Ici, Martin Barnier force le lecteur à la révision de plusieurs faits considérés comme établis. Il démontre que loin d’être une démarche désespérée pour sauver la Warner au bord de la faillite, l’introduction du son était le fruit d’opérations commerciales aussi bien planifiées que la recherche technique préalable. L’arrivée du son aurait par ailleurs permis aux producteurs français et européens de damer le pion aux États-Uniens en Europe, pour la seule fois dans toute l’histoire du cinéma après 1914. À partir de documents inédits et de l’intérêt majeur qu’il porte au sujet, l’auteur montre que les États-Unis faisaient vraiment du film le fer de lance de leur rivalité économique : « Trade follows the film », est-il clairement écrit dans les Trade Bulletins du département états-unien du Commerce extérieur (p. 101). Celui-ci planifiait politiquement l’exportation de son cinéma, tandis que les Européens se contentaient de stratégies défensives basées sur des quotas. Ces stratégies furent cependant efficaces à ce moment parce que l’émergence du parlant attira partout le public vers les films en langue nationale. Les majors des États-Unis réagirent en se lançant dans la production de films en versions multiples : diverses équipes de comédiens se succédaient sur les plateaux pour tourner un même scénario en plusieurs langues, parfois jusqu’à quinze ! Ces productions étaient en général médiocres et furent assez rapidement abandonnées parce que peu rentables, mais elles constituent un des objets les plus singuliers dans l’histoire culturelle de ce pays.

La dernière et plus importante partie du livre traite de la liberté d’expérimentation pendant les débuts du film sonore. Ici, Martin Barnier montre une grande connaissance des oeuvres françaises de la période en question, et une séduisante capacité d’analyse de leurs bandes sonores. Il examine d’abord les films de Renoir (Le Crime de M. Lange, La Chienne, Boudu) pour montrer qu’on y utilisait déjà judicieusement la prise de son directe et le montage sonore, pour la focalisation ou d’autres effets. Les « grands maîtres » n’étaient par ailleurs pas les seuls à expérimenter et à inventer, l’examen de plusieurs films de cette période prouvant une rapide et féconde compréhension des capacités expressives du son : Topaze, La Maison de danse, Le Train des suicidés, etc. Cette grande liberté d’expérimentation est aussi évidente dans le cinéma états-unien de l’époque, dont les scénarios comportent d’importants effets sonores (Noah’s Ark, Old San Francisco, etc.) et impliquent très souvent des coopérations avec le monde de la radio et de l’enregistrement musical, par exemple pour les Vitaphone Shorts, qui étaient pratiquement « de la radio avec des images ». En Europe, l’arrivée de la bande son permit aussi une expansion du cinéma d’expérimentation : Bunuel, Ruttmann, Vigo, Ivens, Grierson… L’expérimentation sonore ne fut arrêtée que par la standardisation, laquelle fut aussi imposée presque partout vers 1935 par le retour d’une censure sévère : en Allemagne et en Italie, mais aussi bien en URSS qu’en Amérique, où le « code Hays » est définitivement imposé, mettant fin à l’inventive et joyeuse cacophonie.

Basé sur une documentation rare et révélatrice, le livre de Barnier constitue une critique pertinente de l’histoire antérieure à cette époque. Il est cependant dommage que l’auteur n’ait pas développé davantage les prémisses et les conséquences théoriques de son travail. Il affirme vouloir montrer que l’histoire ne peut être téléologique, et que la technologie se développe plutôt selon des modèles différentiels et rhizomatiques, mais il lie fort peu les modèles qu’il cite en conclusion, Jacquard et Deleuze, avec le résultat de sa propre démarche. Si cela est admissible parce que l’auteur ne prétend pas être un théoricien des techniques et des formes, c’est un peu décevant quand il semble se refuser à expliquer ou à évaluer les théories courantes dans son champ. Plusieurs fois il cite Michel Chion et Rick Altman, mais toujours comme soutiens de son analyse et jamais comme tremplins pour le mener plus loin. Pourtant son travail d’analyse méticuleux et perspicace sur les bandes sonores de cette époque pourrait lui permettre d’enrichir ou de moduler ces théories. Le « modèle de crise » proposé par Rick Altman pour expliquer l’émergence d’une nouvelle technologie convient probablement pour comprendre la transition du muet au sonore ; mais comment s’applique-t-il en ce cas, ou sinon qu’est-ce qui diffère et comment cette période peut-elle enrichir ou invalider ce modèle ? On se dit que la finesse d’analyse de l’auteur nous mènerait ici à d’intéressantes hypothèses, mais pour l’instant elles manquent…

Le livre ouvre pourtant de fascinantes pistes de réflexion sur ce que le cinéma sonore signifie dans une histoire de l’esthétique et dans une histoire non techniciste ou instrumentale des arts médiatiques. Le cinéma sonore permet d’enregistrer une trace analogique du réel entendu, du bruit et de la parole qui accompagnent l’étant vu. La technologie ne fait pas seulement du monde l’objet de la vision, mais aussi l’objet de l’ouïe ; elle permet de reproduire et de faire réentendre la musique du monde. Elle montre la capacité de manipuler le réel à des fins mercantiles, mais aussi sa capacité de reproduire l’étant à des fins vitales et esthétiques. Le son peut être le beau, et le beau peut être la vie. Le son du cinéma existe aujourd’hui comme musique, en plus de compter sur la musique comme élément. Jamais auparavant le bruit de la matière, sinon la musique, ne fut utilisé comme matériau expressif, et l’histoire de cette époque nous renvoie aussi aux réflexions de Heidegger sur la technique : elle comporte le danger d’en être le simple instrument, mais aussi la possibilité de donner le jour à une beauté nouvelle et salvatrice. Pour reconnaître celle-ci et la transmettre, il faut également tenter d’en connaître les principes et de suivre les chemins qu’elle a empruntés, sinon l’admiration devient un peu aveugle, ou ici un peu sourde.