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C’est la fureur de Saül qui m’intéresse ici. Moins en elle-même qu’en relation avec le théâtre, avec ce qui la fait théâtre. Le « furieux » qui détermine dès le titre ce roi que Dieu abandonne, ne concerne-t-il pas la nature même de la représentation tragique ? N’annonce-t-il pas, autant que la folie d’un pitoyable monarque, une nouvelle conception du spectacle, un nouveau partage entre le fantasme et la réalité ? Ce prince forcené, faisant irruption sur la scène, ne dénonce-t-il pas avec assez de force le danger des illusions dont il est le jouet ? Saül est à l’origine non seulement d’une longue descendance de rois fous, mais aussi d’une poétique qui définit pour longtemps l’illusion tragique comme un degré de la démence et du mal.

Sans chercher un instant à la confondre avec la « fureur » que Ronsard et les poètes qui l’entourent regardent comme le principe de toute poésie, précisons que la fureur de Saül, celle d’Hercule et celle de tous les personnages qui les imitent avec rage n’est pas qu’une passion. Elle ne se réduit pas, si terrible qu’elle soit, à la perte momentanée de la raison. Elle désigne une loi de l’univers tragique, une convention scellant le pacte de la représentation. Saül est l’incarnation même de la scène tragique telle que la conçoivent les humanistes. Redécouvrir le théâtre à l’antique, cela signifiait s’interroger sur les rapports du théâtre et de la folie.

Le châtiment spectaculaire

L’influence de Sénèque est manifeste. Le titre même que donne Jean de La Taille à sa tragédie paraît choisi pour annoncer que, malgré le sujet biblique, l’inspiration s’avère sénéquienne. Saül le furieux[1] de Jean de La Taille est une imitation de l’Hercules furens de Sénèque[2], qui lui-même imitait l’Héraclès d’Euripide. Il n’est pas le seul humaniste à reprendre cette pièce du poète latin qui domine la dramaturgie de la Renaissance[3], mais il est le premier : avec Saül il lance une mode, avec la fureur il invente un art de l’illusion.

On trouve partout dans Saül des traces du modèle sénéquien, de la vague réminiscence à la traduction pure et simple. La menace, par exemple, que représente Saül en crise pour ses fils, quoiqu’il ne les tue pas comme Hercule les siens, paraît une allusion directe à la tragédie de Sénèque.

De La Taille, christianisant à moitié des mythes associés à la morale stoïcienne, n’oublie pas de dénoncer le fol orgueil qui pousse Saül à grimper jusqu’au ciel pour détrôner Jupiter :

Et comme les géants entassant monts sur monts,

Je ferai trébucher les anges et démons

Et serai roi des cieux.[4]

SF, II, v. 255-257

Cette révolte, la dernière avant que règne l’ordre olympien, deviendra l’un des lieux communs de la tragédie humaniste.

De même, Saül prononce sur la démesure une tirade dont les mots paraissent sortir tout droit de la bouche d’Ajax, exprimant douloureusement sa résignation. Toute chose porte en elle-même sa propre limite :

Hélas, toujours le vent la grande mer n’émeut,

Toujours l’hiver ne dure, et l’air toujours ne pleut,

Tout prend fin.[5]

SF, II, v. 291-293

Seul l’homme, dans sa folie, dépasse les bornes. Et Dieu, qui n’a pas de bornes, dans sa « longue colère […] sans cesse persévère » (SF, I, v. 93-94).

Chez Sénèque, Hercule bravait le plus sacré des interdits. Nul, fût-il un demi-dieu, n’a le droit de pénétrer vivant dans le monde des morts. Cerbère, le chien d’un noir pur, que le héros tire de l’abîme pour l’exposer triomphant à la lumière, est l’emblème de la contamination tragique, de la transgression qui provoque un mélange mortel. Hercule, affirme Junon, a ouvert des portes qui devaient rester fermées. Maintenant que la confusion s’est installée, Hercule trouvera sur terre l’enfer qu’il croyait avoir vaincu.

Enfin, la description du sommeil de Saül, qui « digère son ire », suit de près le texte latin : sommeil troublé qui succède à la fureur, de même que les flots continuent de s’agiter, longtemps après que la tempête est tombée :

Et jaçoit que du vent cesse la rage horrible

Son flot n’est pas pourtant si tôt calme et paisible,

Ainsi de son esprit la tourmente, et les flots

Qu’émouvait sa fureur, ne sont or en repos.[6]

SF, II, v. 241-244

Ces concordances précisent l’autorité de Sénèque. Mais elles n’ont que peu d’importance en comparaison du rôle que joue la vue dans les deux tragédies. Le premier signe de la folie n’est pas un comportement anormal, ni un discours incohérent, mais une perturbation du sens de la vue[7]. La « frénésie » tourmente Saül, « l’éblouit » (SF, I, v. 9). Il voit ses ennemis « parmi l’air voleter » (SF, I, v. 14). Il décoche une flèche à des « monstres cornus » (SF, II, v. 251) qui combattent dans les nues. En déréglant le cours des météores, la manie bouleverse les conditions normales de la lumière, donc de la vision. Tandis que « la lune reluit » (SF, I, v. 10), le soleil « perd sa lumière en plein jour » (SF, I, v. 6). La pièce commence, et une « éclipse » subite « obscurcit » (SF, I, v. 2) le monde. Des « torches flambantes » (SF, I, v. 3) tombent dans la mer. Les frontières qui séparaient la clarté d’avec les ténèbres, comme chez Sénèque celles qui séparaient la terre de l’enfer, sont tout à coup abolies. « La tragédie illustre à cette époque […] une vision du monde où morts et vivants entretiennent un étroit commerce occulte[8]. »

Toutes ces hallucinations proviennent directement de l’Hercules furens. Elles s’expliquent par la morale et par l’épistémologie stoïciennes. La sagesse, c’est-à-dire la constance, exprime la santé de l’âme[9]. Au contraire, la folie manifeste, d’une manière extrême, les perturbations qui l’agitent. Toute passion est une commotion, et donc jette le trouble dans l’esprit. Mais une passion, paradigme de toutes les autres, possède une puissance formidable. L’Iliade s’ouvre sur la colère d’Achille. Les errances et les souffrances d’Énée résultent de la colère de Junon. Horace frappe une maxime qui aura valeur de définition : ira furor brevis est[10] (« la colère est une courte folie »). Sénèque consacre à cette funeste passion le plus long de ses Dialogues : le De ira.

Ainsi la folie de Saül, comme celle d’Hercule, apparaît toute proche de la rage : furibonde, effrayante, violente. Le vocabulaire de Jonathe ou de l’Écuyer qui dépeignent la crise de Saül oscille entre la démence et la véhémence. D’ailleurs, la fureur de Saül dérive du courroux de Yahvé ; comme celle d’Hercule, de l’ire de Junon.

Les perturbations de l’âme entraînent avec elles des perceptions confuses, des jugements erronés. La théorie stoïcienne de la connaissance postule la possibilité de distinguer entre les vraies et les fausses représentations. Les Sceptiques contesteront ce point. Comment opérer cette distinction ? La représentation vraie (cataleptique) porte en elle-même la marque de sa validité. Faute de faire ce tri, l’âme est prise d’assaut par toutes les fallacieuses images que produisent les sens laissés à eux-mêmes. Ainsi le furieux donne-t-il à tort son assentiment à de fausses représentations. L’imagination et les songes produisent, même dans l’âme saine, des visions factices auxquelles le sage se garde bien de souscrire et auxquelles le dément est livré sans recours. C’est pourquoi le sommeil, avec ses rêves agités, représente une sorte de pont que Saül, ainsi qu’Hercule, doit obligatoirement franchir pour aller de la fureur à la raison.

Bouleversée par les passions, l’âme que ne régit plus le principe hégémonique (reflétant en l’homme l’ordre du cosmos), s’expose à toutes les illusions, s’ouvre sans défense aux idoles. Mille chimères, des ombres vaines et bientôt des spectres l’envahissent.

Cette fantasmagorie glisse facilement de la morale à la poétique. Car elle dépend pour une bonne part de l’idée que se fait Sénèque du théâtre en tant que délire hallucinatoire. De même, la fureur de ce roi qu’on voit « forcener hors de soi », prend tout son sens du fait que Jean de La Taille conçoit la tragédie comme un « spectacle piteux » (SF, II, v. 223-224). Le commencement in medias res qui nous montre, sans prologue, Saül courant sur la scène, contribue pour beaucoup à faire de la folie une exhibition.

Dès ses origines, la tragédie se donne comme une représentation de la démence humaine. Elle est jouée à l’occasion des Grandes Dionysies, parce que Dionysos est le dieu du délire. Les Bacchantes seraient une réflexion d’Euripide sur son art. Sophocle illustre ce rôle dramatique de la folie par une scène épouvantable, qu’Athéna dirige : Ajax surgissant de sa tente, devenue coulisse, est le furieux qu’elle offre en spectacle ; Ulysse est le spectateur effaré. Dans ce théâtre dans le théâtre, où la déesse force un homme à regarder en face (periphanôs) son ennemi déchu, la vision démentielle acquiert la valeur d’une « théorie », d’une sorte d’art poétique fondé sur la fureur. La maladie (noson) ou le mal d’Ajax est « éclatant » (periphanês), « visible tout autour », « partout manifeste ». La tragédie définit la folie en tant que phénomène éminemment spectaculaire.

Les mystères avaient largement exploité les pages que l’Ancien Testament consacre à Saül. Sans rompre avec la tradition médiévale — c’est-à-dire en conservant à l’histoire de ce roi, qui perd l’esprit par désobéissance, toute sa profondeur théologique — Jean de La Taille fait du personnage l’illustre représentant de la tragédie humaniste. Mais il ne se contente pas de lui donner un visage à l’antique. Il en fait encore le symbole de la crise sanglante qui déchire le christianisme. La synthèse à laquelle conduit ce double héritage donne à Saül l’allure d’un fondateur de l’illusion moderne. Jean de La Taille présente la fureur comme source du pouvoir scénique. Son grand talent, que tous lui reconnaissent, réside en partie dans le choix qu’il fait d’un sujet lui permettant de redonner à la folie sa pleine valeur dramatique.

La nécromancie

Dès avant la fin du premier acte, Jean de La Taille indique ce qui distingue la fureur de Saül et la fureur d’Hercule. La fureur était au centre de la pièce de Sénèque : le massacre par le héros de sa propre famille en était l’horrible péripétie. La fureur de Saül, malgré le titre, ne fournit pas la matière de la tragédie de Jean de La Taille. La crise n’est pas le noeud de l’action, elle l’engage, l’expose, sert en quelque sorte de protase. La véritable folie de Saül, c’est la déréliction, conduisant à la pratique, qu’il avait lui-même interdite, de la nécromancie. Ce geste de révolte et de défi, marque le caractère spécifique de la fureur du roi d’Israël. Le choeur des Lévites annonce les malheurs qui menacent le « fol prince » (SF, II, v. 503) s’adonnant à la magie, il déplore la « grand folie » (SF, II, v. 551) de Saül qui va consulter une nécromancienne, que le second Écuyer désigne comme la « dame sorcière » (SF, II, v. 469) habitant un lieu nommé Endor. L’ombre de Samuel, qu’elle a tirée de la mort, l’appelle « maudite » ou « fausse sorciere » (SF, III, v. 731-733). Elle-même se dit « folle enchanteresse » (SF, III, v. 670). Dans la liste des personnages et dans les répliques, son nom est « la Pythonisse ». C’est effectivement le nom qu’elle porte dans la Vulgate (mulier habens pythonem, XXVIII, 7-11). Ce nom a l’avantage pour l’humaniste de souligner le lien que maintiendrait avec la tragédie antique la tragédie moderne d’inspiration biblique.

Dans l’économie générale de la tragédie de Jean de La Taille, ce qui condamne Saül, ce n’est pas le fait d’avoir épargné le roi des Amalécites, Agag, que Dieu lui demandait de tuer. Le premier Écuyer rappelle au roi désespéré que Dieu peut encore lui pardonner. Cet espoir de salut n’existe aucunement dans la Bible. La folie elle-même ne s’y trouve pas, mais un « esprit malin » qui tourmente le roi. Jean de La Taille imagine cette miséricorde encore possible, afin de reporter tout le poids de la culpabilité de Saül sur sa décision d’avoir recours à la nécromancie, ce qui, pour le dramaturge, avait des conséquences sur l’ensemble de la composition, et l’on sait quelle importance, dans L’art de la tragédie, il accorde à cette question[11]. La disposition qui en résulte, cet arrangement de l’action qui s’écarte à la fois de la tragédie de Sénèque et du récit de l’Ancien Testament, a d’abord pour fonction de soutenir sa conception originale de la fureur, qu’on peut définir comme une synthèse de la faute tragique et de la culpabilité biblique[12]. La folie, telle que le théâtre grec l’avait mise en scène, puissance d’illusions frappant aveuglément, défiant la volonté individuelle, rencontre, dans la tragédie de la Renaissance, la conscience tremblante du pécheur poursuivi par le courroux de Yahvé.

La nécromancie occupe tout le troisième acte. Un roi s’y prosterne devant l’odieuse servante du maître des apparences. Le monde infernal qui s’ouvre alors, peuplé de démons, de spectres et d’âmes en peine, est celui du mal, cause éternelle de la folie, mais aussi bien celui du spectacle, source inépuisable de visions. C’est à faire renaître cette fantastique illusion que travaillent les humanistes, qui en aperçoivent pourtant les dangers. Les puissances de l’enfer qu’invoque dans sa grotte la sorcière d’Endor, proche parente d’Alcandre[13], ne se distinguent pas des forces de l’irréel que manie Jean de La Taille afin d’animer un roi sur la scène.

L’apparition du prophète soulevait depuis longtemps un problème théologique. Elle devient une scène de théâtre qui suscite la controverse, et le nombre incalculable de commentaires auxquels elle donne lieu suffirait à démontrer qu’en la plaçant au milieu de sa tragédie, Jean de la Taille déclenchait une petite révolution qui allait ébranler le monde du théâtre autant que celui de la démonologie. La question était la suivante : est-ce vraiment l’âme de Samuel qui répond à l’appel de la Pythonisse, ou n’est-ce qu’une illusion du diable ? Jean de La Taille la pose explicitement, pour la laisser en suspens, après lui avoir consacré plusieurs lignes de son Art de la tragédie, ce dont on pourrait s’étonner, à moins justement que l’on admette que la portée de cette question de l’apparition soit ici moins théologique que poétique. Les démonologues ne s’entendent pas. Mais la réponse importe beaucoup moins que la question, sans cesse reposée, démontrant en elle-même le pouvoir du doute et des simulacres diaboliques[14].

Dans sa Démonomanie des sorciers (1580), Jean Bodin, quand il a rappelé que les avis sont partagés, se rallie sans hésiter à ceux qui pensent que l’âme de Samuel répondit à la sorcière d’Endor. Il s’appuie notamment, comme plusieurs avant lui, sur le texte de l’Ecclésiastique (XLVI, 20), où l’on peut lire en effet que « Samuel a prophetizé après sa mort[15] » la ruine de Saül.

Le grand Cornélius Agrippa, que le Docteur Faustus lui-même regardera comme un maître[16], croit que les nécromanciens « rappellent les âmes des defuncts ». Il ne doute aucunement qu’une « femme enchanteresse fit voir Samuel le Prophete à Saül par ses invocations[17] ». Mais il concède tout de suite que plusieurs savants pensent le contraire.

C’est le cas de Louis Lavater qui, dans son Des apparitions des esprits (1569), affirme « que ce n’a esté le vray Samuel », mais « une apparition du diable », c’est-à-dire « quelque fantosme et illusion imaginaire[18] ». L’explication qu’il donne de cette confusion entre le réel et la contrefaçon diabolique remonte à saint Augustin : nous prenons le signe pour la chose, ce que reflète d’ailleurs notre commune manière de parler. Nous avons l’habitude d’« appeler homme une paincture representant un homme[19] ». Nous disons : « Voilà Cicéron, voici Rome », bien que nous n’ayons devant les yeux que des « images paintes ». De même, conformément à cet usage, l’Écriture nomme Samuel ce qui n’est en fait que l’image trompeuse de Samuel. D’une manière plus générale, Lavater assimile l’erreur qui consiste à prendre le signe pour l’être qu’il désigne, à celle qui consiste à prendre au sens littéral un texte qu’il faut interpréter dans un sens allégorique. Autrement dit, il définit l’équivoque et l’illusion picturale dans les termes de la tradition herméneutique propre à la théologie. Il leur donne la puissance diabolique que ne pouvaient seules leur conférer la linguistique ou la sémiologie. Or, Lavater (comme saint Augustin) ne se contente pas de la comparaison avec la peinture, il en fait une avec le théâtre : « On nommera bien aussi en quelque jeu ou comédie, l’un Saül, l’autre Samuel, le tiers David, qui jouent seulement les personnages d’iceux[20]. » Le fait que le démonologue compare l’illusion de prendre l’image diabolique de Samuel pour Samuel lui-même avec l’illusion théâtrale serait déjà lourd de sens. Mais, qu’il choisisse précisément cet exemple montre à quel point s’amalgament dans les esprits la question démonologique de l’apparition de Samuel et la question théâtrale de la représentation du châtiment de Saül, depuis les mystères médiévaux et les Tragédie saintes de Des Masures, jusqu’à la pièce de Jean de La Taille. D’ailleurs, tout l’art du démonologue consiste à tenter de « tracer […] des lignes de partage entre le réel et l’illusion, entre le vrai et le faux[21] ». Puisque tout le pouvoir du diable réside dans la tromperie, le spécialiste qui l’étudie cherche d’abord à définir la portée réelle de son action sur le monde, c’est-à-dire qu’il travaille — toujours sous la menace que l’adversaire l’induise en erreur — à distinguer ses inoffensives grimaces d’avec le mal véritable qu’il fait.

Jean Wier n’est pas le seul ni le premier à faire du diable un maître ès artifices. Thomas d’Aquin avait insisté sur l’habileté avec laquelle le diable leurre nos sens, abuse notre raison, jette des fictions dans notre esprit. Mais Wier est l’un de ceux qui vont le plus loin. À quelques années près, son traité Cinq livres de l’imposture et tromperie des diables (1569) paraît en même temps que le Saül (1572) de Jean de La Taille. Pour Wier, la chose est indiscutable : « la femme Pythienne ne tira pas Samuel hors du tombeau, mais seulement un phantosme diabolique sous la figure de Samuel[22] », opération d’une grande simplicité pour le prince des métamorphoses, qui pousse même le jeu jusqu’au blasphème, lorsqu’il prend la forme éblouissante d’un ange de lumière. Prendre celle d’un prophète n’a rien d’un défi pour un esprit « Mill’ouvrier, [capable] de representer faussement toutes formes & figures[23] ».

La nécromancie dépasse donc l’aspect technique de l’évocation des morts. C’est une métonymie de la magie dans son ensemble, une métaphore des diverses relations de l’humanité pécheresse avec les puissances infernales. Ainsi le comprend Marlowe. Des expressions comme « cursed necromancy », « necromantic books[24] » doivent être entendues au sens large : « l’art maudit de la sorcellerie », « des livres de magie ».

L’importance de la nécromancie dans Saül le furieux est encore soulignée par le fait que Jean de La Taille y revient une décennie plus tard, mais cette fois dans une comédie dont le titre est justement Le negromant (le nécromancien). C’est l’adaptation et la traduction plutôt boiteuse d’une pièce de l’Arioste. Elle contient des allusions à la nécromancie proprement dite : « Je veux mettre un esprit en un corps mort qui avec voix intelligible me dise la cause de l’indisposition de votre Cynthien[25]. » On fait appel au « negromant » pour qu’il guérisse le jeune homme de son impuissance, car on pense qu’il s’agit d’un ensorcellement, alors qu’il s’agit en réalité d’une feinte. Cynthien espère que, faute d’être consommé, son mariage avec Laura finira par être annulé. C’est qu’il s’était déjà secrètement marié avec une autre jeune fille : Lavinie. Cynthien berne ainsi tout le monde. On s’en doute, le « negromant » n’est lui-même qu’un escroc, dont la science vaine ne sert qu’à éblouir pour mieux tromper. Un soi-disant magicien, qui se révèle un imposteur, soigne donc un faux malade, plus hypocrite qu’impotent. Dans le détail, l’argument est très compliqué, la pièce est pleine de retournements imprévus, de quiproquos, de reconnaissances in extremis. Mais ces procédés ne font qu’orner l’histoire simple d’une tromperie, d’un berneur berné, le « negromant » retrouvant en partie le rôle de dupe qui était celui du diable au Moyen Âge. Et c’est bien la principale leçon de cette comédie, qui pourtant passe presque inaperçue, comme la réalité derrière les apparences : le pouvoir du diable est transmis au magicien, au pseudo-magicien, le diable étant le maître du faux ; autant dire qu’on le transmet au comédien, puisque le titre de « negromant » ne s’attache plus ici qu’à une comédie.

On passe d’une tragédie qui représentait les pouvoirs diaboliques d’une nécromante, à une comédie où le nécromant est un personnage de théâtre, diabolique pour rire, incarnant presque un type, comme l’est à la même date le Soldat fanfaron, hérité de Plaute, devenu Matamore ou Artabaze dans le théâtre français. Cette consécration du personnage est du même coup la sanction qu’attendait le comédien pour clamer sa victoire sur le magicien. Le théâtre a assimilé les forces vives de la nécromancie. Le rituel satanique a été remplacé par le jeu théâtral, les figures émergeant de l’infernale fumée deviennent des visages de comédiens. Il n’y aura plus désormais sur la scène de véritables nécromants, aux pouvoirs réels, pactisant avec les habitants de l’obscurité ; il n’y aura que des magiciens inoffensifs, magiciens de foire, ayant coupé (du moins en apparence) tout lien avec le mal. Alcandre reste le parfait exemple : sa magie s’avère une allégorie du théâtre.

Concurrencée par l’enchantement que produit le théâtre en lui-même, la magie que pratique le « negromant » devient dérisoire. Celui-ci propose à Camille de « le transmuer » en rat ou en puce, de manière qu’il puisse aisément s’introduire dans la chambre de sa maîtresse. Nous reconnaissons le pouvoir du diable, encore renforcé par le contexte sexuel. Mais la métamorphose est ici grotesque, comme sont viles les formes animales qu’évoque le magicien. Enfin la pièce est émaillée de jurons qui viennent régulièrement rappeler, sur un ton plus fantaisiste qu’inquiétant, à quel maître obéit le « negromant » : « Que diable ! », « Comment diable… », « Quand diable… ». Et, tenant sa proie, pour ainsi dire son double, l’ange du mal aura le dernier mot, ramenant aux enfers une âme de plus : l’imposteur s’enfuit si vite et si loin qu’« il semble que le diable l’emporte[26] ».

Le registre comique facilite d’une certaine manière la passation des pouvoirs, que le comédien reçoit des mains mêmes du démon se jouant depuis toujours de l’humanité. Ce qui signifie que le genre de pièce où se produit le diable ne peut que rester ambigu. On pourrait s’étonner que la nécromancienne concentre sur elle le tragique d’une pièce comme Saül, et qu’ensuite le « negromant » soit dans une comédie un personnage ridicule, sot, impuissant à réussir dans ses entreprises (car le mal de Cynthien n’est bien sûr qu’une allégorie de la déchéance de la magie). On pourrait s’en étonner si le caractère contradictoire de ces attributs n’était justement le propre du diable qui prend tous les masques. Ce double jeu est très sensible dans le Faust de Marlowe, où des personnages du peuple redoublent, sur un mode comique, les scènes nobles et tragiques où dialoguent Méphistophélès et son élève.

Le théâtre de Satan

On ne peut abstraire Saül, et « l’esprit malin » qui le tourmente, de la « culture diabolique » qui a nourri Jean de La Taille. Pendant qu’il écrit sa tragédie, une armée de démons assiège les esprits. La France est la proie d’une invincible obsession, culminant avec les guerres de religion. Mais l’invasion a commencé depuis plusieurs siècles, progressant au même rythme que les « théories nouvelles sur la souveraineté politique centralisée, devant lesquelles cède lentement l’univers des relations féodales[27] ». Les symboles de la domination de Lucifer (sa grande taille, la position assise, le port de la couronne) se confondent avec ceux de la monarchie.

Saül incarne l’essence de la monarchie : son fondement, ses dangers, sa nécessité historique. En tant que premier roi d’Israël, il assumera les conséquences d’une révolution politique qui remplace une caste religieuse, que représente Samuel, par un monarque que Dieu lui-même a choisi.

Le danger, c’est que Saül oublie l’origine religieuse de son pouvoir. Le monarque succède au prophète, mais il n’a pas le droit de s’affranchir de son ministère sacré : même mort, Samuel vient le lui rappeler. La fureur est le châtiment de la liberté coupable que le roi a voulu se donner, ainsi que Lucifer par orgueil avait fait. C’est un avertissement que par sa tragédie Jean de La Taille lance aux têtes couronnées : ceux qui règnent ici-bas doivent se souvenir que le Très-Haut les a élus et peut donc les destituer, que leur souveraineté s’arrête là où commence le ciel.

Mais, malgré cette limite, les rois, du xiiie au xvie siècle, obtiennent toujours plus de pouvoir, ce qui leur permet de contrôler toujours plus étroitement des sujets que la moindre licence expose au malin. La monarchie de droit divin passe historiquement par une bataille spectaculaire contre le diable.

Le caractère « dramatique » du diable s’affirmait déjà dans les diableries et les mystères, mais il devenait d’autant plus nécessaire que le pouvoir devenait plus centralisé. L’historien Robert Muchembled parle même d’une « mise en scène satanique[28] » visant au contrôle social. L’État ne peut « prendre sur les consciences un empire important qu’en dramatisant à l’excès la figure du diable[29] ». Les procès de sorcellerie, en particulier, furent « une sorte de scène théâtrale[30] » en vue de l’apprentissage de nouvelles règles morales.

Dans la mesure où la théologie chrétienne, depuis les Pères, l’avait défini en tant que masque, le diable avait toujours été un personnage de théâtre. Le masque est un signe double, qui révèle et qui cache, qui entrave l’expression de l’être. Symbole de tous les travestissements, il confère au diable son suprême pouvoir, celui de se transformer, ses incessantes métamorphoses s’opposant à l’immutabilité de Dieu[31]. D’ailleurs, il est tout à fait significatif que Saül se présente déguisé devant la sorcière d’Endor. Elle le reconnaît rapidement, mais le roi n’en suit pas moins la méthode du diable et, le démasquant, la pythonisse lui parle comme elle parle un instant plus tard aux esprits maléfiques qu’elle charge de trouver le prophète.

Le démon ne procède pas autrement, qui apparaît en forme de demoiselle au chevalier du guet de Lyon, dans la dixième des Histoires tragiques de François de Rosset. Le dénommé La Jaquière ne perd pas de temps pour satisfaire ses désirs avec celle qu’il décrit comme « la plus belle et la plus galante dame », mais qui brusquement devient « la plus puante et la plus infecte charogne du monde[32] ». Le chevalier aurait dû se méfier, car avant même cette horrible métamorphose, la demoiselle, au moment qu’il la rencontrait, portait la marque du diable : « Elle ôta son masque, fit une grande révérence et le salua[33]. »

François de Rosset établit lui-même le lien de la sorcellerie avec le théâtre. La troisième de ses Histoires raconte les épouvantables crimes de Louis Goffredy, prêtre de Marseille, qui « par charmes et illusions » séduisait les femmes et les filles. Parfait hypocrite, il était considéré par toute la Provence comme un homme de bien. Et cependant, il célébrait un culte satanique dans un lieu qui, de La république de Platon à L’illusion comique de Corneille, reste une allégorie de l’espace théâtral : la grotte. Après Tertulien, Augustin et Chrysostome, Rosset assimile le théâtre à l’idolâtrie, « qui servait d’instrument aux tromperies » du diable. Les mystères de Cybèle, les orgies de Bacchus n’étaient autre chose, explique-t-il, que « ce qu’on appelle aujourd’hui sabbat[34] ». Le bouc, qui selon Aristote explique l’étymologie du mot tragédie (« chant du bouc »), est vu par Rosset comme l’animal démoniaque par excellence, devant lequel s’inclinent tous les vassaux de Satan. Cette petite histoire de l’idolâtrie ne s’arrête pas à l’Antiquité païenne. Dans le Nouveau Testament, Rosset choisit l’exemple de Simon le magicien ; dans l’Ancien Testament, il choisit celui de « la Pythonisse, ou Sorcière d’Endor[35] ».

En fait, c’est tout le genre des « histoires tragiques », comme l’adjectif le laisse soupçonner, qui se trouve dans la dépendance du théâtre. Ce n’est pas un hasard si Jean-Pierre Camus, le plus prolifique auteur de ce type de nouvelles, intitule ses recueils : L’amphithéâtre sanglant ou Les spectacles d’horreur (1630).

Bien qu’ils considérassent le théâtre comme un instrument dangereux, au point même de l’interdire, les Réformés paradoxalement s’en servirent comme moyen de propagande et d’édification. Ils mettaient l’accent sur l’Ancien Testament qui contient un véritable répertoire de toutes les astuces de Satan. Le théâtre humaniste, loin de rompre avec les mystères, offrait au prince des ténèbres une seconde carrière.

Dans la pièce de Théodore de Bèze, l’Abraham sacrifiant (1550), Satan, invisible aux acteurs sans l’être à l’assistance, se trouve à être le personnage principal après Abraham. Dans l’épître et dans le prologue qui ouvrent sa trilogie, Des Masures insiste tellement sur la vérité de « l’histoire » de David, qu’il finit par laisser entendre que le rôle qu’y tient Satan, du début à la fin, implique nécessairement la nature factice de toute entreprise théâtrale. C’est d’ailleurs en tant que seigneur du mensonge et de la mystification qu’il se présente dans la tirade qu’il prononce au début du David combattant, comme pour répliquer au discours de l’auteur. Il se flatte de régner sur le « faux » et « l’obscur », sur les « illusions vaines » et les « fables ». Il vante les attraits de « l’idole » et des « visages masqués[36] ». Dans une autre scène, il se réjouit d’agir avec « [t]ant d’art, de trouble et de ruse[37] ». Il souffle aux personnages leurs répliques. Il explique ou fomente les passions qui agitent le coeur de Saül et les âmes basses de Doeg et de ses partisans. C’est l’un des aspects les plus intéressants des Tragédies saintes de Des Masures : elles dénoncent les courtisans comme des suppôts de Satan. « La cour / Gent mensongère et vaine[38]», non seulement rassemble des personnages de théâtre, mais joue sur une scène qui est une sorte de cercle diabolique.

Marlowe fera voir la nature éminemment théâtrale des pouvoirs que Faust tient du diable. Faust hante les plus grandes cours, celle du Pape, celle de l’Empereur, celle d’un Duc. À quoi Méphistophélès exhorte-t-il le savant docteur dès le troisième vers ? Be a divine in show[39], que je me risquerais à rendre par « joue au dieu », puisque la déchéance du diable ne se manifeste jamais si clairement que dans sa volonté de singer le Créateur. Quoi qu’il en soit, le mot show, dont les occurrences sont nombreuses, implique un spectacle. Il suggère que la tragédie de la connaissance n’est au fond qu’une comédie : celle des vanités humaines. C’est d’ailleurs par là que commence Belzébuth, qui fait passer en grande pompe devant son élève les sept péchés capitaux. Il présente ce défilé comme un divertissement (« show thee some past time[40] »). Devant des diables qui dansent, le docteur s’exclame : « Que signifie ce spectacle ? » (« What means this show? »). À quoi répond Méphistophélès : « Ce n’est qu’un divertissement (delight[41]). »

Faust choisit avec grand soin les êtres qu’il rappelle de l’au-delà. Devant l’Empereur étonné, il fait apparaître (show[42]), sous forme d’ombres, le plus illustre des capitaines : Alexandre. Devant le Duc, il fait apparaître la plus belle des femmes : Hélène. De sorte qu’on peut dire que, pour épater la galerie, Faust fait jouer de grandes « vedettes » de l’histoire universelle. En concurrence avec le mot show, on trouve le mot sight. Ainsi, le Duc remercie Faust de lui avoir fait admirer un château enchanté érigé dans les airs : « Thanks, Master Doctor, for these pleasant sights[43] » (« Merci, Maître Docteur, pour ce charmant spectacle »). À côté de delight, on trouve merriment[44], désignant de même le divertissement que donne la magie. Le verbe qui exprime au mieux l’action occulte par laquelle Faust comble d’admiration l’assistance, c’est perform : « And let thee see what magic can perform[45]» Mais, après le jeu, quand la scène est vide, Faust récolte les fruits amers des amusements dont il a trompé le public, maintenant disparu. À l’heure du jugement, il se retrouve seul sous un Ciel courroucé (wrath of heaven), face à Dieu fronçant les sourcils avec colère (ireful brows[46]) : la tragédie de Christopher Marlowe se terminant, pourrait-on dire, là où celle de Jean de La Taille commençait, devant la sentence sévère du Tout-Puissant.

La Querelle du théâtre

Faust n’est pas puni pour ses crimes seulement, mais pour ceux de tous les magiciens. Son destin tragique est une leçon pour qui songerait à produire comme lui des illusions diaboliques. Faust, c’est le dramaturge lui-même, aux prises avec la condamnation éthique prononcée contre son art.

La Querelle du théâtre connaît en France divers épisodes, elle éclate en 1670, s’envenime à la fin du siècle, mais en fait elle s’était rallumée avec la renaissance même du théâtre à l’antique. Réforme et Contre-Réforme préconisent un retour au christianisme primitif qui dénonce le théâtre comme une forme de culte démoniaque[47]. Les spectacles détournent l’homme de Dieu, écrivait Tertullien, parce que Dieu est l’ennemi des idoles, des masques (personarum), des effigies. Il condamne toute simulation (omnem hypocrisin damnat[48]). Tous les spectacles, le théâtre en particulier qui est le domaine propre de l’impudicité, furent inventés pour le plus grand profit du diable. Un jour, une femme qui était allée au théâtre en revint avec un démon, lequel protesta vivement, quand on voulut procéder à l’exorcisme : « Mais j’étais parfaitement dans mon droit : je l’ai trouvée chez moi[49] ». Sur la scène, le diable est chez lui, c’est son territoire, son domaine.

Tous les efforts déployés, notamment par Richelieu, pour épurer la scène, pour en bannir les actes de violences, pour en châtier la langue, n’y changeront rien. Car, le contenu fût-il hautement moral, « la substance des choses », écrit Singlin dans une épître aux allures de pamphlet, reste la même : le théâtre est diabolique par nature. Et l’apparence de la vertu n’est qu’un « déguisement [qui] augmente le mal au lieu de le diminuer : c’est un ennemi caché qui se glisse plus avant. C’est le démon[50] ». Dans le monde du mirage, l’apparence du bien n’est que le signe du mal. Ce paradoxe, formulé pour la première fois par Jean-François Senault, sera repris par tous les adversaires de la scène : « Plus la comédie [le théâtre] est charmante, et plus elle est dangereuse ; et j’ajouterais même que plus elle semble honnête, plus je la tiens criminelle[51]. » Il n’y a pas d’absolution possible. Le beau visage n’est jamais qu’un masque.

Mais le refus de l’art dramatique n’est lui-même qu’un cas du refus plus général de toute représentation, conçue, dans une perspective platonicienne « comme un égarement dans le factice[52] ». L’imitation entraîne inévitablement une dégradation, une déchéance dont l’image chrétienne est la chute, ainsi que le divertissement n’est que l’expression perverse de la tentation. Le théâtre est la forme extrême de l’illusion, qui n’est elle-même qu’une appellation des puissances infernales qui règnent sur le monde : « Les comédies sont les ombres des ombres[53] », écrit Pierre Nicole. Le théâtre est un concentré de la folie universelle. Si l’auteur de comédie se réjouit de trouver partout autour de lui la matière de son art, le chrétien le déplore. Il ne veut pas voir sur scène l’image aberrante et redoublée de l’aliénation humaine, dont il travaille à se détourner dans la vie réelle. Il ne veut pas transformer la folie en divertissement, comme le fait le Docteur Faust[54]. Il veut contempler la perfection de Dieu, et le théâtre est l’ouvrage du diable.

Saül est « furieux », parce que la fureur, dès les origines du théâtre, est considérée comme l’état le plus spectaculaire de l’âme, comme une métaphore de l’illusion théâtrale. Au mal tragique, tel que le représentent les auteurs antiques, le christianisme militant de la Renaissance ajoutera les couleurs contrastées de sa théologie fondée sur l’affrontement et la culpabilité. Il intériorisera progressivement le diable médiéval, individualisera la folie que la Nef (1494) de Sebastien Brant ou l’Éloge (1511) d’Érasme présentaient encore comme un fléau collectif.

Abandonnant Saül au diable, Dieu le condamne, pour ainsi dire, à devenir un personnage de théâtre. Son châtiment, c’est de s’agiter éternellement sur la scène.