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Sans être omniprésente dans le roman québécois au xxe siècle, l’image de l’Amérindien a néanmoins joué un rôle significatif dans l’évolution de certaines thématiques romanesques, comme celles des grands espaces et de la nature rédemptrice. Comme je l’ai montré dans mon ouvrage intitulé Le mythe américain dans les fictions d’Amérique, les romanciers québécois ont souvent attribué à la figure de l’Amérindien une fonction symbolique dans le mouvement de prise de conscience de leur appartenance au continent américain ; on en trouve des exemples frappants dans des romans comme Maria Chapdelaine, Le Survenant ou La montagne secrète, de même que dans L’élan d’Amérique, Un dieu chasseur ou Le dernier été des Indiens. C’est ainsi que, loin d’être enfermée dans une simple logique d’exploitation de l’exotisme, l’image de l’Amérindien se révèle indissociable de l’expression et de la revendication d’une identité nord-américaine, cette dernière étant perçue comme étant résolument distincte de l’identité française. Aussi la mise en forme de cette image, héritée des écrits de Montaigne, Rousseau, Lahontan, Chateaubriand ou Cooper, ainsi que des textes de la Nouvelle-France, en particulier des Relations des Jésuites, ne va-t-elle pas sans poser des problèmes inédits dans le contexte de l’émergence progressive d’une écriture moderne, puis postmoderne, au Québec. Comment, en effet, intégrer une telle image à un tissu romanesque en rapide transformation, sans verser dans les clichés, les poncifs, les idées reçues et les visions convenues ? C’est là, sans doute, un des défis qui se sont posés aux romanciers qui, de Germaine Guèvremont à Robert Lalonde, ont éprouvé la tentation de revisiter une image littéraire se profilant déjà dans les textes d’inspiration romantique du xixe siècle, notamment dans les poèmes d’Octave Crémazie et les romans de Joseph Marmette, avant d’être réinvestie par Louis Hémon dans son célèbre roman Maria Chapdelaine (1916), puis par Alfred Des Rochers dans son recueil de poésies À l’ombre de l’Orford (1929), ces deux livres étant par ailleurs emblématiques du rapport entretenu par les Canadiens français face à leur propre devenir continental.

Dans le texte qui suit, je me propose de revisiter à mon tour quelques-uns des avatars de l’image de l’Amérindien dans le corpus qui va de la parution de Maria Chapdelaine jusqu’au début des années 1980, avatars que j’ai choisi de regrouper en deux grands ensembles : d’un côté les Indiens proprement dits (Indiens purement imaginaires, faut-il le rappeler), et de l’autre, les Métis, qui forment un ensemble plus disparate englobant les figures du coureur de bois, du voyageur, du survenant, bref de tous ces « faux Indiens » (pour reprendre l’expression de Victor-Lévy Beaulieu) qui peuplent notre littérature.

Les Indiens imaginaires

Pour commencer, il convient de mentionner que, dans Maria Chapdelaine, un roman dont l’action se déroule sur la « Frontière », soit au point de rencontre entre le monde dit civilisé et la nature sauvage, Louis Hémon a contribué indirectement à repousser les Indiens en marge du monde habité, en les reléguant en haut des rivières, tout au fond des grands bois. À l’instar de Samuel Chapdelaine et de François Paradis, qui semblent tout droit sortis des romans de James Fenimore Cooper (pensons par exemple au Dernier des Mohicans ou à La Prairie), les Indiens mis en scène par Louis Hémon apparaissent d’emblée comme des personnages à la fois stéréotypés et évanescents, ainsi qu’en fait foi ce passage :

À quatre cents milles de là, en haut des rivières, ceux des « sauvages » qui avaient fui les missionnaires et les marchands étaient accroupis autour d’un feu de cyprès sec, devant leurs tentes, et promenaient leur regard sur un monde encore rempli pour eux comme aux premiers jours de puissances occultes, mystérieuses : le Wendigo géant qui défend qu’on chasse sur son territoire ; les philtres malfaisants ou guérisseurs que savent préparer avec des feuilles et des racines les vieux hommes pleins d’expérience ; toute la gamme des charmes et des magies [1].

La vision de Louis Hémon se révèle ainsi symptomatique de la difficulté, voire de l’impossibilité, de représenter l’Amérindien autrement que sous des dehors figés et hiératiques, conditionnés par toute une tradition littéraire remontant jusqu’aux textes de la Renaissance. Sans le savoir, Louis Hémon propose ainsi une conception réductrice de l’Indien qui a eu la vie dure dans l’évolution ultérieure du roman québécois.

On en trouve une illustration des plus frappantes dans La déesse brune, un roman d’Albert Gervais publié en 1948. Comme dans Maria Chapdelaine, la figure de l’Indien y est associée à la magie et au sortilège. L’histoire racontée dans ce roman est celle de l’envoûtement d’un jeune moine d’origine française par une sorcière montagnaise, qui le jette littéralement dans les bras de sa fille, pour le plus grand malheur de son âme. D’une part, la sorcière montagnaise est décrite en des termes qui contribuent à sa dépersonnalisation, comme une « stature humaine, géante et inclinée vers la flamme [2] », une « silhouette grotesque » (DB, p. 57), une « figure repoussante » (DB, p. 59), etc. D’autre part, la beauté sensuelle et envoûtante de la jeune Montagnaise est mise en évidence dans l’épisode relatant son apparition au bord d’un lac ; c’est cette apparition qui fait d’elle la fameuse déesse brune donnant son titre au roman :

Bras à l’air, jambes nues, l’errante offrait aux tièdes effluves du soleil le teint basané de sa chair, et les rayons se jouaient sur les festons soyeux de sa sombre chevelure. Ses yeux de jais pleuraient sous le bronze d’un front étroit dont les sourcils prononcés semblaient tracés au charbon. Une robe de soie aurore dessinait voluptueusement la ligne et les saillies pectorales de sa taille, tandis qu’un décolleté audacieux révélait une poitrine à la fois frêle et puissante. C’était une jeune sauvagesse, aux traits adorablement beaux et doux.

DB, p. 97

Écartelée entre ces deux visions extrêmes, la figure de l’Indien semble ainsi ravalée au rang d’un simple stéréotype, un stéréotype partagé entre les forces contraires de la diabolisation et de l’idéalisation.

Dans L’élan d’Amérique (1972), un roman dont la tonalité se révèle pourtant beaucoup plus moderne, André Langevin n’échappe pas tout à fait à cette vision stéréotypée de l’Amérindien présente dans les romans de Louis Hémon et d’Albert Gervais. Comme je l’ai montré dans Le mythe américain dans les fictions d’Amérique, L’élan d’Amérique s’inscrit dans le sillage direct des romans de James Fenimore Cooper. À l’instar de Natty Bumppo, le protagoniste du roman, Antoine, cherche à s’éloigner des femmes et de la civilisation en fuyant toujours plus loin au désert ; pourtant, son rôle de guide en fait un allié objectif de l’avancée inéluctable du monde civilisé. Dans cette perspective, l’amitié qui lie Antoine à un Amérindien, tout simplement nommé l’Indien, nous renvoie aussi à l’univers des romans de James Fenimore Cooper, le couple formé par les deux personnages calquant celui composé de Natty et de Chingachgook. Si l’Indien imaginé par André Langevin n’a pas de patronyme, c’est qu’il reproduit justement la figure paradigmatique de l’Indien, cette figure étant associée à la vie du continent et à la tentation souvent inavouée de s’y perdre, de s’y fondre. Quand Blanche, la femme d’Antoine, demande à ce dernier ce qu’il fera quand la compagnie n’aura plus besoin de ses services, il lui répond : « Je partirai avec l’Indien, vers la Grande Ourse [3]. » Dans L’élan d’Amérique, le personnage de l’Indien constitue ainsi une variation de la figure archétypique de l’Indien, comme en témoigne, par exemple, son apparition grave et solennelle dans le fil du récit : « La tête dressée, solennel, l’Indien pagayait sans troubler l’eau, et l’embarcation avait glissé d’un mouvement ininterrompu dans le paysage accablé de solitude et de lumière dorée » (EA, p. 184). Cet Indien fantasmatique semble incarner un ordre immuable qui échappe aux contingences, à l’historicité, et en cela il cesse d’être un personnage pour s’apparenter à une figure paradigmatique :

Seul et secret, comme les autres créatures de la forêt, il surgissait toujours ainsi, subitement, silencieusement. Antoine en avait éprouvé une grande joie, et du soulagement aussi. Comme la réapparition d’un astre dans le ciel, au jour et à l’endroit prévus. S’il arrivait ainsi, comme depuis vingt ans, la veille de l’ouverture de la saison de chasse, sans que personne l’eût prévenu, c’était qu’un certain ordre du monde n’avait pas changé et que rien ne le menaçait.

EA, p. 184

Comme dans les romans de Cooper, la rencontre des deux personnages se situe ainsi en marge du temps et des contingences, Antoine et l’Indien se tendant la main par-dessus le monde des femmes, du progrès et de la civilisation. À la fin du roman, les deux personnages prennent ensemble la direction du Nord, un Nord somme toute beaucoup moins réel que mythique et fantasmatique : « De sa grande main, Antoine efface tous ces signes d’une fêlure qui, depuis la ville, se creuse dans l’ossature du pays, ouvre une faille qui fait glisser le terrain sous les pieds, engouffre tous ceux qui refusent de se détacher, et jusqu’aux confins de la nature immuable, jusqu’au pays de l’Indien » (EA, p. 183).

Jean-Yves Soucy reproduit sensiblement ce schéma narratif du départ vers le Nord dans Un dieu chasseur, un roman paru en 1976 qui traite essentiellement de la même problématique que L’élan d’Amérique. L’Indien imaginé par Jean-Yves Soucy s’inscrit lui aussi dans la tradition inaugurée par les romans de Cooper, tradition visant à exprimer la pérennité symbolique de l’autochtone au-delà de sa disparition physique, comme l’a bien montré Leslie Fiedler dans Le retour du Peau-Rouge. Au demeurant, l’Indien du roman de Soucy se définit par une conscience aiguë de sa propre déchéance, comme en fait foi ce passage :

Quand j’étais jeune, avec mon père, on a été à Waswampi. Des semaines en canot, des portages qui n’en finissaient plus. Chaque soir on couchait dans un endroit inconnu […] On n’avait pas de limites, pas de frontières. Partout on était chez nous […] Regarde-moé, je me suis fait une réserve à moé tout seul. J’trappe pas plus loin que mon territoire […] J’vis comme un Blanc, câlice [4] !

C’est pourquoi il veut partir pour toujours vers le Nord, sans aucun espoir de retour : « Bientôt, je brûle ma cabane et je prends les routes d’eau. J’monte vers le nord » (DC, p. 132-133). En compagnie de Mathieu, le dernier des coureurs de bois, il se met donc en route vers le paradis perdu : « J’ai hâte de voir ça, des montagnes sans arbres, la vue qui porte à l’infini… » (DC, p. 209).

Dans Le dernier été des Indiens, roman publié en 1982, Robert Lalonde reprend cette idée du couple paradigmatique formé par l’Indien imaginaire et l’homme blanc, mais en l’inscrivant, pour une première fois, dans la dynamique jusque-là latente de l’homosexualité. Comme ses devanciers, Lalonde situe l’action de son roman sur la frontière entre le monde civilisé et la nature sauvage, frontière exprimée par la division radicale de l’espace en deux territoires, le village et la réserve, cette division illustrant le divorce entre les populations blanche et autochtone, qui apparaît comme une sorte de catastrophe initiale, de blessure originelle :

Et puis il y a eu surtout l’esprit de la terre, de la forêt, qu’on a volé à l’Indien et, maintenant, tout va pour le pire et personne ne semble plus s’en apercevoir […] Parce que ça n’a pas eu lieu. Parce qu’ils ne se sont rencontrés que pour s’arracher quelque chose, pour s’annuler, comme deux négations d’une même vérité. Le rouge et le blanc, comme deux versants d’une même impossible montagne [5].

Fait important à noter, les Amérindiens sont désormais considérés comme des personnages distincts et individualisés (Kanak, Ouma, Nicolas, Gordon), tandis que ce sont les Blancs qui se trouvent définis de façon anonyme et collective, à l’exception de Michel, le protagoniste, et de Nazaire, un braconnier à qui il s’identifie. Ainsi, il n’y a plus de tribu indienne, sorte de tout indistinct, mais plutôt un clan formé cette fois par la population blanche, un clan où sont regroupées, sous la gouverne du curé, les familles bien-pensantes du village, complètement figées dans leurs préceptes moraux et constituant du même coup une redoutable force d’inertie : « Le pire, c’est les jambes engourdies de tous ceux du village qui sont trop longtemps restés assis sur leur goût de se lever. D’une seule enjambée, ils ne savent pas qu’ils pourraient bondir, se dresser, naître » (DEI, p. 90-91). Le personnage de Michel essaie justement d’échapper au clan, et c’est dans ce mouvement de libération que la figure de l’Indien joue un rôle déterminant. Michel cherche en effet à substituer à ses parents biologiques de nouveaux parents symboliques, en projetant sa filiation sur la figure idéalisée de son grand-père, un homme en rupture de ban qui, en dépit des contraintes sociales, avait choisi de partager sa vie avec une Amérindienne :

Ces courses folles que tu as vécues avec la sauvagesse grand-mère, l’Iroquoise, la plus forte de la réserve, au début, du temps de vos amours, quand le pâle n’avait pas encore étouffé le foncé, avant que ça se civilise tout de travers dans le village, toutes vos ruses, comme autant de faits d’armes, c’est à moi, grand-père, que tu confies tout cela comme un ouvrage à finir, comme un sens à ma vie ?

DEI, p. 48-49

C’est à ce stade qu’entre en scène le personnage de l’Indien Kanak, qui apparaît d’emblée comme le messager du couple fondateur : « Est-ce lui qui te remplace, grand-père ? Est-ce à l’Indien que tu m’as donné ? » (DEI, p. 48) En l’absence tragique du père, c’est à lui que le héros orphelin se donnera, le temps d’un dernier été des Indiens : « Son gars ? Lui appartenir ? Appartenir à mon père, à un du clan ? Il me vient soudain une idée forte, effervescente : appartenir plutôt à l’Indien, de tous mes manques, de tous mes élans, de toute ma fragilité. Étrange : je n’ai déjà plus de parents ! Cette malfaisance est due, grand-père, à ta brièveté parmi nous » (DEI, p. 37). Pour que la catastrophe initiale soit enfin réparée et pour que Michel se réconcilie avec la part indienne enfouie en lui et étouffée par le clan, il fallait donc que Kanak surgisse. La figure de l’Indien en vient ainsi à jouer le rôle d’un médiateur, d’un intercesseur, dans le processus de transformation et de métamorphose symboliques de l’homme blanc :

Tout, avant, était flou, impossible comme la vie avant la naissance, dans les limbes d’un ventre gonflé. Je me laisse faire. C’est à peine si je tremble comme les feuilles qui, elles aussi, sont en train de naître. Je meurs à mon ancienne vie, tout me revient : l’absence, l’attente, les images fugitives. Tout ce qui fut mon grouillement foetal, ma vie, ma survie […] Je suis en pleine connaissance, enfin, sans livres ni neuvaines, sans peur, sans mal. Je suis au monde, dépucelé, neuf.

DEI, p. 18 et p. 20

Il faut néanmoins convenir ici, qu’en vertu justement de ce rôle initiatique qui lui est dévolu, le personnage de Kanak perd quelque peu de sa réalité physique pour devenir une figure emblématique, une sorte de force obscure émanant de l’esprit des lieux, comme le suggère par ailleurs le narrateur : « Tu es venu pour le changement, l’Indien, mais tu n’es pas le changement. Tu n’es pas incarné. Pas encore. Tu es imaginé. Seulement imaginé » (DEI, p. 15). L’Indien imaginaire n’existe ainsi qu’en fonction d’une pensée autre qui vise à l’utiliser à ses fins, dans le but de satisfaire son propre désir de métamorphose, de mutation ontologique. C’est en cela que Le dernier été des Indiens contribue finalement à perpétuer une vision déréalisée de l’Indien :

Ce qui compte, c’est de ne jamais s’arrêter pour ne jamais connaître la grande fatigue de l’arrêt, le grand vide de l’immobile […] Et si, moi aussi, je connaissais cette vraie furie, cette propulsion vers mon moi, plus loin, mon plus que moi ? Si, moi aussi, j’étais habité par cette même nécessité de voyager quand même, envers et contre vents et courants ? L’Indien n’est peut-être venu que pour semer ce goût dans tout mon corps, comme une passion ?

DEI, p. 70-71

Métis et faux Indiens

Comme on a pu le constater dans la première partie, si les figures d’Indiens sont assez stéréotypées dans les romans étudiés, les personnages de François Paradis, d’Antoine, de Mathieu et de Michel apparaissent néanmoins plus complexes et semblent caractérisés, pour leur part, par l’hybridation et le métissage. Ce phénomène est lié à la notion de « désir métis » avancée par Emmanuelle Tremblay dans un article récent [6], le recours au métissage procédant selon elle « d’une filiation avec les acteurs marginaux de la colonie française, coureurs de bois, voyageurs, traducteurs, héros de la culture populaire ou d’une tradition de la mixité [7] ».

Dans cette perspective, c’est à Germaine Guèvremont qu’il revient d’avoir imaginé de toutes pièces le premier personnage fortement composite, à la fois Blanc et Indien, de l’histoire du roman québécois, dans Le Survenant, roman publié en 1945. Même si le Survenant est « blond en plein », les habitants du Chenal du Moine, notamment Provençal, le prennent pour un « sauvage », parce qu’il « parle tout bas, quand il se surveille pas [8] » et qu’il ne sourit jamais : « Un sauvage sourit pas. Il rit ou ben il a la face comme une maison de pierre » (S, p. 38). Le Survenant témoigne du désir secret de s’accaparer l’âme de l’Indien, mais sans en devenir un pour autant : « Sans se lasser, Didace le regardait travailler. Une fois de plus l’origine de l’étranger l’obséda. Serait-il descendant d’Indien, ainsi que le prétendait Provençal ? Sa complexion de Highlander le niait, mais son habileté et diverses caractéristiques l’affirmaient comme tel » (S, p. 101).

Cet autre avatar de l’image de l’Amérindien affirme avec constance sa présence dans l’histoire du roman québécois. La figure du Métis est ainsi présente dans Louise Genest (1950), de Bertrand Vac, sous les traits de Thomas Clarey qui, contrairement aux Indiens Tête-de-Boule dont il descend par sa mère, « avait une aisance naturelle qui ne le quittait pas des trottoirs du village aux rives du lac [9] ». On retrouve aussi cette figure dans des romans comme Le dompteur d’ours (1951), d’Yves Thériault, dissimulée sous le visage d’Hermann, ou La montagne secrète (1961), de Gabrielle Roy, sous les traits de Pierre Cadorai, voire dans La bagarre (1958) de Gérard Bessette, sous les traits de Jules Lebeuf. Les années qui séparent la fin de la deuxième guerre mondiale du début de la Révolution tranquille, tout en laissant entrevoir les premiers signes d’une évolution identitaire décisive, sont ainsi caractérisées par le recours à l’image du Métis, image composite se situant dans le sillage des écrits d’un écrivain comme Jack Kerouac, mais aussi dans la prégnance de la figure historique de Louis Riel, véritable prototype d’une Amérique française conçue sous le signe du métissage, qui se manifeste par ailleurs dans le roman Louis Riel Exovide (1972) de Jean-Jules Richard.

La figure du Métis trouve une illustration remarquable dans Oh Miami Miami Miami (1973) de Victor-Lévy Beaulieu, un roman qui a été écrit dans le sillage de Jack Kerouac, essai-poulet (1972), du même auteur. Ces deux livres, qui constituent des jalons importants dans le questionnement nord-américain de Beaulieu, méritent ici d’être considérés de concert. On sait que, pour Beaulieu, Kerouac apparaît essentiellement comme « un chroniqueur déchiré dans ses deux pôles d’attraction : le pôle beat et le pôle canadien-français [10] », ce qui justifie pleinement, selon lui, que nous puissions annexer son oeuvre au corpus québécois, puisque « Jack est le meilleur romancier canadien-français de l’impuissance » (JK, p. 231) et que, dans cette perspective, son Docteur Sax peut être comparé à Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais. Pour Beaulieu, Jack Kerouac incarne par ailleurs l’échec de l’écrivain québécois et l’inadaptation de ce dernier au continent américain, comme en témoignent de façon éloquente les lignes qui suivent :

Je suis furieux et tout est atteint par ma fureur « Nous habitons un bien petit pays » disait Jean Basile dans Les voyages d’Irkoutsk et c’était là-dedans que nous pataugions tous, porcs littéraires et brebis galeuses du roman, incapables, tous que nous étions, d’être à la hauteur et plus grands que le pays même — Nous écrivions tous dans l’en-deçà de nous-mêmes et rien de ce que nous disions n’était déjà relaté dans les journaux — (Asphyxie de l’imaginaire — Écrire des lignes de culture au lieu de romans québécois — Ne rien savoir de la profondeur collective et en rester toujours au thème ânonné de l’impuissance — Il fallait que je me change dans ma vie, que je me tourne de bord avant qu’il ne soit trop tard) — Et je haïssais Jack dans l’avion d’Eastern Air Lines car il était pour moi le romancier québécois dans toutes ses misères, un demeuré, un grand tata de l’écriture, et si semblable à nous tous qui ne pouvions être plus que les projections de nous-mêmes.

JK, p. 202

Néanmoins, on retrouve dans l’essai-poulet de Beaulieu une allusion importante au passé continental des premiers Canadiens et, indirectement, au phénomène du métissage qu’on peut lui associer. Beaulieu écrit ainsi que « Jack est un coureur de routes comme dans le temps des anciens Canadiens on disait coureur de bois — ce qui signifiait une interminable course-balise, dans l’anarchie de l’instant et dans la beauté du mouvement » (JK, p. 98). Selon Beaulieu, l’Amérique n’a pas toujours rejeté dans ses marges les Canadiens, bien au contraire, puisque ce sont eux qui ont été les premiers à parcourir le continent et à y entrer en contact avec les Amérindiens. Tout en faisant le constat de la dépossession qui caractérise le personnage de Kerouac, Beaulieu annonce déjà le mouvement de réappropriation symbolique du continent américain qu’on peut déceler dans Oh Miami Miami Miami.

Ce roman, très représentatif du mouvement contre-culturel, raconte l’odyssée fantasmatique de Berthold Mâchefer, qui a quitté sa petite ville de la Mauricie pour aller recommencer sa vie sous le soleil de Miami. Il y fait la connaissance d’un personnage bizarre, nommé Faux Indien, qui joue auprès de lui un rôle initiatique en lui permettant de découvrir, puis d’accepter son homosexualité. On reconnaît là, au demeurant, le scénario de nombreuses fictions américaines, où l’Indien joue souvent le rôle d’un médiateur, d’un intercesseur dans la destinée du personnage d’origine européenne. Mais voilà précisément ce qui distingue l’oeuvre de Beaulieu du roman américain. Comme son nom l’indique, Faux Indien est un Indien factice, un Indien de pacotille. Il n’en incarne pas moins l’une des grandes réalités de l’Amérique française : celle du métissage. On sait que, tout au long des xviie, xviiie et xixe siècles, de nombreux Canadiens se sont rendus dans l’ouest du continent pour s’y livrer principalement au commerce des fourrures. Ces hommes ont été souvent les premiers à découvrir et à connaître l’arrière-pays, où certains se sont bientôt fixés, adoptant un mode de vie assez proche de celui des autochtones. Les métis sont les descendants de ces Canadiens en rupture de ban et des femmes amérindiennes avec qui ils ont choisi de passer leur vie, loin du terroir laurentien. Passionné de petite histoire, Victor-Lévy Beaulieu n’a pas manqué d’être attentif à cette réalité, qui est comme l’envers de celle qu’a connue Jack Kerouac. Loin de rejeter les Canadiens français, le continent américain a été pendant longtemps leur refuge.

Au départ, dans Oh Miami Miami Miami, c’est toute l’Amérique blanche qui est mise en balance avec l’Amérique des commencements. Berthold assiste ainsi à une discussion entre Faux Indien et le romancier Abel Beauchemin, l’alter ego de Victor-Lévy Beaulieu, « sur les Peaux-Rouges, leur résurrection et sur ce que tout cela signifiait dans l’Amérique puante [11] ». Pour Faux Indien, « [l]’avenir est à l’homme rouge » (OMM, p. 178) et « [n]ous n’avons guère le choix, nous devons devenir des hommes rouges » (OMM, p. 178). On retrouve là, bien entendu, l’une des idées maîtresses de la contre-culture, soit la fascination, un peu gratuite il faut l’avouer, pour le mode de vie amérindien. Mais peu à peu, cette préoccupation va se trouver infléchie par le mythe d’une Amérique française et métissée. Faux Indien s’intéresse ainsi à la toponymie du continent. Selon lui, les premiers explorateurs français, puis canadiens, sont parvenus à nommer « ces nouveaux lieux de l’homme » (OMM, p. 312) en sachant conserver un équilibre entre les vocables amérindiens et ceux des Blancs : « Y a-t-il des mots plus beaux que Mistassini, Mississipi, Hochelaga, Ohio, Chibougamau, Rimouski et Saskatchewan ? Et vois aussi comme les premiers mots du blanc parlaient bien : Louisiane, Lac-des-Esclaves, Trois-Pistoles, Gros Morne, les Méchins, Les Boules… » (OMM, p. 312).

Selon Faux Indien, la toponymie américaine traduirait déjà la volonté du métissage, de l’alliance entre les Amérindiens et les Canadiens ; il est d’ailleurs intéressant de noter que les différents lieux qui sont nommés composent une géographie imaginaire qui déborde largement les frontières du Québec actuel. Par la magie du langage, l’espace sacré des origines se trouve ainsi recomposé, réintégré, réapproprié. Singulier retour des choses chez un écrivain obnubilé par la faillite de son propre pays, par son impossibilité à naître et à assumer pleinement sa destinée. Mais justement, pour Faux Indien, le pays québécois est en train de s’effondrer sur lui-même :

Le catholicisme a brisé le charme et détruit les possibilités de la Nouvelle Arche de l’Alliance : que pouvait-il arriver de bon à un pays qui fait du lac Piécouagami (ce qui signifie lieu d’eau peu profond) le lac Saint-Jean ? Et qui substitue Ville-Marie à Hochelaga ? Ce pays ne peut que se ratatiner comme une peau de chagrin et appeler Saint-Jean-de-Dieu son village, et mêmement son asile. Ce pays pourrit comme une vieille tomate, s’écrase tout au fond de son néant. Il ne l’a pas volé.

OMM, p. 312

D’où l’importance vitale, pour Faux Indien, de retrouver l’Amérique des commencements, de la recomposer patiemment au moyen du voyage dans l’espace, de la lecture et éventuellement de l’écriture. Au cours de ses pérégrinations dans l’ouest du continent, Faux Indien était tombé « sur un avatar de Dean Moriarty » (OMM, p. 319), le personnage décrit par Jack Kerouac dans Sur la route, qui s’était révélé finalement n’être « qu’un p’tit gars de la Gaspésie écarté en Amérique pour y faire une thèse universitaire sur les utopies religieuses ou quelque chose du genre » (OMM, p. 319). Ce personnage, surnommé Dean Moriarty II, constitue en quelque sorte la réincarnation des premiers coureurs de bois (on retrouve toujours, quelque part en Amérique, un Canadien errant, déraciné, qui semble sortir tout droit du mythe de l’Amérique française). En sa compagnie, Faux Indien fait revivre les figures marquantes de la petite histoire canadienne, comme celles de Louis Lavallée, « ce vieux Canadien français élevé par les Ojibways, plus Peau-Rouge que les Peaux-Rouges, et qui vivait dans le lointain Saskatchewan, ignoré du monde, aux limites de la Frontière, dans la sagesse immémoriale de l’homme rouge ! » (OMM, p. 320), ou de Jos Beaulieu, « grand chef de la tribu des Couteaux-Jaunes dans le Nord-Ouest, guerrier fabuleux et casanova assez extraordinaire » (OMM, p. 320). Faux Indien et Dean Moriarty II caressent même le projet d’écrire un livre sur tous les Canadiens français qui ont adopté le mode de vie amérindien, car « [n]ous étions, et nous sommes toujours d’un pays qui, pour subsister, doit se fondre au paysage » (OMM, p. 321). Au centre de ce panthéon imaginaire, on retrouve la figure de Louis Riel, « seul homme de toute l’Amérique française à vouloir et pouvoir créer un nouveau langage et une mythologie à la mesure de son espace et de son temps. Quel grand rêve que celui de cette Amérique française ! De cette Amérique métisse ! Et comme tout s’est rapetissé ! » (OMM, p. 325).

Chez Victor-Lévy Beaulieu, le grand mythe du métissage vient ainsi pallier la faillite historique du Canada français et du Québec contemporain. En l’absence d’un projet collectif cohérent, Beaulieu propose des valeurs fondées, d’une part, sur l’individualisme, la liberté et l’anarchie et, d’autre part, sur une relecture du passé et sur une réintégration, par l’intermédiaire de l’écriture et de l’imaginaire, d’un passé mythologique essentiellement continental. Il ne faut donc pas s’étonner que, tout au long du cycle romanesque des « Voyageries », et particulièrement dans Monsieur Melville, qui paraît en 1978, Beaulieu poursuive sa réflexion américaine.

On peut d’ailleurs penser que l’esprit du temps s’y prêtait bien, puisqu’un écrivain comme Jacques Poulin semble suivre les mêmes traces, notamment à partir de Faites de beaux rêves (1974) et Les grandes marées (1978), et naturellement avec son Volkswagen blues (1984). Dans ce dernier roman en particulier, Poulin met en scène la figure de la Métisse, sous les traits de Pitsémine dite la Grande Sauterelle, une jeune fille qui accompagne Jack Waterman dans son périple jusqu’en Californie. Les deux personnages sont lancés à la recherche de Théo, le frère aîné de Jack, disparu depuis Faites de beaux rêves. Tout au long de leur odyssée, qui se déroule dans l’espace évanescent séparant Gaspé de San Francisco, les deux personnages fouillent le passé américain, soit en visitant des musées et des sites historiques, soit en lisant des livres consacrés à l’exploration de l’Amérique : si Jack est attentif aux traces laissées par la présence française, la Grande Sauterelle s’intéresse surtout aux vestiges des civilisations amérindiennes. Leur voyage dans l’espace se transforme ainsi progressivement en un voyage dans le temps, dans la mémoire des livres. D’ailleurs, l’essentiel du mouvement qui caractérise la quête de Jack et de Pitsémine à travers le continent américain se trouve imprimé dès le départ, tandis qu’ils visitent le musée de Gaspé :

Ils regardèrent en particulier une très grande et très belle carte géographique de l’Amérique du Nord où l’on pouvait voir l’immense territoire qui appartenait à la France au milieu du 18e siècle, un territoire qui s’étendait des régions arctiques au golfe du Mexique et qui, vers l’ouest, atteignait même les montagnes Rocheuses : c’était incroyable et très émouvant à regarder. Mais il y avait aussi une autre carte géographique, tout aussi impressionnante, qui montrait une Amérique du Nord avant l’arrivée des Blancs ; la carte était jalonnée de noms de tribus indiennes […] [12].

On retrouve ainsi, dans le roman de Poulin, la même réappropriation symbolique du passé que l’on a pu constater chez Victor-Lévy Beaulieu. C’est par la mémoire que le temps passé se trouve réintégré et recomposé. Comme Faux Indien, Jack Waterman et la Grande Sauterelle tentent de recréer le temps des origines : autant celui des Indiens que celui des coureurs de bois et des voyageurs. Il ne faut donc pas s’étonner que, comme dans Oh Miami Miami Miami, le thème du métissage joue un rôle important dans Volkswagen blues. On sait que la Grande Sauterelle est une Métisse en quête de son identité, qui se plaint de n’être « ni une Indienne ni une Blanche », mais « quelque chose entre les deux » et, finalement, de n’être « rien du tout » (VB, p. 224). Jack Waterman n’est pas de cet avis : « Je trouve que vous êtes quelque chose de neuf, quelque chose qui commence. Vous êtes quelque chose qui ne s’est encore jamais vu » (VB, p. 224). La suite du roman lui donnera raison : tandis que Jack retournera vers sa vieille ville de Québec, la Grande Sauterelle choisira de rester à San Francisco, du moins pour un temps, car cette ville lui apparaît comme un laboratoire intéressant dans la mise en place d’une certaine harmonie entre les peuples.

Conclusion : mais où sont les vrais Indiens ?

La présence des Indiens, des Métis et même des faux Indiens nous permet ainsi de saisir une face cachée du roman québécois depuis 1945, les romanciers ayant proposé tour à tour une série de variations sur un même thème dans le but d’exprimer le questionnement relatif à leur identité nord-américaine. Pour compléter le tableau, il faudrait analyser plus en détail les représentations proposées par d’autres romanciers, notamment par Yves Thériault, qui tâche de saisir les Amérindiens comme sujets, et non pas uniquement comme objets, sans toujours parvenir pour autant à une représentation de la figure complètement dégagée de certains stéréotypes hérités de la tradition littéraire et culturelle. Dans Ashini (1960), par exemple, Thériault offre une vision très forte et individualisée de l’Indien, tout en reproduisant l’idée reçue du dernier des Mohicans (Ashini se considère en effet comme le dernier des Montagnais). Louis Hamelin et Daniel Poliquin, respectivement dans Cowboy et dans L’Obomsawin, semblent être parvenus à exprimer une conception plus juste de la réalité autochtone. Poliquin, par exemple, se sert de la figure de l’Indien pour contester l’idée qu’on se fait d’une certaine condition amérindienne. Le personnage de l’Obomsawin n’est pas tant un héros ou un imposteur qu’un homme bien ordinaire, à l’instar des artistes autochtones qui ont peint des tableaux pour lui, les Jim Whiteduck et Maxine Ivanhoe, qui sont des personnages plutôt que des figures. Cette vision plus humaine et nuancée de la réalité autochtone témoigne ainsi d’une évolution décisive dans le traitement d’une image qui a été trop longtemps figée et convenue. C’est en ce sens que la disparition tant attendue du dernier des Mohicans ouvre la voie à l’expression d’une réalité beaucoup moins monolithique que celle à laquelle nous avaient habitués les romanciers.