Corps de l’article

La présence du prophète sur la scène tragique est problématique à plus d’un titre. Ce personnage, qui prend part à l’action tout en occupant une position qui le soustrait en partie aux responsabilités qu’exercent les autres acteurs, est à la fois intimement lié à l’univers tragique et, dans une certaine mesure, superfétatoire. On essaiera ici de montrer que le personnage de la prophétesse ou du prophète[1], montant sur les tréteaux, pose immédiatement la question non résolue de sa fonction au sein d’une collectivité ainsi que celle de sa valeur dramaturgique dans le genre de la tragédie.

Le caractère tragique du personnage prophétique relève d’une évidence qu’incarne celle dont les apparitions sur une scène au xvie siècle sont les plus nombreuses, la Troyenne Cassandre. Douée du don prophétique, mais privée de la capacité de persuader, elle vit ses obligations oraculaires sur le mode de la douleur, faisant l’expérience intime d’une situation constitutive du genre, une connaissance de son destin malheureux liée à une impuissance à le changer. De fait, le prophète est partie prenante du désastre collectif, qu’il annonce et qu’il vit comme un malheur et une souffrance personnels ; en cela, il se fonde sans peine dans le mode pathétique qui baigne la scène tragique, particulièrement dans le théâtre de la Renaissance qui réserve à ce mode les déclamations centrales de ses pièces. D’autres de ses qualités légitiment sa proximité avec le genre tragique : ses capacités prédictives, ses aptitudes à lire les signes surgissant dans le présent et à comprendre le passé comme la matrice des événements à venir. Car le caractère matriciel du spectacle tragique réduit quasiment à néant l’incertitude sur l’événement et concentre l’intérêt sur son exégèse. Les héros, pris dans les méandres fatals de l’histoire, ont pour la plupart une connaissance, consciente ou intuitive, de ce qui va leur arriver et de la raison pour laquelle cela se produira. Ils lisent dans le passé ou dans un récit autorisé une vérité universelle qui détermine leur destin. Ils ont donc une sorte de capacité prophétique, qui tient à la présence décelable, dans le monde tragique, d’une logique des événements qui se déduit d’une structure matricielle.

Or, ces éléments rapprochant le personnage tragique, et le genre lui-même, du prophète, contribuent à rendre problématique sa présence parmi les protagonistes. Il existe un risque de dissolution des spécificités de la fonction oraculaire dans le tragique, qui se manifeste nettement dans les pièces de la Renaissance de plusieurs manières possibles, allant de l’absence du prophète, à son instrumentalisation ou à son évacuation. Ce qui se trouve menacé de dissolution, voire de stérilisation, c’est le caractère foncièrement nouveau et subversif de la parole prophétique dans le moment de son énonciation. C’est une parole qui bouscule en profondeur l’ordre temporel des choses, et en particulier les institutions, qu’elles soient politiques ou religieuses. Personnage solitaire et libre, il n’est pas menacé par la récupération ou l’intérêt personnel. Le caractère imprévisible de son surgissement et du sens du message dont il est l’incarnation dans l’histoire cadre mal avec un système où tout se tient. C’est précisément pour cette raison que le texte tragique, d’essence didactique à la Renaissance, va s’appliquer à domestiquer la parole libre du prophète, dont le crédit est si difficile à établir de façon certaine, au nom d’une parole de sagesse dont les maints ressassements ont établi une fois pour toute la légitimité. Comme on le verra dans les pages qui suivent, un certain nombre d’auteurs vont s’appliquer à restreindre la fonction prophétique, par l’intermédiaire de la représentation qu’ils en font, soit en partageant les attributions prophétiques entre plusieurs personnages, soit en réduisant le rôle du prophète à une fonction protatique, par l’annonce dès l’orée de la pièce des malheurs qui vont s’abattre, soit encore en détournant la fonction prophétique pour lui faire remplir des charges annexes (conseiller, avocat, sage, etc.).

Le corpus (1550-1585)

Le présent état des lieux prend en compte les tragédies françaises écrites ou publiées dans la seconde partie du xvie siècle, de l’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze (1550) à l’Esther de Pierre Matthieu (1585)[2]. Elles correspondent à la période des troubles religieux qui marquent la seconde Renaissance. Ces oeuvres n’ont pas toutes le même statut. On recense quatre familles principales, par ordre d’importance : les oeuvres à sujet mythologique, biblique, d’histoire ancienne et d’histoire contemporaine. Certes, certains textes sont de simples traductions ou adaptations des modèles antiques et réduisent considérablement l’apport original de l’auteur contemporain. C’est le cas, par exemple, de la Tragédie d’Agamemnon de Charles Toutain (1557), qui traduit l’Agamemnon de Sénèque, et de l’Antigone de Jean-Antoine de Baïf (1573), qui adapte le même titre de Sophocle. Bien que ces pièces reflètent originellement une conception du prophète et l’imagerie qui l’accompagne propres à l’auteur de l’Antiquité, il n’est aucunement problématique de les prendre au compte, tout comme il est légitime d’intégrer dans une analyse sur la pensée contemporaine des oeuvres dramaturgiques qui suivent de près un récit antérieur, qu’il soit biblique ou antique. Car ces textes participent de la réflexion sur le prophétisme qui alimente la pensée de la Renaissance et l’acte d’appropriation est significatif en soi. Le choix du sujet, en outre, est, dans la majorité des cas, particulièrement éloquent. Inutile de se demander pourquoi Jean Robelin choisit de mettre en scène le conflit fratricide d’Étéocle et de Polynice au temps des guerres civiles (Thébaïde,1584), ni pourquoi Jean de La Taille traite du roi Saül, déchu en punition de ses fautes (Saül le furieux, 1572) et des malédictions qui s’abattent sur le royaume d’Israël pour châtier un prince qui manque à la promesse faite à une fraction minoritaire de son peuple (La famine, ou les Gabéonites, 1573). Les thèmes du royaume divisé, de la tyrannie et du tyrannicide, du sacrifice volontaire au nom d’une croyance, de la persécution, de l’exil, et bien d’autres, montrent sans la moindre ambiguïté que la tragédie naissante sert à la fois à donner un sens à une histoire troublée et à tenter de l’infléchir en menaçant les puissants des châtiments similaires à ceux qui ont été subis par les personnages dramatiques, en vertu de causes identiques.

Dans les pièces considérées, on relève la mention de plus de quinze personnages prophétiques, qui ne participent pas à l’action : Calan, Calchas, Cassandre, Hélénos, Manto, Protée, Tirésias, la Pythie delphique, la Sibylle delphique, Daniel, Élie, Élisée, Ésaïe, Ézéchias, Joël, Jonas, Michée, Moïse, Nathan. Si l’on compte les prophètes qui accèdent au statut de personnage, on peut en énumérer également un peu plus de quinze : Cassandre (dans l’Agamemnon de Toutain, l’Achille de Nicolas Filleul [1563] et La troade de Robert Garnier [1579]), David (Tragédies saintes de Louis Des Masures [1566]), Jérémie et Hulda (Josias de Philone [1566]), Samuel (Saül le furieux de Jean de La Taille), un prophète chaldéen (Alexandre de Jacques de La Taille [1573]), Tirésias (Antigone de Jean-Antoine de Baïf), Nathan (La famine, ou les Gabéonites de Jean de La Taille), Moïse (Pharaon de François de Chantelouve [1576 ?]), Calchas (La troade de Garnier), « Le prophète » (Les juives de Garnier [1583]), Amphiarée (Thébaïde de Jean Robelin). À ceux-ci, on pourrait adjoindre des prophètes de circonstances, comme Didon au moment de mourir (Didon se sacrifiant d’Étienne Jodelle [1574]), Heliopole, prêtre égyptien du Pharaon de Chantelouve, Hécube (La troade) et Jeanne d’Arc, dont la mission héroïque se revêt de traits prophétiques explicites (L’histoire tragique de la Pucelle de Dom-Remy de Fronton du Duc [1581]).

La variété des récits convoqués pose le problème de la cohérence du modèle de prophétisme présenté dans cette moitié de siècle. Il ne s’agit pas dans les pages qui suivent de dresser une typologie de différentes représentations du prophète (les principales étant la version grecque et la version hébraïque) ni de choisir l’une plutôt que l’autre. Il est clair que Cassandre représenterait une fausse prophétesse aux yeux d’un Jérémie. Mais chaque pièce recourt à une critériologie qui lui est propre pour déterminer l’authenticité de la mission du messager divin. On sera plutôt attentif à la dimension tragique qui affecte la nature même de la mission prophétique, dimension que l’on retrouve aussi bien dans les traductions de Sénèque et de Sophocle que dans les oeuvres qui s’inspirent strictement du modèle vétérotestamentaire.

La tendance naturelle à la prédiction dans le genre tragique : dilution du prophète

Savoir, pouvoir savoir, mais ne pas pouvoir changer le cours des choses caractérise le mode tragique et en constitue même un des ressorts principaux. C’est pourquoi le genre multiplie les annonces de tout ordre, qui interviennent souvent dans le prologue ou le premier acte de la pièce. Ce sont avant tout les songes qui fleurissent, prémonitoires[3]. Les morts reviennent également hanter le monde des vivants sous forme d’ombres ou d’évocations nécromanciennes[4] pour donner une perspective de l’au-delà. Anges et dieux[5] côtoient les magiciens et les sorcières[6] ainsi que la grande variété de signes, de prodiges, de présages, de sorts et d’oracles interprétés par les astrologues et autres augures[7].

Les prédictions qui proviennent de signes extérieurs aux personnages eux-mêmes, d’autant plus troublants qu’ils sont ambigus, se trouvent souvent confortées par le sentiment intime du héros, manière de prophétie intérieure qui se manifeste par une appréhension, voire une terreur diffuse, relayées par des stimuli corporels qui sont interprétés comme un véritable langage oraculaire. Ainsi Calpurnie, la femme de César dans la pièce éponyme de Jacques Grévin, conjoint la prédiction du malheur imminent avec la description de sensations physiques :

Quel malheur poursuivant ai-je aujourd’hui prévu

De perdre mon César ? […] Las ! je sens élancer

Pêle-mêle une peur au fond de mon penser.

Las ! le coeur me défaut, et je sens dans mes veines

Le poison englacé dont elles sont jà pleines.

L’air m’est tout ennuyeux, et ne puis retirer

Le vent en l’estomac pour me faire parler.

Je sens par tout le corps mes forces amoindries. […]

Je sens dans ma poitrine un’humeur qui se plonge

Aux moelles de mes os et puis s’en va glissant,

Tout ainsi qu’un serpent, par le corps pâlissant ;

Et ne sais soupçonner quel malheur plus étrange

Mon esprit me prédit. […]

Nourrice, je ne sais quel destin me menace,

Mais une peur tremblante en ma poitrine efface

Tous les plaisirs passés, et ce subit effroi

Semble quelque malheur prédire contre moi.

TFR I, vol. 2, III, v. 614-670

Le sentiment intérieur éclaire le héros d’une lumière trouble ; s’il perçoit l’ombre des choses à venir, il ne peut les définir précisément autrement que comme un « je ne sais quoi », à la manière de Calpurnie ci-dessus (« je ne sais quel destin ») ou du roi Oenée dans Méléagre de Pierre de Bousy : « Je prévois, je prévois de plus cruels malheurs ! / Tous ces nobles héros […] / Me font pronostiquer je ne sais quoi d’horrible » (TFR II, vol. 3, I, v. 52-58)[8]. Pourtant, la perception de l’événement qui se dessine est telle qu’elle mine l’être de l’intérieur, le lieu imaginaire de cette révélation personnelle étant les moelles et les veines, métaphores superlatives de l’intime[9].

Ainsi, le prophète au sens strict du terme — un être occupant une fonction spéciale de révélation ou envoyé dans le cadre d’une mission particulière pour transmettre le message divin — se trouve en quelque sorte dilué dans le tragique, univers propice à la perception des choses à venir. Deux exemples révélateurs de cette dilution méritent d’être relevés. D’abord, le fait que certains personnages concurrencent directement le prophète en s’arrogeant ses facultés. C’est le cas d’Hécube, dans La troade de Garnier, qui, dès l’acte I, revendique d’avoir la première prédit le désastre troyen, avant même Cassandre et Calchas, qui participent pourtant à l’action[10]. Ensuite, la position paradoxale dans laquelle le cadre de la tragédie place le prophète. Car celui-ci est rarement mobilisé pour incarner une parole neuve dans le présent de l’action, mais pour rappeler une parole ancienne qui s’est trouvée validée par les événements ou qui est en passe de l’être. Instrumentalisé par le tragique qui l’utilise comme la voix du déterminisme, le prophète est essentiellement là pour que les personnages opèrent par son intermédiaire un retour sur un passé qui est la cause des malheurs présents ou à venir. Il est donc voué à devenir une personne reconnue, dont la parole s’authentifie au fil des scènes. La meilleure preuve de cette utilisation à contre-emploi du personnage prophétique peut être décelée dans la façon dont les tragédies de Charles Toutain (qui traduit Sénèque) et Nicolas Filleul représentent Cassandre. Bien qu’elle reprenne à son compte les traits topiques de la prophétesse échevelée, hurlante et vomissante, incapable de persuader les Troyens, elle n’en gagne pas moins une reconnaissance au sein de la collectivité phrygienne et bénéficie d’une considération certaine de la part des autres personnages.

Une parole tragique : présence du prophète

S’il est un aspect par lequel le prophète tire profit de sa présence dans l’oeuvre tragique, c’est la possibilité qu’il y trouve d’exprimer sur le mode pathétique le caractère profondément aliénant de sa fonction. Dans les premières décennies du genre tragique en langue française, certaines pièces permettent de dresser un portrait relativement complexe du personnage prophétique, entre l’image topique du furieux et l’expression très personnelle d’une crise de conscience.

L’éthopée du prophète au plus fort de sa profération nous vient essentiellement des textes grecs et de la notion d’enthousiasme, dont l’incarnation principale est Cassandre. L’Agamemnon de Toutain fournit un portrait dynamique du saisissement corporel par un esprit étranger et aliénant et de la possession de l’être humain par l’entité divine, qui se traduit chez le médium (ici Cassandre décrite par le choeur des Troyennes) par un dérèglement somatique spectaculaire (« fureur malade ») et un ébranlement émotionnel (pâleur, hérissement des cheveux, yeux tournoyants, sanglots, colère) :

Tout à coup Phoebus fait silence.

Dessus sa face une pâleur,

Sur son corps une peur s’élance

Qui lui ternit toute couleur.

Son crin et molle chevelure

Horriblement se dresse en haut.

Son coeur d’un enfermé murmure

Tout battu de sanglots tressaut.

Or ses yeux inconstants tournoient,

Tantôt sont tournés à l’envers

Qui, cruels, derechef flamboient,

Tantôt aux cieux les tient ouverts,

Haussant sa tête outre-coutume

Démarche largement ses pas,

Tantôt son ire qui s’allume

Dedans ses flancs veut mettre bas,

Tantôt cette folle naïade

Veut ses paroles retenir,

Qu’elle, par sa fureur malade,

Ne peut malgré soi contenir.

TFR I, vol. 1, III, v. 992-1011

La prophétesse rétive souffre de devoir dire ce qu’elle voudrait retenir. L’horrible folie qu’elle manifeste a des origines corporelles en ce qu’elle résiste vainement à une opération d’incarnation[11]. C’est moins l’imagerie de la fureur qui caractérise le modèle prophétique vétérotestamentaire qu’on va retrouver dans les tragédies de la Renaissance à inspiration biblique, que cette résistance, cette rétivité. Le Josias de Philone fait oeuvre de syncrétisme en mettant en scène la version hébraïque du prophétisme par l’intermédiaire de son représentant le plus emblématique, Jérémie, tout en reprenant à son compte un des textes de référence sur la fureur, le Ion de Platon. C’est la métaphore platonicienne de l’aimant[12] qui permet à l’auteur protestant d’exprimer la contrainte divine :

L’Aimant ne pourrait pas aveques force telle

Tirer le fer à soi, comme l’Esprit de Dieu

Remuant notre coeur, l’émeut, secoue, ébranle,

Et contraint d’obéir à ses divins conseils.

TFR I, vol. 3, II, v. 429-432

Une telle contrainte s’exprime originellement dans une entité générique qui sert de fondement à la mission et au discours prophétique, le récit de vocation[13]. Mettant en scène Jérémie, Josias ne manque pas de reprendre le chapitre initial du livre biblique, qui constitue probablement le modèle le plus abouti de ce type de récit. Les premiers vers de la longue tirade de Jérémie, paraphrase fidèle de l’Ancien Testament, font état de la dispute argumentative entre Yahwé et son envoyé, qui a pour double fonction de permettre au prophète d’exprimer sa plainte sur les difficultés de sa mission et de se rappeler du caractère électif de celle-ci. Le lieu même où se trouve édicté le contrat contraignant qui s’impose à l’homme de Dieu est celui où se formule, temporairement, l’inutile refus de cette mission :

Ha, ha, je suis enfant, il vaut bien mieux me taire.

Pardonne-moi, Seigneur, je ne sais point parler,

Mande un autre, qui sache et venir et aller,

Qui prompt à t’obéir puisse ton vouloir faire.

III, v. 774-777

Comme tout personnage tragique, le prophète est amené à accepter volontairement un destin qui l’annihile. C’est également le cas de Jeanne d’Arc dans l’Histoire tragique de la Pucelle de Dom-Rémy de Fronton du Duc. Bien qu’elle ne soit pas à proprement parler une prophétesse, le dramaturge a choisi de gratifier son héroïne d’un authentique récit de vocation calqué sur celui des prophètes. On en veut pour preuve le fait que son hésitation à remplir la fonction providentielle est assimilée à la fuite de Jonas, véritable exemplum de rétivité prophétique :

Attends-tu qu’on t’envoie à te faire engloutir

D’un monstre pour n’avoir ainsi voulu partir

Dieu te le commandant, comme à ce vieux prophète

Qui trois jours fut caché au ventre d’une bête ?

TFR II, vol. 2, I, v. 181-184

Or, la résistance de la personne mandatée est suscitée par une terreur paralysante, qui tend à réduire le porte-parole au silence. Peur d’être indigne ou incapable d’une mission si importante[14], crainte du rejet, des menaces et même du martyre que vont provoquer ses propos[15], conscience d’être en quelque sorte l’enjeu et le jouet d’une puissance qui le dépasse, et surtout angoisse d’être pris pour un faux prophète et d’être impuissant à établir les preuves de sa légitimité[16]. La place dévolue au prophète en dehors de la profération oraculaire lui sert à saisir les conditions de sa légitimité à exercer sa fonction et à trouver les modalités de cet exercice sur la scène tragique. La parole prophétique exhibe son caractère performatif avant tout dans le fait même de pouvoir se libérer sur la scène de l’énonciation, c’est-à-dire, le plus souvent à vaincre la peur. Pour le prophète, dire c’est déjà avoir lutté et accepté à contrecoeur la fonction qui lui est imposée. On se souvient de la façon dont le Jérémie de Josias apparaît sur scène en souhaitant y gagner une seule chose : le droit de se taire.

Le prophète oscille entre un état de fureur sacrée et les moments où la divinité le laisse au repos. Le caractère intermittent de l’inspiration fait passer l’instrument du logos divin des certitudes de l’enthousiasme aux affres existentielles qui l’assaillent lorsqu’il se retrouve en quelque sorte déphasé dans le monde auquel il appartient d’une manière provisoire. Dans la citation d’Agamemnon de Toutain reproduite précédemment (III, v. 992 et suiv.), l’état de transe qui semble saisir Cassandre n’intervient pourtant pas dans une phase d’inspiration, mais au contraire lorsque le dieu fait silence[17]. Ce sont les saisissements et dessaisissements qui dérèglent le prophète. Si la modalité majeure de l’inspiration est un « hors de soi », un « forcènement » qui tend à être vécu sur un mode euphorique, dans la coïncidence de la profération avec la puissance divine qui habite la parole, la modalité mineure, en revanche, est la prise de conscience dans sa chair de la contrainte aliénante qui s’exerce au plus profond de l’être. La parole de prophète provient d’un sentiment de débordement intérieur, d’un trop-plein : « Cette folle naïade/ Veut ses paroles retenir,/ Qu’elle, par sa fureur malade,/ Ne peut malgré soi contenir » (III, v. 1008-1011). On pense aux versets de Jérémie 20, 9, qui décrivent la mission prophétique comme un feu impossible à contenir : « C’est dans mon coeur comme un feu dévorant, enfermé dans mes os ; je me fatigue à le contenir, et je n’y parviens pas. »

Le caractère problématique d’un discours qui n’est pas volontaire, mais arraché sous la contrainte, se manifeste dans une énonciation heurtée et véhémente. Cassandre, échevelée, hurle, prédit en courant, vomit ses mots[18]. De même, Michée, Nathan, Ésaïe sont représentés comme des prophètes de la menace, de l’accusation, de la vitupération et du hurlement[19]. Des vertus plus complexes de l’énonciation prophétique peuvent également être mises en évidence. Ainsi, dans Didon se sacrifiant, Étienne Jodelle décrit l’hétérogénéité du parler de la fille d’Hécube :

Souventesfois Cassandre, en changeant de visage,

Toute pleine d’un Dieu qui mélait son langage

De mots entrerompus, et dont les saints efforts

La faisaient forcener pour les pousser dehors,

Nous avait dit […].

TFR I, vol. 5, II, v. 778-783

Une double énonciation brouille le discours prophétique, simultanément humain et divin, simultanément oracle vrai et témoignage de la folie qui affecte l’organe de parole perturbé par la puissance divine, qui morcelle le discours et disloque l’individu. En définitive, le paradoxe de la condition du prophète, c’est qu’il parvient à exercer une parole performative sur les ruines d’une personnalité minée par le doute et la conscience intime de son impuissance. Jérémie incarne à merveille ce paradoxe, lui qui voulait réprimer dans le silence une activité d’énonciation que la tragédie définit comme la performativité par excellence :

Retourner en arrière

N’est jamais coutumière,

Ne vuide, ou sans effet,

Qu’elle n’ait toute chose

Selon qu’elle dispose,

Accomplie de fait[20].

« Pour mettre fin à toute prophétie »

Si l’on considère les personnages de Cassandre et de Jérémie, on comprend ce à quoi peut ressembler une présence prophétique forte, fondue dans la tonalité et l’action de la tragédie. Porteurs d’un message décisif qui contribue à la progression dramatique, ces individus se voient gratifiés d’un large espace textuel qui expose le caractère tragique de leur propre fonction. En ce sens, le personnage du prophète bénéficie d’une présence remarquable dans le théâtre de la Renaissance.

Pourtant, un mouvement se dessine très nettement, qui vise à le priver de son rayonnement, selon diverses stratégies qui ne relèvent pas forcément d’une intention assumée, mais qui n’en sont pas moins efficaces pour autant. Une première façon d’évacuer le prophète est de lui faire jouer un rôle différent du sien propre. C’est déjà ce qui se produit naturellement dans le cas de Cassandre, qui, dans l’Agamemnon de Sénèque et Toutain, ainsi que dans La troade de Garnier, prend part à l’action de deux façons différentes. Elle est à la fois la prophétesse intervenant pour dire le destin de Troie et des Troyens, et l’héroïne malheureuse qui joue son sort individuel dans le cadre d’un réseau de relations qui implique Agamemnon et Clytemnestre. Bien qu’elle soit reconnue comme une prophétesse véridique à la suite de la ruine de Troie, le fait qu’elle n’exerce plus son don en faveur d’une cause nationale mais pour des raisons strictement personnelles réactive l’incompréhension chez ceux qui l’entourent. Sa position est brouillée et l’interrogation sur la légitimité de ses transes revient à plusieurs reprises[21] pour celle qui n’est plus seulement la porte-parole des dieux, mais également la rivale d’une femme, l’amante d’un homme et la captive d’un roi. Ses prédictions en deviennent ambiguës, tant il est désormais malaisé de distinguer, dans l’annonce du meurtre d’Agamemnon, ce qui relève de la pure vengeance personnelle et ce qui ressortit à un plan providentiel. Les rancoeurs personnelles (« je seray vengeresse ») rencontrent la connaissance prophétique (« je voy ») et ne peuvent manquer de la discréditer :

Je serai vengeresse et du sang de mes frères,

Et du sang de Priam, contre leurs adversaires.

Agamemnon je vois, le poignard dans le flanc,

Contre terre étendu, se touiller en son sang […]

Réjouis-toi, mon coeur ! Car, bien que je trépasse

Avec ce bel époux, la mort m’est une grâce […][22].

J’ai montré dans un article récent[23] comment le Josias de Philone opérait également l’évacuation spectaculaire du prophète Jérémie en le confinant dans un rôle en contradiction complète avec celui qui avait justifié sa convocation sur scène. Après avoir occupé l’espace central de la pièce dans l’acte III et mobilisé toutes les ressources de la riche figure prophétique présentée dans sa pleine extension, le fils de Hilkija devient « Beau docteur de la Loi »[24]. Le prophète bègue au parler rude incarne maintenant l’éloquence érudite au service d’une exégèse éclairée de la Torah. L’assimilation du prophète au Livre est telle que le Choeur des prêtres de Baal voudrait les brûler ensemble !

Laisser ne le faut vivre,

Mais le brûler tout vif : voilà ce qui m’en semble,

Et Jérémie ensemble.

IV, v. 2170-2172

Tout Josias tourne autour de la découverte de la Loi perdue dans les ruines du Temple[25]. Jérémie devient prophète au sens réformé le plus strict, non pas le porteur d’une révélation nouvelle, actualisée, mais le docteur en théologie. La prophétie est strictement une archéologie de la Loi, un dépoussiérage du sens législatif des textes anciens, qui retrouvent force de loi dans leur lecture publique en présence du peuple, ce que Josias ordonne à son secrétaire Saphan d’accomplir à l’acte IV.

Saphan illustre une deuxième stratégie textuelle qui mène à l’évacuation du prophète, qu’on pourrait définir comme une dissémination de la fonction. D’autres personnages de la pièce se revêtent des apparats, ou plutôt des lambeaux, du rôle prophétique. Jérémie étant devenu panégyriste de la Loi et du roi, comme le montre sa tirade finale, c’est Saphan qui dérobe quelques parures d’authentique prophétisme au livre vétérotestamentaire de Jérémie, en se livrant au type de confessions propres à l’auteur biblique (IV, v. 1566-1578) et en s’exposant à la punition caractéristique du prophète qui se livrerait à la rétention de prophétie (v. 1588-1592). Comme le code scripturaire a remplacé la vive voix de la révélation orale, il était normal que ce soit un secrétaire qui usurpe la fonction du prophète. Un phénomène similaire intervient dans Les juives de Robert Garnier. Bien qu’un personnage soit attitré à la fonction de porte-parole de Dieu (« Le Prophète »), on se rend compte au cours du troisième acte que la reine Amital, mère de Sédécie, s’arroge les qualités prophétiques : tentation du silence, capacité de prédire l’avenir, syndrome du rejet incarné par Jérémie et opposition aux faux prophètes :

Las ! qu’y eussé-je fait ? je ne m’en suis pas tue ;

Je prédis ces malheurs, mais je ne fus point crue,

Ni Jérémie aussi, Jérémie à qui Dieu

Faisait voir les destins du pauvre peuple hébrieu.

Je prédis, je prédis avecques maintes larmes

Le mal qui nous viendrait de provoquer vos armes.

Mais la jeunesse ardente et prompte aux changements,

Toujours mit sous le pied nos ammonestemens.

Si que mon fils, poussé par leurs voix indiscrètes

Et des prédictions de quelques faux prophètes,

A son dam et au nostre et de notre cité

S’allia de Néchon, dont fûtes irrité.

TFR II, vol. 3, III, v. 1039-1050

De même, dans Cornélie de Garnier, l’intervention de Cicéron s’apparente à une prophétie à maints égards, l’orateur interpellant Rome en s’attribuant le don de comprendre le présent et de lire l’avenir[26].

Enfin, plusieurs textes offrent des cas patents d’élimination radicale de la figure du prophète. On pourrait citer, à titre symbolique, Saül le furieux de Jean de La Taille. Dans ce monde crépusculaire marqué par la mort annoncée du roi et la ruine de son royaume, le vrai prophète, le guide, Samuel, est mort. L’inutile et impie séance de nécromancie cherchant en désespoir de cause à faire revivre le flambeau prophétique aboutit à un constat d’échec : l’évocation de l’esprit du prophète ne sert qu’à répéter un arrêt déjà prononcé, selon la valeur même de la prophétie, qui est une parole agissante et qui ne peut être corrigée. Il n’y plus d’incarnation possible de la prophétie dans le prophète et celle-ci est d’ailleurs destinée à s’accomplir — c’est-à-dire à périr — par la mort du roi Saül : « Mourons, car par ma mort doit être du prophète/ La dure prophétie entièrement parfaite[27] ».

La fin de la prophétie, dans la pièce de La Taille, s’explique par la transition d’un monde à l’autre, celui de la royauté déchue de Saül au règne messianique de David, roi et prophète. Le désastre politique enfante une ère nouvelle qui permet de clore, du moins provisoirement, l’ère de validité de la prophétie et de mettre un terme à l’activité des prophètes. Tout comme David est une figure du Christ, ce moment charnière est une préfiguration d’un autre événement similaire, l’abolition définitive de toute prophétie lorsque l’apparition de Jésus-Christ sur terre les a rendues caduques. Car l’incarnation divine sur terre est la cible de toutes les prophéties et représente le modèle parfait de toutes les figures de l’incarnation que sont les prophètes. C’est cette idée qui affleure dans les derniers vers des Juives de Garnier, qui peuvent surprendre dans une tragédie, dans la mesure où ils transmettent un message d’espoir à un lieu auquel le genre réserve habituellement l’ensevelissement de toute espérance. Le fait que la figure prophétique n’ait pas de nom mais qu’elle reçoive à la place l’appellation générique de « Le Prophète » ne fait que renforcer l’idée qu’il joue un rôle emblématique. Il intervient dès le monologue initial et endosse les attributs du prophète vétérotestamentaire : tonalité pathétique, intercession auprès de Dieu pour la collectivité, mémoire de l’histoire de peuple d’Israël, dénonciation des péchés et appel à la repentance. Or, son rôle premier est d’être le liquidateur de l’ordre ancien dans une période qui voit le délitement politique et religieux d’Israël, à la suite de l’exil dans l’empire babylonien de Nabuchodonosor. L’alliance entre Yahwé et le peuple hébreu a manifestement échoué par la faute de la nation idolâtre. Le prophète, au moment de son apparition, n’est déjà plus dans une fonction de révélation mais s’attelle avant tout à une tâche pédagogique. Il rappelle les prophéties antérieures qui n’ont pas été entendues, explique les causes du désastre actuel et accessoirement exprime sa double souffrance en tant que participant aux malheurs de ses concitoyens et en tant que prophète essuyant coups, moqueries et incompréhension. Après cette première phase, qui détaille l’accomplissement des prophéties annonçant un châtiment, vient une seconde phase, au cours de laquelle le prophète revient sur scène, à la fin de la pièce, pour produire une prophétie de vengeance contre les ennemis babyloniens, instruments de la punition divine, mais destinés à leur tour à la subir[28]. La tonalité est véhémente, le prophète sûr de lui : « Dieu le veut, Dieu l’ordonne, et par moi, son Prophète, / Prédit sa volonté devant qu’elle soit faite[29] ».

Enfin, dans un troisième temps, apparaît la prophétie ultime, celle qui clôt dans le même temps la tragédie et l’histoire même du prophétisme :

Le Soleil septante ans dessus nos chefs luira

Tandis qu’en Babylon Israël servira.

Mais le cours achevé de ces dures années,

Ses infélicités se verront terminées.

Un roi persan viendra, plein de bénignité,

Qui fera rebâtir notre antique cité. […]

Quelque siècle après, le Seigneur envoyra

Son Christ, qui les péchés des peuples nétoyra

Détruisant les Enfers, et, désiré Messie,

Viendra pour mettre fin à toute Prophétie.

V, v. 2157-2172

Au-delà de l’annonce de temps meilleurs, au-delà de la prédiction messianique, il faut retenir l’élément le plus spectaculaire de cet excipit : le pouvoir fascinant que possède la parole prophétique d’annoncer sa propre fin et de se dissoudre définitivement, ontologiquement, dans le moment de son énonciation.

On ne peut tirer qu’une conclusion très provisoire de ce parcours à travers la petite cinquantaine de tragédies des années 1550-1585. La présence de figures prophétiques n’est pas négligeable ; parmi elles, les personnages de Cassandre et de Jérémie se détachent comme des emblèmes de la fonction et permettent de donner une consistance certaine à un ensemble de motifs, dont les plus importants, me semble-t-il, insistent sur la dimension tragique qui s’attache à l’exercice d’une fonction exigeante. La contrainte qui s’exerce sur l’individu appelé par l’instance divine, la conscience que la profération prophétique entraîne des formes plus ou moins violentes de rejet et le doute sur l’authenticité de l’inspiration, qui mine l’énonciateur du message divin. Mais ce qu’il faut souligner, c’est la fragilité de la position du prophète dans les tragédies de la Renaissance, malgré une présence relativement bien affirmée. Concurrencée par des éléments propres au genre tragique, qui peuvent rendre son existence superflue, la figure prophétique est en outre doublement menacée. D’abord intérieurement, en quelque sorte, par le doute qu’elle émet plus ou moins fréquemment sur sa propre validité. Comme celle-ci repose essentiellement sur la conviction intime, les personnages qui entrent en relation avec le prophète ont beau jeu de s’appuyer sur ses faiblesses, la principale étant la prédiction, qui ouvre un espace d’incertitude aussi longtemps que l’événement prédit ne s’est pas réalisé. La seconde menace est externe. La collectivité ne sait pas ou ne veut pas gérer la place du prophète en son sein. Personnage subversif et incontrôlable, il échappe aux formes d’institutionnalisation. La question majeure qui se pose est de savoir dans quelle mesure la France de la seconde moitié du xvie siècle lui ménage une place, quelle qu’elle soit. Les premiers indices de réponse sont négatifs : la théologie considère que le prophétisme est un vestige des temps antérieurs à l’Incarnation et que le ministère prophétique est caduc, dans sa version vétérotestamentaire pour le moins[30]. Les tragédies françaises semblent abonder dans ce sens, comme on a tenté de le montrer dans ces quelques pages. La confirmation la plus éclatante provient des ultima verba des Juives de Garnier, véritable chant du cygne du prophète.