Corps de l’article

Introduction

Plusieurs transformations récentes tiraillent les sociétés africaines entre individualisme et communautarisme. D’un côté, la mondialisation partielle, une transition démographique asymétrique, l’ajustement structurel ou même le retour récent de la croissance ont, dans plusieurs pays, intensifié la concurrence économique ou éveillé des aspirations nouvelles à l’indépendance et à l’autonomie. De l’autre, la persistance de la pauvreté, le nombre croissant d’orphelins dans les pays les plus frappés par l’épidémie du VIH/sida et les mouvements démocratiques poussent au maintien des solidarités traditionnelles ou à l’émergence de nouvelles formes de solidarité. De ces deux pressions opposées dépend en partie la trajectoire spécifique de modernisation des sociétés africaines, mais aussi — de manière plus immédiate — l’évolution des solidarités familiales et la montée des inégalités dans cette partie du monde.

Plusieurs travaux ont souligné l’importance des solidarités familiales dans la redistribution économique en Afrique. En l’absence de mécanismes formels d’assistance sociale, les échanges au sein de la famille étendue faciliteraient un rééquilibrage des ressources et des chances. Qu’ils prennent la forme de transferts monétaires, de prestations de services ou de confiages d’enfants, ces échanges ont été reconnus pour leur potentiel de nivellement socioéconomique (Isiugo-Abanihe, 1985 ; Lloyd et Blanc, 1996 ; Courade, 1994). Ce nivellement s’opérerait de manière autonome à la base, sans le gouvernail rigide et distant des politiques étatiques. Selon la vision d’Adam Smith pour la production de biens et de services, des individus agissant de manière quasi autonome produiraient un résultat macroscopique harmonieux, dans ce cas, le rééquilibrage des chances. Cette « main invisible » des solidarités familiales permettrait de faire l’économie d’une politique formelle d’assistance sociale, en même temps qu’elle assurerait la redistribution des fruits de la croissance économique en Afrique.

Toutefois, la réalité d’un tel équilibrage harmonieux reste à démontrer. Bien que plusieurs études soulignent l’intensité des échanges intrafamiliaux et leurs conséquences pour les individus concernés (Isiugo-Abanihe, 1985 ; Castle, 1995 ; McDaniel et Zulu, 1996 ; Lundberg et Over, 2000 ; Pilon, 2005), l’importance de ces échanges reste à établir à un niveau macroscopique. Cette lacune empirique est particulièrement visible dans le cas du confiage d’enfants — un type courant d’échange intrafamilial. Alors que la prévalence et les micro-effets du confiage ont été bien étudiés (Isuogo-Abanihe, 1985 ; McDaniel et Zulu, 1996 ; Lloyd et Blanc, 1996 ; Akresh, 2005 ; Pilon, 2005), peu de recherches en ont examiné les effets macroscopiques, notamment sur le nivellement économique. Pourtant, l’importance macrosociale du confiage n’est pas une somme mécanique des pratiques individuelles, mais plutôt une résultante complexe des pratiques individuelles et de leur distribution parmi diverses couches sociales. La thèse du « confiage comme outil de nivellement » reste donc à examiner au niveau macrosocial. Il devient urgent de combler cette lacune empirique dans le contexte africain actuel marqué par le spectre d’une montée des inégalités et par la faiblesse des mécanismes formels d’assistance sociale.

Le but de notre étude est d’avancer la recherche sur l’effet de nivellement du confiage en Afrique. Notre postulat de départ est que ce nivellement dépend de trois critères, notamment la prévalence du confiage, son effet microscopique et sa distribution/concentration dans diverses couches sociales. Bien que les deux premiers critères soient nécessaires pour assurer le nivellement, ils ne sont pas suffisants. Le confiage doit en plus se concentrer dans les familles les moins démunies. Une telle concentration peut sembler logique, mais elle n’est pas garantie lorsque le confiage n’est pas motivé par l’altruisme, mais plutôt par des critères d’efficacité, de réciprocité ou de proche parenté (Isiugo-Abanihe, 1985 ; Bicego et al., 2003 ; Akresh, 2005 ; Case et al., 2006). L’objectif de notre étude est ainsi d’évaluer la concentration des flux de confiage et de répondre aux questions suivantes : 1) les processus de confiage concentrent-ils les enfants dans les familles les moins nombreuses et les moins démunies ? ; 2) comment cette concentration a-t-elle évolué au cours des dernières années ?

Pour répondre à ces deux questions, nous utilisons des données issues des Enquêtes Démographiques et de Santé (EDS) au Ghana et en Zambie, deux pays aux expériences différentes. Pour chacun, nous calculons un indice de concentration des enfants confiés dans les familles les moins nombreuses et les moins démunies (respectivement) et nous examinons les changements diachroniques de cet indice. Le reste de l’article comprend quatre sections couvrant respectivement la pertinence de l’étude, le cadre théorique, les aspects méthodologiques, les résultats et leur discussion.

Mise en contexte

L’importance du confiage peut se comprendre à la lumière de deux réalités complémentaires : le spectre des inégalités en Afrique et la dépendance des sociétés africaines par rapport aux mécanismes informels d’assistance sociale.

Inégalités en Afrique

Malgré leur importance sociopolitique, les inégalités socioéconomiques en Afrique demeurent une réalité peu étudiée au niveau macroscopique, et ceci pour deux raisons. La première, d’ordre pratique, relève d’une difficulté à obtenir des données détaillées sur les revenus des ménages et à mettre en place des systèmes longitudinaux de collecte de données lorsqu’on veut suivre ces inégalités dans le temps. La deuxième difficulté, d’ordre idéologique, provient du contexte de pauvreté aiguë qui focalise l’attention sur les questions de pauvreté et de croissance, l’idéologie néolibérale occultant l’importance des inégalités comme priorité de développement. Bien plus, le mythe de la solidarité africaine entretient la croyance en une « main invisible » de solidarité familiale qui nivellerait efficacement les inégalités économiques. Enfin, des travaux récents suggèrent une baisse générale des inégalités à l’échelle mondiale. La mondialisation et l’« aplatissement du monde » envisagés par Friedman (2005) réduiraient graduellement l’écart dans les possibilités offertes aux riches et aux pauvres. Une analyse de Firebaugh et Goesling (2004) montre par exemple une baisse régulière des inégalités entre pays, le coefficient mondial de Gini passant de 0,49 en 1980 à 0,45 en 1997.

Toutefois, plusieurs facteurs permettent de penser que les inégalités sont en passe de devenir une préoccupation majeure en Afrique. Les premiers sont liés à la mondialisation. Contrairement à ce qu’on observe dans la tendance mondiale (Firebaugh et Goesling, 2004), les inégalités entre pays africains ont augmenté au cours des deux dernières décennies. Kandiwa (2006) montre ainsi un accroissement du Gini interafricain de 0,36 en 1980 à 0,45 en 1997, tandis que dans le même temps, le MLD (une autre mesure des inégalités) augmentait de 0,33 à 0,40 (figure 1). Bien plus, le désir accru de consommation, la concurrence économique et l’ajustement structurel risquent d’accentuer ces inégalités au sein même de plusieurs pays. Déjà, des études relèvent des disparités croissantes dans l’investissement scolaire par enfant, en dépit — ou peut-être en raison — de la montée du chômage des diplômés (Boyle, 1996 ; Buchmann, 2001).

Une deuxième série de processus est liée à la transition démographique. La baisse récente de la fécondité en Afrique semble s’être amorcée de façon asymétrique, les familles urbaines et les classes moyennes étant les premières à réduire leur fécondité (Shapiro et Tambashe, 2001 ; Giroux et al., 2008). Une telle asymétrie accroît l’inégalité des chances, surtout dans un contexte où la taille de la progéniture devient un facteur de plus en plus déterminant dans l’accès à l’éducation (Lloyd, 1994 ; Eloundou-Enyegue et Williams, 2006).

Figure 1

Changements historiques dans l'inégalité économique entre pays (1980-1998)

Inégalité économique entre pays (MLD)

Source : Global (Firebaugh and Goesling, 2004) ; Sub-Saharan Africa (Kandiwa, 2006)

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Le troisième processus majeur est le retour de la croissance économique en Afrique. Depuis cinq ans, notamment ces deux dernières années, la croissance du PNB moyen par habitant en Afrique subsaharienne a oscillé entre 5,5 % et 6 % (Banque mondiale, 2008). Bien que le retour de la croissance puisse contribuer à réduire la pauvreté, il pourrait tout aussi bien exacerber les inégalités, sans une large redistribution des fruits de cette croissance.

Solidarités informelles

Vu la faible couverture sociale formelle dans beaucoup de pays africains, la famille étendue est devenue — par défaut — le filet social majeur. Elle joue ce rôle au moyen de transferts économiques des ménages urbains aux ménages ruraux, des classes moyennes aux classes pauvres ou, plus récemment, des migrants internationaux aux membres de la famille restés au pays (Courade, 1994 ; Fleischer, 2007). Elle permet aussi des transferts démographiques et une redistribution des charges familiales entre ménages, grâce notamment au confiage d’enfants. Cette pratique, qui consiste à confier la garde d’un enfant à des parents pendant une période prolongée, est courante en Afrique (Isiugo-Abanihe, 1985 ; McDaniel et Zulu, 1996 ; DHS, 2005).

Le tableau 1 donne un aperçu de la prévalence du confiage parmi les enfants de 10 à 14 ans dans 20 pays africains pour lesquels les données étaient disponibles sur plus d’une année. Ces données suggèrent trois conclusions principales. Premièrement, le confiage reste fréquent dans la plupart des pays. Les taux de confiage avoisinent 20 % en moyenne, allant d’un minimum de 9 % à un maximum de 42 %. Le Ghana et la Zambie (avec des taux de confiage d’environ 23-24 %) se situent au niveau médian parmi ces pays africains. Contrairement aux inquiétudes soulevées par la crise économique des années 1980 et 1990, la prévalence du confiage n’a pas diminué dans le temps. De fait, elle a augmenté légèrement — de 0,7 % annuellement au cours des années 1990 —, et plus nettement en Zambie (+2,2 % annuellement), l’un de nos deux pays d’étude.

Tableau 1

Niveaux et changements des taux de prévalence du confiage parmi les enfants de 10–14 ans

Source : Calculs sur la base des enquêtes EDS.

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Une analyse plus détaillée de ces données (résultats non inclus au tableau) indique que les enfants confiés proviennent de familles aux profils très divers, profils grandement définis par le fait que les parents soient en vie ou non. De manière générale, le confiage revêt différentes formes d’arrangement, du confiage délibéré et consensuel au confiage de crise ou dissimulé avalisé par un seul (ou aucun) des conjoints de la famille hôte (Isiugo-Abanihe, 1985 ; Eloundou-Enyegue et Stokes, 2002). On constate également une diversité dans l’âge des enfants confiés, dans le niveau de prise en charge, dans les liens de parenté entre les familles d’origine et d’accueil, dans le but du confiage — motivé par l’éducation, par l’emploi ou par une situation de crise familiale (Vandermeersch, 2002 ; Isiugo-Abanihe, 1985 ; Case et al., 2004).

Il est utile de noter qu’à l’origine, le confiage en Afrique ne répondait pas à des exigences de nivellement économique. Il s’agit en fait d’une pratique de socialisation ancienne dont la fonction première était de resserrer les liens de parenté et de consolider l’allégeance au clan (Laburthe-Tolra, 1981). Cette pratique a ensuite rempli des fonctions économiques, démographiques et politiques (Mahieu, 1989 ; Ainsworth, 1996 ; Courade, 1994). Le confiage soutiendrait ainsi la croissance démographique en subventionnant une forte fécondité parmi les familles pauvres. Dans la mesure où ces familles ne supportent pas entièrement le coût de l’éducation des enfants, elles ont peu intérêt à réduire leur fécondité (Lesthaeghe, 1989). Par ailleurs, en réduisant les inégalités sociales, le confiage dissiperait les tensions entre classes sociales, malgré un fort biais urbain des politiques d’investissement public (Courade et al., 1994 ; Mahieu, 1989). En somme, le confiage en Afrique est une institution multiforme, plurifonctionnelle et dynamique. C’est ce caractère dynamique — surtout dans son rôle de nivellement — qui retient l’attention ici.

Cadre théorique

Le débat théorique sur l’impact macroscopique du confiage bénéficie indirectement des recherches sur les motivations à l’origine de la pratique (Isiugo-Abanihe, 1985 ; Mahieu, 1989 ; Castle, 1995 ; Ainsworth, 1996). Bien qu’on distingue souvent les motivations économiques des motivations socioculturelles, une analyse plus détaillée souligne quatre principes directeurs, à savoir l’équité ou l’altruisme, l’efficacité, la réciprocité, la parenté ou la solidarité.

Selon le principe d’équité, le confiage bénéficierait en priorité aux enfants les plus démunis. Les flux s’achemineraient alors des familles les plus pauvres aux familles les moins pauvres, les familles d’accueil étant mues par un altruisme et un souci de justice sociale. Selon le principe d’efficacité, le confiage obéit surtout à un calcul économique. Les familles d’origine verraient le confiage comme un investissement pour la mobilité sociale des enfants, surtout ceux qui sont susceptibles d’en profiter (par exemple, les enfants ayant les meilleurs résultats scolaires). Les familles d’accueil, elles, recevraient un apport de main d’oeuvre allégeant les charges domestiques individuelles (Ainsworth, 1996 ; Lloyd et Blanc, 1996). Dans le meilleur des cas, il pourrait ainsi se développer une efficacité de type Pareto, dans laquelle le confiage améliore simultanément la participation scolaire des enfants confiés et celle des enfants de la famille hôte (Akresh, 2005). Selon le principe de réciprocité, le confiage représente un échange de services entre familles, souvent différé dans le temps. Le service rendu crée une obligation sociale dont le paiement est exigible dans le futur. Dans cette perspective, les familles d’accueil accorderaient en priorité leur faveur aux enfants issus de familles potentiellement aptes à rendre service à l’avenir. Enfin, suivant le principe de parenté, les familles hôtes accordent leur faveur de manière sélective, non plus en fonction du besoin ou de l’efficacité, mais suivant les liens de parenté. La solidarité se restreint alors aux parents les plus proches.

Chacun des quatre cas de figure a des effets différents sur la direction des flux de confiage et leur effet de nivellement. Un confiage régi par l’efficacité concerne surtout les enfants les plus susceptibles de profiter d’une scolarisation offerte par le confiage. Bien qu’il puisse réduire les inégalités entre familles, un tel confiage accroît en même temps les inégalités au sein des familles d’origine. Un « confiage Pareto-efficace » du type décrit par Akresh (2005) aurait un pouvoir de nivellement réduit, en ce qu’il améliore la scolarisation de toutes les parties engagées. Un confiage régi par la réciprocité limite l’accès des familles démunies aux réseaux de confiage et peut ainsi accroître les inégalités. Un confiage régi par la parenté réduit similairement l’accès de certains enfants aux réseaux de solidarité et sa capacité de nivellement s’en trouve réduite. Enfin, un confiage régi par l’équité ou l’altruisme est a priori susceptible d’avoir le plus fort effet de nivellement dans la mesure où il permet le recrutement des enfants les plus démunis et une plus grande assistance désintéressée. En somme, la revue des quatre types souligne l’importance des motivations dans l’étude des solidarités résultant du confiage. Un nombre élevé d’enfants confiés n’implique pas nécessairement une redistribution économique, s’il n’est pas motivé par un souci d’assistance. Les quatre types de motivation cités sont évidemment des modèles idéaux. Le but de cette typologie n’est pas de décrire des situations réelles, mais d’inventorier quelques motivations principales qui peuvent se combiner pour orienter les décisions de confiage. De même, l’objectif de notre analyse empirique ne sera pas d’identifier le modèle type qui prévaut, mais plutôt d’estimer l’effet nivelant du confiage au niveau macroscopique.

Parallèlement aux motivations, la direction des flux de confiage est une donnée importante. Dans quelle mesure le confiage draine-t-il les enfants des ménages les plus démunis vers des ménages plus aisés ? Pour illustrer l’importance de la direction des flux, il suffit de considérer les trois cas décrits en figure 2. Dans le premier cas dit « de circulation », le confiage se fait au sein d’une même couche sociale. Un second cas, dit « étagé », transfère les enfants vers un groupe à statut économique légèrement plus élevé que le groupe d’origine. Toutes choses étant égales par ailleurs, on peut présumer que les enfants confiés auraient, dans ce second cas, de meilleures conditions de vie dans le ménage d’accueil. L’amélioration marginale des conditions est, en théorie, encore plus grande dans le troisième mode, dit de « convergence », où tous les enfants confiés — quelle que soit leur oirigine sociale — sont pris en charge par les familles les plus aisées. Les trois cas illustrent donc trois situations différentes quant à l’amélioration attendue des conditions de vie des enfants confiés.

Figure 2

Trois modes théoriques de circulation des enfants confiés

Trois modes théoriques de circulation des enfants confiés

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En même temps, ces trois cas de figure illustrent aussi la tension entre volume et direction des flux. Alors que le scénario « de convergence » semble le plus bénéfique pour les enfants confiés, il est le moins susceptible d’accommoder un grand nombre d’enfants, en raison du faible ratio entre le nombre de familles d’accueil et le nombre de familles d’origine. En prenant comme exemple une société dans laquelle les classes pauvres, moyennes et aisées représentent respectivement 45 %, 35 % et 20 % de la population totale de ménages, le ratio entre familles d’accueil et familles d’origine est de 1, de 0,69 et de 0,20 dans les cas 1 (circulation), 2 (étagé) et 3 (convergence), respectivement. En d’autres termes, plus les familles d’origine recherchent une grande amélioration marginale des conditions de vie pour les enfants, plus la concurrence pour les offres de confiage est aiguë. À l’inverse, plus nombreuses sont les familles cherchant à confier des enfants, moins grandes sont les exigences de ces familles concernant l’amélioration marginale des conditions de vie de leurs enfants. Cette tension entre la quantité de la demande et la qualité de l’offre est perceptible dans les pays les plus durement touchés par l’épidémie du VIH/sida. Dans ces pays en effet, l’augmentation du nombre d’orphelins ne va pas sans une précarisation de leurs conditions d’accueil (Rehman et Eloundou-Enyegue, 2007). Pour bien appréhender les effets macroscopiques du confiage, il est donc indispensable d’en intégrer aussi bien les aspects quantitatifs en termes de volume que les données qualitatives en termes de direction des flux.

Peu d’études à notre connaissance ont intégré ces deux aspects. Les études sur le confiage ont surtout porté sur la prévalence ou l’impact à l’échelle individuelle (Isiugo-Abanihe, 1985 ; Vandermeersch, 2002 ; Eloundou-Enyegue et Stokes, 2002 ; Lloyd et Blanc, 1996 ; Case et al., 2004 ; Akresh, 2005 ; Pilon, 2005). Elles suggèrent un effet bénéfique du confiage sur la fréquentation scolaire. Par exemple, Akresh (2005) au Burkina Faso trouve des taux de fréquentation scolaire parmi les enfants confiés de 3,6 % supérieurs à ceux des frères et soeurs non confiés. Les quelques travaux sur la direction des flux de confiage montrent qu’ils s’orientent généralement des communautés rurales vers les villes, mais aussi en fonction des liens de parenté. Selon Case et al. (2004), les liens de parenté jouent non seulement sur les chances de recrutement des enfants, mais aussi sur leur traitement dans le ménage d’accueil. Quelques travaux ont aussi examiné les flux en fonction du niveau de vie des familles d’origine. Une telle analyse au Cameroun montre un accroissement au fil du temps dans la représentation des quintiles moyens parmi les enfants confiés (Eloundou-Enyegue et Shapiro, 2005). Ainsi, la représentation du quintile 3 s’est accrue de 7 % dans les années 1960 à 25 % environ au début des années 1990, alors que celle du quintile supérieur se réduisait dans le même temps, de 37 à 12 % environ. À l’inverse, les familles les plus vulnérables (quintile 1) restaient sous-représentées parmi les enfants confiés. Entre 1960-1969 et 1990-1995, le quintile 1 passait seulement de 14 à 16 % pour une moyenne de 15 % au lieu des 20 % attendus si les possibilités de confiage étaient distribuées de manière proportionnelle.

En somme, les études antérieures ont bien établi la forte prévalence du confiage et ses effets bénéfiques au niveau micro. Toutefois, l’importance macrosociale du confiage dépend aussi de sa distribution au sein de diverses couches sociales. Toutes choses étant égales par ailleurs, le confiage nivelle d’autant plus les inégalités que les enfants confiés se concentrent disproportionnellement parmi les familles les moins démunies. Les deux premières conditions — qui ont retenu l’attention des chercheurs jusqu’à présent — sont nécessaires mais non suffisantes : il est possible d’avoir un nivellement limité même avec un confiage prévalent et micro-efficace. Il faudrait en plus avoir des informations sur la distribution socioéconomique des flux de confiage. Cet aspect, qui n’a pas été abordé dans les travaux antérieurs, est au centre de notre analyse.

Hypothèses

Nous examinons deux hypothèses sur les mutations des solidarités, spécifiquement sur le changement dans la concentration des enfants confiés. L’hypothèse centrale est celle d’une déconcentration du confiage dans le temps, induite en partie par des conditions économiques difficiles. Même si le nombre d’enfants confiés n’a pas décliné (figure 1), leur concentration dans les familles aisées, elle, a changé au fil du temps. Résumons : 1) la concentration du confiage vers les familles les mieux nanties s’amoindrit avec le temps ; 2) cette déconcentration est d’autant plus forte que les conditions économiques sont difficiles.

Données et méthodes

Les données utilisées dans cette étude proviennent des Enquêtes Démographie Santé (EDS) au Ghana et en Zambie. Les EDS sont des enquêtes nationales conduites depuis les années 1990 dans plus de 60 pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine. En plus de données sur la santé et la fécondité, certaines ont collecté des données sur la scolarisation, ayant permis des études détaillées sur le sujet (Lloyd et Hewett, 2003 ; Case et al., 2004 ; DeRose et Kravdal, 2007). La multiplication de ces enquêtes dans plusieurs pays crée un dispositif approprié pour une analyse du changement. Notre étude se focalise sur le Ghana et la Zambie, deux pays pour lesquels les données nécessaires étaient disponibles. Le choix du Ghana et de la Zambie est intéressant en ce qu’il porte sur deux pays médians par leurs taux de confiage (voir tableau 1), mais avec des trajectoires économiques récentes assez différentes. L’un des pays (la Zambie) a connu dernièrement un déclin économique, pendant que l’autre (Ghana) a affiché une nette croissance[1]. La comparaison de ces deux cas peut donc révéler l’influence des conditions économiques.

Pour chacun des pays, les données EDS ont servi à estimer la concentration du confiage dans les ménages les plus aisés. L’information requise pour ce calcul (nombre d’enfants confiés, nombre d’enfants biologiques du ménage et statut socioéconomique ou SSE du ménage) a été obtenue comme suit. Le nombre d’enfants confiés s’obtient à partir du fichier ménage, lequel indique pour chaque membre — notamment pour les enfants de moins de 15 ans — le lien avec le chef de ménage et la présence ou non de la mère dans le ménage. Pour cette analyse, nous avons inclus tous les enfants de moins de 14 ans sans lien de filiation direct (fils) avec le chef de ménage et dont la mère n’était pas présente dans le ménage. Le nombre d’enfants biologiques du ménage est pris comme le nombre total d’enfants survivants du chef de ménage, qu’ils résident actuellement dans le ménage ou non. Enfin, le SSE du ménage est évalué à partir des biens de consommation du ménage et de quelques caractéristiques du logement (Filmer and Pritchett, 1998)[2].

Les données EDS ne contiennent pas d’information sur les familles d’origine. Par conséquent, nous ne pouvons pas évaluer la direction au sens strict. Notre approximation consiste à examiner la distribution des enfants confiés parmi les familles d’accueil : dans quelle mesure les enfants confiés sont-ils disproportionnellement concentrés dans les familles dont le niveau de ressources par enfant est élevé ? Cette concentration se mesure par un indice (C) comme suit :

C = Ʃ [(Ei-Oi)*ln(ri)] [1]

Dans cette formulation,

  • i indexe le groupe ;

  • Ei est le pourcentage attendu d’enfants confiés dans le groupe, si les pourcentages étaient proportionnels à la taille du groupe. Spécifiquement, Ei est le pourcentage d’enfants biologiques dans ce groupe par rapport à tous les enfants biologiques ;

  • Oi est le pourcentage effectif d’enfants confiés dans le groupe ;

  • ri est le niveau de dilution des ressources par enfant dans ce groupe, par rapport au niveau de ressources moyen dans la population. Puisque ce niveau de dilution est inversement lié au SSE de la famille et de la taille de sa progéniture (Blake, 1981), nous examinerons chacun de ces deux facteurs. Ainsi défini, ri est supérieur à 1 pour les familles les plus pauvres et nombreuses et inférieur à 1 dans le cas contraire.

La formule [1] implique qu’une surreprésentation des enfants confiés (Ei-Oi<0) dans les familles les moins démunies (ln(ri)<0) aura une contribution positive sur C, de même qu’une sous-représentation dans les familles les plus démunies. Plus la valeur de C est élevée, plus le potentiel de nivellement est accru. La valeur de C s’obtient en deux étapes. On détermine d’abord la distribution des enfants biologiques et confiés (respectivement) selon le niveau de dénuement de la famille. La distribution des enfants confiés donne le pourcentage effectif dans chaque catégorie (Oi), tandis que la distribution des enfants biologiques donne le pourcentage théorique[3] ou attendu (Ei) dans chacune des catégories. Puis, après avoir calculé les niveaux de dilution relatifs (ri), on applique la formule 1 pour trouver l’indice de concentration. Pour chacun des deux pays étudiés, ces calculs sont faits pour au moins deux années (en fonction de la disponibilité des données) et pour deux variables de dilution, le SSE des ménages et la taille de leur progéniture.

Résultats et conséquences

Les tableaux 2 et 3 résument les résultats du calcul des indices de concentration pour les deux pays (Zambie et Ghana, respectivement). La première colonne de ces tableaux indique les deux variables de dilution (SSE du ménage et taille du ménage). La codification de ces variables est telle que, conformément à Blake (1981), la dilution des ressources est inversement proportionnelle au SSE et directement proportionnelle à la taille de la progéniture. Sur la base de la distribution des enfants dans chacune des catégories, le tableau indique la moyenne pour chacune des variables de dilution : 3,2 pour le SSE en Zambie (1992) et 5,13 pour la taille de la progéniture cette année. Les valeurs de dilution relative par rapport à la moyenne (ri) sont ensuite calculées pour chacune des catégories. Par exemple, la valeur de 0,31 pour la catégorie sociale « très aisée » indique que la dilution des ressources dans ce groupe est environ 70 % moins sévère que celle observée dans une famille moyenne. Les valeurs de l’indice de concentration s’obtiennent enfin en utilisant les valeurs de ri, ainsi que les pourcentages attendus (Ei) et observés (Oi) dans chaque catégorie. Comme indiqué précédemment, plus la valeur de C est élevée, plus les enfants se retrouvent concentrés dans les familles où les niveaux de dilution sont les plus bas.

Dans l’ensemble, les résultats de ces tableaux suggèrent les conclusions suivantes. Premièrement, tous les indices de concentration sont positifs : le confiage concentre effectivement les enfants dans les familles les moins démunies, que ce dénuement se définisse sur la base du SSE ou sur la base de la taille de la progéniture. Même s’il n’est pas nécessairement motivé par un souci d’équité, le confiage tel qu’observé dans ces deux pays aura pour effet de favoriser une plus grande égalité des chances en matière d’éducation des enfants. En somme, le mode de concentration observé ici (concentration équilibrante) est conforme à la thèse du confiage comme outil de nivellement.

Deuxièmement, bien que l’indice total soit toujours positif, on note des contributions négatives pour quelques groupes. C’est le cas des classes moyennes au Ghana, notamment en 1998. Dans ce pays, le quintile médian (3) a reçu moins d’enfants que l’effectif théorique attendu, alors que dans le même temps, certaines familles pauvres (quintile 4) recevaient parfois plus d’enfants confiés que le nombre théoriquement attendu. En d’autres termes, les « classes » moyennes, bien plus que les familles au sommet de la hiérarchie, semblent plus aptes à se soustraire à l’obligation de solidarité, tout au moins lorsqu’il s’agit de confiage. En ce qui concerne la deuxième variable de dilution (taille de la famille) et surtout au Ghana, certaines familles relativement petites (3 ou 4 enfants) accueillent moins d’enfants que le nombre attendu en théorie. En revanche, aussi bien au Ghana qu’en Zambie, les plus grandes contributions positives sont réalisées par les couples ayant 1 ou 2 enfants.

Troisièmement, une comparaison des deux variables de dilution (SSE et taille de la progéniture) indique une concentration plus forte en fonction de la taille de la progéniture. Alors que l’indice dépasse généralement 45 pour la taille de la progéniture, il oscille entre 0,95 et 5,64 pour le SSE. En d’autres termes, la « main invisible » des solidarités africaines nivellerait mieux les inégalités dans la taille de la progéniture qu’elle ne nivellerait les inégalités selon le SSE. Il est à noter que cette différence ne résulte pas entièrement du découpage plus fin de la taille de la famille[4]. Ce résultat est important et peut s’interpréter de deux manières : d’un côté, il suggère que la taille de la progéniture est un indicateur de dilution plus perceptible et stable que le SSE, donc plus facile à invoquer dans la négociation pour un transfert d’enfants. En clair, il est plus facile pour un couple nécessiteux d’évaluer la charge familiale de ses proches que d’évaluer les niveaux de revenus. D’un autre côté, les familles d’origine s’imaginent possiblement que l’augmentation marginale des chances de leurs enfants en matière d’éducation est supérieure dans les familles d’accueil ayant une petite progéniture que dans les familles à plus fort revenu mais avec une progéniture nombreuse.

Quatrièmement, la comparaison diachronique des deux pays montre des résultats tout aussi intéressants : l’indice de concentration a baissé en Zambie, aussi bien pour le SSE (-3) que pour la taille de la famille (-6). En revanche, il a eu tendance à augmenter (+3,5) ou à rester stable (-0,5) au Ghana. Ce résultat est intéressant lorsqu’il est mis en rapport avec l’évolution économique de ces deux pays. Rappelons que le Ghana a connu à cette période une forte croissance économique, pendant que la Zambie se voyait frappée par une décroissance tout aussi remarquable. Les résultats montrent donc que la concentration du confiage se serait accrue dans le pays en croissance économique alors qu’elle se serait amoindrie dans le pays en déclin économique. En clair, même si le déclin en Zambie ne compromet pas la prévalence du confiage (voir tableau 1), il peut en influencer la distribution et la concentration dans diverses classes économiques. L’expérience de nos deux pays d’étude suggère que de meilleures conditions économiques favorisent un confiage de « qualité » marqué par une concentration des enfants dans les ménages les moins démunis. À l’inverse, de mauvaises conditions économiques accentuent un confiage de « détresse » dans lequel les enfants confiés se retrouvent de plus en plus dans des ménages en proie à des conditions de vie difficiles. Une fois de plus, on peut noter le parallèle avec l’exemple des orphelins dans plusieurs pays du sud africain. À mesure que s’étend l’épidémie du VIH/sida, la compétition pour les familles d’accueil s’accentue, de même que la concurrence entre orphelins et non-orphelins pour ces familles d’accueil (Rehman et Eloundou-Enyegue, 2007). En somme, un suivi exclusif de la prévalence du confiage ne renseigne pas entièrement sur les changements dans la solidité du filet social que peut représenter la famille étendue en Afrique.

Tableau 2

Indice de concentration des enfants confiés dans les familles à faible dilution de ressources (Zambie 1992, 1996)

Indice de concentration des enfants confiés dans les familles à faible dilution de ressources (Zambie 1992, 1996)

* ri est un indice de dilution relative des ressources. Il s’obtient en divisant le niveau des ressources dans le groupe par le niv la population (Ri/ƩRi). eau moyen dans

** Les Ci représentent les contributions de chaque groupe à l’indice de concentration total. L’index total est C=Ʃ[(Ei-Oi)*ln(ri)]

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Tableau 3

Indice de concentration des enfants confiés dans les familles à faible dilution de ressources (Ghana 1992, 1998, et 2003)

Indice de concentration des enfants confiés dans les familles à faible dilution de ressources (Ghana 1992, 1998, et 2003)

* ri est un indice de dilution relative des ressources. Il s’obtient en divisant le niveau des ressources dans le groupe par le niveau moyen dans la population (Ri/ƩRi).

** Les Ci representent les contributions de chaque groupe à l’indice de concentration total. L’index total est C=Ʃ[(Ei-Oi)*ln(ri)].

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Pour conclure, soulignons l’importance des résultats ci-dessus au regard des mouvements démographiques et économiques actuels en Afrique. D’une part, ceux-ci suggèrent que le retour récent de la croissance en Afrique n’exacerbe pas forcément les inégalités entre enfants. De fait, il pourrait bien réduire les inégalités si le schéma de ces deux pays se reproduit ailleurs en Afrique. Même si cette croissance augmentait l’écart des revenus entre ménages, elle favoriserait aussi un confiage plus bénéfique dans lequel les familles les plus aisées accueilleraient proportionnellement plus d’enfants. D’autre part, nos résultats soulignent les répercussions potentielles de la transition démographique sur la pratique et la direction du confiage : une transition démographique qui réduirait les différences de taille entre familles serait plus à même de réduire la prévalence du confiage que les changements macroéconomiques.

Ces conclusions préliminaires devront être confirmées sur un échantillon de pays plus large. De plus, une analyse entière de la direction des flux de confiage requiert des données sur les ménages d’origine. Néanmoins, nos résultats recommandent la prise en compte de la distribution des flux dans le débat sur la capacité de nivellement du confiage. En dépit des changements économiques et démographiques récents dans beaucoup de pays africains, la prévalence du confiage s’est généralement maintenue ou a très peu décliné. Cette stabilité apparente ne doit cependant pas cacher les changements possibles dans la distribution, en fonction des tendances économiques et de la baisse de fécondité. Ces changements dans la concentration, bien plus que les changements dans la prévalence, sont susceptibles de déterminer la force du confiage comme filet social. La « main invisible » du confiage peut continuer à charrier de nombreux enfants, mais elle ne nivellera efficacement que si elle continue de concentrer ces enfants vers des ménages économiquement et démographiquement susceptibles d’améliorer leur bien-être.