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Parmi les écrits de jeunesse que Théodore de Bèze fit paraître en 1548 sous le titre de Juvenilia[2], un long poème en hexamètres dactyliques, inséré dans la section intitulée Silvae, raconte l’épisode des amours adultères de David et de Bethsabée[3]. Il s’agit, bien sûr, du péché grave qui causa le malheur de la maison du roi et inspira le célèbre psaume pénitentiel Miserere mei Domine[4]. Selon le récit biblique, David, après avoir partagé le lit de Bethsabée, envoie à une mort certaine le mari de celle-ci, Urie le Hittite, soldat vertueux et fidèle, dans la guerre. Il reçoit ensuite le messager Nathan qui lui fait part de la colère du Seigneur[5]. Dieu, dans sa clémence, pardonne à David son crime, mais annonce aussi que la vengeance divine frappera sa descendance familiale[6]. Il convient d’observer que dans le récit de Théodore de Bèze, aucune mention n’est faite de ce pardon déclaré. Sans transmettre de déclaration formelle concernant sa postérité, Nathan invite David à prier Dieu pour demander sa grâce : « Tu modo flecte Deos lachrymis ». Dès lors, le David de Bèze se trouve envahi d’une inquiétude qui ne le quittera plus. Tourmenté par l’incertitude, David réfléchit au parti qu’il doit prendre. Sa terreur devant la colère divine l’amène d’abord à envisager le suicide, mais il résiste à cette tentation du désespoir. Au moyen des larmes et de la prière, il implore la Grâce. La fin du poème constitue aussi le seuil des Psaumes. David se soumet entièrement à la volonté de Dieu. Il s’empare de sa lyre et se met à traverser tout seul la région sauvage qu’il voyait naguère depuis les hauteurs de son palais. Le récit se termine donc sur le début d’une nouvelle quête, menée dans des conditions tristement nouvelles pour l’oint du Seigneur. Dépourvu de la certitude d’un rapport intime avec Dieu qui constituait naguère sa principale force et la source même de son courage, David connaît la solitude trop humaine du pécheur.

Dans ce poème qu’il désigne explicitement comme la préface aux Psaumes, Bèze raconte l’épisode vétérotestamentaire d’une manière qui en souligne les profondeurs tragiques. Son récit construit en effet une vision assombrie de la condition humaine, dont le malheur fondamental procède d’un péché originel qu’aucun geste ne saurait effacer. Ce malheur inspire aux hommes une inquiétude profonde par rapport à la question du salut. Par l’importance primordiale qu’il attribue à l’expérience individuelle de la pénitence, Bèze dessine clairement les affres spirituelles que l’homme connaît dans la crainte que Dieu ne s’éloigne de lui. Ici, aucune promesse ne vient récupérer d’emblée la faute : au lieu de voir David comme une figure annonciatrice de la venue du Christ, Bèze examine attentivement la spiritualité du roi pécheur. La précision de son regard de poète fait ressortir l’affliction profonde du personnage biblique, soulignant le sentiment de la perte qui anime la voix des Psaumes davidiques « quos paenitentiales vocant ».

Après avoir situé la Silve de Bèze eu égard à la tradition de commentaires patristiques et humanistes sur le péché de David, la présente étude traitera successivement des quatre thèmes majeurs qui surgissent dans la récriture de cet épisode biblique. Ces quatre thèmes sont : le pouvoir surhumain (et diabolique) de Cupidon, la faiblesse de David devant la tentation de Bethsabée, la colère de Dieu et la pénitence de David après la visite de Nathan. L’analyse doit montrer que Bèze dessine un tableau de la faiblesse humaine dont le caractère tragique réside dans l’ingratitude qui amène l’homme à méconnaître, dans l’absolu de l’autorité divine, la bonté infinie de Dieu. Cette méprise tragique constitue aussi le fondement de la poétique des Psaumes[7].

Les commentaires du psaume LI et la faute de David

Les commentateurs du psaume LI, la prière que prononce David après le message de Nathan, tendent à évacuer le caractère tragique de la « chute » du roi, car ils minimisent souvent la terreur qui habite le pécheur solitaire. En récupérant sa faute sous l’égide des figures qui annoncent le Christ, les commentaires traditionnels obscurcissent la grandeur solitaire de l’homme exceptionnel dans une situation qui dépasse ses forces. C’est ainsi que l’épisode de l’amour adultère de David devient l’objet d’une double lecture, au sein de la narration biblique et comme illustration de la bonté divine. David fait figure désormais d’annonce divine et d’exemplum. Il est l’homme pieux que Dieu choisit de soumettre à une épreuve difficile afin d’offrir à l’humanité une leçon de pénitence. Ces explications du péché de David réduisent la portée tragique de l’épisode en l’inscrivant dans le vaste mouvement narratif de la Bible, dont l’ultime dessein reflète l’intention bénéfique du Seigneur. Au lieu d’approfondir la souffrance intérieure du héros déchu au moment de sa faute, elles soulignent l’évidence de la rédemption dans la personne de Jésus.

La lecture figurative, où s’ébauche la promesse de salut dans la venue du Christ, constitue l’un des principaux éléments des commentaires patristiques traitant du péché de David. Ambroise, dans son Apologie de David, compare la souffrance du fils de Jessé à celle de Job. Il ajoute que même Jésus, qui ne connaissait pas le péché, s’est fait péché lorsqu’il s’est fait chair, afin de sauver les hommes[8]. Selon cette lecture, Dieu réserve à l’homme pieux une épreuve qui l’atteint comme tentation de la chair et comme terreur de la chute. La leçon évidente est que tous les hommes, quelle que soit leur piété, sont susceptibles de commettre des péchés impardonnables. Il s’agit donc de savoir par quels moyens un homme exceptionnel apaisera la colère divine. De quels exploits s’acquittera-t-il pour rentrer dans la grâce de Dieu ? Sa force, édifiante pour le reste des hommes, doit transparaître au moment de sa grande pénitence :

N’est-il pas clair que même un saint comme David, renommé pour sa foi, remarquable par sa douceur, David à la main forte, Dieu a tenu à le mettre à l’épreuve, pour voir comme il ferait pour couvrir son crime, pour réparer sa chute, et cela, afin de nous enseigner comment nous pouvons couvrir le péché quand nous l’avons commis[9] ?

Ainsi donc, le commentateur assigne au péché d’adultère un statut d’ordre résolument didactique. Désigné comme la préfiguration du Christ, David représente à l’échelle humaine la pénitence d’un vrai fidèle, qui n’atteindra sa perfection que dans la personne de Jésus lui-même. Bien que l’erreur de David conduise chez Ambroise à une méditation sur la pénitence, la leçon qui demeure est bien celle de la Promesse. La disgrâce de la « chute » se trouve irrévocablement inscrite dans la chair de chaque homme et de chaque femme, mais Dieu, dans sa bonté infinie, leur fournit le moyen d’agir, de surmonter cette faiblesse naturelle. Grâce à l’enseignement de la tradition apostolique qui remonte aux exempla comme celui de David, les fidèles, réfugiés dans le dogme des sacrements et dans la piété, peuvent contrer les attaques du Malin.

Au xvie siècle, la même approche figurative transparaît dans le commentaire important que le cardinal Jacques Sadolet attacha au psaume LI. Ainsi, lorsqu’il élucide le sens du verset — « Asperges me Domine hyssopo, et mundabor, lavabis me, et super nivem dealbabor[10] » —, Sadoleto décrit une préfiguration vétérotestamentaire du baptême chrétien : « Hoc haud dubie ad baptismum spectat[11] ». Selon le commentateur, les gestes de David sont illuminés par une intuition prophétique de la venue du Christ :

Car que peut être ce bain, qui purifie et lave, et rend plus blanc que neige, si ce n’est le baptême ? David veut être lavé par cette onde du baptême, et il désire être purifié par la fontaine de cette grâce, en sorte que la chose même qu’il déplorait peu auparavant, la fragilité du genre humain et le péché de nos premiers pères, soit effacé en lui ; grâce à quoi, rendu plus pur, plus brillant que neige, il se fortifie dans l’amour de Dieu. Il embrasse néanmoins les mystères des deux lois, l’ancienne et la nouvelle, et il joint aux choses présentes les événements à venir, ce qui est le don particulier de la prophétie[12].

Lorsqu’il évoque le problème théologique de la faiblesse charnelle, le cardinal humaniste emploie les termes propres à la réflexion du Quattrocento sur la misère de l’homme[13]. Or, l’emprunt d’une terminologie latine richement nourrie de sources païennes n’empêche pas Sadolet de poursuivre une lecture herméneutique dont le principe fondamental est bien celui du rapport figuratif entre les deux Testaments[14]. De même que la pénitence et la prière constituent une première grâce permise aux hommes pour les laver de leurs péchés, de même le baptême chrétien constitue, selon le commentateur, le symbole parfait de la rémission finale de ces péchés. Ainsi, sous le régime des sacrements de l’Église, le pécheur chrétien ne connaît pas la solitude de l’abandon absolu, la terreur de l’éloignement de Dieu. C’est pourquoi Sadolet perçoit le baptême comme ce qui efface la tare de la faiblesse charnelle, la « fragilité du genre humain ». Or, une telle réflexion présuppose aussi l’effacement de la condition proprement tragique de l’existence. Fondée sur l’angoisse sempiternelle de l’homme qui contemple son destin sculpté par les mouvements du hasard, cette condition réside dans l’incertitude du salut, la perpétuelle menace du néant.

Dans leur effort apologétique, ces commentaires expliquent le péché de David en lui accordant une valeur d’exemplum qui montre l’incommensurable portée de la clémence divine. Aussi le réinsèrent-ils dans la continuité du récit biblique, dont l’ensemble constitue l’enseignement dispensé par le Seigneur pour le bien de l’humanité. D’autres réflexions sur le psaume LI, plus proches de l’esprit de Bèze, préservent au contraire le caractère individuel et solitaire du remords éprouvé par David après l’erreur grave qui offensa Dieu. On peut citer à ce titre le commentaire que le Réformateur catholique italien, Marc Antoine Flaminio, attacha au psaume LI dans l’ouvrage qu’il dédicaça au cardinal Alexandre Farnèse[15]. L’explication que Flaminio attache à l’expression « Asperges me domine hyssopo », est bien différente de celle qui apparaît chez Sadolet. Flaminio, en effet, ne fait aucune mention de la nature proleptique de ce cri d’angoisse. Ses remarques visent à replacer les propos de David, non dans les grandes lignes de la tradition chrétienne, mais dans le contexte de la loi vétérotestamentaire, établie par les livres du Pentateuque. En ce sens, il cherche à se rapprocher des craintes et des espérances de l’homme coupable :

Les prêtres usaient de l’aspersion de cette herbe, lorsqu’elle était teinte du sang d’une victime expiatoire, pour conjurer les maladies corporelles. Mais il s’agit là d’un rite mystérieux, car c’est plutôt la guérison de l’esprit qui fut désignée par cette aspersion. C’est ainsi que Dieu décréta que l’hysope ferait partie du sacrifice solennel que l’on accomplit en raison du péché, comme c’est écrit au livre des Nombres. Ainsi donc, lorsque David prie Dieu de l’asperger d’hysope, il ne demande en effet rien d’autre que ce que Dieu lave toute l’impureté de son esprit, pour que rien n’y demeure qui soit indigne du regard très chaste du Seigneur[16].

Dans cette explication, la formule « nihil aliud precatur » (« il ne demande en effet rien d’autre ») souligne le fait que la portée spirituelle accordée à ce verset constitue déjà une interprétation des paroles du roi, lorsqu’elles sont lues dans le contexte de la loi hébraïque. Il s’agit donc stricto sensu, selon Flaminio, d’une prière qui concerne au premier chef le bien-être spirituel de David lui-même. Cela explique sans doute pourquoi les références à des exempla parallèles sont rares dans le commentaire de Flaminio, dont certaines remarques se lisent, non comme des annotations savantes, mais comme des prières qui prolongent et intensifient celle de David[17].

Un souci réel de la tribulation spirituelle du roi, semblable à celui qui transparaît dans le commentaire de Flaminio, anime la longue méditation en hexamètres latins que Théodore de Bèze place au seuil des Psaumes. La perspective solitaire qui se dégage de cette méditation fonde une vision qu’il convient d’appeler « tragique », dans la mesure où la faute d’un homme divinement élu le conduit à affronter tout seul l’incertitude de son destin. Cette perspective solitaire procède d’une pratique de la lecture axée sur la réalité, l’expérience immédiate et intime, des personnages dont la narration biblique raconte l’histoire. Des remarques dans ce sens apparaissent dans une autre préface de Bèze, celle notamment de la « tragédie » en français intitulée Abraham sacrifiant. Dans cette préface, Bèze désigne une liste de personnages exemplaires, sans toutefois établir de lien entre eux. Bien que l’Écriture Sainte contienne de nombreux exemples édifiants, « desquels le moindre est suffisant, non seulement pour enhardir, mais aussi pour rendre invincibles les plus foibles et descouragez du monde », le dramaturge distingue trois personnages qui lui semblent plus intéressants que tous les autres :

Mais entre tous ceulx qui nous sont mis en avant pour exemple au vieil Testament, je trouve trois personnages ausquels il me semble que le Seigneur a voulu representer ses plus grandes merveilles, à sçavoir Abraham, Moise, et David : en la vie desquels si on se miroit aujourdhuy, on se cognoistroit mieux qu’on ne faict. Lisant donc ces histoires sainctes avec un merveilleux plaisir et singulier proffict, il m’est pris un desir de m’exercer à escrire en vers tels argumens, non seulement pour les mieux considerer et retenir, mais aussi pour louer Dieu en toutes sortes à moy possibles[18].

Bèze décrit la contemplation de ces trois grands exemples comme une activité de lecture, à travers laquelle le lecteur individuel s’instruit sur sa propre vie. En s’informant sur les joies et les tribulations d’Abraham ou de David, il se renseigne sur son propre parcours d’homme devant Dieu. Au terme de ce processus d’apprentissage lettré, le lecteur prend la plume, afin de contribuer de sa voix à l’éloge de Dieu. Autant dire que le lecteur, inspiré par les textes, se transforme en poète. Un tel rapport, immédiat et personnel, avec le texte et les personnages bibliques éloigne Bèze de la perspective d’un commentateur comme Ambroise. Au lieu de proposer un commentaire ou une paraphrase du texte biblique, Bèze raconte l’histoire de David et de Bethsabée sur le mode de la fiction poétique. Le tableau qui se dessine dans cette oeuvre de Bèze, souligne, de manière plus forte encore que dans le commentaire de Flaminio, le poids tragique de l’incertitude qui accable le pécheur.

Le pouvoir de Cupidon

Le fils de Vénus, on le sait, apparaît à maintes reprises dans la poésie d’inspiration païenne, comme la cause de la faiblesse et de la chute, voire de l’erreur. Même les héros les plus forts, les divinités les plus puissantes, succombent au pouvoir irrésistible de Cupidon. Les poètes et les humanistes de la génération du jeune Théodore de Bèze ne font pas exception à cette règle. Hugues Salel, à titre d’exemple, publia en 1534 un dialogue entre Cupidon et Jupiter, à la fin duquel le dieu enfant remporte une victoire décisive sur le père des dieux[19]. Érasme, au troisième livre des Adages, décrit, lui aussi, les pouvoirs étonnants de cette divinité. Aussi consacre-t-il à ce thème une élégie de 52 vers[20]. Or, ces représentations de l’amour tendent à souligner le caractère paradoxal de sa puissance. Petit enfant nu, aveugle et apparemment sans malice, Cupidon détient un pouvoir invincible qui fait des ravages parfois terrifiants. À la limite, ce paradoxe mystérieux le rapproche d’un autre personnage figurant le triomphe de la faiblesse, celle notamment du jeune David, le vainqueur de Goliath.

Or, lorsque Cupidon apparaît au début de la préface des Psaumes, Bèze ne suit pas la convention qui souligne l’aspect paradoxal de son caractère. Ce qui sépare les pouvoirs de Cupidon et de David dans l’aperçu de Bèze, c’est bien le fait que David est l’élu du Seigneur, alors que le fils de Vénus détient les pouvoirs, impressionnants, mais limités, d’une divinité païenne. Bèze cherche d’abord à mettre en évidence le pouvoir du petit dieu, le danger qu’il représente. Rusé et dynamique, Cupidon vient de traverser ciel, terre et mer, ce qui montre d’emblée sa puissance. Cherchant un lieu d’asile pour la nuit, Cupidon, de ses yeux « pénétrants » (acres… oculos, v. 5-6) perçoit la belle silhouette de Bethsabée. La puissance du petit dieu comporte aussi le don de l’illusion, voire de la métamorphose. Séduit par l’apparition de la jeune femme, il décide aussitôt de revêtir une forme transparente, invisible, afin de contempler à sa guise cette beauté qu’il admire : « Voici, s’exclame-t-il, le siège digne d’un dieu ! » (Haec est digna Deo sedes, v. 20). Il se demande même pourquoi les divinités louent la beauté de Dioné, tant celle de Bethsabée la surpasse. Le fils de Vénus adopte une forme corporelle éthérée, invisible :

… et subito, pharetraque arcuque relictis,

Aereum sumit corpus (mirabile dictu)

Corporeis tantum rarum oculis, ut cernere nemo

Mortalis possit, quantumvis cernat acute[21].

Ainsi déguisé, Cupidon décide d’habiter le corps même de la femme, dans lequel il entre naturellement, comme un rayon de lumière (v. 30-33). Bethsabée, qui se montre sensible à cette nouvelle présence, ne pense désormais qu’aux « arts de Vénus » : « nil praeter Veneris iam cogitat artes » (v. 34). Elle soigne sa beauté, l’effet diabolique de Cupidon ayant fait d’elle un redoutable objet de tentation.

L’investissement par Amour du corps de Bethsabée évoque l’épisode célèbre au chant I de l’Énéide, dans lequel Cupidon, suivant le commandement de sa mère, adopte la forme de Iule, le fils d’Énée, afin d’assurer la perte de Didon en permettant au héros Troyen de la séduire. Chez Virgile comme chez Bèze, la métamorphose temporaire de Cupidon sert à renforcer l’utilité apologétique de la narration. Didon souffre de l’inconduite d’Énée, mais l’intervention de Vénus et de Cupidon l’y a rendue spécialement vulnérable, ce qui pallie l’excès de son propre comportement. Dans le poème de Bèze, le péché de David apparaît moins grave pour avoir été orchestré par la méchanceté du petit dieu païen. David est donc coupable seulement dans la mesure où il ne résiste pas à la tentation, diabolique, de Bethsabée animée par les pouvoirs de Cupidon. Aussi, les choix lexicaux de Bèze soulignent-ils la violence de l’illusion dont David est la victime. On peut citer à cet effet le vers 30, où l’emploi du participe « indutus » — « Sic indutus amor formosam hinc inde puellam » — évoque l’image virgilienne du guerrier conquérant qui se vêt des armes de son adversaire[22].

La divinité de Cupidon étant celle d’un dieu païen, elle est donc limitée par comparaison à la puissance sans bornes du Dieu d’Israël. Bèze souligne cette contrainte inhérente dès l’incipit du poème, lorsqu’il annonce l’arrivée de Cupidon :

Forte pererratis caelo, terraque, marique,

Ales Amor sacras Judaeae callidus urbes

Visebat, pharetraque minax, flammataque gestans

Tela manu ; jamque hospitium, sedemque petebat

Venturae nocti : dumque acres undique versat

Saepe oculos, dubitatque etiam qua sede moretur…[23]

Alors que le regard de Dieu embrasse la Création entière, Cupidon se voit contraint de chercher un lieu propice à son repos nocturne. Il est sujet aux conditions imposées par le hasard, comme l’emploi de l’adverbe forte l’indique au début du poème. Tous les gestes du dieu païen sont l’oeuvre, non d’une sagesse divine, mais bien du contexte avec lequel Cupidon doit composer et dont il n’est pas l’architecte. C’est bien ce que révèle son hésitation quant au choix d’un asile nocturne. Assujetti aux aléas du hasard, Cupidon s’emploie à infliger aux mortels les turbulences d’une passion violente et souvent éphémère.

Lorsque David succombe à la tentation du désir, il accepte d’être gouverné par le pouvoir de Cupidon. Cette même soumission aux forces du hasard est tout à fait semblable à celle de Cupidon. Ainsi, lorsqu’il perçoit la figure sublime de la jeune femme d’Urie, David découvre cette image fatale par hasard, comme le souligne l’ablatif « casu » (v. 45). Cupidon est puissant, mais sa force se déploie inconsidérément, ce qui l’amène à s’accrocher à des trouvailles de pure contingence. De manière analogue, l’erreur grave de David n’est que l’oeuvre de sa faiblesse. Incapable de résister aux appâts du désir charnel que lui tend Cupidon, il commet le double péché de l’adultère et du mensonge. En effet, dans le poème de Bèze, le dieu de l’amour joue un rôle semblable à celui de Satan dans certains Mystères du Moyen Âge tardif ainsi que dans l’Abraham sacrifiant. Or, rien n’indique que Cupidon et David ne soient que les instruments de l’inscrutable intention divine, ou que Dieu aurait planifié la chute du roi afin de l’éprouver. L’erreur tragique de l’homme pieux réside dans l’irruption, au milieu d’une vie exemplaire, du désir charnel qui atteint tous les hommes, y compris les meilleurs et les plus forts. La situation tragique, dessinée par la préface des Psaumes, est le résultat d’un mauvais geste qui l’éloigne de Dieu et le condamne à l’état d’incertitude dans lequel il remontera tout seul, muni de la foi et de la lyre, la pente de la Grâce.

La tentation

La référence à Cupidon constitue une manière d’illustrer l’extrême difficulté du défi qui s’impose à David. Confronté à une tentation surhumaine, l’homme pieux risque de fléchir malgré la force de sa vertu personnelle. C’est pourquoi Bèze se réfère à Cupidon comme à une force extérieure tout à fait redoutable, un suppôt païen de la mauvaise volonté satanique. Or, la justice divine ne pèsera pas la culpabilité de Cupidon. Elle considérera uniquement l’erreur de David.

Quant à sa disposition, le texte de Bèze est organisé de manière à souligner la tentation charnelle. Ni David, ni Dieu n’apparaissent au début du poème. Seul Cupidon, l’anti-héros satanique, occupe la scène. Séduit par la beauté de Bethsabée qu’il rencontre par hasard, Cupidon décide sur-le-champ de se glisser dans ce corps éminemment désirable. Afin de rehausser l’impression du danger que représente cette belle jeune femme, Bèze déploie le topique conventionnel du portrait féminin qui énumère les traits sublimes de l’objet désiré :

Tandem ad Bersabes convertit lumina formam ;

Et mox tam raras mortali in corpore dotes

Miratus, viridesque oculos, frontemque patentem,

Purpureasque genas, pulchri et discrimina nasi,

Os roseum, et flavos per eburnea colla capillos,

Marmoreumque sinum, porrectaque brachia longe,

Et teretes digitos…[24]

Cet éloge de la beauté de Bethsabée s’inscrit dans la tradition ancienne du portrait féminin, qui énumère les attraits en descendant de la tête jusqu’aux pieds. Souvent dans ces descriptions, le poète, exaspéré par la tentation irrésistible, laisse transparaître les effets exercés sur lui par la vue d’un aussi bel objet. Chez Ovide, à titre d’exemple, dans l’élégie I, v des Amores, un portrait détaillé de Corinne apparaît au beau milieu du récit d’un après-midi passé à deux à l’intérieur de la maison. Après avoir dressé le portrait, le poète, violemment ému par cette apparition « digne de louange », raconte qu’il arrache la tunique de Corinne ; puis il détaille soigneusement, selon l’ordre descendant, les charmes de sa physionomie[25]. L’époque de Bèze, on le sait, connut une pratique semblable du portrait, dans les poésies vernaculaires dont les Blasons du corps féminin constituent un échantillon significatif[26]. Un aspect particulier de ces poésies légères est la référence fréquente à l’effet que l’image exerce sur le poète lui-même. La même tendance se laisse remarquer dans la poésie néo-latine de l’époque humaniste. Ces textes, plus encore que leurs modèles antiques, accordent un statut particulier à la transcription poétique des objets sensuels. Tout se passe en effet comme si la langue poétique, désormais rivale des arts visuels, avait une prise sur le réel semblable à celle de la peinture. Il s’ensuit que le tableau descriptif, oeuvre de la réminiscence poétique, évoque une réaction extrême chez l’auteur lui-même. On peut citer à ce titre une élégie de Giovanni Pontano, dans laquelle le poète affecte de s’évanouir après avoir tracé le portrait de sa belle[27]. C’est que le portrait féminin n’est jamais présenté comme l’oeuvre d’un auteur indifférent. L’image déstabilise le scriptor qui regarde, provoquant chez lui une réaction passionnée, témoignage de son désir et de sa faiblesse. Chez Ovide, le poète devient soudain violent et donne libre cours à son désir érotique. Chez Pontano, il se déclare vaincu par le désir et perd connaissance.

Théodore de Bèze déploie cette topique païenne afin de montrer quelle tentation puissante accable le roi David. Fruit d’une longue tradition gréco-romaine, le portrait féminin permet au poète d’inscrire dans son récit le procédé descriptif dont la fiction situationnelle, celle du poète amoureux, appelle toujours une réaction forte. Traditionnellement invoquée comme l’évidence d’une beauté surhumaine qui explique le désir charnel du poète souffrant d’amour, l’image de la femme sert à faire partager au lecteur la perception sensuelle qui aurait inspiré cette souffrance. Sous la plume de Bèze, elle contribue donc à l’apologie du roi David en illustrant la beauté d’une femme apte à séduire le regard de Cupidon lui-même. Aussi ce motif littéraire, en révélant ainsi la nature du défi qui s’impose à David, vise-t-il à engager la compréhension du lecteur. Cette image doit aussi faire comprendre comment le roi pieux aurait pu abandonner, en suivant son désir éphémère dans toute l’incertitude qu’il représente, la promesse divine qui devait assurer la grâce perpétuelle de sa maison et de son peuple.

La colère de Dieu

L’apologie de David chez Bèze vise à engager la compréhension du lecteur, sans que cet engagement entraîne immédiatement celui du pardon. Il ne s’agit pas pour l’apologète d’effacer le péché de David, mais bien d’illustrer à la fois la difficulté extrême de sa situation et la gravité de son erreur. La fragilité humaine du roi pieux, du vainqueur de Goliath, n’est pas une aberration qui mériterait une miséricorde exceptionnelle. Elle révèle au contraire la constance de la bonté divine, puisque le meilleur et le plus fort des hommes se révèle suffisamment faible pour commettre des péchés proprement impardonnables.

Déjà le Seigneur était en colère, précise le narrateur, lorsqu’il vit « le roi aliéné, céder au pouvoir d’un amour néfaste. » Malgré la séduction irrésistible de la jeune femme embellie par les astuces diaboliques de Cupidon, David demeure coupable aux yeux du Seigneur. Le pouvoir de Cupidon est secondé par les agencements malicieux de Fortune. Affaibli par ces forces dangereuses, David cède à la tentation :

Paret Bersabe, tantoque authore peracta

Culpa placet : favet incoeptis Fortuna nefandis[28].

Ces vers laissent entendre que la culpabilité de David est semblable à une culpa charnelle comme celle de la reine Didon qui, au chant IV de l’Énéide, succombe par faiblesse en dépit de sa vertu qui résiste[29]. Mais lorsque, de surcroît, Dieu voit l’innocent Urie tomber sous les coups de l’ennemi, la profondeur de son mécontentement se manifeste de façon éclatante. La menace semble bien d’ordre apocalyptique. Dans un ciel empli de cortèges angéliques, Dieu s’érige sur le trône du jugement :

Quippe affore tempus

Audierant, ipsos olim quod verteret orbes

Caelorum, et totum flammis misceret olympum.

Caelorum in medio, qua se super omnia tollit

Sublimis moles mundum complexa rotundum,

Stat thronus, et gemmis totus conflatus et auro[30].

Dans les crimes de David, l’adultère est suivi du mensonge et du meurtre. Irrité par une telle accumulation de péchés graves chez le roi du peuple élu, Dieu songe à l’anéantissement, non du roi en particulier, mais bien de la race humaine toute entière. À la tête du tribunal céleste, flanqué des deux côtés par Justice et Clémence, « soeurs jumelles », Il vitupère contre David et son peuple. Le discours du Seigneur se déploie sur le mode judiciaire, dans une énumération chronologique qui détaille les preuves sempiternelles de l’ingratitude humaine à l’égard de la bienveillance divine. La liste parcourt les livres historiques de l’Ancien Testament, depuis le livre de la Genèse jusqu’aux livres de Samuel. Arrivé au temps présent et au péché de David, Dieu prononce un verdict terrible. Le jour de colère est arrivé, déclare-t-il, le moment est venu d’éliminer le « peuple féroce » en raison du délit final que le roi des Juifs vient de commettre :

Nunc tamen antiquos mores imitatus avorum,

Oblitusque mei, nec caeli spernere leges,

Nec crudele scelus sceleri junxisse vertur.

Hinc leges, hinc jura tacent violata sacrati

Conjugii ; hinc noster non digna morte peremptus

Vindictam petit Urias : nunc ergo superbum

Ulciscar regis pectus, populumque ferocem

Delebo iratus, nostri monumenta doloris[31].

La triste conclusion de ce discours ne détermine pas toutefois le sort de l’humanité. Lorsque Dieu déclare son intention d’éliminer la race entière à la suite du méfait d’un grand roi, un murmure audible se lève « partout, sur l’Olympe ». « Certains », explique le narrateur, « approuvent ces déclarations » ; d’autres, en revanche, préfèrent une punition moins extrême. Le Dieu de l’Ancien Testament préside un conseil divin tout à fait semblable aux réunions des dieux dans les épopées de l’Antiquité païenne[32]. Aussi Clémence prêche-t-elle une tempérance qui ressemble à la mediocritas aurea de l’éthique aristotélicienne. Elle prend la parole pour exprimer l’avis de ceux qui préfèrent une réaction où transparaît l’esprit de la synkatabasis, caractérisé par la compréhension de la faiblesse humaine. S’il fallait donner une punition proportionnelle à ce qu’exige la justice absolue, aucune foudre n’y suffirait, et plus aucune âme humaine n’habiterait la terre. Or, une justice aussi radicale abolirait aussi la promesse divine, prodiguée à David avant son péché tragique. Clémence, la fille de Dieu, propose une solution qui empêche la punition absolue, universelle et définitive. Au lieu de justifier l’effacement de l’humanité entière, elle suggère d’avertir David, le roi pécheur, de la gravité de l’erreur qui a suscité la colère divine :

Ne, Genitor, ne te crudelem nomine dici,

Quaeso, sinas : tua nota satis sunt numina mundo.

At si poena placet, si res tam saeva probatur,

Hoc unum rogito supplex, hoc pectore toto

Flagito, fas ut sit sceleris monuisse peracti

Davidem : feret ille preces, tandemque furore

Deposito, scelus hoc illi noxamque remittes[33].

Les prières que David offrira au Seigneur ne sont pas seulement le fruit de sa pénitence. Elles deviennent la voie même du pardon. Tel est bien le statut qu’il convient d’accorder aux Psaumes dont ce poème constitue la préface, dans lesquels le pénitent mortel offre son âme à Dieu. La tempérance de la colère divine constitue déjà une manifestation de l’amour du Père, car la justice absolue aurait requis, selon l’aveu même de Clémence, l’anéantissement de la race humaine. En ce sens, le débat du conseil céleste révèle la profonde justice de l’incertitude qui caractérise le sort du pécheur.

La prière devient ainsi, pour David, l’unique moyen d’agir. Aussi apparaît-elle, dans ce contexte, comme un labeur résolument solitaire de l’âme déparée. Elle est moins une véritable offrande qu’une preuve du repentir. Désormais conscient de sa faute, David se voit appelé à montrer in extremis la sincérité de sa foi. Mais la prière du pénitent, ainsi que tout effort humain, demeure en soi insuffisante à justifier la rentrée en grâce de l’élu devenu coupable. Telle est aussi la condition tragique du peuple de David, et par extension de toute la race humaine, qui, sans le savoir, suscite la colère de Dieu et devient aussitôt l’objet de sa clémence. Le dialogue entre Dieu et sa fille, Clémence, contient un jugement explicite, non seulement du geste meurtrier de David, mais aussi des livres historiques de l’Ancien Testament : ils portent l’évidence d’une culpabilité collective qu’aucun acte pieux ne saurait racheter.

La culpabilité de David

À la suite du tribunal céleste, aucun doute ne subsiste quant à la culpabilité profonde du roi David et de son peuple. Seule la sévérité de la punition demeure en suspens. Bèze entreprend de montrer que les malheurs que connaîtra la maison de David ne sont pas l’oeuvre de la férocité de Dieu, mais plutôt la preuve de sa clémence, voire de son amour paternel. La méconnaissance perpétuelle de cet amour amène l’homme à sous-estimer tragiquement la profondeur essentielle de sa propre faiblesse. Lorsqu’il s’éloigne de Dieu en suivant les appâts multiples du péché charnel et meurtrier, David se condamne à vivre dans une incertitude qui semble rapprocher son sort de celui de Saül. Tout dépendra désormais de la piété de sa prière, de la manière dont il s’y prendra pour se rapprocher une nouvelle fois du Seigneur. C’est au début de ce nouveau départ que le poème de Bèze se termine. Dépouillé des vestiges de la royauté, muni uniquement de sa lyre et de sa voix, David entame le long chemin d’épreuves qui se déploie devant lui.

La portée symbolique de cette image du roi humilié et pénitent revêt une importance considérable en raison de son occurrence à la fin de la préface des Psaumes. Par ce seul fait, Bèze assigne à l’humilité du chanteur royal une valeur qui devient représentative de l’esprit du psalmiste. La communication entre le messager Nathan — que Bèze représente sous la figuration de l’ange — et le roi coupable devient à ce titre la preuve essentielle de la clémence divine et de la générosité de son écoute. Convaincu par la plaidoirie qu’Il vient d’entendre, Dieu choisit l’une des « divinités ailées » comme messager au roi pécheur. Il lui commande de faire part à David de la colère divine et de lui apprendre les conséquences de son erreur :

Hunc igitur propere Solymorum invisere terras

Imperat Omnipotens, culpaeque monere peractae

Davidem, simul et poenas mortemque minari[34].

Arrivé sur la terre au milieu de la nuit, Nathan se manifeste à David dans la forme d’un rêve, pour l’exhorter à se repentir, à quitter le lit et les plaisirs charnels, à se prosterner devant l’autel. Coupable d’un « double péché », le roi témoignera de la mort des siens. Il contemplera aussi les affres de la guerre intestine qui déchirera son peuple, et il supportera dans sa propre maison l’inceste et l’hostilité qui sépare les frères[35]. Son seul recours est bien désormais celui de la prière et des larmes pénitentes.

Après avoir prononcé les paroles qui communiquent la justice et la miséricorde divines, Nathan disparaît dans l’air — « in tenues fugiens evanuit auras » —, laissant David sans sommeil, dans un état d’effroi extrême. Conscient d’avoir offensé Dieu — « crimen fatetur conscius » — le roi terrifié abandonne son lit et, se frappant la poitrine, jette loin de lui les vestiges symboliques de la royauté. Atterré, prosterné devant le Seigneur, il donne libre cours aux sentiments et foisonnement de réflexions qui débordent son esprit : « partes animum convertit in omnes ». Au terme de cette prière à la fois ardente et navrée, le poète annonce que Bethsabée n’inspire plus à David le moindre désir charnel. Son image passe devant ses yeux, et le laisse froid. Cupidon et Vénus vaincus enfin par la crainte et le repentir, seule l’épouvante règne dans son coeur[36]. Ainsi libéré de toute concupiscence charnelle, une fois éteint le désir qui ravageait son for intérieur — « …nulla calores intus flamma parit » —, David hésite entre la prière et le suicide. Dans le double éloignement de la grâce divine et du plaisir sensuel, il pense à la mort :

Quid faciat ? num vel miserum se ex arce suprema

Praecipitet, vel visceribus crudum induat ensem ?

Num veniam exposcat, justasque avertere Divum

Conetur lachrymis iras[37] ?

Face à la colère divine, le roi d’Israël se place devant le dilemme fondamental de l’existence, celui qui le lie aux héros tragiques comme Oedipe et Hamlet. À cette délibération intérieure du héros biblique, Bèze ajoute un détail de symbolisme narratif. Derrière le palais royal, explique-t-il, se trouvait une caverne effroyable, dont la roche escarpée couvrait d’une masse énorme les profondeurs obscures[38]. Lorsque David réfléchit à son péché et au sort qui l’attend, son regard se fixe sur la désolation de cette scène naturelle :

Haec igitur pavidus sublimi David ab arce

Singula spectabat, dubius vitamne, necemne

Eligeret : nunc caelum oculis atque astra petebat

Attonitus, largo nunc turgida lumina fletu

Fixa tenebat humi ; tandem circunspicit antrum…[39]

Le regard errant, qui cherche successivement le ciel et les profondeurs souterraines, traduit le désarroi de l’homme dont l’esprit « cherche partout ». C’est bien cette pulsion du désespoir, de l’esprit éloigné de Dieu pour la première fois, qui caractérise la chute spirituelle de David. Une telle errance désolée le rapproche en effet de la posture d’Amour qui, au début du poème, errait « caelo, terraque, marique… ». Livré à toute l’incertitude d’un chemin long et solitaire, le pénitent espère retrouver la grâce à force de prier continuellement. La faiblesse tragique de sa nature, et non quelque cruauté de l’instance divine, rend sa quête analogue à celle de Sisyphe.

C’est bien ainsi que, de manière paradoxale, l’errance qui marque la chute spirituelle du roi devient aussi pour lui le moyen du retour à l’état de grâce. À la fin de la Silve, David n’est pas encore prêt à invoquer Dieu. Il fait appel aux corps célestes, aux astres qui témoignaient naguère de l’iniquité de ses amours adultères (« invisos… amores »). Il leur demande de le percevoir tel qu’il est maintenant, à l’heure de sa pénitence, « un homme changé » (« mutatum spectate virum »). Puis, après avoir formulé cette demande, il prend sa cithare et l’attache sur lui. Ici, le poète ajoute une remarque sur l’utilité de la cithare, notant que c’était là aussi l’instrument avec lequel le jeune David calmait autrefois les fureurs du roi Saül :

Sic fatus, eburnam

Suspendit zona citharam, qua suetus ad omnes

Mentis erat curas uti, qua saepe sonante

Depulerat saevos inimico a rege furores[40].

L’allusion aux fureurs de Saül introduit un rapport d’équivalence entre David et son prédécesseur disgracié, qui permet de mesurer la gravité de l’erreur du fils de Jessé ainsi que la profondeur de sa chute. Rejeté par Dieu, Saül subissait des crises de furie meurtrière ; David, qui fut la cible principale de ces élans de colère jalouse, soulageait Saül avec la douceur de sa musique. La comparaison implicite avec ce roi condamné suggère donc que la situation de David est périlleuse. À la fin du poème, il prend sa cithare une nouvelle fois pour implorer la miséricorde divine. Ce dernier geste représente le point de départ du voyageur pénitent et l’élan d’ouverture des Psaumes.

Lorsque Bèze raconte la violence du premier repentir de David, il déploie une comparaison épique propre à symboliser les terreurs de la chute et de l’errance spirituelle. Pour décrire l’énergie du désespoir qui accable le roi, Bèze évoque la situation du voyageur qui aperçoit au loin l’image d’un tigre ou d’un dragon et modifie son chemin afin d’éviter le danger. Le voyageur effrayé quitte le grand chemin, cherchant une route détournée : « telle, déclare Bèze, était David[41] ». Dans tout ce développement à la fin du poème, le symbole prédominant est bien celui du voyageur (viator). Bèze y décrit la scène naturelle, désolée et solitaire qui s’offre au regard de David. En effet, la caverne profonde derrière le palais semble l’endroit indiqué pour l’homme qui souhaite mettre fin à ses jours. Mais David, au lieu de se suicider, se transforme en pèlerin spirituel. Il part sur le chemin qui l’amènera à gravir les montagnes et à descendre dans les cavernes :

Ergo abit, atque sago velatus membra cucullo,

Praecipitis tandem evadit super ardua montis

Culmina : mox antrum ingreditur, largoque madentes

Imbre oculos caelo attollit ; tandemque recepta

Mente, miser tales tremebundo pectore fletus

Orditur, moestas cithara resonante querelas[42].

Le début de ce nouveau voyage constitue la fin de la préface et annonce le début des Psaumes. Désormais incertain de son salut, mais motivé par l’espoir de la clémence divine, David part dans une quête renouvelée de la Grâce. Il est certain d’avoir péché, et non d’avoir obtenu le pardon. L’ardeur sincère de ses chants sera ainsi motivée par ce désir incertain de la rédemption. David, l’oint du Seigneur qui entendit autrefois la voix de Dieu, remplit désormais de sa propre voix solitaire les lieux de son passage.

Le caractère tragique de la « Praefatio poetica in Davidicos Psalmos » réside dans la narration d’une faute (« culpa peracta ») dans laquelle Dieu perçoit l’essence même de la race humaine. En cela, le poème et la pensée de Bèze préparent le terrain du genre de la tragédie qui émergera en France pendant la deuxième moitié du seizième siècle. Ils contribuent notamment « à un approfondissement, psychologique, moral et spirituel, de la faute, qui érige celle-ci en signe d’une condition malheureuse[43] ». L’emploi des figures à la fois païennes et surhumaines, comme Cupidon et Fortune, sert à illustrer la faiblesse absolue de l’être humain qui se trouve dépourvu du secours de la Grâce. C’est bien cette faiblesse qui prête à l’erreur de David son allure profondément tragique, puisque son péché adultère (et meurtrier) révèle avec clarté la dépendance absolue de la condition de l’homme à l’égard de Dieu. Amené par son désir charnel à commettre un geste de renoncement involontaire, qui l’éloigne de l’alliance dont il bénéficiait ainsi que sa maison et par extension la race entière, David porte désormais les conséquences de son erreur. Tel est l’encadrement symbolique que Bèze donne aux Psaumes, avec cette récriture de l’épisode tragique du deuxième livre de Samuel.