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Au milieu du XXe siècle on percevait encore dans la province, et plus spécifiquement dans la ville de Québec, l’emprise d’un système séculaire d’assistance sociale[1]. Ce système, d’abord inspiré de la France d’Ancien régime, catholique et rurale, selon lequel l’assistance reposait sur la famille et la paroisse et, à défaut de ces cadres usuels, sur des institutions charitables, avait cependant subi de profonds changements depuis un siècle. Avec l’influence politique anglaise, les migrations, l’urbanisation, la paupérisation et la désorganisation des réseaux traditionnels étaient apparues de nouvelles formes d’assistance qui, en se multipliant, s’étaient spécialisées. Transposée à la ville, l’assistance, cet élément essentiel de l’organisation sociale, devait ainsi s’adapter aux nouvelles réalités. Cette dimension « sociale » de la culture urbaine[2] reste pourtant mal connue, tant la variété et la complexité des situations, les rythmes du développement et ses points d’inflexion, voire les qualificatifs pour en rendre compte, témoignent d’un véritable imbroglio[3]. L’évolution se serait produite à partir des années 1830-1850, « plus par "addition" de strates successives d’institutions que par mutation ou remplacement » (Fecteau, 1989, p. 29). Conditionné par les relations tissées entre divers groupes sociaux, par souci d’efficacité mais aussi en fonction de leurs intérêts respectifs, le modèle de la « charité organisée » aurait mobilisé, suivant les contingences locales, religieux, religieuses, « messieurs charitables », « dames patronnesses », édiles municipaux, etc. L’étude pionnière de Ferretti (1992) sur une paroisse ouvrière montréalaise avant la Première Guerre mondiale révèle de plus qu’à travers « un type d’organisation sociale dont tous les éléments sont si inextricablement liés » (p. 183), les liens familiaux entre les personnes impliquées dans les institutions paroissiales auraient favorisé l’accès à la notabilité pour les élites locales, tout en facilitant l’intégration à la ville des migrants ruraux paupérisés.

Dans le domaine de la santé publique, qui recouvre partiellement l’assistance, l’étude fouillée de Guérard (1992) sur les villes de Trois-Rivières et Shawinigan pour les années 1887 à 1939 montre comment, dans cet « enchevêtrement des alliances » à l’échelle locale, l’intérêt des groupes en présence pour certaines réformes explique, paradoxalement, que « conservateurs et clérico-nationalistes s’associent aux courants d’idées les plus novateurs » (p. 457). Dans l’ensemble du Québec, l’historiographie pointe avec une rare unanimité l’implication massive et la capacité d’adaptation (Fecteau, 1989, 2002 et 2004), le rôle novateur (Ferretti, 1992), voire les efforts de modernisation (Guérard, 1992) de l’Église catholique dans l’assistance et l’hygiène publique et ce, jusqu’à la Révolution tranquille (Vaillancourt, 1988).

L’implication de l’État dans l’assistance, vaguement définie dans la Loi de l’assistance publique de 1921 (Vigod, 1978), aurait également engendré une « constellation complexe formée de plusieurs programmes » (Vaillancourt, 1988, p. 206). À travers le prisme de la famille, l’étude de Marshall (1998) sur les premiers programmes universels d’assistance atteste que les visées des familles pauvres ont constitué des forces de changement en privilégiant certains aspects des mesures étatiques, tout en continuant à recourir à la charité privée pour combler leurs besoins. Les politiques d’assistance adoptées au cours des années 1960 auraient été « elles-mêmes greffées à d’anciennes structures religieuses et locales, à partir du nouveau rôle que constituait l’État québécois interventionniste » (p. 286-287)[4]. Par le biais des réseaux montréalais d’assistance aux mères et aux nourrissons pour les années 1910-1970, Baillargeon (2004a) met en relief les enjeux politiques ayant servi à légitimer, dans un contexte multiethnique, la coexistence d’un réseau public municipal et d’un réseau privé paroissial, en soulignant que les femmes – « dames patronnesses », infirmières et utilisatrices – ont contribué à la médicalisation de la maternité et des soins aux enfants, mais en adaptant les préceptes socio-médicaux à leurs besoins.

Dans le vaste champ de l’assistance, les services à l’enfance, les plus impérieux, constituent croyons-nous les révélateurs privilégiés du développement d’une véritable nébuleuse de « services » englobant une kyrielle de « problèmes sociaux » et touchant des « clientèles » de plus en plus diversifiées. Si ces services recouvrent des lignes de démarcation, dont celles liées à l’âge, au sexe, à la classe, à la confession religieuse et à l’ethnicité (Malouin, 1996), on peut déceler deux grandes filières d’intervention aux frontières poreuses : la délinquance (criminalité, réforme, prévention) et l’assistance proprement dite (abandon, difficultés familiales, indigence) ; la première suscitant prioritairement l’intervention de l’État et la seconde, celle des églises, surtout de l’Église catholique, et de la philanthropie laïque. Les études ont concentré l’attention sur la première filière. Les thèmes de la justice juvénile (Joyal, 2000) et de la gestion de la déviance ressortent fortement. La réflexion approfondie de Fecteau (1989, 2004) sur les « régulations sociales » à Montréal révèle que l’action des législateurs a pu adapter les visées du contrôle et de la moralisation des masses ouvrières par le jeu complexe des rapports de pouvoir et des alliances, favorisant « le grand partage libéral entre un social privé et l’État gendarme » (Fecteau, 2002, p. 515).

L’idée d’un « espace intermédiaire » (Bradbury et Myers, 2005) susceptible d’éclairer l’assistance, cet objet social multiforme, dans une grande variété de situations historiques ressort avec davantage d’insistance sous la plume de chercheures féministes. Riley (1988) explique ainsi : « The nineteenth-century ‘social’ is the reiterated sum of progressive philanthropies, theories of class, of poverty, of degeneration ; studies of the domestic lives of workers, their housing, hygiene, morality, mortality ; of their exploitation, of their need for protection, as this bore on their family lives too » (p. 49)[5]. En mettant l’accent sur l’expérience montréalaise dans le processus de reconstruction suivant la Seconde Guerre mondiale, Fahrni (2005) montre comment les aspirations des familles à une plus grande sécurité se sont exprimées à travers « a web of private and public welfare ». Elle souligne en cela le caractère unique de Montréal, à la fois semblable aux grandes métropoles canadiennes et américaines et distinct par le poids qu’occupent les institutions issues de l’Église catholique.

Les services sociaux à l’enfance renvoient à des combinaisons multiples, rendant inopérante toute analyse dichotomique ou simplificatrice entre public et privé, religieux et laïc, institutionnel et familial, paroissial et municipal, bénévole et salarié. Le concept d’« économie sociale mixte », mis à profit par Valverde (1995) dans l’analyse des services sociaux canadiens à partir du cas ontarien, « a Victorian ”technology of government“ that has survived the epoch of the welfare state and is today experiencing an upsurge in popularity » (p. 38), nous paraît particulièrement utile pour comprendre les mécanismes impliqués dans le développement des services. Pour la ville de Québec, l’état des recherches sur ces questions reste embryonnaire. Les travaux sur les réseaux familiaux d’entraide permettent de supposer que les « services sociaux » sont mis à profit lorsque les premiers font défaut (Fortin, 1987 ; Collard, 1999).

Le dépouillement de monographies, d’archives d’institutions religieuses et de fonds provenant de la ville de Québec et des archives nationales permet d’esquisser les traits d’un système d’assistance, à la fois représentatif du système général et reflet d’un contexte historique spécifique[6]. Le présent article vise à décrire la nébuleuse que forment les services sociaux à l’enfance dans la ville de Québec en regard des types de services offerts. Il s’intéresse à l’ampleur et à la diversité, aux caractéristiques et au fonctionnement de ces services suivant les modes de gestion et les clientèles desservies. La persistance même d’une organisation séculaire d’un type composite – la marque d’un modèle d’économie sociale mixte – amène à poser les questions suivantes : comment se conjuguent les services offerts et les impératifs d’une prise en compte des réalités des milieux sociaux concernés dans l’espace urbain de Québec entre 1850 et 1950[7] ? Que peuvent nous apprendre les services à l’enfance à propos des transformations urbaines spécifiques de la ville ? Les pistes offertes par l’historiographie amènent à faire l’hypothèse que ceux-ci ont représenté diverses configurations en regard desquelles les besoins aigus des familles de Québec ont forcé l’adaptation de certains services disponibles pour résoudre une kyrielle de problèmes.

Les exemples de trois réseaux opérant à des échelles variées selon le cadre spatial urbain, les catégories d’âge et de statuts, l’organisation et le financement sont retenus : les orphelinats et les crèches pour les orphelins et les enfants abandonnés (un réseau religieux et privé à vocation publique), les écoles de réforme et les écoles d’industrie pour les jeunes délinquants et les enfants « en besoin de protection » (un réseau d’État géré par le privé) et les Gouttes de lait pour les mères et les nourrissons (un réseau philanthropique féminin sur lequel s’appuie l’État)[8]. Pour situer le développement de cette nébuleuse de services méconnue et sa modélisation, il nous paraît essentiel de rappeler certaines caractéristiques du milieu urbain de Québec.

La ville de Québec : milieu urbain et assistance sociale

Le tissu urbain de la ville de Québec – dont les enjeux pour les années 1850 à 1950 environ sont transposés au niveau politique et répercutés dans l’assistance sociale – connaît des transformations majeures qui modifient sa population, son territoire et son économie[9]. Au milieu du XIXe siècle, la première ville française en Amérique du Nord est encore la porte d’entrée du continent. Fragilisée par l’arrivée d’immigrants pauvres fuyant l’Irlande – faisant grimper la proportion d’anglophones parmi ses habitants jusqu’à 40 %, dont 28 % d’Irlandais – elle porte les marques de l’épidémie de typhus de 1847. Elle doit se relever des incendies tragiques décimant ses quartiers populaires en 1845 et en 1866, qui laissent sans abri le tiers de sa population. La ville est confrontée à des problèmes structurels liés au déclin de la construction navale, le moteur économique. Défavorisée par le développement ferroviaire – étant écartée du réseau jusqu’en 1879 – elle fait face à une reconversion de son économie sur les socles chancelants d’occupations saisonnières et de secteurs faibles dont le cuir, le textile et la chaussure. Sa fonction de capitale provinciale (1867) lui procure cependant charges et emplois.

La population de Québec stagne pendant toute la deuxième moitié du siècle, passant de 45 940 en 1851 à 68 840 en 1901. Des pertes se font lourdement sentir parmi les anglophones, qui n’en forment que 16 % au tournant du XXe siècle. Les femmes, mobilisées par le type d’économie de la ville, y sont en surnombre dans la catégorie des 15-35 ans[10]. Cette population est marquée du sceau de la jeunesse : les moins de 20 ans en forment la moitié en 1851 ; 43 % en 1901. La forte natalité – parmi les franco-catholiques en particulier (51,9 pour mille en 1851) – et l’arrivée massive dans la région de ruraux concourent à la croissance d’une population francisée à 93 % et atteignant les 200 000 au milieu du XXe siècle. Cette homogénéisation recouvre des réalités environnementales auxquelles se greffe une spécialisation des quartiers. « Il semble y avoir deux villes : la Vieille et la Neuve, la ville Haute et la ville Basse ; et toujours deux axes de développement, l’un sur le Cap, l’autre à ses pieds, dans la vallée de la rivière St-Charles » (Denault, 1945, p. 25). Le territoire de la ville, agrandi par l’annexion des faubourgs et de banlieues limitrophes, atteint sa maturité dans les années 1940. Québec a ses quartiers ouvriers (surtout Saint-Roch et Saint-Sauveur), « petit-bourgeois » (en partie Saint-Jean-Baptiste et Limoilou) et résidentiels (dont Montcalm) ; une spécialisation qui concourent à la concentration des « problèmes sociaux »[11].

Au XXe siècle, avec les nouveaux aménagements portuaire, ferroviaire et routier, la ville profite de la croissance générale et se positionne dans l’économie régionale de l’Est du Québec. Les échanges favorisent le commerce et l’industrie et Québec s’affirme comme capitale politique, religieuse et touristique. Le déclin de la population anglophone s’accentue, jusqu’à ne représenter que 4 % en 1971, en dépit de la croissance démographique – la population passant de 68 840 en 1901 à 164 016 en 1951. La ville est toutefois perturbée par les défis de la modernisation des infrastructures urbaines. La santé publique est cruellement affectée par la piètre qualité de l’eau – qui n’est chlorée qu’à partir de 1929 – puisée de la rivière Saint-Charles en amont et amenée par gravité ; le branchement des quartiers populeux de la Basse-Ville côtoie alors celui des égouts. Le lait vendu, souvent sans avoir été pasteurisé – procédure obligatoire au cours des années 1940 –, est pointé du doigt. D’autres sources usuelles de contamination telles les latrines et les ordures ménagères – aucun service d’enlèvement systématique avant 1929 –, restent pendant longtemps sans solution[12].

Si cette gangrène affecte d’autres villes plus petites de la province[13], elle se reflète dans l’effroyable taux de mortalité infantile de Québec – estimé à 240 pour mille en 1915 et à 140,5 en 1945[14] ; le plus élevé parmi les grandes villes au pays. Dans cette ville de locataires avec ses « taudis qui ceinturent le Cap »[15], se loger devient hors de prix pour plusieurs. Le problème, aggravé par la crise économique et la Seconde Guerre mondiale, donne lieu à des situations pathétiques comme celle des Cove Fields, « un bidonville que la municipalité contribue à entretenir au coeur même de la vieille capitale » (Charron, 2003, p. 1)[16]. L’historiographie fait consensus sur le peu d’empressement de l’administration municipale de Québec pour améliorer les conditions sociales dans la ville. Les raisons invoquées mettent l’accent sur la composition – des hommes d’affaires à partir des années 1880 – et les choix de développement des élites politiques locales, de même que l’endettement massif. La municipalité, qui investit dans des travaux d’infrastructure (tramways, téléphone, électricité), laisse l’ensemble du champ de l’assistance et en partie celui de la santé publique à l’initiative privée. Les emprunts contractés font gonfler une dette qui gruge les deux tiers des dépenses en 1867, 28 % en 1929. La situation financière suscite deux enquêtes levant le voile sur des problèmes chroniques : l’insuffisance des revenus et une gestion prenant appui sur des arrérages de taxes (Vallières, 1983)[17]. La dépression frappe durement dans la ville qui peine à remplir ses coffres. Les initiatives de la société civile fourmillent, joignant l’effort bénévole à la nécessité de faire mieux[18].

Dès 1846, la Société Saint-Vincent-de-Paul (SSVP) prend le relais du « bureau des pauvres », institué en 1688, pour assurer l’assistance à domicile. D’inspiration française, cette société charitable, fondée dans un but d’édification religieuse de ses membres par le relèvement moral des indigents, favorise les « pauvres honnêtes », comme il est d’usage (Cantin, 1946)[19]. Véritable « cheville ouvrière de l’assistance dans toutes les paroisses de Québec » (Denault, 1945, p. 58)[20], elle est à l’origine de nombreuses oeuvres (patronages pour adolescents, aide aux écoliers pauvres, aux sourds-muets, refuge de nuit, etc.). La SSVP suscite le premier Secrétariat des familles en 1922, préfigurant le Service familial (professionnel et catholique) en 1943. Devant sa structure et ses pratiques d’enquête éprouvées, les autorités municipales, débordées, lui confient la distribution des « secours directs » pendant la Crise des années 1930 ; ce dont elle se charge pour un temps (lÉgarÉ, 1980)[21]. De par sa charte de 1833, la ville n’était tenue qu’à l’assistance aux malades mentaux et aux enfants « trouvés », jusqu’à ce que la Loi de l’assistance publique (1921) lui confère de nouvelles responsabilités. Elle continue toutefois à financer des « oeuvres charitables » par des octrois discrétionnaires.

Du côté anglo-protestant, la coutume est de laisser l’assistance aux pauvres à des organismes privés, sur une base confessionnelle, mais orchestrés par une élite féminine laïque (Harvey, 2003). À Québec, les femmes auraient établi 49 associations d’oeuvres à partir de 1847 : orphelinats, hospices, refuges, aide à domicile, etc. (Blair, 2005, t. 1, p. 30). Certaines, telle la Ladies’ Protestant Home (1859-1989), regroupent plusieurs confessions religieuses. Pour d’autres, comme la St. Patrick’s Ladies’ Charitable Society, le rayonnement se fonde sur la paroisse. Le cas du St. Bridget’s Home, institution pour les orphelins, puis les vieillards et les invalides de la communauté irlandaise depuis plus d’un siècle et demi (1856- aujourd’hui), révèle qu’à l’initiative du pasteur McGauran, la gestion sous la responsabilité d’Anna Bradley était partagée avec les Soeurs de la Charité de Québec (SCQ) enseignant aux enfants à partir de 1877 ; l’institution recevait des octrois de la municipalité (Blair, 2005, t. 2). L’exemple de l’Asile Sainte-Madeleine illustre bien la collaboration entre hommes et femmes, francophones et anglophones, laïcs et religieux. En s’impliquant dans ce refuge pour ex-prisonnières mis sur pied en 1849 par l’avocat George Muir – avec le concours de la SSVP – et confié à Marie Fitzbach par l’archevêque Mgr Turgeon, cette veuve fonde en 1850 la Congrégation des Soeurs du Bon-Pasteur de Québec (SBP) (Jalbert, 1999)[22].

Du côté franco-catholique, des associations de femmes laïques instituent des oeuvres qu’elles cèdent aux religieuses lorsqu’elles prennent de l’ampleur[23]. Rapidement, les deux congrégations féminines mentionnées se partagent le territoire de la ville et les « clientèles » à assister, ajoutant de nouvelles oeuvres en fonction de la nécessité et de leurs possibilités. Elles croulent de plus en plus, comme d’autres, sous les dettes. La Loi provinciale de 1921, qui consacre le caractère privé de l’assistance tout en lui conférant une fonction publique (Poulin, 1953), incite les institutions à se faire reconnaître « d’assistance publique », pour bénéficier de subventions régulières, selon un financement tripartite (province, municipalité, institution)[24]. En conséquence : « La façon la plus générale d’exercer une protection sur les enfants abandonnés, délinquants, sous-doués, décelant des attitudes anti-sociales, ou simplement négligés et indigents, c’est […] de les placer dans des institutions religieuses (crèches, orphelinats, hospices, écoles d’industrie) » (Denault, 1945, p. 70).

La crise précipite cette structure d’assistance au bord du gouffre. À Québec, les oeuvres d’assistance à l’enfance sont si nombreuses qu’il s’avère difficile d’en établir le décompte et plus encore, de déterminer la part relative de responsabilité financière entre les principaux intervenants. Les rares estimations chiffrées font état de quelques 180 oeuvres parmi les franco-catholiques au milieu des années 1940 (Denault, 1945, p. 44)[25]. Le nombre et les combinaisons auxquelles donne lieu l’initiative privée témoignent de la longévité dans la ville du système de la « charité organisée »[26], suggérant du coup pour les réseaux étudiés sa réelle capacité d’adaptation.

Le réseau des orphelinats et des crèches : un réseau congrégationniste catholique et privé à vocation publique (1831-1972)

Ce réseau de services sociaux à l’enfance est le plus précoce des trois réseaux étudiés. La tradition en avait conféré la charge au roi ou au chef d’État. Selon plusieurs auteurs, les enfants « illégitimes » – nés hors mariage – seraient au coeur du développement des institutions d’assistance, qu’elles soient étatiques ou religieuses (Società Italiana Di Demografia Storica, 1991) ; les pays catholiques s’étant montrés plus interventionnistes que les pays protestants[27]. En traçant l’état de la situation au Québec, Malouin (1996) évoque un ensemble de facteurs influençant la prise en charge des enfants « en difficulté » : l’origine socioéconomique des enfants, les relations entre l’Église et l’État, la conception de l’enfance et de l’éducation, voire le caractère patriarcal de la société. Le bref portrait des orphelinats et des crèches dans la ville de Québec veut plus modestement illustrer un type d’économie sociale mixte en vertu duquel des mécanismes de financement et de gestion ont permis de desservir, comme ailleurs, des clientèles diversifiées (Daigle et Turmel, 2006).

En 1801, les enfants « trouvés » de Québec, souvent de naissance « illégitime », sont confiés par les autorités britanniques à la Congrégation des Augustines de l’Hôtel-Dieu (Rousseau, 1989). Les religieuses se chargent de les placer, selon l’âge, chez des nourrices, dans des familles pour y être éduqués, puis en « apprentissage » avant de devoir gagner leur vie[28]. Jugeant les coûts de ce système trop onéreux, l’administration britannique met fin au financement en 1845[29]. Parallèlement en 1831, les « Dames charitables de Saint-Roch » ouvrent un établissement dans ce quartier pour accueillir et instruire des orphelines (Sr St-Vincent De Paul, 1949)[30]. Les SCQ prennent le relais en 1849. Elles en ouvrent un second en 1861 pour les garçons, devenus trop nombreux pour être confiés, comme elles le faisaient, à des familles de la région[31]. Elles prêtent aussi main forte à des laïques anglophones dans le St. Bridget’s Home auprès des Irlandais catholiques. Les institutions anglophones de Québec, protestantes et catholiques, regroupent généralement vieillards, orphelins, handicapés, etc.

Les orphelinats ne reçoivent aucun revenu stable de source publique, avant de se prévaloir du statut d’institution d’assistance publique prévu par la Loi de 1921. Le financement paraît alors moins avantageux que celui prévu pour les écoles d’industrie dont il sera question plus loin[32]. Certains orphelinats abritent dans leurs murs une école d’industrie, tel l’Orphelinat d’Youville des SCQ qui consacre, en déménageant à Giffard en 1925, 350 places pour une telle école. Les orphelinats de la région, comme ailleurs au Québec, d’abord conçus pour des enfants dont les parents sont décédés, reçoivent dès le XIXe siècle et de plus en plus, des enfants « négligés ». Comment refuser ces enfants que leur amènent des curés ou des parents en détresse, comme s’en plaignait, dès 1887, la supérieure des SCQ[33] ? Le tableau 1 indique ainsi que, pour l’orphelinat d’Youville en 1948, parmi 600 orphelins des deux sexes, 2,8 % sont de « vrais orphelins », 14,8 % étant orphelins de père et 19 %, de mère. La majorité s’y retrouvent parce que leur mère, malade ou décédée, ou leurs parents, séparés, ne peuvent s’occuper d’eux[34]. Si cette institution accueille une « clientèle » régionale, les religieuses savent que la majorité des enfants viennent des familles de Québec. Pour cette raison, les SCQ ouvraient en 1907 l’Orphelinat Saint-Sauveur dans un quartier populaire de la Basse-Ville, offrant une « ressource » pour des enfants du milieu environnant.

Tableau 1

Les causes de placement à l’Orphelinat d’Youville en 1948

Causes

Nombre

%

Entièrement orphelins

17

2,8

Orphelins de père

89

14,8

Orphelins de mère

114

19,0

Parents séparés

88

14,6

Maladie de la mère

193

32,1

Maladie du père

29

4,8

Pauvreté

20

3,3

Protection morale

18

3,0

Éloignement des classes

13

2,1

Enfants illégitimes

12

2,0

Parents sourds-muets

4

0,6

Enfants abandonnés

3

0,5

Total

600

100

Source : Saint-Pierreet al., 2002, p. 154.

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Ces orphelinats « ordinaires »[35], de taille gigantesque, sous-financés (Saint-Pierre, 1946), sont conçus pour des enfants d’âge scolaire (6-12 pour les garçons, 6-14 environ pour les filles). Or, aux motifs de placement à l’orphelinat de plus en plus attribuables à des difficultés familiales s’ajoutent, très tôt en milieu urbain, ceux liés aux normes et aux pratiques sociales en regard des naissances « illégitimes ». Pour les nourrissons abandonnés, il n’existe plus, à partir de 1845, d’option de rechange dans la ville de Québec. Cette lacune se fait sentir alors que s’ouvre, en 1852, une institution laïque pour accueillir les « filles-mères ». L’Hospice Saint-Joseph de la Maternité est repris en 1876 par les SBP et devient l’Hôpital de la Miséricorde de Québec (Gagnon, 1994). Les enfants nés dans cette institution facilitant leur abandon, en plus de ceux abandonnés dans la ville[36], sont souvent transférés chez les Soeurs Grises à Montréal. Pour combler ce chaînon manquant dans le réseau de Québec, l’archevêché convainc les religieuses de l’Hôtel-Dieu du Sacré-Coeur en 1873 – un essaim de l’Hôtel-Dieu – de prendre charge des enfants « trouvés ». Elles le font jusqu’en 1929, moment où la province finance l’agrandissement de la Crèche Saint-Vincent de Paul des SBP. Celles-ci avaient dû accepter également d’installer, en 1901, une crèche-orphelinat pour recueillir les enfants en provenance de la maternité qu’elles dirigent. Elles emménageaient faute d’espace sur le chemin Sainte-Foy en 1908 et la maternité était jouxtée à la Crèche en 1929.

Figure 1

« Bonnes » et chariots d’enfants, Crèche St-Vincent de Paul, 1932

« Bonnes » et chariots d’enfants, Crèche St-Vincent de Paul, 1932
Source : Archives des Soeurs du Bon-Pasteur de Québec. PH-G-10,28

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Devant le débordement d’enfants[37], mais aussi le sous-financement[38] et l’afflux régulier de nouveaux bébés en provenance de l’Hôpital de la Miséricorde, l’abbé Germain entreprend à partir de 1920 une intense campagne dans les médias en faveur de l’adoption (Fleury-Potvin, 2006)[39]. La crise économique se fait sentir à la Crèche au point où les religieuses prennent des mesures de sécurité pour empêcher les gens de la ville de déposer à leur insu des enfants dont elles ne peuvent prendre charge[40]. Les limites de la Crèche des SBQ, comme celles du réseau des orphelinats des SCQ, donnent lieu à une floraison d’initiatives diverses. Dès 1902, les Franciscaines Missionnaires de Marie instituaient, dans la municipalité pauvre qui deviendra la paroisse Saint-Malo, une oeuvre accueillant une centaine d’enfants par jour dont les mères travaillaient hors foyer[41]. En 1925, les SBP inauguraient l’Hospice des Saints-Anges à Lyster, en dehors de la ville, pour y placer des enfants encore à la Crèche à l’âge de 3-4 ans parmi d’autres enfants des localités environnantes[42]. La trajectoire des enfants non adoptés reste profondément méconnue.

Il faut attendre jusqu’en 1945 pour que soit créé un service de placement en foyers nourriciers[43].

Pour les enfants ayant atteint l’âge limite dans les orphelinats « ordinaires », des orphelinats « spécialisés », comme les orphelinats agricoles pour les garçons, des patronages et des refuges en tous genres, offrent quelques « ressources » supplémentaires. L’oeuvre des Petits Vendeurs de journaux, fondée en 1917 (en activité jusqu’en 1978), rejoint une clientèle disparate composée de garçons sortis des institutions et de jeunes travailleurs issus du milieu urbain. L’abbé Philippon du presbytère de Saint-Roch souhaitait d’abord encadrer et éduquer ces jeunes vendeurs de journaux qui habitent l’espace public de Québec, « ces bouscots, goussepains mal peignés, à la mine peu rassurante, aux odeurs peu parfumées ; enfants de 10, 12 et de 15 ans, rachitiques, anémiés au visage souffrant, quelquefois timides d’allure, plus souvent effrontés, parlant fort, qui montaient et descendaient les escaliers du presbytère de Saint-Roch »[44] (Langlois, 1952, p. 7). Cette description ouvre sur un univers familial méconnu de ce quartier populaire. Pour les « orphelins » et parmi eux, les bénéficiaires de l’Assistance publique, l’Institut Saint-Jean-Bosco (et l’Orphelinat du Lac-Sergent dans son prolongement), ouvrait en 1923 avec 80 enfants, les Frères des Écoles chrétiennes (FEC) étant appelés à la rescousse. L’institution pour garçons de 12 à 18 ans en comptait 240 en 1931, puis 325 en 1937 (Lévesque, 1952).

Pour les jeunes filles seules, l’Oeuvre Notre-Dame-du-Bon-Conseil[45], d’abord service de placement (travail domestique) fondé en 1920 par l’abbé Chapleau, également du presbytère de Saint-Roch, recrute une clientèle plus mixte encore : orphelines, chômeuses, malades, abandonnées, ou arrivant de la campagne. L’oeuvre s’adjoint un refuge (15-25 ans) en 1924. En 1935, en pleine crise économique, 4 520 jeunes filles y sont logées, alors que 28 935 y effectuent « une visite » ; chiffres considérables. On y ouvre en 1944 un restaurant à prix modique sur la rue de la Couronne, au coeur du centre-ville, le « Buffet Rouge », et encore une hôtellerie en 1946. Le financement tient à divers « partenariats »[46], en plus du travail bénévole de religieuses des SCQ, qui se retirent en 1946 pour ne pas contrevenir aux règles de leur Ordre. Ces jeunes filles sont alors décrites comme superficielles, peu instruites, impulsives, « ne recherchant que les choses agréables et se refusant aux pénibles », ne manifestant de l’intérêt que pour « le mariage, la liberté et l’appât du gain » (Reid, 1948, p. 43-44)[47].

Le réseau des orphelinats et des crèches, vastes institutions dirigées par des congrégations religieuses de femmes, et d’hommes dans les orphelinats « spécialisés » pour garçons de plus de 12 ans, s’est construit verticalement, pourrait-on dire, par l’ajout de strates suivant l’âge des enfants, de la naissance à leur insertion dans la vie adulte. Ces institutions stigmatisées suscitent de vifs débats, depuis les années 1930, en faveur du placement familial[48]. Pourtant, les dernières, à Québec comme ailleurs en province, fermaient leurs portes au début des années 1970, sans que n’ait été résolu le problème du placement d’enfants issus de familles « en difficulté », comme le suggère le développement, que nous abordons, des écoles de réforme et des écoles d’industrie.

Le réseau des écoles de réforme et d’industrie : un réseau d’État géré par le privé (1869-1950)

L’État québécois, motivé par les problèmes vécus au sein des établissements pénaux[49] et charitables existants et par l’accentuation de problèmes comme la délinquance juvénile et le vagabondage, met sur pied à partir de 1869 un réseau provincial d’institutions confessionnelles gérées par l’Église catholique et des corporations laïques de dénomination protestante pour des clientèles qualifiées de « marginales »[50]. Souhaitant exercer un contrôle sur ces questions mais réticent à s’impliquer directement dans la sphère familiale (Joyal, 1993, p. 76 ; 1996, p. 235), il s’inspire du modèle britannique – le premier ministre Chauveau avait visité les Reformatory Schools et les Industrial Schools en Angleterre quelques années auparavant – et profite des initiatives privées déjà en activité.

L’étude de ces écoles s’inscrit dans une perspective de régulation sociale, dans la foulée des réflexions théoriques de Fecteau (Burban, 1997 ; Ménard, 2003 ; Myers, 2006 ; Strimelle, 1998). Les tenants de cette approche soutiennent que les mesures de gestion de la délinquance et de la misère eurent une visée de contrôle et de moralisation des masses ouvrières, mais reconnaissent qu’à travers les institutions mises sur pied, les familles surent déployer diverses stratégies de survie ou de résolution de problèmes (Fecteau et Harvey, 2005, p. 3). L’attention fut majoritairement portée sur les thématiques de la justice juvénile et de la gestion de la déviance[51], donc sur les écoles de réforme. Les chercheurs se sont aussi penchés sur l’activité législative (Joyal, 2000 ; Trépanier et Tulkens, 1995) et l’évolution des pratiques de placement[52]. Des études sous l’angle du genre sexuel ont permis de dégager des éléments de la conception et de la gestion de la déviance féminine (Myers, 2006 ; Strimelle, 1998). Le second volet, en lien avec la dimension d’assistance de ces écoles, est encore peu exploré (Gilbert, 2006).

Ce réseau se distingue des orphelinats, des crèches ou des foyers de tous genres par le fait que l’État détermine les catégories d’enfants admissibles en fonction du contrôle qu’il désire exercer sur la sphère socio-familiale. En cela les écoles de réforme et les écoles d’industrie ouvrent une fenêtre sur la frontière ténue, dans l’esprit du législateur et des magistrats, entre la gestion de la délinquance et l’assistance. Si la direction est publique, la gestion, entièrement laissée au privé, permet aux acteurs de ce réseau standardisé de répondre aux besoins spécifiques des milieux concernés. Cette latitude est toutefois limitée par un sous-financement récurrent[53] et par de fréquents épisodes d’encombrement des institutions. Les gestionnaires doivent recourir au financement privé durant toute l’existence de ce réseau. Il faut attendre les années 1940, à l’aube d’un mouvement vers une plus grande étatisation[54] et sous la pression d’une action concertée des communautés religieuses pour moderniser le réseau et l’améliorer, pour que les pensions allouées par l’État soient majorées substantiellement[55].

Les écoles de réforme sont destinées à recevoir les enfants jugés coupables de « délits punissables », comme des vols, afin de les « redresser ». Les écoles d’industrie, quant à elles, accueillent les enfants considérés par un juge de paix ou un magistrat « en danger » et « en besoin de protection », qu’ils soient orphelins, errants, « sans moyens d’existence », négligés, abandonnés ou encore violentés, selon les termes de la loi. La clientèle visée par ces deux types d’écoles est celle d’enfants dont l’âge oscille entre six et quatorze ans, soit sensiblement le même que celle des orphelinats ordinaires. Aux institutions privées revient la responsabilité de loger, nourrir, vêtir, instruire et apprendre un métier aux enfants pendant une période de temps déterminée par un magistrat, généralement de trois ans.

Entre 1869 et 1950, six écoles sont fondées dans la région de Québec : trois de réforme et trois d’industrie, toutes franco-catholiques[56]. Le tableau 2 permet de saisir à quel point le réseau de Québec est concentré et systématisé. Les deux principales congrégations religieuses impliquées dans l’assistance y oeuvrent, l’une sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent (SBP), l’autre sur la rive sud (SCQ), se répartissant ainsi, en substance, les clientèles[57]. Situées initialement au coeur de la ville, elles sont bientôt étouffées par le développement urbain et s’installent en campagne respectivement en 1940 et en 1925[58]. Dès 1870, les SBP offrent leurs services pour une école de réforme pour filles à Québec, qui leur est confiée. Les SCQ obtiennent à leur tour l’autorisation d’ouvrir une école d’industrie à Pointe-Lévis. Les deux congrégations insistent dans leur correspondance avec les autorités sur le fait que ces écoles constituent une oeuvre complémentaire à leur mission respective, soit le relèvement des femmes en difficulté et la protection des orphelins des deux sexes. Les écoles de réforme et les écoles d’industrie représentent donc, dans la perspective de l’élaboration du système d’économie sociale mixte québécois, l’exemple probant d’une légitimation par l’État des oeuvres des congrégations religieuses impliquées dans la sphère sociale, parallèlement à un contrôle accru des populations prises en charge.

Tableau 2

Caractéristiques des écoles de réforme et d’industrie de la région de Québec, 1869-1950

Nom de l’établissement

Gestion

Type

Localisation

Date ouverture

Date fermeture

Genre : filles (F), garçons (G) ou mixte (M)

Hospice Saint-Charles

Soeurs du Bon-Pasteur

Réforme

Saint-Jean-Baptiste, Saint-Roch (1892)

1870

1921

F

Hospice Saint-Charles

Industrie

Saint-Jean-Baptiste, Saint-Roch (1892), Cap-Rouge (1941)

1884

1950

F (M de 1941 à 1944)

Maison Notre-Dame-de-la-Garde

Réforme

Cap-Rouge

1944

1950

F

Hospice Saint-Joseph-de-la-Délivrance

Soeurs de la Charité de Québec

Industrie

Lévis

1870

1950

M (F seulement de 1870 à 1883)

Hospice Saint-Joseph-de-la-Délivrance

Réforme

Lévis

1883

1911

G

École d’industrie de l’Orphelinat d’Youville

Industrie

Giffard

1925

1950

M

Source : Tableau réalisé par Dale Gilbert à partir d’un éventail de sources, dont les rapports annuels des inspecteurs des écoles de réforme et d’industrie du Québec. Les mentions « 1950 » signifient que ces établissements sont transformés en écoles de protection de la jeunesse.

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Les écoles de réforme se situent au carrefour du contrôle social et de l’assistance. Elles constituèrent un outil efficace de l’État québécois pour maintenir l’ordre, mais aussi un lieu propice pour secourir des parents aux prises avec un enfant au caractère rebelle. Cette hypothèse de Myers (2006, p. 141) sur l’utilisation de ces institutions à l’avantage des familles trouve résonance à l’école de réforme de l’Hospice Saint-Charles de Québec et à celle du Bon-Pasteur de Montréal où la majorité des cas touchent la petite délinquance, soit l’insubordination ou le vol.

L’absence d’une école d’industrie pour filles sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent avant 1884 fait en sorte que les magistrats envoient indistinctement à l’école de réforme de l’Hospice Saint-Charles les jeunes délinquantes et les filles en besoin de protection. Mais malgré l’ouverture d’une école d’industrie, les cas de délinquance (réforme) continuent de côtoyer presque autant de cas de protection menant théoriquement à l’école d’industrie, et ce jusqu’à la fermeture de l’école en 1921, comme on peut le voir au tableau 3. Ce phénomène s’explique, croyons-nous, par la frontière très poreuse entre la délinquance et un état de négligence pouvant la provoquer, comme l’ont bien montré les travaux pour Montréal. « (E(ntre les jeunes délinquants et ceux qui, dans l’esprit des élites, sont exposés à le devenir, il n’y a […] pas de différence marquée. Tous ces jeunes sont sur une pente dangereuse et il convient de pourvoir à leur redressement ». (Joyal, 1996, p. 239.) L’interprétation étendue de la notion de la délinquance juvénile féminine à l’époque vient de plus y accentuer cette philosophie. Par exemple, au Québec comme en Ontario, le vagabondage féminin recouvre plus que la simple flânerie ou le fait de ne pas avoir de toit. Il est spécifiquement associé à la prostitution ou à un comportement sexuel précoce (Myers, 2006 ; Strange, 1995).

Les critères d’admission à une école d’industrie furent plusieurs fois modifiés au fil des ans. La liste des statuts admissibles, notamment, s’est allongée parallèlement au développement d’une plus grande compassion à l’égard de l’enfant et d’un désir d’assurer son bien-être, et non plus seulement celui de la société où il se trouve (Joyal, 1993, p. 76.). Les statuts des enfants placés à l’école d’industrie des SBP correspondent en grande partie aux catégories légales, à quelques exceptions près[59]. L’analyse à la fois des situations familiales, des motifs d’admission et de la durée du placement montre une dynamique d’admission particulière qui se rapproche de celle qu’on retrouve dans les orphelinats, du moins à l’Hospice Saint-Charles, à savoir une utilisation par les familles lors de difficultés. Ainsi, 49,9 % des enfants placés à l’école d’industrie entre 1884 et 1950 possèdent, dans une proportion croissante, leurs deux parents aux prises avec des problèmes de pauvreté, de maladie, de violence, etc. De plus, la majorité quittent avant la fin de leur terme de détention[60]. On peut croire que l’école d’industrie, dans ce cas, s’avère un moyen pour l’État de prévenir la délinquance en ciblant un type d’enfants jugé à risque, tout autant qu’une option accessible pour des parents en difficulté. Faire « placer » ses enfants par la Cour ou les placer soi-même le cas échéant, offre en effet l’assurance d’une prise en charge intégrale. Comme le note l’inspecteur en 1883, « [L]es avantages offerts par le statut sont tellement attrayants… »[61].

Tableau 3

Accusations menant à la condamnation à l’école de réforme de l’Hospice Saint-Charles, 1887-1921

Accusation

Fréquence

Abandon

1

Attaque

1

Désertion et insubordination

2

Immoralité

2

Incendiaire

1

Insubordination

18

Mauvaises fréquentations

2

Sans asile

65

Vagabondage

8

Violence

1

Vol

42

Vol et insubordination

1

Valeurs manquantes

10

Total

154

Source : BPQ, fonds Résidence Saint-Charles, 300-05B-18. École de réforme – Registres. 1870-1921.

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Les SBP et les SCQ ont aussi pris des initiatives afin de pallier les limites du réseau des écoles de réforme et des écoles d’industrie. Nous retrouvons ainsi, dès les années 1880 et jusqu’en 1950, des enfants admis gratuitement ou comme pensionnaires. Ces enfants ont été refusés par manque de place, ne sont pas sous la juridiction des lois en raison de leur âge ou de leur statut ou sont amenés directement à l’Hospice par des gens venus demander leur placement en invoquant la pauvreté, la violence ou encore la négligence des parents. Par ce biais, les institutions du réseau peuvent répondre aux besoins spécifiques des familles de Québec, phénomène aussi noté dans les institutions montréalaises. Ces initiatives des religieuses, soulignées mais tolérées par les inspecteurs[62], témoignent des adaptations nécessitées sur le terrain entre les catégories pour lesquelles l’État finance le placement – nombres plafond insuffisants, admissions restreintes en raison du retard ou du refus de payer des municipalités – et les attentes pressantes suscitées par leur implication dans la région de Québec.

Le réseau des écoles de réforme et des écoles d’industrie, première initiative publique d’envergure, constitue une étape décisive dans l’évolution du système d’assistance sociale à l’enfance. La structure du financement, par exemple, annonce celle de l’Assistance publique (Joyal, 1996, p. 237-238). En 1950, ces écoles sont fondues dans un nouveau réseau, les écoles de protection de la jeunesse (ÉPJ), toujours géré par le privé, mais dans lequel l’État occupe un rôle résolument plus important. Il perdure jusqu’en 1977, alors que le système québécois de protection de l’enfance est entièrement placé sous la coupe de l’État provincial. Au cours de son existence, le réseau de la capitale, agissant souvent comme une roue de secours pour discipliner un enfant rebelle ou secourir un foyer déficient, sera peu à peu délesté de certains problèmes par l’émergence de services destinés à l’enfance dite normale, agissant en amont des problèmes pour les prévenir. Les foyers de protection de la jeune fille, les patronages des Religieux de Saint-Vincent-de-Paul, mais aussi les Gouttes de lait pour réduire la mortalité chez les nourrissons en sont des exemples probants.

Le réseau des Gouttes de lait : un réseau philanthropique féminin sur lequel s’appuie l’État (1915-1970)

Le réseau des Gouttes de lait, cette oeuvre « médico-sociale » d’inspiration européenne – depuis Fécamp en France – illustre l’intervention de femmes laïques dans l’assistance. Plusieurs militantes féministes, femmes de l’élite qui croient aux vertus de l’action philanthropique, fondent quantité d’oeuvres, à l’instar des religieuses au Québec. Si elles mettent de l’avant leurs capacités maternelles (Koven et Michel, 1993 ; Baillargeon, 2004), elles jugent « essentiel » de participer à l’organisation sociale (Dumont et Toupin, 2003). En examinant l’action d’associations féminines bénévoles dans plusieurs petites localités de l’Ontario à la fin du XIXe siècle, Marks (1995) remet en cause l’idée reçue que l’assistance ait été dominée par les « dames patronnesses » et les églises, celles-ci préférant parfois laisser ce champ aux dirigeants municipaux pour se consacrer à d’autres activités. En prenant l’initiative d’ouvrir des Gouttes de lait au Québec, des femmes occupent cette voie d’entrée du réseau hygiéniste que sont l’assistance aux mères et le soin des nourrissons (Guérard, 1996).

Une étude approfondie du réseau montréalais, le premier de la province à partir de 1910, éclaire l’action conjuguée des « dames patronnesses », des médecins et des autorités politiques locales, le gouvernement provincial appuyant l’initiative par des subsides réguliers. À Montréal toutefois, les enjeux politiques entraînent, dans un contexte multiethnique, le développement d’un double réseau de cliniques : paroissiales et aussi municipales à partir de 1919 (Baillargeon, 2004). Le principe est le même : offrir quelques heures par semaine de consultation médicale pour les enfants de 0-2 ans, conseiller les mères pour en prendre soin et distribuer du lait « sain », gratuitement ou à peu de frais. Pourquoi conseiller les mères ? Selon la littérature médicale prolixe sur la question, elles seraient les premières responsables, par ignorance et négligence, de la perte de leurs enfants ! Un discours que ne renient pas les autorités politiques peu promptes à intervenir dans l’assainissement du milieu, bien que les vecteurs soient connus : l’eau, le lait, etc.[63].

À Québec, l’état lacunaire de la recherche permet seulement de retracer le développement du réseau et d’en connaître la gestion par l’action de ses dirigeantes. Parmi ces femmes de l’élite, on compte des francophones et des anglophones[64]. Celles-ci utilisent leurs contacts pour publiciser l’oeuvre naissante et lui assurer appuis et financement. Les propos de madame McLennan à l’Hôtel de Ville en 1915 ne laissent aucun doute sur les motivations des dirigeantes : « les pères de la cité devraient aider aux (sic) mères de la cité à conserver la vie des enfants en bas âge »[65]. L’archevêque de Québec appuie l’initiative de son autorité : « La ville, en se rendant à la demande qu’on lui fait, répondra, je crois, à l’attente des citoyens, et recevra la haute approbation de l’autorité religieuse »[66]. Le comité de santé de la ville plaide également en sa faveur. Devant ces pressions, le service des finances vote un octroi « raisonnable » de 125 $ par mois pour une période de douze mois (l’octroi est haussé à 3 000 $ en 1916, puis à 6 000 $ en 1927). Les autorités provinciales appuient également l’initiative. Les dirigeantes de l’oeuvre doivent encore mener une pléthore d’activités de financement, dont certaines conjointement avec les religieuses pour la Crèche Saint-Vincent de Paul. Elles établissent également des liens de collaboration avec les messieurs de la SSVP[67].

Elles auront maille à partir avec les médecins qui exigent, à partir de la deuxième année d’activité, d’être payés pour les consultations données ; les dirigeantes recourent même au curé de Stadacona qui joue le rôle de médiateur[68]. Elles se plaignent en outre, régulièrement, du manque de ponctualité des médecins aux cliniques, ce qui les conduit à adopter des règles pour les remplacer, comme en 1924, « afin de donner plus de confiance et plus de satisfaction aux mères » (DelaBroquerie-Fortier, 1966, p. 95). En allant à domicile visiter les mères inscrites aux cliniques, l’état de dénuement de plusieurs les amène à offrir d’autres services, notamment des ouvroirs, où des femmes produisent bénévolement layettes et vêtements distribués. En 1924, l’Association québécoise de la Goutte de lait est reconnue « d’assistance publique ». Le gouvernement provincial lui impose alors le recours à des infirmières professionnelles pour les consultations et les visites à domicile, tout en nommant le Dr Fortier, premier pédiatre de la ville, responsable de l’organisation médicale du réseau. L’exigence d’un « dispensaire-école » pour ces infirmières, situé dans les locaux de l’Orphelinat Saint-Sauveur, révèle en outre des liens de collaboration entre les dirigeantes laïques et les religieuses. Les sommes versées par les autorités publiques s’engouffrent dans la mise en place des dispensaires[69].

En majorant leur contribution, les échevins de la ville recommandent, puis font une condition aux dirigeantes de l’Association, de favoriser « également » toutes les laiteries de la ville[70]. Celles-ci, sachant que le lait provenant de certaines laiteries n’est pas « de la qualité qui convient »[71], font la sourde oreille. Elles s’adressent encore aux curés des paroisses, leur demandant d’annoncer en chaire leurs ventes de charité pour assainir les finances de l’oeuvre. Pendant la crise économique, elles sollicitent l’appui du cardinal Villeneuve, notamment en 1931 et en 1936. Les procès-verbaux de l’Association illustrent bien les efforts des dirigeantes des Gouttes de lait, « accablées » par les demandes de secours qui leur sont adressées, comme pendant l’hiver 1932, devant leur déficit « inquiétant » ; les comptes de lait grimpant en flèche, elles se résignent à ne plus fournir le lait aux enfants de plus d’un an[72]. À son tour la SSVP, qui s’était engagée auprès des dirigeantes à payer le lait pour les enfants pauvres des familles secourues, doit se désister en 1933.

Cet important réseau, constitué à travers d’incessantes difficultés financières, s’est maintenu entre 1915 et 1970 sur une base paroissiale et ce, dans les limites de la cité. Le tableau 4 permet de constater que les Gouttes de lait se développent principalement dans les quartiers centraux de la ville avant 1930. Ces cliniques desservent en fait, comme à Montréal, les milieux où la mortalité infantile fait le plus de ravage. À Québec, elles ne recouvrent que les zones de pauvreté : Saint-Roch et son extension le long de la rivière Saint-Charles dans Limoilou et les quartiers Petit-Champlain et Cap-Blanc longeant le fleuve. Treize cliniques sur une vingtaine, plus de la moitié du réseau, existent avant la crise économique et se maintiennent jusque dans les années 1960, si l’on exclut le dépôt de lait, la première initiative en 1905 dans les locaux de la Crèche des SBP – l’espace lors du déménagement en 1908 permettant aux religieuses d’entretenir un troupeau de vaches – et la clinique de l’Hôtel-Dieu qui ne subsiste que peu de temps. Le développement reprend lentement après la crise dans des paroisses nouvellement créées. La Haute-Ville, plus aisée, reste peu touchée (Saint-Jean-Baptiste et Saint-Sacrement).

Les inscriptions dans le réseau des Gouttes de lait montent en flèche. On en compte 812 en 1919, 1 518 en 1923, 2 844 en 1936 et 3 765 en mai 1947 (RenÉ, 1948, p. 9). Présentes dans 14 des 27 paroisses de Québec en 1947, les Gouttes de lait ont tenu cette année-là 861 séances totalisant 20 806 consultations médicales de nourrissons – le plus grand nombre dans la paroisse Saint-Sauveur et le plus faible dans la Haute-Ville – et enregistré 22 410 visites des infirmières au domicile des mères, tout en distribuant 14,837 « chopines » de lait (RenÉ, 1948, p. 30-36). Pour Saint-Sauveur, cela représente 31,7 bébés vus par le médecin pour chaque heure de consultation (moins de deux minutes en moyenne) ; un examen gratuit mais forcément superficiel. À l’échelle de la ville, les Gouttes de lait ont rejoint 39,7 % des enfants de 0-2 ans, soit 9 480 (RenÉ, 1948, p. 41) ; une proportion appréciable, qui reste cependant en deçà des taux de fréquentation obtenus à Montréal[73]. En l’absence de témoignages, il ne nous est guère possible d’estimer l’appréciation des mères rejointes. Si on note qu’« elles s’ingénient à parer leurs petits de leurs plus beaux vêtements » (RenÉ, 1948, p. 27), il est certain que le message en faveur de l’allaitement maternel n’a pas été suivi[74]. De l’avis de tous cependant, les Gouttes de lait ont contribué à la baisse de la mortalité infantile, leur raison première[75].

Tableau 4

Réseau des Gouttes de lait de Québec, 1905-1970

Nom

Date d’ouverture

Date de fermeture

Bon-Pasteur

1905

1908

Saint-Sauveur

1915-06-23

1945

Hôtel-Dieu

1915-07-20

Juillet 1916

Saint-Malo

1915-09-15

1967-04-01

Stadacona

1915-11-15

1967-11-01

Saint-Roch

1916-06-09

1966-04-01

Saint-Jean-Baptiste

1916-10-18

1966-08-16

Limoilou

Juillet 1917

1967-11-01

Sacré-Coeur

1918-07-01

Juillet 1965

Dépôt de lait Basse-Ville

1919-01-30

Octobre 1919

Notre-Dame-des-Victoires

1923-03-07

Janvier 1963

G.L. – éc. d’infirmières à l’orph. St-Sauveur

1924

1967-04-01

Notre-Dame-de-la-Garde (Cap-Blanc)

1926-03-07

1966-04-01

Saint-François-d’Assise

Octobre 1927

1967-11-01

Québec-Ouest

1929

Octobre 1931

Saint-Pascal-Baylon

Mai 1938

Novembre 1968

Notre-Dame-de-Québec

Juin 1939

1966-08-04

Saint-Sacrement

Janvier 1943

1967-04-01

Notre-Dame-de-Pitié

Mai 1947

Juillet 1965

Saint-Albert-le-Grand

1954-06-02

1970-03-18

Saint-Coeur-de-Marie

1954-06-10

Juillet 1965

Québec-Ouest

1955-04-18

1970-03-12

Saint-Pie-X

1956-06-14

Novembre 1968

Sainte-Odile

1963-03-08

1970-03-16

Source : Laboratoire sociohistorique sur la ville de Québec, CIEQ, UL, 2007

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Les dirigeantes tiennent fortement à leur autonomie dans la direction des cliniques, refusant, encore en 1937, que le représentant des médecins et la surintendante des « gardes-malades » siègent au comité exécutif qu’elles contrôlent. Il leur faut se résoudre en 1953 à ce que leur réseau soit affilié au Conseil Central des Oeuvres (CCO), un organisme diocésain distribuant les ressources, dont les octrois municipaux, parmi les oeuvres de son territoire[76]. En 1945, l’Association propose un plan de modernisation des Gouttes de lait et un projet plus ambitieux en 1951, avec le concours du Dr De la Broquerie-Fortier, président du Bureau médical du réseau. Les autorités municipales n’ayant toujours pas donné suite, les dirigeantes s’adressent au ministère de la Santé provincial en 1960, dans l’espoir de moderniser et de compléter le réseau par des services qui font cruellement défaut dans la ville. Elles expliquent : « il serait bon de répondre aux besoins essentiels de l’hygiène de la première enfance et ajouter à la seule surveillance de l’hygiène alimentaire dont nous nous sommes uniquement préoccupées jusqu’à maintenant, la consultation de l’hygiène physique, psychique et sociale par des examens périodiques de chaque enfant inscrit à nos cliniques »[77].

Le Service médical municipal propose de leur confier, en 1963, la responsabilité de l’hygiène des enfants de 0-6 ans de la ville, proposition qu’elles jugent « stérile », ne pouvant financer l’ajout de personnel. En 1965, son nouveau directeur, le Dr Roussel, propose d’incorporer les Gouttes de lait. La municipalité, qui n’avait pas haussé l’octroi versé à l’Association québécoise depuis 1927, venait d’intégrer l’Assistance maternelle, le premier centre de services de la nouvelle Division d’hygiène maternelle et infantile de Québec. La stratégie est claire : un tel service, dont l’absence était devenue gênante, s’alimente à même les initiatives des femmes laïques[78]. La fermeture du réseau philanthropique des Gouttes de lait sera forcée : se voyant couper leurs principales sources de financement, les dirigeantes de l’Association assistent en mars 1970 à la fermeture des trois dernières cliniques du réseau en sept jours, assimilées par la ville[79], mettant fin à 40 ans d’administration personnalisée[80].

Que nous révèle le développement des services sociaux à l’enfance dans les trois réseaux étudiés pour les années 1850-1950 environ ? Le premier, celui des orphelinats, suit un axe vertical, en quelque sorte, des échelons s’ajoutant pour offrir des services aux enfants « en difficulté » de la naissance (crèche) à l’adolescence et à l’entrée dans la vie adulte (patronage, refuge, etc.), les seuls parfois pour tout le diocèse de Québec. Le deuxième, celui des écoles de réforme et d’industrie, suit davantage un axe horizontal, à partir des directives de l’État, pour les enfants d’âge scolaire (6-12 ou 14). La frontière reste ténue entre délinquance et protection au sein de ce réseau supra-régional, notamment pour les filles, distinctes des garçons quant aux comportements et aux attentes sociales. Le troisième réseau, celui des Gouttes de lait, entièrement paroissial à Québec contrairement à Montréal et à cheval sur la santé publique et l’assistance, intervient dans la médicalisation des besoins sociaux pour les masses populaires.

L’examen des modes de gestion et des clientèles enchevêtrés amène à conclure que le modèle d’économie sociale mixte, commun aux trois réseaux à Québec, a permis l’adaptation des services suivant des combinaisons variées et fluctuantes en regard des situations, de l’urgence et des possibilités locales. Si l’État provincial favorise d’abord (1869) et plus substantiellement la jeunesse délinquante que celle qui nécessite assistance (1921) et intervient massivement dans l’hygiène publique pour la sauvegarde des nourrissons, l’initiative revient, en substance, aux services existants. Quand des enfants sont accueillis en école de réforme et en école d’industrie aux frais des congrégations religieuses pour compenser les lacunes du réseau, quand la plus forte proportion d’enfants de l’Orphelinat d’Youville s’y trouve parce que leur mère est malade, quand des enfants « illégitimes » transitent à la Crèche dans l’espoir d’être adoptés et insérés dans une famille, quand des garçons ayant dépassé l’âge légal en institution se confondent avec les « bouscots » de la ville à l’oeuvre des Petits Vendeurs de journaux, quand des orphelines côtoient des jeunes filles arrivant de la campagne à l’oeuvre Notre-Dame-du-Bon-Conseil, on comprend que les institutions sur le terrain aient dû s’ajuster pour pallier les difficultés.

Que nous apprennent ces types de services et leur fonctionnement quant aux transformations spécifiques à Québec ? D’abord que les autorités municipales, peu interventionnistes et lourdement endettées, ne se sont guère empressées à mettre en place des services parce qu’il existait une myriade de services institutionnels et familiaux qui ont quadrillé les quartiers populaires de la ville pour répondre aux besoins, du moins les plus aigus. À Québec, à l’instar de villes plus petites comme Trois-Rivières, la municipalité s’est appuyée sur les congrégations religieuses et reposée sur les « dames patronnesses », tout en comptant sur la SSVP. La communauté anglophone en décroissance, encore peu étudiée, n’a pas influencé le système d’assistance dans le sens d’une organisation plus centralisatrice et laïque. La persistance, dans cette ville de près de 200 000 habitants en 1950, d’un fonctionnement « personnalisé » de l’assistance offre une hypothèse pour cerner la spécificité de Québec.

Bien d’autres lacunes subsistent avant que cet éclairage porté sur les services sociaux à l’enfance à Québec pour les années 1850-1950 n’autorise la comparaison avec d’autres villes. En effet, l’approche adoptée pour conférer un sens à cet objet multiforme qu’est l’assistance, méconnu pour la ville de Québec, aura permis de dégager des pistes de recherche : les relations entre les élites locales, un examen approfondi des quartiers populaires Saint-Roch et Saint-Sauveur, les autres réseaux de services, notamment dans l’assistance aux familles comme la SSVP, et les trajectoires des enfants dans l’univers complexe de cette nébuleuse de services en milieu urbain.