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NPS - Pour débuter, pourrais-tu me parler de ton cheminement ?

D’abord, je suis une fille de Drummondville. J’ai débuté, il y a quelques années un baccalauréat en sociologie qui m’a fait beaucoup réfléchir sur les problématiques et les mécanismes sociaux, politiques et culturels. En fait, cette formation m’a permis de développer plus profondément mon esprit critique. Toutefois, je me sentais inutile, il me manquait un ancrage concret dans la pratique. J’ai donc choisi de prendre un temps d’arrêt. Je me suis alors beaucoup questionnée sur mes objectifs de vie, mes buts et sur la contribution que je désirais avoir en tant qu’être humain.

Ayant fait quelques voyages qui m’ont permis d’entrer en contact avec différentes cultures, j’ai développé un grand intérêt pour la diversité culturelle et les situations socioéconomiques mondiales. En fait, ces expériences m’ont fait prendre conscience qu’il y avait au Québec et au Canada un grand nombre de nations autochtones dont j’entendais très peu parler. Je vivais sur le même territoire que des peuples natifs, mais je ne les connaissais pas. C’est dans cette perspective que j’ai choisi de faire du bénévolat au Centre d’amitié autochtone de Montréal. À ce moment-là, je désirais connaître un peu plus les cultures autochtones ainsi que leur réalité. Je voulais aussi vérifier mes réactions aux différentes problématiques que les autochtones vivent à Montréal. Je considérais déjà à cette époque le travail social comme une orientation possible. En fait, cette expérience de bénévolat a été super-intéressante. Elle a piqué ma curiosité et m’a donné envie d’aller plus loin. J’ai donc choisi d’entreprendre des études en travail social. Dès le début, j’avais pour objectif d’effectuer mon stage auprès de populations autochtones. En préparation à ce projet, j’ai orienté l’ensemble de mes travaux sur des sujets touchant les Premières Nations. Le temps venu, le processus de recherche en milieu de stage n’a pas été facile. J’ai moi-même contacté des personnes, qui ont facilité ma rencontre avec la communauté de Kitcisakik, que je ne connaissais pas antérieurement.

Dès mon arrivée, j’ai rencontré le directeur et la coordonnatrice du Centre de santé de la communauté. Je ressentais une certaine retenue, une timidité, une froideur au début. C’était un peu intimidant. Le directeur m’a alors posé une seule question : « Pourquoi veux-tu venir à Kitcisakik ? » Comme plusieurs Tcigougi [ce qui veut dire « Blanc » dans la langue algonquine], j’ai commencé à parler de mon processus de réflexion. Étant donné que je parlais beaucoup, le directeur m’a coupée et reposé la même question du départ, c’est-à-dire pourquoi j’avais choisi cette communauté comme milieu de stage. La communication à Kitcisakik est bien différente de celle qui a cours en milieu blanc. Peu de paroles, il n’y a qu’une phrase et tout est là ; cette concision dans l’idée est certainement un trait culturel. Il n’y a pas tout le flot de mots, cette fioriture qu’on a tendance à mettre. Je crois que j’ai alors compris la profondeur de la question. Comme je démontrais une attitude d’ouverture, que je désirais réellement les connaître et non leur imposer quoi que ce soit, ils ont accepté ma candidature.

NPS - Comment décrirais-tu la communauté de Kitcisakik ?

D’abord, Kitcisakik est une communauté qui a une histoire particulière. Leur sédentarisation au village Dozois est très récente. Avant les années 1980, la population occupait leur territoire ancestral, les familles étaient beaucoup plus dispersées et vivaient sur différents emplacements : le lac Whisky, le lac Joncas, le lac à la Truite. La population pratiquait quotidiennement la chasse, la pêche et le trappage. Or, depuis, la population s’est de plus en plus regroupée au village Dozois. En conséquence, très rapidement, tant le mode de vie que les pratiques culturelles se sont transformés. Ainsi, bien que certains parents aillent à la chasse et amènent leurs enfants au camp de chasse, très peu de jeunes pratiquent encore la chasse, la pêche ou le trappage comme activités quotidiennes. D’ailleurs, lorsque je suis allée en forêt avec des jeunes, pour certains c’était une des premières fois qu’ils expérimentaient ce type d’activités, comme d’apprêter des perdrix, par exemple.

D’autre part, il est important de savoir que, contrairement à la majorité des communautés amérindiennes, la population de celle-ci ne vit pas sur une réserve. En fait, les membres de la communauté occupent en ce moment un territoire qui appartient à Hydro-Québec, où ils sont considérés en quelque sorte comme des squatters. Ayant fait historiquement le choix de ne pas être sous la tutelle d’une réserve, ils ne disposent donc pas des fonds habituellement prévus par le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien. Et cette situation économique a bien sûr des répercussions sur les infrastructures. Dans l’ensemble, c’est une communauté où les conditions de vie sont bien différentes de ce que nous retrouvons dans le confort de nos maisons. À Kitcisakik, les gens n’ont pas l’électricité et n’ont pas l’eau courante dans les maisons. Il y a un bloc sanitaire, un endroit central où il y a quelques douches, quelques toilettes et des laveuses-sécheuses. Sinon, pour avoir quotidiennement l’eau potable, la population doit se rendre aux différents points d’eau dispersés dans la communauté.

Depuis quelques années, une école primaire a été développée à raison d’une année scolaire supplémentaire offerte chaque année. À ce jour, les enfants de 5, 6, 7 et 8 ans demeurent dans la communauté et vont à l’école à quelques pas de chez eux afin de poursuivre leur maternelle, 1re et 2e année du primaire. Quant aux plus vieux, ils quittent la communauté le dimanche en autobus vers Val-d’Or et reviennent le vendredi soir pour la fin de semaine. La semaine, ils logent dans des foyers scolaires, des familles de Val-d’Or. Encore aujourd’hui, les enfants et leurs parents n’ont pas la possibilité de vivre ensemble au quotidien dans la communauté, comme à l’époque du pensionnat, qui a eu des répercussions sur le cheminement d’un grand nombre d’adultes de la communauté.

Plusieurs conséquences en découlent, dont celles plus tangibles qui touchent la transmission de la langue, le vécu de rituels culturels et l’apprentissage des modes de vie et des pratiques traditionnelles. Sans contredit, de nombreux questionnements sont soulevés au sujet de l’appartenance identitaire. En guise d’exemples, l’attrait pour la vie sédentaire, pour des champs d’intérêts de type jeux vidéo, pour la culture hip-hop et sans oublier la méconnaissance de la langue anishnabe chez les moins de 25 ans ont creusé, au sens large, des fossés de communication entre les générations. Dans certaines familles, cet échange intergénérationnel est parfois quasi absent.

Je dirais que Kitcisakik est une communauté qui travaille très fort pour sa guérison et pour améliorer sa situation. Un important noyau d’acteurs positifs y est présent. Ces personnes portent en elles beaucoup d’espoir, de vision et d’énergie. C’est une communauté qui a franchi dans sa récente histoire de grands pas, qui a développé un mouvement qui s’est généralisé à l’ensemble de la population. Notamment, la dénonciation de différentes formes d’abus et l’entreprise d’un processus de guérison, par la présence de thérapies menées à l’extérieur et à l’intérieur de la communauté.

La population de Kitcisakik aime se réunir. Depuis une quinzaine d’années, la randonnée de canots communautaires permet le rassemblement de personnes de tout âge. Pendant quelques jours, ils marchent sur les pas de leurs ancêtres en empruntant d’anciens trajets et d’anciens lieux de portage. L’été dernier, j’ai vécu ma première expédition et les soirées autour du feu ont été des moments magiques. Je me rappelle tous ces yeux rivés et ces oreilles attentives aux récits des légendes ainsi qu’aux chants des tambours. La soupe populaire permet aussi un rassemblement bimensuel agréable rempli de rires et de belles discussions. L’entraide et le soutien y sont présents, et ce, particulièrement lors d’expériences difficiles, comme les décès. Pour la réalisation du cérémonial ainsi que pour le support des endeuillés, par exemple, chacun a son rôle à jouer.

NPS - En tant que travailleuse sociale, quel est ton mandat d’intervention dans la communauté ?

Mon rôle consiste principalement à soutenir le développement d’habiletés parentales auprès des parents d’enfants âgés entre 6 et 17 ans. Je travaille autant au plan individuel, familial qu’avec des groupes. Je suis présentement responsable d’un groupe de parents qui ont des enfants de 6 à 12 ans. Le nom du groupe, qui se rencontre chaque semaine, est « Fiers d’être parents ». À chaque rencontre, une thématique différente est développée. Par exemple, nous pouvons aborder les besoins de l’enfant, son développement, la question des valeurs, de l’encadrement, du lien d’attachement, de l’éducation sexuelle. En ce qui concerne les valeurs, nous tâchons entre autres d’identifier celles que nous avons reçues, que nous avons développées, que nous ne voulons plus et celles que nous voulons transmettre à nos enfants. Je travaille aussi au développement du sentiment de pouvoir. Comme cet élément est central pour moi, je favorise une animation dynamique, par le biais de certains jeux en lien avec la thématique. J’essaie ainsi de travailler leurs sentiments d’empathie à l’égard de leur l’enfant.

Je suis aussi intervenante dans un groupe de soutien qui s’adresse aux personnes prises avec diverses formes de dépendance. La rencontre se divise en deux parties. La première consiste en une période de partage. Chaque participant a alors la possibilité de prendre la parole afin de verbaliser au groupe ce qu’il vit. Il peut ainsi, par exemple, parler de ses sentiments et de ses objectifs. Les autres membres du groupe ont ensuite la possibilité de suggérer certaines orientations ou encore d’offrir des mots d’encouragement. Puis, au cours de la seconde partie de la rencontre, je présente un atelier. Il s’agit d’ateliers ayant pour thèmes la toxicomanie, le jeu compulsif, le deuil, le cycle de la dépendance, etc. Ainsi, ces ateliers débordent bien souvent la sphère de la problématique même. Par exemple, les sujets touchent au développement de la confiance en soi, de l’estime de soi ou la question des perceptions, de l’espoir et des rêves. Quant à mon rôle, je dirais que je suis en quelque sorte un guide, car ce n’est pas un groupe d’intervention comme tel. Comme j’ai surtout un rôle de rassembleuse, j’essaie de développer un sentiment d’appartenance à l’ensemble du groupe et non au groupe de Marie-Hélène. À vrai dire, c’est important de comprendre que le noyau du groupe ce n’est pas moi, mais chaque personne qui assiste aux rencontres.

Nous travaillons en outre sur le plan individuel ; ainsi une bonne partie de mes tâches quotidiennes sont connexes, ce qui implique que je touche un peu à tout. J’interviens par exemple, au niveau des idéations suicidaires, de la violence conjugale et de la toxicomanie. J’effectue des suivis individuels et familiaux. Toutefois, nous intervenons majoritairement en groupe. L’approche de groupe fonctionne bien et la participation est bonne. Personnellement, je considère que pour une communauté d’un peu plus de 300 habitants, une moyenne de six participants par semaine pour le groupe de soutien Les Optimistes est plus que satisfaisante. Selon moi, cette démarche permet de solidifier des liens d’entraide tout en développant un réseau de soutien dans la communauté. J’oriente ainsi mes groupes vers l’autonomie de chaque participant, approche d’ailleurs privilégiée dans la philosophie du Centre de santé. En plus, ces rencontres me permettent, au besoin, de diriger individuellement les participants vers d’autres ressources.

Finalement, je m’implique aussi, avec l’infirmière communautaire dans une marche santé, destinée aux plus petits, c’est-à-dire les enfants de 3, 4 et 5 ans. Cette activité physique, qui repose sur leur imaginaire, propose de courtes thématiques touchant la santé physique ou psychosociale.

NPS - Comme tu travailles pour le Centre de santé dans la communauté, pourrais-tu me décrire sa structure ? Qui en est le directeur, le coordonnateur ? Parmi les travailleurs sociaux, y en a-t-il qui sont Anicinapek ? Enfin, quelle est la relation entre Tcigougi ?

Premièrement, si je commence par le haut de la structure de la communauté, nous retrouvons la direction générale qui est assumée par une femme. Ensuite, il y a le Conseil des élus auquel les différentes ramifications de services tels que l’école, la garderie, le Centre de santé, le Comité forêt, l’immobilisation ou le restaurant sont rattachés. Chacun de ces volets compte une direction.

Pour ce qui touche plus particulièrement le volet santé, soit le Centre de santé, le volet financier et l’ensemble des services sont sous la responsabilité du directeur général du Centre, qui s’appelle Michel Pénosway. Il y a aussi une coordonnatrice qui se nomme Catherine Anicinapeo. Le Centre de santé se divise, lui aussi, en plusieurs volets. Il y a le volet santé physique et le volet santé mentale, incluant les habiletés parentales, la toxicomanie, l’animation communautaire et la maison des jeunes.

Le mode de fonctionnement du Centre privilégie le travail d’équipe. Nous essayons de nous jumeler le plus possible afin de développer des activités ponctuelles et d’assurer un maintien quotidien des services et des groupes de rencontre. Certains Anicinapek qui n’ont pas suivi au préalable de formation en intervention suivent une formation continue à l’université à raison d’une journée par semaine. Comme la structure propose le travail d’équipe, le développement de cette relation permet aux Tcigougi de transmettre le savoir-faire qu’ils ont acquis par leur formation et aux Anicinapek de transmettre leur savoir-faire acquis lors des expériences terrain. L’analyse des Anicinapek m’inspire beaucoup. Ainsi, la vision du Centre favorise le partage des savoirs. Finalement, ce mode de fonctionnement met l’accent sur le soutien mutuel, ce qui est essentiel lorsque nous vivons des moments plus difficiles.

NPS - Comme tu affirmes l’importance d’aller chercher un soutien lorsque le besoin se présente, quels sont tes personnes ou tes services ressources ?

À mon avis, il est important de se faire aider par une personne qui connaît bien la communauté. Dans cette optique, je rencontre à l’occasion mon ancienne superviseur de stage, qui a accepté de m’épauler au besoin. Mes rencontres me permettent de ventiler, de mieux orienter mes actions, de développer mes connaissances techniques en lien avec les problématiques. De plus, je consulte souvent mes collègues ainsi que différents organismes. Comme j’interviens parfois avec des victimes d’agression sexuelle, je vais souvent chercher de l’information ou du soutien auprès d’un organisme de Val-d’Or qui s’appelle Assaut sexuel secours.

J’ai besoin de connaître l’ensemble de ces ressources, car dans le cadre de mon travail je dois régulièrement diriger des individus vers des organismes plus spécialisés et plus équipés pour certaines problématiques telles que la toxicomanie ou les agressions sexuelles. En outre, leur connaissance me permet de repérer celles qui peuvent me fournir un appui ainsi que de développer mon savoir-être et mon savoir-faire.

NPS - Comment as-tu établi un lien de confiance avec la population, et ce, tant personnellement que professionnellement ?

Selon moi, le lien de confiance se développe d’abord au plan personnel. Dans cette petite communauté, la personnalité des intervenants est déterminante pour l’implication et la participation de la population aux projets. Comme je participe activement à la vie communautaire et au quotidien de la population, mon rôle diffère grandement de celui d’une intervenante dans un CLSC.

De telle sorte, j’ai constaté par mon expérience qu’à Kitcisakik la confiance se construit avec le temps, par le vécu commun, ainsi qu’à travers le partage d’expériences et d’activités. Or, une fois établi, ce lien est très fort et perdure. Dans mon cas, c’est après une période d’observation et de tests, particulièrement déterminante dans mon processus de stage, car les gens se posaient des questions à mon égard et se questionnaient aussi sur la raison de ma visite, que le lien de confiance s’est établi, soit quelques mois. Comme la pression du rendement professionnel était moindre en stage, j’ai eu le temps de m’impliquer dans la communauté. N’ayant pas à porter immédiatement le chapeau d’intervenante, j’ai choisi de commencer par les connaître.

En fait, c’était Marie-Hélène qui venait rencontrer la population de Kitcisakik. Je crois que c’est primordial de s’introduire en ayant cette optique en tête. Il faut se présenter avec un esprit ouvert et constamment remettre en question nos repères. L’être humain doit être au centre du processus. Cela paraît peut-être évident, toutefois dans plusieurs milieux et par rapport à bien des problématiques, ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, nos plans d’intervention doivent être construits à partir de la volonté et des besoins des individus. Mais, avant tout, il faut apprendre à bien les connaître et bien se connaître également.

NPS - Dans cette optique, comment peux-tu t’assurer que les projets que tu élabores sont vraiment adaptés aux besoins de la population ?

Autant que possible, nous faisons en sorte que chaque plan d’action soit précédé d’une période de consultation sur les besoins, que ce soit pour le plan général du Centre de santé ou plus récemment pour le nouveau volet touchant les services de première ligne. À cette occasion, des personnes de différentes tranches d’âges ont été rencontrées afin de déterminer, d’une part, leurs besoins et, d’autre part, la forme que pourraient prendre ces services. De plus, comme le milieu de travail est ancré dans le quotidien de la population, la connaissance des dynamiques internes est beaucoup plus accessible.

Ainsi, certains groupes, comme le groupe de parents que j’anime, ont été formés à partir des suggestions de parents. Pour ce groupe, j’ai ensuite entériné les thématiques des rencontres par la tenue d’un sondage. J’ai donc consulté les membres de la communauté sur les sujets et sur les horaires en amont ainsi qu’au moment de la première rencontre.

NPS - Dans le cadre de ces projets, est-ce que les aînés vous accompagnent afin de transmettre leurs connaissances ?

Pas nécessairement. D’après moi, c’est un objectif que nous devrions intégrer dans nos projets. En fait, les projets devraient mobiliser les aînés afin d’encourager la construction d’un pont entre les générations. Toutefois, il faut aussi tenir compte de la problématique de la langue, qui peut occasionner des difficultés de communication. Néanmoins, une aînée, particulièrement dynamique, s’implique beaucoup avec les jeunes. Elle travaille, par ailleurs, sur plusieurs projets qui favorisent la transmission des savoirs traditionnels et de la spiritualité.

NPS - Quel est le cadre de référence qui guide ta pratique ?

Les différents organismes autochtones utilisent principalement la théorie holistique, ainsi que l’écosystémique. Je dirais que l’approche holistique conceptualise l’être humain comme un tout, en considérant le grand cercle de ses besoins et en l’insérant dans ce même grand cercle rassemblant les éléments de la vie, la nature, la vie en communauté, l’histoire, la spiritualité, etc.. L’équilibre entre les composantes du cercle de la vie est un fondement central pour la spiritualité autochtone. L’approche holistique se base, par ailleurs, sur cette vision du monde. Par conséquent, si une génération est blessée, par l’expérience des pensionnats par exemple, c’est l’ensemble de la communauté qui en souffre. Je cherche donc à appliquer cette même logique de pensée lorsque j’analyse la réalité et les problématiques que vivent les membres de la communauté. Je tâche d’observer la construction de la réalité dans son ensemble, tout en me basant sur les éléments de la roue de médecine et sur son équilibre. Actuellement, la population de Kitcisakik vit de nombreux changements qui affectent, entre autres, leur mode de vie. Différentes logiques de pensée et de construction du monde s’affrontent. Dans cette perspective, les thématiques sur lesquelles je travaille touchent principalement les répercussions du passé sur l’identité, sur le sentiment de pouvoir, sur les systèmes de valeurs et sur le présent, en ce qui a trait plus particulièrement au soutien et à l’entraide communautaire. Sans oublier le rapport à la nature et à toute forme de vie.

Dans la pratique, nous tâchons, l’équipe du Centre de santé et moi, de développer des services en réponse aux différents besoins. Bien souvent, l’organisation d’activités informelles permet d’aborder différentes problématiques sous un autre angle. Par exemple, la tenue d’activités comme la soupe populaire et les randonnées de canot, qui touchent à la fois la vie communautaire et la culture, favorise des échanges profonds sur des thématiques psychosociales. Dans une perspective d’entraide, de vécu culturel et d’exploration du territoire, une collègue et moi avons aussi organisé une excursion de trois jours en forêt avec un groupe d’adolescentes. En abordant préalablement leurs questionnements, l’objectif principal était, en fait, d’informer et de sensibiliser ces jeunes filles à la sexualité. Finalement, les interventions et les activités reliées au groupe Optimistes ainsi qu’au groupe Fiers d’être parents présentent aussi une variété dans leur forme.

NPS - Au regard des savoir-faire et des savoir-être, quelles caractéristiques doit posséder une bonne intervenante en milieu autochtone ?

Un élément important du savoir-être est l’humilité, c’est-à-dire la capacité de se remettre en question dans une optique positive et constructive. Le sens de l’humour est aussi un élément important du savoir-être, car il est un excellent moyen d’entrer en relation avec autrui. Le sens de l’humour est à la fois un bon mode d’intégration qui se révèle très utile dans le cadre de l’intervention. Les membres de la communauté ont un très grand sens de l’humour, c’est fascinant. J’ai parfois l’impression que ce dernier les aide à traverser les expériences de souffrances, tant celles qui appartiennent au passé que celles qu’ils vivent présentement. Comme elles permettent d’accueillir plus facilement les repères de communication et de valeurs, l’ouverture et la curiosité sont aussi des composantes primordiales du savoir-être pour tout intervenant en milieu autochtone.

Pour ce qui est des savoir-faire, je dirais que la capacité de s’ajuster et de s’adapter rapidement sont des qualités importantes. Comme je travaille dans un milieu qui fonctionne avec peu de structures et d’encadrement formel, l’autonomie est requise. Pour plusieurs intervenants, c’est un élément qui peut poser des difficultés, parce que tu dois être autonome dans l’organisation de ton temps et des tâches que tu dois accomplir. L’intervenant développe ainsi son propre encadrement et doit identifier ses besoins ainsi que ses limites avec une attitude qui privilégie l’écoute et l’observation. C’est essentiel de prendre le temps de s’arrêter et d’écouter, puis, de capter les messages non verbaux. Comme les intervenants tcigougi peuvent avoir tendance à parler beaucoup et à être très opérationnels dans l’organisation, c’est important d’être capable de ralentir son rythme en milieu de travail autochtone, du moins dans la communauté où je travaille.

NPS - Dans cette perspective, comment as-tu intégré les repères de communication interculturels, dont tu parlais plus tôt, à tes modèles d’intervention ?

En effet, l’identification de ces repères a été vraiment importante dans mon processus d’intégration. La compréhension des codes est indispensable pour orienter les échanges. Dans les premiers temps, j’étais complètement perdue. Mon processus d’intégration a donc développé à la fois ma capacité d’observation et mon humilité, car je vivais quotidiennement dans l’incompréhension. Je n’avais jusqu’alors jamais pensé que les codes de communication pouvaient être aussi différents et prendre des formes aussi variées, soit les messages non verbaux, la mimique, les yeux, la bouche, le type d’humour et le rythme de la communication.

L’humour est parfois très sarcastique, c’est très particulier au développement du lien de confiance. J’avais l’impression qu’ils me testaient, qu’ils vérifiaient mes limites de manière parfois blessante, voire confrontante. Avec le recul, je me rends compte que c’était peut-être une certaine forme de prise de pouvoir. Après tout, je suis une femme blanche et à ce statut s’accolent nombre de représentations du passé et du présent. Apprendre à décoder le sens de l’humour était pour moi primordial ; il est de type très direct, concis et très franc. J’ai l’impression aujourd’hui que ce mode s’est imprégné en moi et influence maintenant mes interventions. Aujourd’hui, j’utilise beaucoup l’humour dans mes groupes, autant pour expliquer des concepts que pour détendre l’atmosphère. Toutefois, l’humour doit être analysé avec précaution, car ce peut aussi être une échappatoire.

Maintenant, je décèle un peu plus le non-verbal, le rythme de la communication est plus fluide. Lorsque j’anime les groupes, ou même lorsque j’interviens individuellement, j’observe beaucoup afin de vérifier entre autres l’écoute, l’intérêt, la compréhension. Il s’agit donc de vérifier et d’ajuster la structure de la rencontre., qui peut alors prendre une direction imprévue parfois complètement différente.

L’expérience que je vis à Kitcisakik et mon stage m’ont appris énormément sur moi-même et m’ont permis de me renforcer énormément en tant que personne. Cela m’a aussi apporté beaucoup plus de connaissance, de confiance et d’estime personnelle. Travailler dans un milieu comme Kitcisakik m’a permis de mieux connaître mes limites et de m’affirmer. Je me suis sentie bien dès mon arrivée dans la communauté. J’ai senti que c’était ma place. Bien des gens à leur première visite portent principalement attention aux conditions de vie, puis ils ont pitié. Pour ma part, au contraire, j’ai trouvé cela très beau. Selon moi, la pitié, ce n’est pas un sentiment constructif, c’est victimisant, cela laisse l’autre sans pouvoir. Pour moi, ce que je vis, c’est une rencontre avec une autre vision du monde, c’est un voyage constant qui est devenu mon quotidien ; c’est vraiment spécial. Cela a transformé ma perception, mon regard sur les préoccupations quotidiennes.

NPS - Pourrais-tu me parler un peu plus de ta conception du partage des pouvoirs dans le cadre de ton travail ?

Concrètement, lorsque nous travaillons en équipe, l’objectif est qu’il y ait une prise de pouvoir équitable entre les Tcigougi et les Anicinapek. La présence d’une prise de responsabilité égale et d’une appartenance réciproque au projet est primordiale. De plus, la prise de pouvoir se révèle aussi dans la prise de décisions et dans la capacité de nommer ses besoins. Toutefois, ce n’est pas toujours évident, car les traces du passé sont bien présentes et influencent l’avenir, tant au plan des institutions qu’à celui de la communauté. Historiquement, le partage s’est révélé particulièrement défavorable pour les Anicinapek. Comme ils ont été écartés des sphères de pouvoir par différentes stratégies, plusieurs Anicinapek de la communauté ont souvent de la difficulté à prendre pleinement conscience de leur pouvoir, tant dans leur vie que dans l’organisation du groupe et de la communauté. L’abandon est donc souvent la solution. Bien qu’il soit ici question de relations de travail, cette dynamique est aussi présente dans d’autres sphères de la communauté.

Dans cette perspective, mon travail exige de porter une attention constante au stimulus d’engagement. Cela peut influencer positivement, selon moi, l’arrêt de la roue de la dépendance, car la perception du pouvoir est centrale dans les problématiques de dépendance qui sont très présentes chez plusieurs autochtones – que ce soit la dépendance relationnelle, la dépendance affective ou la dépendance qui touche la consommation. De plus, la consultation de la population est primordiale, et ce, quotidiennement. Nous devons donc, en tant qu’intervenant, élaborer les projets sur la base des besoins de l’individu, tout en vérifiant son cheminement ainsi que la part d’implication qu’il peut et qu’il veut prendre.

NPS - Est-ce que tu affirmerais que les jeunes de Kitcisakik sont fiers d’être autochtones, d’être Algonquins, d’être Anicinapek ?

Oui, ils sont fiers, mais en même temps je remarque la présence d’une souffrance. En fait, plusieurs jeunes éprouvent certainement une ambivalence face à l’appartenance identitaire. Pour beaucoup de jeunes, être Anicinapek signifie d’abord « être près de la nature », « aller dans le bois », « pratiquer la chasse ». Ils affirment être fiers d’être Anicinapek, mais paradoxalement ils se sentent aussi loin de leur culture. Comme ils vivent beaucoup plus fréquemment à Val-d’Or, dans une autre culture, dans une autre langue, leurs repères sont transformés.

L’éloignement est difficile pour les enfants. À chaque automne, il y a une longue période de réadaptation ; il en résulte d’ailleurs différents problèmes de comportement. Toutefois, pour les adolescents, c’est un peu plus partagé. Certains soutiennent qu’ils préfèrent habiter à Val-d’Or, alors que d’autres trouvent difficile de vivre leur quotidien dans une autre famille, loin de leur communauté.

NPS - Maintenant que tu connais la complexité de la situation, crois-tu que ta formation universitaire t’a bien préparée à jouer ton rôle d’intervenante en milieu anishnabek ?

Personnellement, je considère qu’un baccalauréat en travail social de trois ans offre un éventail général des différentes possibilités, approches et problématiques qui existent dans cette sphère d’activité. Selon moi, la grille de cours est pertinente. Par ailleurs, le programme met l’accent sur l’intervention communautaire, qui est un volet super-intéressant, important, et que je chéris tout particulièrement. Dans cette perspective, je suis satisfaite de ma formation à l’UQAM. Néanmoins, la réflexion pourrait être plus poussée dans certains cours. La formation a la responsabilité de dresser cette table composée de différents regards sur le monde et de façons d’agir sur lui, et doit remplir le mandat de stimuler l’esprit critique, la curiosité et l’autonomie.

Toutefois, selon moi, les compétences les plus importantes ne sont pas que scolaires mais en lien avec la personnalité, le bagage, le savoir-être et le savoir-faire. Pour le savoir-faire, ce n’est pas seulement ce que le programme universitaire peut offrir, mais les savoir-faire que l’intervenant développe en allant consulter différentes ressources dans les volets qui l’intéressent. Comme la formation est vaste, elle ne peut pas fournir toute l’information requise par la pratique. Nous avons donc une responsabilité en tant qu’intervenants, soit celle de développer notre propre bagage. Nous devons être acteurs et prendre notre pouvoir d’intervenant, qui exerce un métier qui nous passionne afin d’être le plus compétent possible, le plus aidant. La vision sur l’intervention, les prises d’actions, les stratégies pour développer une relation sont toutes des constructions personnelles.

En ce qui a trait au volet autochtone, il devrait être plus développé. Je crois que le département en a conscience, car l’intérêt grandit autant chez les professeurs que chez les étudiants. Comme de toute évidence la prise de contact avec les milieux autochtones est très restreinte, il serait intéressant qu’elle soit accrue.

NPS- Pourrais-tu me parler de tes modèles, des personnes qui ont influencé ton cheminement comme travailleuse sociale ?

Il y a d’abord Line Trudel, qui a été ma superviseure de stage. Elle a travaillé pendant près d’une dizaine d’années, je crois, dans la communauté de Kitcisakik. En fait, je suis sa remplaçante en poste. J’affirmerais que c’est un modèle parce que je la trouve extrêmement compétente sur le plan clinique. Elle est une excellente intervenante en individuel et en famille. Sa capacité à cibler les bonnes choses, à prononcer les bonnes formules est très inspirante. Elle est très à l’écoute de l’autre, du rythme de ses prises de conscience, de son rythme de travail. Je trouve qu’elle a une belle stabilité et une belle sérénité dans ses interventions. Je l’admire beaucoup pour son autonomie, sa cohérence et sa capacité à structurer ses interventions et ses limites.

Ensuite, j’ai pensé à ma mère pour son amour inconditionnel. J’aime beaucoup la communauté et les gens de Kitcisakik et je suis persuadée que je ne pourrais pas donner cela si je ne l’avais pas moi-même reçu.

Finalement, j’ajouterais Michel Pénosway, le directeur du Centre de santé. C’est un homme connecté sur les besoins de la communauté et qui en a une compréhension incroyable. Pour moi, c’est une personne qui a beaucoup de sens et de cohérence. Il est concis dans ce qu’il dit et dans ce qu’il pense. C’est par l’expérience qu’il a acquis les compétences pour administrer le Centre de santé, pour être le représentant des services dispensés dans la communauté, pour être le « leader » de l’équipe. Michel est une belle et grande personne qui a la capacité de transformer le négatif en positif.

NPS - Quelle est ta perception des rapports entre la population de Kitcisakik et celle de Val-d’Or ?

Les rapports ne sont pas évidents. Comme je t’expliquais plus tôt, je suis originaire de Drummondville, là-bas, la population n’est pas vraiment en contact avec des autochtones. Les contacts ne font pas partie du quotidien, donc, la population n’est pas en réaction, elle est plutôt neutre. Alors qu’ici, à Val-d’Or, c’est une plaque tournante, les autochtones sont très présents. Il y a beaucoup de communautés algonquines et cries. Plusieurs y vivent, alors que d’autres ne sont que de passage. L’UQAT aura même un pavillon des Premières Nations, où plusieurs cours seront offerts aux autochtones[2].

Toutefois, ici, il y a beaucoup de frustration. Je constate que les Blancs sont très méconnaissants de la réalité et des communautés autochtones. Pour plusieurs personnes, les autochtones ne sont que des ivrognes qui se promènent sur la 3e Avenue, qui portent les problèmes de la ville sur leurs épaules. L’individu est généralisé à l‘ensemble de la collectivité. Et pourtant, plusieurs d’entre eux ont une vie bien tranquille comme tout Valdorien moyen. Il y a énormément de jugements de valeur. Bien qu’un bon nombre d’autochtones se trouvent effectivement aux prises avec de gros problèmes, selon moi, il est important de chercher plus loin, de se questionner, de s’ouvrir, afin de tenter de mieux comprendre ce qui se passe

Afin de favoriser les rencontres, des soirées sont organisées, que ce soient les visionnements de courts métrages présentés par le Wapikoni Mobile ou d’autres événements. Sans oublier, la réalisation de jeux annuels d’été où tout le monde est bienvenu. Le Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or organise également différentes activités ouvertes à tous.

De plus, chaque année, à trois ou quatre reprises, des groupes viennent passer une journée à Kitcisakik. Ils sont accueillis, visitent la communauté et participent à différentes activités, comme le fumage de viande ou des récits de contes. Il serait intéressant que soient développés différents événements qui veilleraient à faire connaître la nation et la culture algonquines et à soutenir un processus de rapprochement entre la population Tcigougi de Val-d’Or et les autochtones. Il est vrai que lors d’activités portant sur les autochtones à proximité de Val-d’Or, la participation s’est avérée un peu faible. Nous y voyons majoritairement des personnes déjà impliquées et mobilisées autour des communautés. Mais, il ne faut pas pour autant mettre fin à ces initiatives. Le temps réussira à réunir plus de gens, avec beaucoup d’efforts et de persévérance. Cela demande une énergie soutenue.

NPS - Finalement, si tu pouvais donner un conseil à un étudiant qui désire travailler dans une communauté autochtone, quel serait-il ?

Il y a tellement de belles choses à découvrir dans ce domaine, et d’initiatives possibles, de projets, de perspectives ! C’est vraiment passionnant ! Je lui dirais de relire ce que j’ai dit sur l’intégration, par rapport aux savoir-être et aux savoir-faire, en prenant en compte la question de l’humilité, et de l’ajustement, de l’écoute et, finalement, de l’humour. Les réalisations jouent autant sur le plan professionnel que sur le plan personnel. L’important, c’est d’être ouvert et de savoir écouter, car c’est à partir des messages de la population que doivent se construire les projets.